L’ALGÉRIE
PAR M. LE BARON BAUDE.

J’interromps un instant les études d’histoire comparée[1] que je veux faire sur l’Afrique septentrionale pour m’occuper du livre de M. Baude sur l’Algérie. Aussi bien, ce livre ne m’écartera pas beaucoup du but de mes recherches, et, en l’examinant, j’aurai encore l’occasion de citer quelques traditions curieuses de l’antiquité sur l’Afrique septentrionale.

M. Baude, autrefois commissaire du roi en Afrique, a pu voir beaucoup de choses et les bien voir ; mais ce qu’il a surtout étudié, ce sont les rapports établis par la géographie entre l’Afrique septentrionale et ses voisins, les migrations européennes, le mélange des populations, la vitalité qu’elles gardent ou qu’elles perdent sous le climat de l’Afrique septentrionale, selon leurs origines diverses, toutes ces influences enfin qui sont hors du pouvoir de l’homme, quoiqu’elles aient l’homme pour sujet. Il a cherché à reconnaître dans l’Algérie ce qui tient à l’homme et ce qui tient à l’action de la nature, action puissante, quoique cachée, et qui corrige doucement les bévues de la sagesse sociale. Les sociétés, en effet, périraient souvent par ce qu’elles font, si elles n’étaient sauvées par ce qu’elles laissent faire.

J’ai déjà signalé cette loi de la destinée qui semble lier l’Afrique septentrionale au sort de l’Europe. La géographie, de ce côté, rend le même témoignage que l’histoire. À considérer sur la carte l’Afrique septentrionale, placée entre la Méditerranée, l’Océan atlantique et le grand désert, trois mers qui l’entourent, elle forme, pour ainsi dire, une grande île entre l’Europe et la véritable Afrique. Aussi les géographes orientaux l’appellent-ils l’île d’Occident[2]. De même que la partie de l’Asie qui penche vers la Méditerranée, l’Asie mineure, se rattache à l’Europe par sa géographie et par son histoire, de même l’Afrique septentrionale, qui pourrait aussi s’appeler l’Afrique mineure, penche vers l’Europe, et s’y rattache par sa configuration géographique et par sa destinée historique. À l’ouest, elle touche presque à l’Espagne, dont elle n’est séparée que par le détroit de Gibraltar. À l’est, du haut du cap Bon, l’ancien promontoire de Mercure, on aperçoit les montagnes de la Sicile ; le cap Rosso, près de Bone, correspond à la pointe méridionale de la Sardaigne ; et l’Espagne, la Sicile et la Sardaigne, qui sont les vis-à-vis géographiques de l’Afrique septentrionale, sont liées aussi à son histoire d’une manière fort étroite. Le climat, les animaux, la végétation de l’Afrique septentrionale, témoignent de la même parenté entre le nord de l’Afrique et le sud de l’Europe. Au-delà du Sahara seulement commence un autre monde, le véritable monde africain. Là, tout est différent de l’Afrique septentrionale et de l’Europe, hommes, animaux, climat, végétation ; enfin, comme si la nature elle-même avait voulu exprimer aux yeux cette opposition, les escarpemens les plus abruptes de l’Atlas sont du côté du désert, et l’Atlas s’élève en face du Sahara comme un mur inaccessible, où s’entrevoient à peine quelques défilés, quelques portes laissées ouvertes du côté du monde nègre, tandis qu’au nord et vers la Méditerranée l’Atlas s’abaisse plus complaisamment et descend par étages, comme pour appeler et admettre les peuples de l’Europe. Ceux-ci n’ont point manqué de répondre à cet appel.

Cette vocation européenne de l’Afrique septentrionale, qui fait que, dans les fables même du vieil Atlas[3], il n’y a rien qui ne vienne de l’Europe, est remarquable sous le pouvoir même des Turcs. Ce ne sont plus alors les Européens qui possèdent et gouvernent le pays, comme pendant quinze cents ans, depuis la fondation de Carthage jusqu’à la conquête des Arabes ; cependant c’est une population européenne qui encore alors fait la force de l’Algérie. M. Baude a essayé de déterminer le nombre des esclaves chrétiens à Alger au commencement du XVIIe siècle, et, d’après l’Africa illustrata de Cramaye, publiée en 1622, il porte ce nombre à trente-cinq mille esclaves. Il faut ajouter à ce chiffre de la population européenne deux mille familles de Maures d’Espagne récemment chassées des royaumes de Grenade, de Murcie, de Valence et d’Aragon[4] ; plus (toujours selon Cramaye) six mille familles de renégats. D’après ces évaluations, la population européenne à Alger atteignait le chiffre de soixante-quinze mille ames environ, et la population générale de la ville n’allait guère au-delà de cent mille ames. L’Europe, sur ce chiffre, avait donc les trois quarts, et encore cette population européenne était celle qui travaillait aux jardins, aux métiers, à la marine, celle enfin qui faisait la puissance d’Alger. J’ajoute que, parmi les esclaves européens, le plus grand nombre appartenait à l’Espagne, à l’Italie et à la France méridionale, puisque c’était surtout dans la Méditerranée et sur les côtes de cette mer que les corsaires d’Alger faisaient leurs expéditions[5].

Je trouve le même résultat dans un état de la marine algérienne en 1588, donné par Pierre Dan dans son Histoire de Barbarie et de ses corsaires, et cité par M. Baude[6]. Cette marine se composait alors, outre quelques frégates, de 35 galères ; et, sur ces 35 galères, 14 seulement avaient pour propriétaires des Turcs et des Algériens ; 20 appartenaient à des renégats européens, dont 13 italiens, 3 grecs, 2 espagnols, 1 hongrois, 1 français ; une seule appartenait à un juif. Ainsi la marine algérienne était européenne pour moitié au moins.

Quand aux renégats, ils serait curieux de chercher comment l’Europe a, pour ainsi dire, renouvelé et entretenu elle-même, par ses renégats, les puissances mahométanes voisines et ennemies de l’Europe, et quelles sont les nations qui ont fourni le plus de recrues dans ce contingent. Ce que je remarque, c’est que la Turquie et les états barbaresques, qui se recrutaient ainsi de renégats européens, n’ont jamais, par cela même, été des puissances purement orientales, ni qui tirassent toute leur force de l’Orient ; c’étaient des puissances intermédiaires entre l’Europe et l’Asie, empruntant quelque chose aux deux pays, à l’Asie sa religion, et à l’Europe, par l’apostasie, l’activité de sa race ambitieuse. Les janissaires, cet antique soutien de l’empire turc, étaient, au temps surtout de leur fondation, des enfans chrétiens élevés au métier des armes et dans l’islamisme. Ces enfans chrétiens étaient en général enlevés dans la Macédoine et dans la Thessalie, dans la Servie et dans la Bulgarie, dans l’Albanie surtout, où l’apostasie est en quelque sorte une institution du pays, et où l’homme passe tour à tour du christianisme au mahométisme et du mahométisme au christianisme, sans aucun souci ni aucun scrupule. C’était sans doute aussi de la Macédoine, de la Thessalie, de l’Albanie, etc., que venaient ces six mille familles de renégats que Cramaye comptait à Alger, car il les désigne comme venant de la Turquie. Je vois, il est vrai, treize renégats italiens parmi les patrons des galères algériennes en 1588 ; mais cela tient à ces nombreux rapports établis par la nature entre l’Afrique et l’Italie, et dont nous retrouvons partout le témoignage. Si l’Espagne, à cette époque, n’a que deux renégats, quoique l’Espagne ait encore avec l’Afrique plus de rapports naturels que l’Italie, c’est que l’Espagne, à ce moment, sortait à peine de sa longue lutte avec les Maures ; sa ferveur religieuse et patriotique la défendait de l’apostasie, et de plus, ce qu’il ne faut pas oublier, l’Espagne, à cette époque, possédait en Afrique Oran et quelques autres places ; elle avait, sous Charles-Quint, attaqué Alger. Ainsi elle touchait, comme toujours, à l’Afrique ; seulement elle y touchait par la guerre, et, satisfaisant par la conquête à sa vocation africaine, elle était noblement dispensée d’y satisfaire par l’apostasie.

Je dois encore remarquer, au sujet des renégats européens qui recrutaient la Turquie et les états Barbaresques, que, d’une part, la puissance de la Turquie et des Barbaresques est tombée du moment où ils ont eu moins de renégats européens, du moment qu’en Turquie, par exemple, les janissaires se sont recrutés eux-mêmes et sont devenus une espèce de milice héréditaire ; d’une autre part, l’usage de l’apostasie parmi les Européens a cessé au moment même où, par l’affaiblissement de la foi chrétienne, l’apostasie semblait devoir devenir moins pénible. Cela s’explique peut-être, parce que, ce mouvement d’indifférence religieuse ayant atteint aussi l’islamisme, l’Européen émigré en Orient a eu deux grands motifs de moins pour changer de religion. Les timides n’ont plus eu pour excuse la nécessité de se préserver, par l’apostasie, de la persécution, et les enthousiastes n’ont plus eu, pour déterminer leur changement de culte, l’aspect de la ferveur des mahométans et l’opinion que leur culte était le plus vrai, puisqu’il était le plus fidèlement pratiqué. Quand l’apostasie n’a plus eu pour excuse la nécessité ou l’enthousiasme, quand elle n’a plus été qu’une sorte de désertion, les renégats ont cessé, et alors aussi la Turquie et les Barbaresques, ces deux puissances intermédiaires entre l’Asie et l’Europe, ont perdu un des principaux ressorts de leur empire. Elles avaient perdu aussi l’autre portion de la force qu’elles empruntaient à l’Europe, les esclaves chrétiens, l’Europe ne voulant plus leur permettre de réduire les chrétiens en esclavage. De cette manière, tout ce qu’elles tenaient de l’Europe s’en allait peu à peu, et elles étaient laissées à elles-mêmes, c’est-à-dire à ce qu’elles tenaient de l’Orient, et l’Orient était incapable de les soutenir en face de l’Europe, car l’Orient avait perdu ce qui, de tout temps, a fait sa plus grande et sa plus belle force, je veux dire sa foi religieuse. C’est par la foi, c’est comme ayant en lui la force mystérieuse qui produit les religions, que l’Orient a de tout temps dominé l’Occident, à son tour dominé par l’Occident dès qu’il perd cette force secrète.

L’Orient, de nos jours, n’a plus même ce qu’il avait du temps des Grecs, et ce qui a fait que, vaincu par Alexandre, il a bientôt conquis ses conquérans, je veux dire la puissance du luxe et l’ascendant de la civilisation matérielle. L’Orient aujourd’hui est pauvre ; son luxe n’est plus qu’un souvenir et un conte ; le luxe est en Occident comme la richesse. Que peut donc faire l’Orient, qui n’a plus ni or ni fanatisme, qui ne peut plus ni corrompre, ni contraindre, ni enthousiasmer, qui, par conséquent, ne fait plus de renégats, à moins que je ne compte parmi les renégats ces philosophes et ces publicistes impartiaux qui trouvent que l’islamisme a beaucoup de bon, et qui se feraient volontiers mahométans, les uns à force d’éclectisme, les autres comme moyen d’administration en Orient ? Mais ces gens-là ne soutiennent guère les religions qu’ils embrassent. Que peut donc faire l’Orient, sinon mourir ? Et c’est ce qu’il fait, surtout cet Orient intermédiaire, composé de la Turquie, de l’Égypte et des états Barbaresques, qui ne pouvait se soutenir contre l’Europe qu’à l’aide de l’Europe et en lui empruntant beaucoup, mais qui ne pouvait lui emprunter beaucoup qu’à la condition d’avoir aussi beaucoup par lui-même.

L’analyse que M. Baude fait de la population algérienne sous les Turcs, montre comment l’Afrique septentrionale a toujours penché vers l’Europe et s’est appuyée sur elle dans les siècles mêmes où elle était ennemie de l’Europe. Les détails que le même auteur donne sur la population d’Alger, telle qu’elle se fait aujourd’hui sous notre conquête, montrent dans quelle proportion les diverses nations de l’Europe prennent part à notre établissement. L’Espagne et l’Italie sont les deux pays qui paraissent en profiter le plus ; ils paraissent même en profiter plus que nous. Voici, à ce sujet, quelques chiffres curieux que j’extrais du livre de M. Baude.

À Bone et à la Calle, la pêche du corail, de 1817 à 1826, se faisait, année commune, par vingt-un bateaux français contre cent cinquante-trois italiens, quoique les bateaux italiens payassent un droit de pêche de 1156 francs, dont nous étions dispensés en vertu de nos traités. Loin d’avoir changé à notre avantage depuis notre conquête, cette proportion s’est affaiblie encore ; car, de 1832 à 1838, il n’y a eu que six bateaux français contre cent soixante-cinq italiens et enfin, en 1839, il n’y a plus eu de bateaux français. Il ne faut donc guère compter, pour la marine marchande de l’Algérie, sur les navires français. Cette marine se recrutera d’Arabes, de Maltais, d’Espagnols et surtout d’Italiens Mais ce sera une marine française, si nous savons unir ses intérêts aux nôtres ; ce sera surtout, pour notre marine militaire, une pépinière excellente de matelots.

Les Espagnols émigrent en Algérie en plus grand nombre encore que les Italiens. Cela s’explique aisément par les troubles qui désolent l’Espagne. Les Français et les Italiens qui émigrent en Algérie quittent le bien pour chercher le mieux ; mais les Espagnols émigrent pour quitter la misère et la proscription. En 1833, les Espagnols étaient en Algérie au nombre de treize cent huit ; en 1839, ils étaient sept mille trois cent quatre-vingt treize. Les Français (nous ne comptons pas l’armée) n’étaient, en 1839, qu’au nombre de neuf mille cinq cent vingt-six. Ainsi les Espagnols étaient, dès 1839, tout près d’être aussi nombreux, que nous. L’émigration espagnole s’est répandue sur l’Algérie en remontant de l’ouest à l’est, d’Oran à Bone, décroissant en nombre à mesure qu’elle s’éloignait du voisinage de sa patrie. À Bougie et à Alger les Espagnols sont le tiers de la population ; à Mostaganem, les deux cinquièmes ; à Oran, ils sont la moitié. Oran, en effet, n’est qu’à quinze heures de navigation de Carthagène ; et de plus, Oran, resté au pouvoir de l’Espagne jusqu’en 1792, a gardé des souvenirs et des traditions espagnols.

Non-seulement les émigrés espagnols sont en Algérie plus nombreux que ceux des autres pays, ils ont aussi plus de vitalité. Entre le climat de l’Afrique septentrionale et le climat de l’Espagne méridionale, il n’y a pas de différence, et l’Espagnol qui passe d’un côté de la Méditerranée à l’autre est à peine dépaysé : il retrouve en Afrique le ciel, la végétation, les habitudes mêmes de l’Espagne. Le système d’agriculture le mieux approprié au sol d’Alger est, dit M. Baude[7], le système que les Espagnols ont appris chez eux par la tradition des Maures. Aussi Alger n’a pas de cultivateurs plus laborieux et plus patiens que ceux qui lui sont venus de la Catalogne et des îles Baléares ; et M. Baude fait, à ce sujet, cette réflexion ingénieuse et vraie, qu’il semble que les Espagnols ont besoin de sortir de chez eux pour montrer toutes leurs qualités et surtout leur activité : paresseux et insoucians dans leur vieille patrie ; ardens, actifs, persévérans, infatigables, dès qu’ils ont besoin de s’en faire une nouvelle.

Nous avons donc, grace aux affinités naturelles qui existent entre l’Italie, l’Espagne et l’Afrique septentrionale, nous avons dans ces deux pays, auxquels il faut ajouter Malte, une population européenne toute prête à venir s’établir en Algérie. Déjà même, malgré les incertitudes de notre domination, déjà le mouvement d’émigration est commencé. C’est à nous de l’encourager. Je sais bien que quelques esprits difficiles diront que, de cette manière, la colonisation de l’Afrique septentrionale ne sera française que par les charges que la France supportera seule, tandis que toutes les nations jouiront commodément des bénéfices de notre conquête et de notre occupation. Cela est vrai, dirai-je avec M. Baude, et cela est bon. À Dieu ne plaise que je veuille dissuader de leurs projets ceux d’entre nous, ouvriers, bourgeois ou paysans, qui voudraient aller s’établir en Algérie ! mais, comme en France, malgré les plaintes, la vie est douce et facile, comme tout le monde y trouve à gagner son pain, peu d’entre nous quitteront cette terre où l’on a du travail pour vivre et même du loisir pour se plaindre, afin d’aller braver en Algérie le danger du climat et le danger de la guerre. Il ne faut donc pas beaucoup compter sur la France pour coloniser l’Afrique. L’Espagne, l’Italie, Malte, suppléeront à la France ; et ne nous en plaignons pas, car il faut choisir entre l’Afrique à la fois discrète et ennemie et l’Afrique cultivée par des mains qui ne seront pas toutes des mains françaises. Qui peut hésiter ? M. Baude a raison de dire que notre établissement doit être un établissement européen, et non pas seulement un établissement français. Telle est, après tout, sachons-le bien, la condition des colonies et des villes qui sont fondées de nos jours. Elles sont fondées par un peuple mais elles sont fondées pour tous les peuples. Le génie cosmopolite préside aux cités nouvelles : Odessa, au fond de la mer Noire, n’est pas une ville russe, c’est une ville cosmopolite, c’est une société mêlée de tous les peuples de l’Europe et de l’Asie. Les villes qui datent de notre siècle en ont le caractère : elles n’ont rien d’exclusif, rien de national ; elles appartiennent à tout le monde ; elles sont bâties sur le même patron, et, grace à cette conformité admirée, un voyageur qui s’est endormi à Odessa peut se réveiller à Pest ou à Trieste, ou dans toute autre ville bâtie ou rebâtie de nos jours, il ne s’apercevra presque pas qu’il ait changé de place en dormant. Ajoutez que, d’un bout de l’Europe à l’autre, les mœurs et les usages prennent, comme les maisons, le même air et la même allure. N’espérons donc pas, dans cet état du monde, faire d’Alger une ville française : Alger sera une ville cosmopolite sous la domination française, comme Odessa sous la domination russe, comme Trieste sous la domination autrichienne ; et puisse Alger, au risque d’être plus cosmopolite que français, avoir la destinée d’Odessa et de Trieste ! Nous n’aurons pas à nous plaindre de ce sort, d’autant plus qu’il faut avouer que, dans le cosmopolitisme, les Français perdent moins que les autres peuples, puisque ce cosmopolitisme même est profondément imprégné des mœurs et des idées françaises.

Qu’ai-je voulu faire, en rapprochant les curieuses observations de M. Baude des indications que donnent la géographie et même la mythologie du plateau de l’Atlas ? J’ai voulu faire voir quelle vocation européenne a eue de tout temps l’Afrique septentrionale ; et la leçon que je tire de cela, c’est que la France serait bien coupable, si elle contrariait, par ses imprudences ou par ses impatiences, une vocation tellement marquée.

Ces considérations sur la manière dont se forme la population d’Alger, me conduisent à un autre point qui touche de près à celui-ci, je veux dire à l’organisation religieuse de l’Algérie ; car plus les populations qui viennent s’établir dans l’Algérie sont diverses, plus elles ont besoin du lien religieux. J’ajoute que, par bonheur, ces populations venant surtout de l’Europe et des pays catholiques, l’église catholique d’Alger aura d’autant moins de peine à les rallier et à les faire arriver à l’unité sociale, à l’aide de l’unité religieuse.

Ce qui a manqué pendant long-temps à l’Algérie française, c’est la pensée religieuse, et je n’en suis pas étonné. La société française est une société toute séculière ; elle a été en Afrique ce qu’elle était en France. Nous craignions d’ailleurs d’exciter le fanatisme des Arabes, si nous nous montrions trop bons chrétiens. Cette tolérance nous coûtait peu, car l’indifférence est aisément tolérante, et, la politique paraissant s’accorder avec nos penchans d’insouciance religieuse, le christianisme, pendant cinq ou six ans, tint à Alger fort peu de place. Était chrétien qui voulait, mais le gouvernement ne l’était pas, et cette sécularisation complète du pouvoir semblait plus politique encore en Algérie qu’en France.

Il est arrivé que ç’a été tout le contraire, et certes, parmi les résultats de notre domination en Afrique, ce résultat n’a pas été le moins imprévu, ni cette leçon la moins curieuse et la moins utile de celles que nous pouvons recevoir des Arabes.

Tout sauvages qu’ils nous paraissent, les Arabes en effet n’ont pas tardé à pénétrer le secret de notre tolérance, et ils l’ont estimée ce qu’elle nous coûtait. De plus, en face de notre indifférence religieuse, le vieux génie religieux de l’Orient s’est éveillé, et l’Arabe s’est demandé de tentes en tentes ce que pouvait être un peuple qui semblait n’avoir pas de Dieu ou qui l’oubliait. Les peuples nomades ont d’autant plus besoin de religion qu’ils n’ont pas de patrie ; et, comme il faut toujours que l’homme rattache sa faiblesse individuelle à quelque chose de plus grand ou de plus haut que lui-même, le nomade errant dans ces sables mouvans qui ne peuvent pas supporter une patrie, le nomade se rattache à Dieu qui ne change point. D’ailleurs, si dans la civilisation telle que nous la faisons, l’homme, grace aux jouissances de toutes sortes qu’il s’est ménagées, peut oublier un instant sa faiblesse individuelle, si le nombreux attirail de ses ressources grossit à ses yeux l’idée qu’il a de lui-même, et lui cache son délaissement naturel, il n’en est point ainsi pour le nomade, qui sent chaque instant son dénuement et sa misère. Comme, en Orient, la religion est le lien principal des sociétés, comme elle est le principe de toute autorité civile et politique, les Arabes n’ont pas compris notre société séculière, et, tandis que nous étions tentés de les traiter de barbares, parce qu’ils n’avaient pas nos arts et nos sciences, ils étaient tentés, de leur côté, de nous prendre pour des barbares, puisque nous paraissions à peine avoir une religion, mais pour des barbares adroits et industrieux. Chose singulière ! nous avions craint d’être détestés comme chrétiens, et nous l’étions encore plus comme impies, si bien qu’en Afrique il a fallu, dans l’intérêt de notre domination, s’appuyer non plus seulement sur l’armée et sur l’administration, mais sur l’église, et avoir un évêque en Algérie comme nous y avons des soldats, des administrateurs et des magistrats. C’est alors seulement qu’aux yeux des Arabes, nous avons paru un gouvernement régulier. De tous nos établissemens en Algérie, le plus fort et le plus efficace, c’est l’évêché ; c’est celui qui a le mieux montré aux Arabes que nous voulons fonder en Afrique une puissance durable.

Et qu’on ne croie pas qu’en expliquant la leçon que le génie théocratique et religieux de l’Orient a donnée à l’esprit séculier de notre Occident, je cède à l’envie de faire un paradoxe. Je trouve à ce sujet, dans le livre de M. Baude, des détails curieux et qui font très bien comprendre comment, la religion étant l’idée dominante des Arabes, il vaut encore mieux, pour communiquer avec eux, avoir une religion différente de la leur que de n’en pas avoir du tout. Il y a, en effet, pour n’être pas entendu en pays étranger, quelque chose de pire que de n’en pas parler la langue, c’est d’être muet.

Le prince de Mir, réfugié polonais, avait fondé, raconte M. Baude, une grande ferme à la Rassautah, entre l’Aratch et l’Hamise. Cette grande ferme était cultivée par des Arabes et des Cabyles. Au commencement, le gouverneur avait cru devoir placer dans la ferme de la Rassautah un détachement de cavalerie, pour protéger la ferme et le prince contre les tentatives de révolte des ouvriers arabes et cabyles qu’il employait. « Le prince a bientôt demandé qu’on lui retirât ces hôtes inutiles : il est resté avec quelques ouvriers allemands au milieu des indigènes, et jamais cheik ne fut plus respecté à la tête de sa tribu. L’opinion que ses nouveaux compatriotes ont conçue de ses sentimens religieux est une des principales bases de l’ascendant qu’il exerce sur eux. Une des premières constructions qu’il a fait élever est une chapelle, et c’est au son d’une cloche et au pied d’une croix que les Arabes se réunissent pour les travaux de la communauté[8] » « Les indigènes, dit M. Baude ailleurs[9], nous repoussent moins comme chrétiens que comme incrédules, et la fondation des églises d’Alger, de Bone et d’Oran est loin de nous discréditer à leurs yeux. » Ces paroles justifient ce que j’ai dit sur la force que l’église doit prêter à notre domination en Afrique.

J’attends beaucoup de l’église d’Alger, d’abord à cause de son évêque, mais surtout en voyant la carrière ouverte devant elle. L’église d’Alger est, en Orient, la seule église catholique qui soit libre, et qui ait près d’elle un gouvernement qui professe son culte : partout ailleurs le catholicisme est gêné et contraint. C’est donc à Alger seulement que l’église catholique peut en Orient avoir toute sa grandeur, et se montrer telle qu’elle est à des populations orientales qui n’adorent que ce qui est grand. À Constantinople, à Smyrne, à Alexandrie, quelle que soit la tolérance des Turcs, augmentée encore aujourd’hui par leur faiblesse, le catholicisme est le culte des étrangers et autrefois des esclaves. À Odessa, à Kiow, à Athènes, c’est un culte rival surveillé avec jalousie ; à Alger, c’est le culte du maître. Là l’église catholique n’est point forcée de s’abaisser et de se diminuer pour se faire supporter. C’est donc là que peut se renouveler plus librement qu’ailleurs l’alliance long-temps rompue entre le catholicisme et l’Orient ; et voilà, pour le dire en passant, ce que la cour de Rome a compris avec sa sagesse ordinaire, lorsque, sur la demande du gouvernement français, elle s’est hâtée d’ériger l’évêché d’Alger. Pendant que quelques membres du clergé français persévéraient encore dans leurs rancunes contre le gouvernement créé par la révolution de juillet, Rome, s’alliant hautement avec ce gouvernement, le remerciait de relever en Afrique les autels consacrés par le sang des martyrs ; elle s’applaudissait d’ouvrir avec lui au catholicisme une nouvelle carrière, et elle proclamait à la face du monde chrétien combien le clergé français était digne, par ses vertus, de la mission que lui donnaient les victoires de nos soldats.

Les effets que j’attends de l’alliance du catholicisme et de l’Orient sont de deux sortes, ses effets sur la population civile et militaire, ses effets sur l’église elle-même.

En France, l’église catholique discute contre la philosophie et contre l’indifférence ; elle semble plutôt une doctrine qu’une institution. À Dieu ne plaise que je lui fasse un reproche de cela ! l’église approprie son action aux temps et aux choses : en France et en Europe aujourd’hui, elle ne peut pas prouver sa foi par le martyre, elle la prouve par la discussion. Elle ne se borne pas d’ailleurs à la discussion : elle dirige les paroisses, elle instruit les enfans dans la foi chrétienne, elle distribue les sacremens aux fidèles ; mais tout cela encore, grace à l’heureuse quiétude des temps, est une administration régulière et calme. L’église catholique en France a les vertus de ce genre de vie ; elle est honnête et pure ; elle est presque partout prudente et sage ; elle est, sauf quelques bouffées de vanités oratoires, elle est modeste et réservée. Cette conduite lui attire peu à peu les esprits et le cœur ; mais cet attrait est doux et lent. Voyez, au contraire, quand s’offrent des occasions de dévouement et que l’église s’empresse de les saisir, dans les jours de choléra ou d’inondation, voyez quel ascendant acquiert l’église sur les esprits ! Dans l’Occident, ces bonnes fortunes sont rares ; en Orient, en Algérie, elles seront presque de tous les jours : placée près du péril, exposée au martyre, ayant sans cesse des infortunes à consoler, des misères à soulager, des prisonniers français à délivrer des mains des Arabes, des prisonniers arabes à soigner et à délivrer, toujours en action, toujours en vue, l’église d’Alger retrouve les plus anciens et les plus beaux jours de l’église chrétienne. En France, le clergé a la parole et les discours, rarement les œuvres ; l’église d’Alger a souvent la parole et les discours, mais toujours les œuvres ; et songez combien le voisinage des œuvres ajoute aux discours ! combien l’action vivifie la parole ! Je lisais dernièrement, dans un bulletin du général Bugeaud, qu’un ecclésiastique avait accompagné nos soldats pour les assister au besoin sur le champ de bataille, et le général, bon juge en fait de courage, louait le courage du jeune abbé. Je ne sais si je me trompe, mais les conversations du jeune prêtre avec nos soldats et nos officiers, pendant les fatigues et les périls de la route, jusqu’à Tekedempt, ces causeries sur la destinée de l’ame après la mort, interrompues peut-être par les balles des Arabes, doivent valoir bien des conférences théologiques.

Comparez d’ailleurs l’auditoire de l’église en France avec l’auditoire de l’église d’Alger : ici des discuteurs blasés qui disputent de tout, quoiqu’ils soient indifférens à tout, qui assistent aux sermons par curiosité littéraire, qu’on convainc inutilement, parce que le mal n’est pas dans l’opiniâtreté de l’esprit, mais dans la faiblesse des caractères, devenus aussi incapables de piété que d’impiété ; une vieille société enfin, dont il faut soutenir et ranimer les ames plutôt encore que les convertir, des oisifs, des mécontens, des impatiens, des malades moraux plutôt que des malheureux ; voilà en France l’auditoire de l’église. En Alger, au contraire, l’église a affaire à l’armée et aux Arabes : à l’armée, c’est-à-dire à des hommes qui ont beaucoup d’orgueil, mais de cet orgueil militaire qui fait l’honneur, et non de cet orgueil de l’esprit qui fait qu’on ne veut croire que soi, et qui rend si pénible le joug d’une croyance commune. Dans l’armée, on est habitué à agir en commun ; on est aussi habitué à obéir, et l’individu n’apprend nulle part mieux que dans l’état militaire à s’incliner devant la règle. C’est, de ce côté, un apprentissage et un noviciat de la foi, et cela m’explique pourquoi, dans le clergé, il y a beaucoup d’anciens militaires ; dans les deux états, en effet, on apprend également à obéir. Je remarque aussi que, dans une armée, et surtout dans une armée qui fait la guerre tous les jours, les sentimens sont plus en jeu que les idées : on sent plus qu’on ne pense, il y a plus d’émotions que de méditations ; et cela encore est un excellent apprentissage de la religion, car elle prend plus d’hommes par le cœur que par l’esprit, et c’est au cœur, c’est aux sentimens surtout que la religion s’adresse, puisqu’elle prétend les régler, et qu’elle demande souvent aux passions elles-mêmes les armes qu’il lui faut pour les vaincre. Je conclus de tout cela que cet assemblage d’hommes actifs et laborieux, d’hommes simples, quoiqu’éclairés, qu’on appelle une armée, est, pour l’église, un meilleur auditoire que notre société oisive et raisonneuse.

La population civile d’Alger offre aussi beaucoup de prise à l’église. Celle qui vit dans la campagne occupée d’agriculture et exposée aux attaques des Arabes, sent fort lien l’utilité de ces sentimens de piété et de foi, qui ne donnent peut-être pas la fermeté à ceux qui ne l’ont pas naturellement, mais qui l’augmentent dans ceux qui l’ont et donnent aux autres la résignation qui en tient lieu. La religion est la grande consolatrice de ce monde, et par conséquent elle n’est nulle part si bien venue que dans le voisinage du péril.

Enfin les Arabes, qui ne sont pas l’auditoire de l’église d’Alger, mais qui en sont pour ainsi dire les spectateurs, servent aussi cette église. Devant ce public attentif et sérieux, quoique opposé, elle se surveille avec un soin scrupuleux ; elle comprend qu’avec le caractère et l’esprit des populations orientales, qui jugent des civilisations par leur religion et non par leurs arts ou par leur administration, c’est l’église catholique qui est surtout chargée de faire comprendre aux Arabes la supériorité de la civilisation européenne. En effet, ce ne sont pas les merveilles de notre mécanique et les prodiges de notre industrie qui prouveront aux Arabes que nous sommes vraiment un grand peuple civilisé : la procession de la Fête-Dieu et les vertus de notre évêque d’Alger, les belles cérémonies et les bonnes œuvres (nous avons besoin des deux choses en Alger), feront plus d’effet sur eux que le pompeux attirail de nos ressources et de nos richesses. En Alger, ce n’est pas seulement l’église qui fait plus d’efforts sur elle-même, excitée qu’elle est par les regards des Arabes : les fidèles aussi seront plus disposés à pratiquer exactement leur culte. On a souvent remarqué que les Francs, en Orient, sont meilleurs chrétiens ou du moins chrétiens plus exacts qu’en Occident. Cela est naturel : en Orient, on n’est ni Allemand, ni Anglais, ni Italien ; on est Franc, c’est-à-dire chrétien, ou bien on est mahométan. C’est la religion qui fait la nationalité, c’est elle qui donne titre et caractère. Les Francs, en Orient, même ceux qui avaient pu rester insensibles à l’aiguillon que la persécution donne ordinairement à la piété, avaient bien vite compris, comme nous à Alger, que l’indifférence religieuse n’était pas le moyen de se faire respecter des Orientaux. De là la ferveur des Francs en Orient, ferveur qui tient au patriotisme. Cette ferveur a commencé, je le crains, à se relâcher à Constantinople et à Alexandrie, parce que les Francs ont maintenant en Orient, grace à la faiblesse des Turcs, mille autres moyens de se faire respecter. Mais à Alger, où, quoique victorieux, nous luttons contre un ennemi redoutable, la piété sera pendant long-temps encore un des plus sûrs moyens de se faire respecter des Arabes et de gagner leur estime. Or, l’estime des ennemis a un attrait irrésistible. Non que je veuille dire que les fidèles à Alger ne seront pieux que par calculs de politique ou de vanité humaine : je dis seulement que les fidèles tiendront d’autant plus à la religion qu’ils sauront qu’aux yeux des Arabes le culte fait la nationalité.

Je compte aussi, parmi les avantages de l’église d’Alger, le contact des mœurs et du génie de l’Orient. N’est-ce rien, croyez-vous, pour l’église chrétienne, de se retrouver au milieu des mœurs de la Bible et de l’Évangile ? La vie des patriarches avec sa simplicité et sa gravité, la résignation et l’abandon à Dieu, l’ardeur et l’enthousiasme des prophètes, le calme et la paix des solitaires, le merveilleux accord de la naïveté et de la grandeur, tout ce que nous aimons enfin, tout ce que nous adorons dans la Bible et dans l’Évangile, tout cela est encore en Orient, surtout pour ceux qui y apportent avec eux la Bible et l’Évangile[10]. Sans ces deux livres, en effet, l’Orient est presque muet, ou du moins l’Orient ne parle qu’aux sens ; mais la Bible et l’Évangile expliquent l’Orient tout entier. Qui donc le comprendra mieux que l’église chrétienne, nourrie de ces deux livres ? Les saintes lettres elles-mêmes, éclairées par ce soleil qui les a vues naître, acquerront une clarté et une splendeur nouvelle, et l’église retrouvera là, mieux que partout ailleurs, ce don de convertir les ames et de créer la foi qui est la force et la vertu de l’Orient. Puisse donc l’église d’Alger s’inspirer chaque jour davantage de la Bible et de l’Évangile expliqués par le génie de l’Orient ! Puisse cette étude être toujours une inspiration de l’esprit et de la parole orientale et jamais une imitation ! En effet, dans ce commerce d’intelligence que l’église chrétienne doit avoir avec l’Orient, le soin et la préoccupation littéraires gâteraient tout.

Il est des personnes qui craignent que l’église d’Alger ne pèche par trop de zèle. Je n’ai point cette crainte : là où tout est à faire, je ne redoute pas ceux qui veulent faire beaucoup. L’évêque d’Alger a déjà montré de quelle manière il comprenait sa mission évangélique, en travaillant à la délivrance des Français prisonniers d’Abd-el-Kader et des Arabes prisonniers parmi nous. Ne nous faisons donc pas scrupule de nous servir parfois de prêtres pour médiateurs avec les Arabes ; n’ayons pas peur de donner du pouvoir à l’église d’Alger. Jusqu’ici nous avons fondé peu de choses en Algérie, et cependant nous avons maintenant dans ce pays les deux plus puissans moyens de fonder quelque chose, une armée et un clergé, les deux seules hiérarchies que l’esprit du temps n’ait pas détruites. Appliquez, comme le veut le général Bugeaud dans sa brochure sur les colonies militaires, comme le demande le général Létang dans son excellent ouvrage intitulé : Des moyens d’assurer la domination française en Algérie, appliquez l’organisation militaire à la culture du pays ; faites des camps qui soient des colonies ; appelez à votre secours l’organisation religieuse ; empruntez hardiment l’assistance du clergé séculier et régulier : et alors, n’en doutez pas, ces deux grands principes du monde moderne, l’armée et le clergé, l’épée et la croix, retrouveront en Afrique la force et la vertu créatrice qu’elles ont eue en Europe.. Elles ont tiré l’Europe moderne du sépulcre de l’empire romain : elles sauront bien aussi ressusciter l’Afrique.

Après avoir parlé de la population, sans quoi un pays n’est qu’un désert, et de la religion, sans quoi la population ne fait pas une société, je veux tirer du livre de M. Baude quelques renseignemens sur un genre de commerce qui est particulier à l’Afrique septentrionale, le commerce des caravanes. C’est par là que l’Afrique septentrionale atteint et touche à l’Afrique centrale, en dépit du désert, et il est curieux de voir comment, grace à la patience de l’homme, ces deux pays, séparés par tant d’obstacles et par tant de contrastes, communiquent l’un à l’autre. Notez que le commerce des caravanes fait la meilleure part de la richesse de l’Afrique septentrionale. C’est de là que viennent l’or et les esclaves qu’elle a eu long-temps le privilége de fournir seule à l’Europe. M. Baude, frappé de l’importance de ce commerce et des inconvéniens de son interruption dans l’Algérie depuis notre conquête, a fait à ce sujet quelques recherches curieuses. J’ajouterai à ces recherches les renseignemens que je tire de l’excellent ouvrage de M. Walckenaer, intitulé : Recherches géographiques sur l’intérieur de l’Afrique septentrionale, et je n’oublierai pas de comparer avec M. Baude et M. Walckenaer les témoignages d’Hérodote, car le commerce des caravanes existait déjà de son temps, et il n’a pas manqué d’en décrire la marche et les stations.

Le désert de Sahara s’étend de l’est à l’ouest dans une longueur de 1,600 milles géographiques[11], et du nord au sud dans une largeur de 800 milles, vaste bande de stérilité et de solitude, qui partage l’Afrique en deux mondes opposés : au nord l’Afrique de l’Atlas, avec son climat et sa nature européenne ; au midi, l’Afrique des nègres, avec sa fertilité, son or et son esclavage immémorial ; à l’est, une étroite lisière de verdure et de fécondité, formée par la vallée du Nil, borne le Sahara, et encore les sables, poussés par le vent, font-ils souvent effort pour franchir cette barrière et aller rejoindre au-delà du Nil les sables du désert arabique. Mais à l’ouest, à partir du cap Noun, ils sont plus libres, et ils atteignent jusqu’aux bords de la mer Atlantique. Tel est le grand désert, sans verdure, sans eau, sans bruit, sans mouvement, sol uni et dur, couvert de sables, que les vents transportent çà et là en tourbillons impétueux. Cependant quelques îlots de verdure, connus sous le nom d’oasis, interrompent cette stérile monotonie ; mais ces îlots, malheur aux voyageurs qui ne savent pas les retrouver au milieu du désert ! malheur à ceux qui n’ont pas étudié la position des astres, seuls guides sûrs que les caravanes trouvent dans le Sahara[12] ! De là la vieille tradition d’Atlas, qui, selon la fable, soutenait le ciel sur ses épaules, et, selon la science, étudiait l’astronomie. Atlas était un chef de tribu qui savait les astres qui pouvaient guider les caravanes, à travers le désert, jusque dans l’Afrique méridionale.

Ce qui pousse les caravanes dans le désert, ce qui leur fait braver la fatigue et la soif, c’est l’or. Le Soudan, ou pays des nègres, est le pays de l’or. Là, disaient les anciens écrivains arabes, il y a des rochers d’or pur ; là, l’or naît du sable, comme ailleurs l’herbe sort de la terre. Le plus exact de ces écrivains, le moins crédule, le plus européen, Léon l’Africain, raconte que l’empereur de Tombouctou possède des lingots d’or du poids de mille trois cents livres. Les richesses du Soudan sont pour l’Afrique septentrionale ce qu’est l’Inde pour l’Asie septentrionale et occidentale ; elles exercent sur les imaginations un pouvoir irrésistible. À l’or ajoutez les esclaves et surtout ces esclaves noirs que la paresse et le luxe de l’Europe ont toujours recherchés[13]. De là l’antique usage de ces grandes caravanes qui se réunissent des divers points de l’Afrique centrale pour traverser le désert, puis se partagent, quand elles arrivent aux frontières de l’Afrique septentrionale, et se dirigent vers les villes de la Méditerranée, où les attend le commerce européen.

Au premier coup d’œil, l’Atlas, qui s’élève comme une muraille entre le désert et l’Afrique septentrionale, semble devoir arrêter la marche des caravanes vers les côtes de la Méditerranée ; mais l’Atlas est coupé par des défilés qui, tout étroits qu’ils sont, laissent passer le commerce ; et M. Baude, dans son ouvrage, a recherché avec soin quelles sont ces portes ouvertes dans l’Atlas et quelles sont celles que l’art des ingénieurs pourra ouvrir. Non que M. Baude veuille que nos colons ou nos soldats franchissent l’Atlas : c’est pour le commerce qu’il demande des routes faciles et sûres ; il veut rappeler à Médéah, à Constantine, à Alger, les caravanes qui en ont oublié la route. Il suit avec une attention intelligente les traces anciennes de leur arrivée dans les villes de la côte. Bougie, dans le moyen-âge, faisait un grand commerce : les vaisseaux de Gênes, de Pise, de Venise, abordaient dans son port, et les caravanes de l’intérieur arrivaient dans ses murs. Et ce qu’il faut remarquer, c’est qu’en Afrique, partout où nous trouvons sur la côte une ville que le commerce rend florissante, il y a, en face de cette ville, quelque défilé ouvert à travers l’Atlas, qui laisse arriver les caravanes dans ses murs, soit que la ville ait été créée à cause de ce défilé, soit que le défilé ait été trouvé à cause de la ville par le commerce, toujours habile à se frayer des routes. M. Baude ne doute pas que, si nous parvenons à pacifier le pays, la paix et le commerce ne découvrent dans l’Atlas des passages encore inconnus aujourd’hui.

Oran, autrefois, était aussi un des principaux rendez-vous des caravanes : depuis deux ans, elles n’y viennent plus ; notre conquête d’une part, et de l’autre l’habileté commerciale de l’empereur de Maroc, ont causé cette interruption. L’empereur de Maroc, à qui l’avarice a enseigné l’économie politique, a détruit la plupart des entraves mises ordinairement en Orient à l’exportation des marchandises. Cette mesure a amené à Maroc un plus grand nombre de caravanes, et ces caravanes, composées de mahométans, préfèrent un état mahométan, où les routes sont à peu près sûres et le commerce à peu près libre, à Oran aujourd’hui chrétienne, et dont la guerre trouble les approches. Cependant, dit M. Baude, « malgré l’établissement de plusieurs maisons européennes à Mogador, le commerce y est encore resté soumis à trop d’avanies et de difficultés, pour qu’Oran ne l’emporte pas promptement sur Mogador, si Oran devient un port franc. Abd-el-Kader lui-même avait tenté d’attirer à Mascara la caravane du Tafilet[14]. » Les maîtres de l’Afrique septentrionale ont tous senti que le commerce des caravanes faisait une grande partie de la puissance de l’Afrique, et ils ont tous voulu l’attirer ver eux.

C’est ici que j’essaierai d’ajouter aux recherches de M. Baude quelques indications sur les deux points suivans : 1o  Quelle est la direction que suivent les caravanes à travers le désert ? 2o  Les caravanes des anciens suivaient-elles la même direction que les caravanes modernes ? Sur le premier point, j’ai les excellentes recherches de M. Walkenaer ; sur le second le témoignage d’Hérodote.

Les routes que les caravanes suivent dans le désert sont utiles à connaître, parce que, ces routes correspondant à certains points de la côte, nous saurons mieux, après cette étude, quels sont les points qui doivent, sous ce rapport, attirer surtout notre attention. Les routes du désert ne changent pas selon le caprice ou le génie de l’homme ; il ne s’agit pas, dans le désert, de choisir la route la plus courte ou la plus droite : il faut prendre celle que la nature a faite, celle où elle a mis des puits et quelques îlots de verdure. Les oasis déterminent donc l’itinéraire des caravanes dans le désert, et cet itinéraire a cela de remarquable, qu’étant nécessaire, il est le même depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Ce qui doit aussi influer sur la direction de ces itinéraires, outre les oasis, ce sont les points de départ et les points d’arrivée. Je ne parle pas ici des points de départ de l’Afrique méridionale, ces points ne sont pas encore assez connus. Est-ce de Tombouctou que partent toutes les caravanes destinées soit pour le nord, soit pour l’est ? Est-ce d’autres points ? Ce sont des questions qui ont besoin d’être éclaircies par de nouvelles recherches. Nous connaissons mieux le point d’arrivée, c’est-à-dire l’Afrique septentrionale. Là est l’Atlas, qui s’oppose à l’arrivée des caravanes sur la côte de la Méditerranée, et cependant, comme cette côte est le but final du commerce, il s’ensuit que les caravanes, quoique restant en-deçà de l’Atlas, cherchent pour leur point d’arrivée les endroits où l’Atlas est, pour ainsi dire, le moins épais. Or, l’Atlas est moins épais à l’est et à l’ouest qu’au nord du côté de Tunis et surtout de Tripoli, que du côté d’Alger et d’Oran.

L’Atlas, à l’est, paraît finir au fond du golfe de la grande Syrte. Là, le sol s’abaisse au niveau du désert, sans qu’aucune colline intermédiaire lie l’Atlas au plateau de Barca, qui s’élève isolé entre la Marmorique, le Sahara et la Méditerranée. On pourrait même croire que de ce côté l’Atlas, renonçant à l’Afrique, a tourné au nord pour aller, par le cap Bon et la Sicile, rejoindre les montagnes de l’Italie, de même que le plateau de Barca semble aussi un dernier anneau de la chaîne européenne de montagnes qui descendent de la Grèce vers le sud par le plateau de la Morée et l’île de Cerigo : nouveau témoignage des liens qui rattachent à l’Europe l’Afrique septentrionale. Quoi qu’il en soit, c’est vers l’est, c’est vers ce point, où l’Atlas finit au fond du golfe de la grande Syrte et où la Méditerranée touche au désert, c’est là que les caravanes de l’Afrique méridionale se sont de tout temps dirigées de préférence. C’est aussi vers ce point, chose remarquable, que le Fezzan ou le Biledulgerid forme comme une oasis continue qui s’avance du nord au sud à travers le désert, ouvre une route où, les intervalles entre les oasis étant moins longs, le voyage est moins pénible et moins dangereux.

Au sud-ouest, l’Atlas entre la mer Atlantique et le grand désert a aussi moins d’épaisseur, et de ce côté aussi, le pays de Tafilet s’avance du nord au sud dans le désert, comme fait à l’est le Fezzan, si bien que c’est aux deux extrémités de la chaîne de l’Atlas, en prenant pour son extrémité occidentale le cap Noun, et pour son extrémité orientale le fond du golfe de la grande Syrte, que se trouvent à l’ouest et à l’est les meilleures routes du désert, tandis qu’au milieu de ces deux points, et dans la régence d’Alger, l’Atlas, plus épais que partout ailleurs, offre un accès moins facile au commerce des caravanes. L’amincissement de l’Atlas à l’est, près de la grande Syrte, a fait dans l’antiquité la prospérité de la Cyrénaïque, c’est-à-dire du plateau de Barca et de la Pentapole. L’amincissement de l’Atlas à l’ouest fait encore aujourd’hui le reste de prospérité des ports du Maroc.

Quand on jette les yeux sur la carte que M. Walkenaer a tracée pour l’intelligence de ses recherches sur l’Afrique septentrionale, et où sont marqués les divers itinéraires du Sahara qu’il a recueillis dans les voyageurs, et dans les rapports des consuls européens, on voit qu’en partant de Tombouctou, regardé par M. Walkenaer comme le centre du Soudan, aucune route ne se dirige du sud au nord, le plus grand nombre tourne à l’est, et quelques-unes à l’ouest. Mais la plus curieuse de ces routes est celle qui, allant de l’ouest à l’est, semble, pour ainsi dire, décrire au pied du versant méridional de l’Atlas un immense chemin de ronde, et part de Mogador sur l’Atlantique pour aller retrouver, à l’est le Fezzan et profiter du prolongement de ses oasis dans le désert. Cet itinéraire circulaire doit à plusieurs titres attirer notre attention : il est d’une part le plus ancien, et de l’autre il est celui qui peut être le plus utile à l’Algérie, étant plus à sa portée que tous les autres.

Cet itinéraire est le plus ancien, car c’est celui que décrit Hérodote. Selon Hérodote, de Thèbes en Égypte, en dix jours de marche, on arrivait dans le pays des Ammonéens, de là en dix jours chez les Nasamons, de là chez les Garamantes, qui habitaient les bords de la grande Syrte, de là chez les Atarantes, de là enfin chez les Atlantes, qui demeuraient au pied de l’Atlas, mettant toujours dix jours entre chaque station, se dirigeant toujours à l’ouest, et, dans cette direction y trouvant toujours de l’eau et de l’herbage ; tandis qu’au midi et dans l’intérieur de la Libye, la terre, dit-il, est stérile et déserte, sans sources, sans pluie, sans animaux et sans bois[15]. Ailleurs Hérodote, racontant le voyage mystérieux entrepris par les cinq fils d’un roi des Nasamons[16], qui voulaient pénétrer en Libye plus loin que tous ceux qui l’avaient parcourue avant eux, dit que ces jeunes gens, après avoir traversé des déserts arides, arrivèrent dans un pays où il y avait de grands marais et un grand fleuve, sur quoi on n’a pas manqué de croire qu’ils avaient pénétré jusqu’au Niger, et jusqu’à cette mer intérieure qu’on place au sein de l’Afrique ; mais Hérodote dit expressément qu’ils marchèrent toujours vers l’occident : ils arrivèrent donc dans le Maroc et non dans le Soudan, s’ils arrivèrent quelque part. Cette route de l’est à l’ouest n’a point été abandonnée pendant le moyen-âge, car le géographe arabe Edrisi rapporte que de son temps il y avait des caravanes qui allaient par cette route d’Égypte à Sidylmessa ou Tafilet[17]. De nos jours, la grande caravane qui va de Maroc à la Mecque suit aussi cette antique route, c’est par là qu’Abd-el-Kader, simple pèlerin du Magreb avant d’en être le souverain, a visité la Mecque.

À cette route, qui côtoie l’Atlas et le désert, viennent se rattacher les différens itinéraires qui conduisent de l’Afrique septentrionale dans le Soudan. Je ne cherche pas si quelques-uns de ces itinéraires étaient connus de l’antiquité. La route qui, par le Fezzan, pénètre dans le Soudan, était connue sans doute des Cyrénéens et des Carthaginois, qui ne se disputaient la possession des bords stériles du fond de la grande Syrte que parce que c’était le passage des caravanes du désert ; mais je laisse de côté cette question, que j’examinerai en m’occupant de l’histoire de Cyrène, et, après avoir montré quelle est l’antiquité de cette route, je veux essayer d’indiquer l’intérêt qu’elle doit avoir pour nous.

Le système des caravanes en Afrique, et surtout dans l’Afrique septentrionale, est fort bien expliqué par M. Baude. Le départ de la grande caravane de Maroc à la Mecque sert de règle aux petites caravanes, qui viennent s’y joindre des divers points des régences barbaresques, et aux caravanes plus considérables qui viennent de l’intérieur de l’Afrique. Le temps du départ, le temps de la marche, l’époque de l’arrivée dans le désert, les stations, tout est connu d’avance. Les caravanes qui partent d’Oran, d’Alger et de Constantine, se réunissent à Ouerghela, la ville la plus méridionale de la régence d’Alger, à cent cinquante lieues de la Méditerranée. C’est là qu’elles attendent ou qu’elles rejoignent la caravane de la Mecque. Ouerghela est sur cette route de l’ouest à l’est qui sert au midi de chemin de ronde à toutes les régences barbaresques, et qu’il est important pour nous d’étudier.

J’ajouterai que, pour bien comprendre le genre d’influence que nous pouvons avoir sur les caravanes, il faut remarquer qu’avant d’arriver à Ouerghela les caravanes de l’Algérie ont des stations intermédiaires. Medeah est la station d’Alger, Biscarah et Tuggurth sont les stations de Constantine et ces stations, dans un pays comme l’Afrique, où la nature a tracé elle-même la direction des routes en ne plaçant l’eau et l’herbe que dans certains endroits, ne peuvent pas être changées arbitrairement ; d’où il suit que posséder une seule station, c’est être maître de toute la marche des caravanes.

Il y a plus, l’échange des denrées est aussi nécessaire et aussi déterminé que la direction des routes ; car, en Afrique, les rapports du commerce ont aussi, grace à la nature du pays, quelque chose de fixe et d’absolu. Ainsi les tribus du pays de Zab, situé au midi de Constantine, ont besoin, pendant les chaleurs de l’été, de transporter leurs troupeaux du versant méridional de l’Atlas, qui est brûlé et stérile, dans les pâturages du versant septentrional. Il en est de même pour les grains que pour les pâturages[18]. Le long de la chaîne de l’Atlas, le blé ne pousse qu’au nord. C’est donc là qu’il faut que les tribus du midi viennent le chercher ; de là une dépendance nécessaire du midi à l’égard du nord, de là la facilité de soumettre un pays entier à l’aide d’un point qui commande le passage des caravanes, et M. Baude cite fort bien à ce propos la ville de Biscarah, dans laquelle il suffisait aux Turcs d’entretenir une garnison de cent hommes seulement, et avec ces cent hommes ils étaient les maîtres de toute la province, parce que Biscarah est le passage obligé des caravanes de l’intérieur.

De Ouerghela, la route continue à l’est vers Gadames. Gadames est la station des caravanes qui viennent de Tunis et de Tripoli ; c’est là qu’elles s’arrêtent et se partagent, les unes, pour entrer dans le Fezzan, qui n’est point encore le Sahara, mais qui sert pour ainsi dire de transition entre le désert et la terre habitée ; les autres, pour se diriger à l’est vers l’Égypte. Gadames doit son importance à la réunion de ces diverses caravanes, et c’est pour cela que cette ville est disputée entre les régences de Tunis et de Tripoli, qui savent que de sa possession dépend la possession du commerce de l’Afrique intérieure.

Depuis notre conquête, la marche des caravanes est interrompue dans l’Algérie ; Oran ne reçoit plus les caravanes qui par Tafilet arrivaient jusque dans ses murs. Medeah n’est plus l’entrepôt d’Alger. Biscarah et Tuggurth ne sont plus les stations de Constantine. Cette route de ceinture ouverte depuis l’antiquité entre l’Atlas et le désert, et qui est, pour ainsi dire, la grande artère commerciale de l’Afrique septentrionale, devient inutile pour l’Algérie. Elle n’y envoie plus les caravanes venant de l’intérieur de l’Afrique, lesquelles se détournent toutes, soit à l’ouest, vers le Maroc, soit à l’est, vers Tunis et Tripoli ; elle ne reçoit plus aucune caravane de Constantine ou de Medeah, et la pieuse caravane de la Mecque, qui continue à la suivre, maudit en passant cette terre de l’Algérie habitée aujourd’hui par les infidèles.

Cet état de choses est plein de dommages pour nous ; nous empêchons le bien et nous nous faisons du mal. Nous empêchons le bien : en effet, les tribus de l’Afrique ont besoin, pour vivre, de communiquer entre elles, et d’échanger leurs produits, qui sont divers selon la nature diverse des sols. On peut croire aussi que plus la nature matérielle semble vouloir isoler les tribus de l’Afrique en les séparant les unes des autres par des intervalles de désert, plus la nature morale des hommes fait effort pour se rapprocher les uns des autres et satisfaire à l’instinct de la sociabilité, instinct qui règne chez les peuples nomades comme ailleurs, et qui, si chez eux il ne crée pas des viles, crée les pèlerinages qui sont les rendez-vous religieux et les foires qui sont les rendez-vous commerciaux. En troublant l’habitude de ces rendez-vous, nous avons fait que les tribus arabes n’ont plus eu que la guerre pour ressource, pour occupation, j’allais presque dire, pour plaisir ! Non que je veuille accuser le gouvernement d’avoir interrompu par malveillance la circulation des caravanes ; nous l’avons interrompue par ignorance, et faute d’avoir étudié l’influence que les caravanes peuvent avoir sur la paix du pays. Nous sommes arrivés, disons-le, à Alger sans nous être préparés, par l’étude de l’Orient, à cette conquête tout orientale ; aussi faisons-nous aujourd’hui notre éducation par nos fautes. Cette éducation n’est pas la plus mauvaise de toutes, mais c’est la plus coûteuse.

Qu’il me soit permis de citer à ce sujet, d’après M. Baude, un exemple de Napoléon en Égypte. « À peine débarqué en Égypte, Napoléon apprit que la caravane, de retour de la Mecque, était menacée dans les environs de Suez par les Bédouins et les Mameluks ; il envoya sur-le-champ, pour la protéger, une division à sa rencontre. Parvenues au moment du pillage, nos troupes reprirent les objets enlevés à la caravane, les lui firent restituer, et, des côtes de la mer Rouge à celles de l’Atlantique, les pèlerins proclamèrent dans toute l’étendue de la terre de Magreb que les Français les avaient délivrés du brigandage des musulmans. Cet acte, placé au début de l’expédition d’Orient, est un de ceux qui en ont le plus facilité le succès. » En citant ce fait, à Dieu ne plaise que j’attribue à Napoléon cette divination universelle qu’il est de mode de lui reconnaître aujourd’hui ! Ce fétichisme napoléonien, qui ne peut plaire qu’à ceux qui se font les grands-prêtres du fétiche, m’a toujours répugné. Ce que je veux dire seulement, c’est que, l’expédition d’Égypte étant un projet conçu d’avance, nous avions pris la peine de nous y préparer par quelques études sur les mœurs du pays, et les savans de l’expédition d’Égypte pouvaient dire à Napoléon la part que les caravanes tenaient dans les habitudes de l’Orient. L’expédition et la conquête d’Alger au contraire, ont été un hasard qui nous a pris au dépourvu.

En Orient, les caravanes tiennent à la fois du commerce et de la religion. Elles touchent aux intérêts et aux sentimens. La Mecque est à la fois un pèlerinage et une foire. Cela, du reste, n’est point particulier à l’Orient, mais plutôt à certains états de la société. Il en était de même au moyen-âge en Europe. Les lieux de pèlerinage servaient aussi de rendez-vous au commerce qui cherchait l’abri de la religion, parce qu’il ne trouvait de sécurité que sous cet abri. Il en était de même dans l’ancienne Grèce. Autour des temples de Delphes et d’Olympie, il y avait des boutiques, et les grandes fêtes de la Grèce, les jeux olympiques et les jeux pythiques, servaient au commerce. Il trouvait dans ces fêtes ce qu’il cherche partout, la protection d’une autorité respectée et un grand concours de peuple. La société en Orient étant restée où elle en était dans le moyen-âge et dans l’ancienne Grèce, le commerce s’y attache encore à la religion comme à sa meilleure protectrice, et la caravane est mêlée au pèlerinage. On est à la fois marchand et pèlerin, et, il faut le dire, cela donne au commerce et aux commerçans de l’Orient un caractère presque inconnu en Europe. En Europe, le commerçant n’est souvent qu’un marchand ; il a sa boutique où il vend ses marchandises, et il n’en sort guère. Son esprit n’en sort guère non plus, ou, s’il en sort, c’est par fantaisie et pour s’occuper d’autre chose que de son commerce, ce qui est souvent un mal plutôt qu’un bien. En Orient, au contraire, le commerçant est un voyageur qui va chercher la marchandise aux lieux où elle est produite pour la transporter aux lieux où elle est demandée, et ces lieux sont ordinairement fort éloignés l’un de l’autre, séparés par des déserts, séjour des tribus qui vivent de pillage. Il faut donc que le commerçant, outre qu’il est voyageur, soit quelque peu soldat. Ce genre de vie doit développer singulièrement son intelligence. Le désert, le péril, la fatigue, les pays lointains, les mœurs différentes, que de causes d’éducation ! Nous estimons le banquier qui de son cabinet calcule les chances du commerce dans les divers pays de l’Europe, et nous avons raison, car il faut pour cela une grande étendue et une grande justesse d’esprit. Le commerçant oriental fait mieux. Ce que le banquier calcule, le marchand le pratique ; il suit sa marchandise d’un bout à l’autre du monde, et on pourrait dire que ce que la marchandise acquiert de valeur par le transport, le marchand l’acquiert en expérience et en connaissance, traversant tant de mœurs et d’usages différens. Ne nous étonnons pas maintenant que l’arrivée des caravanes soit un évènement et une époque dans les diverses stations où elles s’arrêtent. Elles apportent des marchandises pour satisfaire aux besoins et aux goûts des tribus ; elles apportent des récits et des nouvelles qui plaisent à la curiosité. Tout cela explique l’importance des caravanes en Orient et combien tout ce qui y touche, les routes, les stations, les temps de départ et d’arrivée, les marchandises qu’elles prennent ou qu’elles déposent çà et là, méritent d’être étudiés avec attention. Savoir tout cela, c’est savoir les prises que nous avons sur le pays ; l’ignorer, c’est s’exposer à le choquer, et à le pousser à la guerre sans le vouloir.

Cette longue route qui fait le tour de l’Afrique septentrionale de Maroc à la Mecque, indiquée par Hérodote et par Édrisi le géographe arabe, à deux mille ans de distance, c’est la religion et le commerce qui l’ont ouverte, dans l’antiquité, car l’Égypte, avec la renommée de son culte et de ses arts, attirait les caravanes du fond de l’Afrique septentrionale ; et pour celles qui ne voulaient pas aller jusqu’en Égypte, l’oasis d’Ammon, entre l’Égypte et la Libye, était un lieu de pèlerinage pour les dévots et un rendez-vous pour les marchands. Le temple de Jupiter Ammon était un lieu divin entre tous les lieux divins de l’antiquité, plein d’un mystère qu’il devait à son éloignement, et peut-être à ses liens avec ce monde de l’Afrique centrale, dont les anciens ne connaissaient que l’or et les esclaves noirs, deux choses fort propres à exciter les imaginations ; c’est ce mystère qui valut à Jupiter Ammon la visite d’Alexandre, qui, voulant être plus qu’un homme à une époque où les hommes commençaient à moins croire aux dieux, cherchait à être quelque peu divin à force d’être extraordinaire ; car à certaines époques le goût de l’extraordinaire remplace dans l’esprit de l’homme l’idée de la religion. Après l’Égypte et Jupiter Ammon, la Mecque a continué jusqu’à nos jours d’attirer sur la route que nous étudions le commerce et la dévotion. Seulement nous n’en profitons pas, et la circulation du monde africain s’accomplit presque sous nos yeux, sans nous et contre nous.

Nos mains maladroites ont rompu, dans l’Algérie, les mailles du vaste réseau que les caravanes étendaient à travers le désert depuis les régences barbaresques jusqu’au sein de l’Afrique centrale. Il y a cependant encore quelques fils que nous pouvons renouer, et M. Baude les indique avec soin. Ainsi, par une heureuse rencontre, du pays qui est dans l’Algérie l’entrepôt et la station nécessaire des caravanes, sort tous les ans une population qui vient servir à Alger comme font à Paris les Auvergnats et les Savoyards. D’Aïn Mahdy[19], situé à soixante-quinze lieues sud-est d’Oran et cent lieues sud-sud-ouest d’Alger, sortent les El-Aghrouaths, qui sont portefaix ; de Biscarah, placée entre Constantine et Tuggurth, sortent les Biscris, qui sont bouchers, et entre les Biscris, à l’est, et les El-Aghrouaths, à l’ouest, sont les Mozabites, qui viennent à Alger faire le service des bains. Ces émigrans forment à Alger trois corporations renommées par leur fidélité et leurs habitudes laborieuses : elles entretiennent une correspondance régulière avec les pays dont elles sortent. Elles ont un double intérêt au commerce, puisque d’une part la prospérité d’Alger fait leur fortune, et que de l’autre leurs pays servent de passage et de stations aux caravanes. Par elles, nous avons sur le commerce de l’Afrique un moyen d’action que nous aurions grand tort de négliger.

Mais pour profiter de cette prise qui nous est offerte, il faut, comme Napoléon en Égypte, nous porter pour les protecteurs du commerce et des caravanes. Nous avons deux raisons pour agir ainsi : de cette façon nous ferons du mal à notre ennemi, et nous nous ferons du bien à nous-même. La liberté du commerce en Afrique est contraire à la puissance d’Abd-el-Kader. Le commerce rapproche de nous les Arabes, et les gagne à notre civilisation. De ce côté, le traité de la Tafna avait pour Abd-el-Kader un grand danger ; il stipulait la liberté de commerce entre les Arabes et les Français, et cette clause, si Abd-el-Kader l’eût exécutée, eût ruiné sa puissance. Avec cette liberté, des liens d’intérêt s’établissaient peu à peu entre les Arabes et les Français, et l’influence politique que le commerce exerce en Afrique passait entre nos mains. À ce sujet, il est curieux d’étudier rapidement la conduite d’Abd-el-Kader à cette époque.

Abd-el-Kader, qui sait l’ascendant que le commerce a en Afrique, voulait le concentrer entre ses mains par politique et par cupidité. Pèlerin de la Mecque, il avait vu en Égypte les monopoles de Méhémet-Ali ; comment, à l’aide de ces monopoles, Méhémet-Ali avait une flotte, une armée ; comment en même temps, traitant seul avec les Européens, il empêchait entre les Européens et les Musulmans un rapprochement qui eût pu nuire à sa puissance. Il voulut imiter Méhémet-Ali et créer des monopoles. Mais ces monopoles étaient contraires au traité de la Tafna et nous donnaient un grief contre lui ; de plus, ces monopoles étaient contraires aux intérêts des Arabes, qui, fiers de leur vieille indépendance nomade, n’entendaient pas se laisser dépouiller comme les fellahs de l’Égypte. Abd-el-Kader vit le danger et renonça aux monopoles ; mais du même coup il interdit le commerce avec les Français. Il avait espéré être le seul qui commercerait avec les infidèles, et par là il comptait s’enrichir sans s’affaiblir. Ses calculs étant trompés, et la paix, à l’aide du commerce qui restait libre, grace à l’esprit indépendant des Arabes, la paix détruisant son pouvoir, il courut à la guerre. Cette conduite nous enseigne ce que nous devons faire.

Achmet-Bey, dans la province de Constantine, avait de même défendu aux Arabes, sous peine de mort, de faire avec nous aucun commerce. Le commerce en Afrique est donc notre allié ; seulement il nous faut prendre la peine de connaître les goûts et les usages de cet allié ; il faut l’encourager et le soutenir[20].

Je voudrais, en finissant, indiquer d’une manière précise l’idée générale à laquelle se rattachent les diverses réflexions que je viens de faire sur la population, l’organisation religieuse et le commerce de l’Algérie.

Nous sommes en Afrique : le hasard et la victoire nous y ont conduits ; l’honneur et l’instinct de l’avenir nous y retiennent. Restons-y donc ; mais restons-y aux conditions qui sont naturelles à l’Afrique et à l’Orient. Or, une des conditions de l’Afrique septentrionale, une des lois de sa nature, c’est de communiquer par les caravanes avec l’Afrique intérieure. Quiconque en Afrique n’aura pas le désert pour soi, quelque vide et faible que semble le désert, ne conservera pas long-temps la puissance. Et ce désert, qui garde, pour ainsi dire, un des talismans de l’empire en Afrique, ce désert, n’espérez pas l’avoir par la force : il ne se gagne que par le commerce. Ce commerce, à son tour, a ses lois, ses usages et ses mœurs, qui datent de l’origine des temps. Il ne peut se faire que par certaines tribus, que le désert aime et favorise, parce qu’il les a vues naître et qu’elles sont ses enfans. Le désert, dit un proverbe oriental, dévore ceux qu’il ne connaît pas. N’espérez donc pas non plus changer les habitudes du commerce de l’Afrique septentrionale ; n’espérez pas y substituer l’esprit de l’Occident à l’esprit de l’Orient. Étudiez plutôt et respectez les usages de ce commerce antique et presque sacré ; ayez confiance en lui, et il vous donnera l’empire, car c’est lui qui l’a.

Il est une autre condition, une autre loi de l’Afrique, c’est la religion. L’Orient ne croit pas aux pouvoirs purement séculiers ; il n’a foi ni en leur force ni en leur durée. Appuyez-vous donc sans crainte sur l’église ; empruntez-lui quelque chose de son autorité et servez-vous de cet admirable sentiment de respect qu’ont les Arabes pour le culte même qu’ils ne professent pas, mais qu’ils voient professé avec sincérité.

Enfin il est une dernière condition de l’Afrique septentrionale, une dernière loi de sa destinée, et ce n’est pas la moins curieuse. Sa population a toujours été presque européenne. Cette loi s’accomplit encore aujourd’hui sous nos yeux. Ne cherchons pas à nous y opposer ; consentons de bonne grace à voir se former dans l’Algérie une société cosmopolite, car c’est la seule société qui y ait de l’avenir. Ne nous piquons pas de faire d’Alger une ville purement française ; faisons-en une ville européenne. Que l’Algérie, sous nos auspices, touche par les caravanes à l’Afrique intérieure d’où lui viendra la richesse, par sa population à l’Europe d’où lui viendra l’activité ; et, pour servir de contrepoids moral à la richesse et à l’industrie, qui souvent aussi affaiblissent les sociétés, sachons, en Algérie, honorer et pratiquer publiquement la religion, prenant encore de ce côté leçon de l’Orient et de son pieux génie. En un mot, n’essayons pas de changer, sur la foi de notre sagesse d’hier, les vieilles lois du monde africain, les éternelles conditions de sa destinée, et, pour cela, étudions-les patiemment dans les écrits des anciens et dans les écrits des modernes en les comparant les uns aux autres, surtout quand les écrits des modernes sont des livres pleins de faits curieux et d’idées judicieuses comme l’ouvrage de M. Baude.


Saint-Marc Girardin.
  1. Voyez dans la livraison du 1er  mai l’article intitulé : De la Domination des Carthaginois et des Romains en Afrique, comparée avec la domination française ; dans un travail qui sera publié prochainement, l’auteur traitera de la domination des Vandales et des empereurs de Byzance jusqu’à la conquête de l’Afrique par les Arabes.
  2. Ritter, Géographie de l’Afrique, tom. ier, pag. 884, édit. allem.
  3. Le vieil Atlas régnait, dit-on, dans l’Afrique septentrionale, et il avait pour fils Hespérus, pour femme Hespéris, pour filles les Hespérides, personnages divers qui expriment tous l’idée de l’Occident, car c’est là le sens que les Grecs attachent au nom d’Atlas, et voilà pourquoi ce nom, soit qu’il désigne un personnage mythologique, soit qu’il désigne une montagne, recule et s’enfonce dans l’Occident à mesure que les Grecs apprennent à mieux connaître l’Occident.

    Hérodote, se conformant à la signification géographique que les Grecs donnaient à ce nom d’Atlas, a placé aussi son peuple des Atlantes à vingt jours de marche à l’ouest des Garamantes. Les Atlantes sont, pour Hérodote, le peuple le plus occidental de l’Afrique.

    Ce qui me frappe dans l’histoire fabuleuse d’Atlas, outre sa vocation occidentale, c’est que les principaux traits de cette histoire répondent aux traits généraux de l’histoire de l’Afrique septentrionale. Ainsi, les sept filles d’Atlas, les belles Hespérides, sont enlevées par Busiris, roi d’Espagne selon Diodore, ou tyran d’Agrigente ; et je retrouve ici cette relation entre l’Afrique et l’Espagne, entre l’Afrique et la Sicile, qui est un des caractères de l’histoire de l’Afrique septentrionale. Il y a plus : selon Varron, Phorcys, roi de l’île de Corse, perdit la vie dans une bataille navale contre Atlas. Ainsi se montrent et s’entrevoient déjà, à travers les fables d’Atlas, les expéditions des Carthaginois, des Arabes et de tous les conquérans de l’Afrique, en Espagne, en Sicile, en Corse et en Sardaigne.

  4. J’évalue ces deux mille familles à dix mille individus, en comptant cinq têtes par famille, le père, la mère et trois enfans. Ce n’est pas trop, puisque ce sont surtout des familles d’ouvriers.
  5. Baude, tom. Ier, pag. 73.
  6. Tom. ii, pag. 191.
  7. Tom. II, pag. 260.
  8. Tom. Ier, pag. 45.
  9. Tom. II, pag. 364.
  10. Un grand peintre, M. Horace Vernet, qui a parcouru l’Orient, me disait que, pendant son voyage et depuis son voyage, il lisait sans cesse la Bible. C’est là qu’il retrouve la vie et les attitudes morales de l’Orient. M. Baude, dans ses excursions en Afrique, fut plusieurs fois reçu par des cheicks arabes. Il raconte leur hospitalité, et les versets de la Bible qu’il intercale dans son récit s’y adaptent sans aucun effort.
  11. Walckenaer, pag. 175.
  12. L’astronomie est, pour les tribus africaines qui confinent au grand désert et qui le traversent, une science nécessaire. Aussi dans ces tribus, quand la nuit vient, le plus ancien du village enseigne aux enfans le nom, la position et la marche des étoiles ; il leur dit ce que ses pères lui ont dit, ce qu’ils rediront à leurs fils. Et c’est ainsi que s’enseigne l’astronomie dans le désert ; science utile et sacrée, qui sauve l’homme de la mort et lui fait traverser sans crainte la mer de sable, qui s’enseigne sans instrumens, sans observatoire, sans télescope, sous un ciel toujours pur, qui laisse voir toutes ses constellations. (Pacho, Voyage dans la Marmorique.)
  13. Dans l’antiquité, les esclaves noirs, et surtout les femmes, avaient un grand prix. Ainsi, dans l’Eunuque de Térence, quand un jeune homme veut prouver à sa maîtresse qu’il a satisfait à toutes les fantaisies qu’elle a eues, même aux plus coûteuses : « Tu as désiré, dit-il, une esclave noire ; je t’en ai donné une à tout prix. Tu as voulu avoir un eunuque, parce qu’il n’y a que les reines qui aient des eunuques ; j’en ai acheté un. »

    Nonne, ubi mihi dixti cupere te ex Æthiopia
    Aucillulam, relictis rebus omnibus,
    Quaesivi ? Porro eunuchum dixti velle te,
    Quia solæ utuntur his reginæ : reperi.

  14. Pag. 31-2.
  15. Hérodote, IV, ch. 181 à 185 ; Walckenaer, pag. 378.
  16. id., II, ch. 32.
  17. Walckenaer, 252.
  18. M. Baude, deuxième volume, 66-67, etc.
  19. Le cheik d’Aïn-Mahdy, Tedjini, jadis vassal des Turcs, s’est récemment fait connaître en Europe par ses démêlés avec Abd-el-Kader.
  20. M. Baude cite un exemple curieux du besoin et du goût irrésistible que les tribus arabes ont pour le commerce :

    En 1637, les Turcs d’Alger avaient détruit nos établissemens de la Calle ; ils avaient réduit nos marchands en esclavage et pillé leurs magasins. À la même époque, ils faisaient aussi la guerre aux tribus arabes des environs de Constantine. Ces tribus, ayant dressé une embuscade aux janissaires du dey, parvinrent à les cerner et à les affamer. Les janissaires aimant mieux capituler que de mourir de faim, invoquèrent la médiation d’un marabout très vénéré dans le pays, qui conclut la paix entre les Turcs et les Arabes ; mais les Arabes, qui le croirait ? imposèrent aux Turcs l’obligation de rebâtir le bastion de France, parce que, disait le traité, c’était là que les Arabes allaient vendre et acheter leurs marchandises. Ainsi l’esprit du commerce l’emportait même sur la religion !