L’Algonquine/Chapitre 1

La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 11-14).

I

GIOVANNI

C’est vers la fin de l’été de 1672 que le comte de Frontenac foula pour la première fois le sol de cette Nouvelle-France qu’il devait aimer de toute son âme et défendre avec une énergie et un courage indomptables.

Tout Québec s’était porté à sa rencontre.

L’arrivée du nouveau gouverneur général, dont la réputation militaire était bien établie, avait mis la joie dans tous les cœurs.

Après les revers dont ils avaient été accablés, les habitants sentaient qu’ils auraient dans la personne de ce gouverneur un soldat capable de les protéger.

Louis de Buade, comte de Palluau et de Frontenac, était alors un homme dans la force de l’âge, cinquante ans environ. Sa carrière militaire avait été brillante et la renommée de ses hauts faits d’armes avait traversé l’océan avant lui. Son père « premier maître d’hôtel et capitaine du château de Saint-Germain-en-Laye », un des familiers de Louis XIII, l’avait initié de bonne heure au rude et dangereux métier des armes. Louis de Buade avait servi successivement en Flandre et en Italie, en Allemagne, devant Candie, dont il fut le dernier défenseur. À la bataille d’Orbitello, où tomba le célèbre Brézé, il était maître de camp au régiment de Navarre. C’est là qu’il eut un bras cassé, blessure dont il ne se remit jamais complètement. À la journée de Saint-Gothard, en 1664, il accomplit des prodiges de valeur. On dit que l’établissement au Canada des soldats de Carignan-Sallières qui prirent une part si brillante à ce combat, fut peut-être une des raisons de sa nomination dans la Nouvelle-France.

Le roi lui-même, dans les provisions du comte, avait déclaré que M. de Frontenac avait donné plusieurs preuves de son expérience et de son courage, et qu’il avait toutes les qualités requises pour s’acquitter avec honneur des devoirs de sa charge.

Si les mauvaises nouvelles nous arrivent avec la rapidité de la foudre, les bonnes, qui ne vont qu’en boitant, finissent toujours par nous atteindre. On comprend, alors, que les braves habitants de Québec, attendissent avec impatience la venue d’un homme dont il se disait tant de bien.

Le drapeau blanc, dont les fleurs de lys d’or avaient au soleil l’étincellement d’une victoire, déployait ses plis majestueux sur les principaux édifices du plateau, où se dressait la haute ville, en avant des plaines d’Abraham, sur les couvents des Jésuites, des Ursulines et des Hospitalières ; sur le séminaire joint à la grande église ; sur le palais de l’Intendant qui, situé sur le bord de la petite rivière Saint-Charles, où l’on voyait le couvent des Récollets, était presque détaché de tout le reste de la ville ; sur quelques maisons groupées autour ; sur le château Saint-Louis, résidence des gouverneurs ; sur le fort, qui posté sur la rampe de la montagne, comme un dogue gigantesque à l’aspect menaçant, commandait la basse ville où étaient les plus belles maisons et les magasins.

Frontenac avait tenu à arriver au Canada comme un gouverneur qui comprend la dignité de sa situation.

Comme le disait Mademoiselle de Montpensier, dont Madame de Frontenac était l’une des dames d’honneur, le comte avait des goûts très prononcés pour la parade et l’ostentation. Il en usait comme si on lui eût dû de grands devoirs. Il se vantait de sa table, de sa vaisselle, de ses habits, de ses chevaux. Et Saint-Simon dit : « Frontenac était un homme de beaucoup d’esprit, fort homme du monde et parfaitement ruiné. »

Cependant, comme nous l’avons dit, Frontenac, quelle que fût la médiocrité de sa fortune, voulut arriver au Canada au milieu d’un décor digne de ses titres et de sa position. Le roi lui avait fait quelques libéralités : 6,000 livres « pour se mettre en équipage, » 9,000 environ pour former « une compagnie de vingt hommes de guerre à cheval, dits carabins, » qui seraient sa garde du corps. Frontenac avait chargé un vaisseau de ses « ameublements et équipages, » mais les Hollandais, auxquels Louis XIV venait de déclarer la guerre, s’en emparèrent à la hauteur de l’Île Dieu, petite île qui est située dans le golfe de Gascogne.

Aussitôt que le navire du comte de Frontenac eût mouillé l’ancre, M. de Courcelles, qui retournait en France, alla saluer à bord son successeur, pendant que la population, groupée sur le quai et sur le rivage, faisait retentir d’enthousiastes vivats.

M. de Courcelles, revient à terre, et, à la tête des habitants de la ville, reçoit les compliments du secrétaire du nouveau gouverneur et lieutenant général de la Nouvelle-France.

Ce dernier, enfin, met pied à terre avec ses gens.

Les acclamations, alors redoublent ; les cloches sonnent à toute volée, et les canons du fort et du navire, mêlant leurs joyeuses détonations, répercutent leurs échos sur le calme des eaux et dans la profondeur des bois.

Frontenac, précédé de quatre pages et de vingt-quatre gardes, portant les couleurs du roi, de six laquais, et suivi de ses officiers et soldats, se met en marche pour aller prendre possession du fort.

Chaque cavalier, chaque fantassin est entouré, applaudi. À ce spectacle, on dirait que la petite troupe de Frontenac apporte avec elle le salut et la gloire de la Nouvelle-France.

À la suite de l’escorte du gouverneur, gravissant le sentier étroit et escarpé qui reliait la basse à la haute ville, viennent des marchands, des ouvriers, des laboureurs, des domestiques, tous hommes nécessités par le progrès de la colonie.

Frontenac, après avoir pris possession du fort et du château, dont M. de Courcelles lui remet les clefs, continue à l’église pour remercier Dieu de son heureuse traversée. Puis il rend visite aux Jésuites et à l’Hôpital.

Frontenac était, sans contredit, la figure la plus remarquable des nouveaux arrivés.

Mais un personnage mêlé à la foule, et qui ne cherchait nullement à attirer l’attention, n’en excitait pas moins une sympathique curiosité.

Très grand, mince, nerveux, le port noble, la démarche fière, il dominait ses voisins de toute la tête.

Le visage imberbe était d’une beauté singulière et séduisante. Son teint bruni et ses traits mâles et amaigris trahissaient les courses, les fatigues et les souffrances, physiques et morales.

Les yeux brillaient d’un noir si pur qu’on ne pouvait distinguer la prunelle de l’iris.

Légèrement recourbé, le nez long avait l’arête large et régulière.

Comme pour un homme dont le lot n’a pas été heureux, et que la fortune a traité en paria les lèvres fines et bien dessinées formaient aux commissures de la bouche un pli amer. Dans le menton, on n’apercevait aucune ligne indécise : il était carré, énergique.

Toute la figure était encadrée de longs cheveux noirs qui, selon la mode du temps, retombaient en grosses boucles sur les épaules solides.

Cet homme paraissait avoir vingt-cinq ans.

Il était vêtu de la façon la plus originale du monde.

Son chapeau d’un gris sale, à larges bords déchiquetés par un long usage, était orné, si l’on peut appeler cela ornement, d’une plume d’autruche qui pendait lamentablement.

La chemise lacérée et trouée, que ne cachait pas un pouce de pourpoint, laissait voir la peau en maints endroits. Cette chemise était traversée en sautoir, par un baudrier de vieux drap d’or, auquel était suspendue une longue rapière, à la garde de fer forgé, dont la pointe brillait à l’extrémité du fourreau.

Les hauts-de-chausses de velours cramoisi disparaissaient dans de longues bottes évasées de cuir jaune bonnes tout au plus à cacher les jambes d’un gueux.

Ce jeune homme, militaire nomade, que son regard martial et sa rapière empêchaient seul de faire croire à un saltimbanque ambulant, s’appelait Giovanni.

Giovanni n’avait pas un liard. Il avait employé ses dernières pièces à l’achat de cette rapière et de ce baudrier, trouvés chez un marchand d’occasion avant son départ du vieux continent.

Il ne regrettait pas cette dépense folle, toute sa fortune, car avec une bonne épée et du courage, s’était-il dit, un jeune homme ne doit rien craindre des vicissitudes et des surprises de la vie.

Et cependant, il allait au hasard, suivant la foule.

passerait-il la nuit, aurait-il de quoi se mettre sous la dent, il l’ignorait ?…

— Bah ! se dit-il, avec une fatidique insouciance, tout orphelin que je suis, j’ai bien vécu jusqu’à ce jour. Pourquoi m’inquiéterai-je ?…

Soudain, il entend des cris de terreur, au moment même où Frontenac allait rendre ses hommages au monastère des Ursulines.

Les habitants, effrayés, se repoussent les uns les autres, et fuient de tous côtés.

Une monture sans cavalier, traverse le plateau à bride abattue.

Conversant avec une amie, une jeune fille n’a pu prévenir le danger.

Elle va rouler sous les sabots de la bête emportée.

Avec un cri d’épouvante, Giovanni saisit la jeune fille dans ses bras, et l’écarte du péril.

Mais ce dévouement lui est fatal.

Frappé violemment par le poitrail du cheval, il est projeté sur le sol rocailleux, et atteint à la tête par l’un des sabots de l’animal.

Son sang s’échappe à longs flots par une plaie béante.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre.

En apprenant la chose, le gouverneur est retourné sur ses pas, désireux d’inaugurer son règne par un acte d’humanité.

Arrivé sur les lieux, il trouve Giovanni inanimé sur le sol, baignant dans une mare de sang.

Le malheureux a toutes les apparences de la mort.

Un soldat lui tient la tête appuyée sur ses genoux, un autre cherche à arrêter l’effusion du sang qui s’échappe avec la vie.

La jeune fille, sauvée par Giovanni, pâle et défaite, est penchée anxieusement au-dessus du blessé. Elle essuie ses yeux pleins de larmes de son mouchoir brodé avec des glands aux quatre coins.

Elle se dévêt d’une longue écharpe de soie crème qui laisse apercevoir la naissance d’épaules adorables et, enlevant ses gants d’Espagne parfumés et fendus, comme c’était la coutume, sur le dos de la main, elle bande elle-même, de ses doigts tremblants, la tête du jeune homme.

Muette de stupeur, et, le cou penché en avant, la foule suit cette scène avec attendrissement. Des femmes pleurent, et des enfants crient, pendus aux jupes de leurs mères.

Maintenant, les uns et les autres, tous gens qui se prétendent bien renseignés, en ces circonstances, se mettent à donner des conseils sur les soins à donner au blessé.

Certains vont même jusqu’à dire qu’il est mort.

Soudain, le silence se fait.

La haute carrelure de Frontenac vient de fendre la foule des curieux.

Il s’agenouille auprès du blessé. Sans mot dire, il entr’ouvre la chemise, et met la main sur le cœur. Voyant qu’en dépit de la pâleur mortelle des traits beaux et virils cet organe conserve encore un reste de vie, il donne un ordre :

— Qu’on transporte ce brave au château, commande-t-il, et qu’on lui donne tous les soins que requiert son état.

Les deux soldats allaient obéir à l’ordre du gouverneur, quand la jeune fille, qui était encore à genoux aux côtés de Giovanni, sa robe blanche couverte de sang et de poussière, dit :

— Excellence, ce gentilhomme m’a sauvé la vie ; permettez qu’on le transporte chez mon père, le baron de Castelnay.

Ce dernier, qui, à la nouvelle du danger qu’avait couru sa fille, s’était rendu en toute hâte auprès d’elle, protesta :

— Mais, ma chère enfant, tel est le bon plaisir de Son Excellence le gouverneur.

Un éclair traversa le regard humide de la jeune fille.

Elle reprit aussitôt d’un ton à la fois suppliant et imposant, et les mains jointes :

— Je vous en prie, Excellence, faites que ce gentilhomme soit transporté chez moi.

Le comte de Frontenac, encore tout plein de l’excessive et inimitable galanterie de la cour de France, de cette galanterie qui, même, quand il portait les bottes éperonnées des batailles, l’avait rendu remarquable au sein de la brillante et fastueuse phalange des courtisans de Louis XIV, enleva son chapeau mousquetaire d’un geste noble et gracieux.

Il s’inclina profondément devant la jeune fille, et lui tendant la main pour l’inviter à se relever, il lui dit avec un sourire de bienveillance :

— Mademoiselle de Castelnay, je ne suis que trop heureux que le premier acte de mon administration dans la Nouvelle-France soit de me rendre à vos désirs.