L’ALGÉRIE


ET


LE BUDGET.




PREMIÈRE PARTIE.
LES INDIGÈNES.




Une préoccupation générale et fort légitime est celle de réduire les dépenses publiques et de remettre, comme on dit, le budget en équilibre. Or, de toutes nos charges, l’Algérie est celle qui entraîne le plus lourdement la balance. Notre domaine africain nous a coûté à cette heure 1, 100 millions, déduction faite de tous les recouvremens qu’il a été possible d’effectuer. Rien jusqu’à ce jour ne laisse entrevoir un soulagement prochain. Il faut donc s’attendre à des doléances, à des débats passionnés sur ce sujet au sein des assemblées républicaines.

Malheureusement l’Algérie, dont on parle sans cesse, est bien peu connue chez nous. Le public s’en est fait une vague idée par les récits pittoresques et les bulletins de bataille ou par les manifestations intéressées des colons. La réalité des affaires algériennes est lettre close, même pour le plus grand nombre des hommes politiques. Il est impossible d’améliorer la situation financière d’une entreprise sans en connaître les élémens et les ressorts. La plus forte dépense de l’Algérie est occasionnée par l’occupation militaire. Comment osera-t-on la réduire, si l’on ne sait pas par quelle stratégie on est parvenu à subjuguer un peuple réputé indomptable et par quelle discipline on le retient dans le devoir ? Comment s’associer à un projet de colonisation, si l’on n’est pas à même d’apprécier le mécanisme de l’administration européenne, les sacrifices faits en travaux d’utilité publique, l’importance des biens qui composent le domaine de la France, la manière dont s’est constitué la propriété européenne, les systèmes d’exploitation mis à l’essai jusqu’à ce jour, les ressources commerciales du pays et le double mouvement d’affaires établi, d’une part, entre l’Algérie et l’Europe, et, d’autre part, entre les colons et les indigènes ?

Il n’est pas étonnant, au surplus, que ces notions ne soient pas encore vulgarisées. Ordinairement on constitue une administration d’après la connaissance qu’on a d’un pays. En Algérie, au contraire, il a fallu, pour connaître le pays, commencer par établir une administration. Tous les renseignemens que nous possédons aujourd’hui sont, pour ainsi dire, les bulletins des expériences opérées depuis dix-huit ans. La pacification ne date que de deux ans. Le régime administratif recevait, il y a trois moi seulement, la forme qui paraît devoir être définitive. L’heure est donc venue de réunir, dans un tableau d’ensemble, tous les faits qui peuvent éclairer le problème de la colonisation, et nous croyons qu’il est convenable de le faire, à la veille du débat que va susciter sans aucun doute le budget algérien.


I. — PROGRÈS DE LA DOMINATION FRANÇAISE.

Dans la résolution prise, en 1828, de mettre un terme à l’insolence des pirates algériens, il n’y avait aucune arrière-pensée de conquête. La première idée accueillie dans les conseils du gouvernement fut même d’inviter la Porte ottomane à châtier son dangereux vassal. Les moyens d’exécution proposés par le grand-seigneur ayant paru inadmissibles, l’expédition directe fut résolue. Alger, bombardée et enlevée d’assaut, capitula le 5 juillet 1830.

Quels étaient l’étendue, la population, le régime social, les ressources naturelles du pays où on prenait pied ? Voilà ce que le vainqueur ignorait. Quelles étaient les intentions de la France à leur égard ? Les indigènes ne le savaient pas davantage. Il y avait ainsi en présence, d’un côté, une armée victorieuse, sans portée parce qu’elle n’avait pas de but, et, d’un autre côté, une population partagée entre sa stupeur à la vue des chrétiens et la satisfaction d’être affranchie du joug des Turcs. Les grands événemens accomplis en France, peu de jours après la chute d’Alger, laissèrent aux indigènes un temps de répit pendant lequel ils commencèrent à se remuer. La physionomie politique du pays se dessina bientôt aux yeux des conquérans. Si la régence turque était renversée, des chefs puissans restaient debout dans les provinces : les uns, avec le secret espoir de remplacer Hussein-Dey ; les autres, ne songeant qu’à s’affranchir dans leurs commandemens ; les plus timides, appelant l’intervention de l’empereur du Maroc, leur souverain religieux. Au-dessous des ambitions personnelles s’agitaient des races hostiles, des instincts vagabonds et sauvages, dont le déchaînement sur plusieurs points allait produire l’anarchie.

Cette perspective, à la considérer froidement, eût été peu séduisante : elle eût montré à des hommes politiques une complication de difficultés, une période de luttes et de dépenses, sans compensation prochaine ; mais l’opinion publique a parfois des entraînemens si formels, qu’elle ne s’arrête plus aux difficultés du moment. L’opinion de la France se prononça nettement pour la conservation de l’Algérie ; Dieu fasse qu’elle ne se soit pas trompée !

Il fallut donc aviser aux moyens de se maintenir dans la position acquise, en attendant qu’un plan définitif sortît de la connaissance des lieux et des faits. Il semble qu’on a hâte de mettre à l’épreuve les divers systèmes d’établissemens. On s’arrête d’abord à l’idée d’instituer dans chaque province des chefs dévoués à la France. On essaie plus tard d’opposer les Turcs aux Arabes. On cherche une base plus large dans l’organisation des milices indigènes. On passe tour à tour par des phases de conciliation et de développement pacifique, et par des crises de violence et d’intimidation. La lutte entre les chrétiens et les musulmans est trop inégale pour se prolonger ; l’animosité est trop vive entre eux pour qu’une suspension d’armes soit de longue durée. Après plusieurs années de ce régime, notre domination était encore fort restreinte : en réalité, elle ne dépassait pas la portée de nos canons. Au surplus, on faisait peu de chose pour l’étendre. Dans les mouvemens de l’armée, à cette époque, rien n’annonce un plan d’invasion ; quand l’ordre est troublé sur un point, un corps s’élance pour châtier les rebelles, et il rentre au plus vite dans son cantonnement. Si l’on est conduit à prendre possession d’une ville, c’est par une nécessité de la défense, ou pour protéger des groupes qui recherchent notre appui ; c’est ainsi que nous occupons successivement, et, pour ainsi dire, malgré nous, Bone, Oran, Mostaganem, Bougie, Médéah, Constantine, sans parler des places secondaires.

Conserver une situation honorable et réduire des dépenses dont la métropole commençait à s’effrayer, telle était, en 1837, l’idée dominante : au fond de cette idée se cachait le découragement. Aussi accueillit-on sans hésiter l’offre de vassalité que fit l’homme en qui se personnifiait déjà la nationalité arabe. On dit légèrement en France qu’Abd-el-Kader avait été créé par le traité de la Tafna, qui lui accordait sur la plus grande partie de l’Algérie un pouvoir vaguement défini par le nom d’administration. C’est une erreur. Ce personnage était déjà fameux depuis cinq ans ; il avait été, non pas créé, mais développé irrésistiblement, comme tous les hommes supérieurs, par les circonstances. À la chute du gouvernement turc, les haines de tribus à tribus, les rancunes particulières, les passions long-temps comprimées, avaient fait explosion de toutes parts. Après deux années d’une effrayante anarchie dans la province d’Oran, dans un moment de lassitude, il y eut accord pour demander un chef capable d’imposer aux factieux, capable de rétablir la paix et la religion. Trois grandes tribus de l’ouest, représentant la nationalité arabe, satisfirent à ce besoin d’ordre et de repos. Réunies dans la plaine d’Eghris, le 22 novembre 1832, elles proclamèrent sultan le jeune Abd-el-Kader, fils du marabout Méhy-Eddin. Plusieurs prophéties l’annonçaient comme un libérateur, et déjà il s’était distingué dans des combats contre les chrétiens. Elu du peuple, représentant l’aristocratie religieuse, il avait répandu fort au loin sa réputation de sagesse, de justice et d’énergie, quand nos traités vinrent, un peu plus tard, ajouter un nouveau prestige à sa puissance.

Abd-el-Kader sut profiter, en homme de génie, du temps de répit qu’il s’était ménagé par le traité de la Tafna. L’inconsistance était le vice de son armée vagabonde : il y introduit un noyau solide en créant des corps de réguliers, exercés à l’européenne par des déserteurs de la légion étrangère. En regard des anciennes villes comme Médéah, Miliana, Mascara., Tlemsen, qu’il a fortifiées pour couvrir ses frontières, il trace une ligne intérieure de défense par des établissemens qu’il crée à Tekdemt, Thaz, Boghax et Saïda. Ces places, qu’il croit hors de notre portée, deviennent les arsenaux, les magasins du nouvel empire arabe. Par malheur pour lui, le fanatisme de ses nouveaux sujets ne lui laisse pas le temps de consolider son œuvre. Il est obligé de donner prématurément le signal des hostilités. Il interdit, sous des peines terribles, toute transaction avec les infidèles. Avant même que la guerre sainte soit proclamée, une multitude fanatique inonde la Métidja, ne laissant derrière elle que des ruines, des cendres et du sang. Plusieurs de nos colons périssent, tous les établissemens sont anéantis ; de gré ou de force, les tribus indigènes disparaissent ; la plaine, où fleurissaient déjà tant d’espérances, n’est plus qu’une surface effrayante par sa nudité. Dans le Sahel même, plusieurs groupes, glissant entre les plis du terrain, vont répandre la terreur jusque sous les murs d’Alger.

Il n’y avait plus à discuter sur l’attitude à prendre en Algérie. On était attaqué : il fallait combattre, il fallait vaincre. En demandant que des mesures pour fortifier l’armée fussent prises d’urgence et sans attendre le vote législatif, le maréchal Valée eut la franchise de déclarer que la destruction d’Abd-el-Kader n’était pas une œuvre qui pût être accomplie rapidement, et que, dans sa pensée, la campagne qui allait s’ouvrir n’était que le début d’une série d’opérations. Le maréchal prit l’offensive Dès qu’il eut reçu les renforts demandés. Pendant six mois, les engagemens avec les Arabes furent innombrables ; Abd-el-Kader apprit par des leçons de chaque jour que, malgré ses vingt mille cavaliers de goum, malgré les escadrons et les bataillons réguliers qui étaient son orgueil, il ne pourrait jamais tenir en ligne contre nous. Toutes les villes dont la prise avait été résolue furent enlevées. On n’y trouva que des maisons vides, à demi incendiées. De petites garnisons, laissées au milieu de leurs ruines fumantes, derrière quelques épaulemens relevés à la hâte, y arborèrent, y maintinrent le drapeau français, au prix de souffrances et de privations terribles, sans profit appréciable pour notre domination. De beaux faits d’armes qu’il serait juste de rappeler, des épisodes pleins d’intérêt au point de vue militaire, restaient trop souvent improductifs contre une population entièrement soulevée. Le jour ou une bataille rangée avait été gagnée contre l’émir, on apprenait qu’une tribu suspecte de sympathie pour nous avait été égorgée, ou qu’une troupe de cavaliers, poussant une pointe dans le Sahel, avait porté le ravage jusque sous le canon d’Alger. Rien ne peint mieux l’anxiété des esprits que les projets formés à cette époque de s’en tenir à une occupation restreinte, de protéger les travaux agricoles par un obstacle continu. On proposait d’enfermer, par une ligne de fossés et de parapets, un champ assez vaste pour suffire pendant plusieurs années aux besoins de la colonie civile. On a peine à croire aujourd’hui qu’un tel plan ait reçu un commencement d’exécution.

En résumé, après la rude campagne de 1840, nous avions conquis la plupart des villes ; mais, comme les Arabes et les Kabiles n’avaient pas là leurs biens, pas une tribu n’était encore atteinte dans ses intérêts positifs ; la population véritable n’était pas soumise. Abd-el-Kader, toujours vaincu, conservait l’avantage : il pouvait nous provoquer ou nous éviter, appuyé qu’il était sur ses établissemens lointains de Boghar, Thaza, Tekdemt, Saïda. Disposant des Arabes mobiles de la plaine, d’un refuge chez les Kabiles des montagnes, il se trouvait libre d’agir ou d’attendre, et, suivant l’idée qu’ont les Arabes du héros qui doit les affranchir, il était vraiment le maître de l’heure.

Une expérience de dix années avait démontré que la domination française ne peut être affermie qu’à la condition d’être généralisée : on se décida à compléter la conquête. Il était constaté que la stratégie européenne était insuffisante en Afrique. Il y avait urgence d’essayer un nouveau système de guerre contre un ennemi qui tirait sa principale force de son extrême agilité. Le général Bugeaud, qui avait attaché son nom à de beaux faits d’armes, et qui, d’ailleurs, avait émis sur la tactique à suivre en Afrique des idées conformes à celles dont le ministre de la guerre était préoccupé, arriva au gouvernement ; on mit à sa disposition un effectif de 78,000 hommes, avec 13,500 chevaux La guerre d’Afrique prit dès-lors une physionomie nouvelle. Une digression est indispensable pour faire comprendre les innovations qui ont enfin mis nos adversaires hors de combat.

Pendant la première période de la guerre d’Afrique, toutes les expéditions partaient d’Alger : elles étaient faites par des corps d’armée de 6 à 10,000 hommes ; leur durée était circonscrite dans deux époques de l’année, le printemps et l’automne, afin d’éviter les pluies et les chaleurs. Qu’on ne s’étonne pas de cette circonspection ; une si rude guerre exige un apprentissage que nos soldats n’avaient pas encore fait : ils ne savaient pas, comme aujourd’hui, ménager leurs vivres, leur eau, se créer des abris, découvrir des silos, des sources ; ils s’abandonnaient quelquefois à une nostalgie dont on ne trouve plus aucune trace. Par ces motifs, on n’osait les mettre en mouvement qu’aux époques les plus favorables de l’année, dont l’une pouvait comporter six semaines et l’autre environ deux mois. Quant à l’effectif considérable des colonnes, on le croyait indispensable pour faire face à un ennemi dont on ne connaissait jamais ni les ressources ni les intentions, qui, invisible par moment, se déployait tout à coup sur une vaste échelle, au point de mettre parfois en ligne jusqu’à 10,000 cavaliers. La colonne française, alourdie par un convoi proportionné à sa force, ne pouvait suivre qu’une seule route ouverte d’avance par le génie, ou des sentiers arabes qu’il fallait de momens en momens améliorer par des travaux ; les étapes devenaient forcément très courtes ; à peine atteignaient-elles quatre ou cinq lieues en plaine, deux ou trois lieues en pays, de montagne ; aussi l’on mettait habituellement trois jours pour se rendre à Blidah, de cette ville trois autres pour arriver à Médéah, et cinq jours pour Miliana. Étant évalué à 1,500 le nombre moyen de bouches renfermées dans la première place, et à 1,000 celui de la seconde, le seul entretien de ces faibles garnisons pendant une année exigeait le transfert de 365,000 rations d’une part et 547,000 rations de l’autre, sans compter les déchets et les accessoires. Il fallait donc organiser des convois de 2,000 bêtes de somme et les conduire quatre fois à Médéah, quatre fois à Miliana, rien que pour assurer leur subsistance d’une année. Avec le déchargement des convois et le repos nécessaire donné aux troupes de la colonne mobile, la première opération embrassait au moins dix jours, et la seconde quinze jours ; en multipliant par le nombre 4 la durée de ces ravitaillemens, on trouve qu’ils absorbent un temps égal aux six semaines de printemps et aux deux mois d’automne qui constituaient alors toute l’époque des expéditions.

On voit, par ce qui précède, à quel point le service administratif devait influer sur les opérations militaires. La révolution introduite dans le système des approvisionnemens par le maréchal Bugeaud a permis de transformer les corps nombreux et pesans de l’ancienne armée algérienne en colonnes actives. Cette innovation a décidé la conquête du pays. Aujourd’hui une colonne d’environ 3,000 hommes renferme quatre ou cinq bataillons d’infanterie, un ou deux escadrons, suivant qu’on doit agir en montagne ou en plaine, une section d’artillerie, une section d’ambulance, un convoi d’administration, le bagage des corps, un troupeau, enfin habituellement un goum, c’est-à-dire une troupe de cavaliers arabes à la tête de laquelle un de nos khalifa ou agha vient aider nos opérations, faire le service des reconnaissances, nous renseigner sur le pays. Au moment du départ, la troupe reçoit six jours de vivres et les porte sur elle ; 250 mulets suffisent donc pour assurer la subsistance pendant dix jours : voilà la colonne alimentée pour une quinzaine, se suffisant à elle-même, et, par suite, jouissant d’une entière liberté d’allure. 150 mulets pour le reste des accessoires c’est beaucoup : ainsi, les impedimenta d’une colonne de 3,000 hommes exigeront au plus 400 bêtes de somme, pourvu qu’elles soient en bonne condition de marche, et plutôt en état de dépasser le fantassin que de le ralentir. Le troupeau seul, composé des bestiaux dont on doit se nourrir pendant l’expédition, retarde quelquefois ; mais l’arrière-garde et son escorte spéciale en souffrent seules. L’ordre de marche habituel est celui-ci : un bataillon à l’avant-garde, l’artillerie et la réserve ; l’ambulance, le convoi de vivres, les bagages, l’infanterie, les escadrons en tête ou sur les flancs de la colonne, ou prenant place dans son intérieur, suivant l’état des lieux ou de la guerre.

Faut-il passer sous des positions inquiétantes ? quelques compagnies y ont détachées, les occupent, et, quand tout le monde a défilé, se replient sur les derrières. L’ennemi paraît-il en force ? on arrête, le convoi se masse ; les compagnies posent leurs sacs à terre, les laissent sous la garde des hommes moins valides, ou, à défaut, d’un peloton commandé ; au signal de leurs chefs, elles s’élancent au pas de course, abordent et enlèvent les positions sans avoir tiré quelquefois un coup de fusil : l’armée passe. S’agit-il de camper ? l’infanterie forme un grand carré, ses faisceaux à l’extérieur, ses grand’gardes en observation sur les points avancés, ses feux en arrière. En un instant, les sacs de campement sont dépaquetés, agrafés, tendus avec des bâtons coupés en chemin, à défaut, avec des baguettes de fusils. Ainsi se dresse, après la ligne des faisceaux, une rangée de tentes basses où l’on ne peut entrer qu’en se glissant, où les soldats sont très bien garantis pendant leur sommeil de la rosée ou de la pluie. Une tente formée par la réunion de deux sacs de campement abrite deux hommes. Pendant ce temps, l’état-major, l’artillerie, la cavalerie, le convoi, prennent dans l’intérieur du carré leur place habituelle. Un nouveau genre d’activité se développe. Les corvées s’organisent pour recevoir les distributions ordinaires et pour aller chercher l’eau, le bois et le fourrage. Les feux brillent ; la soupe ou le café se préparent ; l’heure du repos est arrivée ; le bivouac est assis.

La prévoyance de l’administration est merveilleusement secondée en temps de guerre, par l’industrie du soldat. La surexcitation de la lutte développe en lui une puissance, une lucidité d’instinct presque surnaturelles. Qu’après les fatigues d’une longue marche une colonne arrive au lieu de repos, les rangs sont rompus, la troupe s’éparpille. On voit alors les hommes se répandre dans la campagne, s’orienter, sonder l’espace, et s’accroupir, de temps en temps, pour saisir, dans une direction opposée aux rayons lumineux, des indices à eux connus : ce sont certains reflets, certains aspects de la végétation, nuances subtiles que la froide analyse ne pourrait peut-être pas caractériser, mais que le soldat apprécie par habitude et par instinct. Dès que le symptôme est signalé sur un point, on court, on frappe la terre avec les baguettes de fusil ou les bâtons de voyage ; si un bruit sourd indique une cavité, un cri de joie éclate : c’est un silos ! Eh peu d’instans, le grain, changeant de forme en passant de mains en mains, est réduit en farine au moyen de moulins portatifs, pétri avec du levain qu’on a toujours soin d’emporter, cuit dans des fours improvisés ou, plus simplement, sur des charbons, au moyen des gamelles, si bien qu’au repas suivant, on remplace joyeusement le biscuit par du pain frais.

Une colonne alerte et légère comme celle qui est décrite ici fait aisément six à sept lieues par jour, et, dans ce cas, elle opère une grande halte au moment de la plus forte chaleur pour prendre le café. Si l’étape est plus courte, en partant à quatre ou cinq heures du matin, on arrive au bivouac avant midi ; alors de petites haltes d’heure en heure suffisent pendant la route. Faut-il redoubler de vitesse, donner la chasse à des émigrations ou voler au secours d’alliés en péril ? les goums, la cavalerie, sont lancés en avant ; deux ou trois bataillons les appuient au pas de course ; les impedimenta suivent de loin sous bonne escorte. Ces trois fractions arrivent tour à tour au lieu du rendez-vous, les premières après avoir joint l’ennemi, la dernière à la nuit tombante, et l’on a franchi de la sorte une douzaine de lieues dans un jour. Enfin, dans des cas tout-à-fait exceptionnels, on a formé des colonnes de cavalerie et d’un ou de deux bataillons montés sur des mulets, avec une ou deux colonnes de ravitaillement qui opéraient sur leurs derrières. C’est le maximum de vitesse possible dans un pays où la nature du terrain et les conditions politiques ne permettent pas de négliger la solidité militaire inhérente à l’arme de l’infanterie.

L’introduction du nouveau système fut signalée, dès l’arrivée du général Bugeaud, par la suppression de plusieurs postes, afin d’accroître les forces actives. Nos troupes franchirent alors pour la première fois le Chelif, balayant devant elles la cavalerie de l’émir, et pesant tour à tour sur les tribus les plus riches. Tekdemt et Mascara tombent en notre pouvoir après quelques combats qui mettent en présence Abd-el-Kader et le nouveau gouverneur. Un avantage marqué obtenu par le général Bugeaud près d’El-Bordj, d’habiles manœuvres exécutées dans la province de Titeri par le général Baraguay-d’Hilliers, élargissent vers le sud le théâtre de la guerre. Saïda, Boghar, Thaza, Sebdou, sont successivement attaqués par nous et abandonnés par l’émir ; on y trouve d’assez belles constructions : une forteresse, un hôpital, une manutention, des magasins et des ateliers divers, embrassant depuis la confection des équipemens jusqu’à la fabrique des armes et la fonte des projectiles. Tout est détruit de fond en comble. La puissance de notre ennemi est frappée dans ses bases.

Par suite de ces mouvemens, une tâche de première importance échut au général de Lamoricière : inutile d’ajouter qu’il y déploya cette activité énergique et tenace qui est loyalement appréciée dans les rangs de l’armée. Nommé, vers la fin de 1841, au commandement de la province de l’ouest, il s’établit à Mascara, avec mission d’y mettre à l’épreuve-le nouveau système d’occupation. Au lieu de partir de l’idée étroite du ravitaillement, qui eût conduit à immobiliser encore sur ce point une faible et impuissante garnison, il s’appuya sur ce principe, qu’un corps considérable saurait toujours trouver des ressources au dehors, et vivrait en partie sur le pays. Son effectif, de quatre mille hommes d’élite, lui ayant assuré la domination de la plaine, il en eut bientôt enlevé les céréales, vidé les silos, récolté les légumes et les fruits. Ces provisions accessoires, jointes à celles de plusieurs convois réguliers, assuraient la subsistance du corps d’armée pour un temps assez considérable.

La colonne de Mascara venait de prouver que quatre mille hommes constituent une force capable d’agir isolément, apte à vivre, à se mouvoir, à se ravitailler autour d’une base d’opérations donnée : il était tout simple de renouveler cet exemple à Tlemsen, ne fût-ce que pour protéger nos nouveaux sujets. Cette extension du principe acheva, en effet, d’en démontrer l’excellence. La distance des deux places étant moindre que la somme des rayons d’action de leurs colonnes, celles-ci purent se donner la main, concerter des mouvemens, et, pour peu qu’il y eût à Mostaganem et à Oran quelques forces mobiles, toute la région comprise entre ces quatre points se trouvait comme enveloppée dans un carré de baïonnettes ; l’ennemi qui aurait osé y pénétrer eût été rejeté d’une colonne sur l’autre, sans espoir de retraite. Les Arabes perdaient ainsi les avantages de leur mobilité.

Il devenait évident qu’en prolongeant sur toute l’Algérie deux lignes de places, la première sur la cote, la seconde à une distance moyenne de vingt lieues dans l’intérieur, on dominerait complètement le pays. La zone intermédiaire serait maîtrisée par la surveillance et la menace du châtiment ; les populations méridionales seraient enchaînées par cette loi de leur existence qui les asservit au dominateur du Tell. On entreprit de généraliser ce plan par l’augmentation d’effectif que reçurent Médéah et Miliana, plus tard par la création d’Orléansville et enfin par celle d’Aumale. Tous ces points devinrent des chefs-lieux de subdivisions, des centres d’action de colonnes mobiles ; ils produisirent dans leur cercle topographique les mêmes effets qu’on avait obtenus à Mascara et à Tlemsen.

L’énergie guerrière de l’ennemi étant ainsi paralysée, sa résistance sur le champ de bataille ayant perdu presque toutes chances de succès, il restait à frapper les populations arabes dans leur moral et dans leurs intérêts matériels. Plusieurs corps d’armée sont mis à la fois en mouvement ; ils tiennent la campagne pendant vingt mois, croisant leurs marches, poussant des pointes rapides sur les groupes menaçans. La politique venant en aide à la force, on empêche les coalitions de tribus en créant à chacune des dangers personnels, des intérêts inconciliables. Ces combinaisons produisent pour un moment des effets merveilleux. Des soldats, des marchands isolés ou par petits groupes, commencent à circuler entre nos différentes places. La sécurité paraît s’établir sous la surveillance des populations, rendues responsables des délits commis sur leur territoire.

Toutefois l’émir n’était pas homme à contempler froidement, à accepter comme un fait accompli la ruine de son empire ; il méditait d’en recueillir les débris et de le reconstituer sous une nouvelle forme. Cette forme était celle du génie arabe proprement dit, l’existence nomade. Ainsi, dans le duel entre le génie français et l’instinct arabe, l’homme civilisé se perfectionne sans cesse et s’élève à force d’art au-dessus des obstacles ; le barbare, sans cesse déçu dans ses incomplètes tentatives de progrès, retourne aux conditions de la vie primitive. Désormais Abd-el-Kader aura pour capitale une ville de tentes, la zmala ; pour sujets, des tribus enlevées de force ou volontairement fugitives ; pour ressources, les grands troupeaux de cette multitude errante ; pour moyen de gouvernement, l’activité de ses cavaliers pillards et la menace de ses vengeances.

Nos troupes sont à peine rentrées dans leurs quartiers d’hiver, après vingt mois de fatigues, qu’Abd-el-Kader tombe comme la foudre au milieu de l’Ouarsenis, encore ému de notre invasion récente. Plusieurs des chefs nommés par nous sont massacrés ou mutilés. L’effroi gaffe nos partisans ; ceux de l’ennemi lèvent la tête. De proche en proche éclate une insurrection formidable, qui ne s’arrête qu’aux murs de Cherchel et de Miliana. Il faut que nos colonnes reprennent l’offensive. Trois mois d’opérations incessantes, pénibles, obstinées, nous rendent les anciennes soumissions et un assez grand nombre de nouvelles.

L’émir, lâchant pied devant nous, s’était retiré dans la région des hauts plateaux, où l’Ouarsenis le protégeait comme une immense barrière, et d’où il agissait à la fois par les deux extrémités de sa base contre nos subdivisions de Médéah et de Mascara. Il était difficile de l’atteindre à une si grande distance ; il était impossible de l’y laisser en repos. Dès-lors on dut se mettre en mesure d’occuper les plateaux supérieurs. Cette nécessité de suivre au loin un peuple qui se dérobe, d’occuper tous les points dominateurs, de verser sans fin des légions et des trésors sur un champ qui s’élargit sans cesse, est la fatalité de ce genre de guerre ; c’est l’expiation des peuples conquérans. L’Angleterre en a fait la ruineuse expérience dans l’Inde ; aujourd’hui même de nouvelles attaques la condamnent à élargir, encore la base déjà exagérée de sa puissance. En Algérie, du moins, la force d’expansion qui nous est nécessaire pouvait être calculée. La logique de la stratégie nous avait amenés du littoral dans les plaines, des plaines sur les montagnes ; elle allait enfin nous conduire à la lisière du Tell, mais ce devait être le dernier pas en avant. L’étude politique et topographique du pays nous avait appris qu’il serait inutile d’aller plus loin, parce que la possession des céréales du Tell placerait sous notre dépendance absolue les peuplades sahariennes. Les postes avancés de Boghar, Teniet-el-Ahd, Tiaret, Saïda, Daïa et Sebdou furent fondés. Ils eurent pour effet d’asseoir solidement notre domination dans la région la plus belliqueuse, d’y assurer notre surveillance armée jusqu’aux confins du petit désert.

De si larges combinaisons devaient faciliter des fait d’armes également glorieux pour les généraux qui conçurent et pour les troupes qui exécutèrent, il est juste de rappeler une vigoureuse expédition conduite par le général Tempoure, qui eut pour résultat la destruction de 800 guerriers d’élite et la mort de Sidi-Embarek le plus habile lieutenant d’Abdel Kader celui de tous nos ennemis qui répondait le mieux à l’idée que nous nous faisons d’un homme de guerre. On sentira également l’importance d’un coup de main, audacieux jusqu’à la témérité, mais qui eut l’excuse du succès. Après avoir franchi plus de quinze heures dans une marche de nuit, le duc d’Aumale surprend, à la tête de 500 cavaliers la zmala, où les Arabes sont réunies en nombre dix fois plus grand. L’émir perd en quelques momens 300 soldats qui tombent sur la place, 4 drapeaux, 1 canon, presque tout son matériel de guerre, presque toutes ses richesses ; il perd 4,000 de ses partisans qui sont emmenés prisonniers ; il perd surtout le prestige qui fait sa force. Cette action d’éclat le réduit, aux yeux des siens, à l’état de partisan traqué ; elle voue à la désolation les familles associées à sa fortune.

Abd-el-Kader n’avait pas été sans pressentir que l’espace et les populations finiraient par lui manquer en Algérie. Cet homme, fécond en ressources, avait pris des mesures, pour puiser au besoin dans le Maroc. Un embrasement de ce côté était plus dangereux pour nous que le foyer qu’on venait d’éteindre. L’état religieux de l’Algérie et les liens de toute espèce qui l’unissent aux deux régences limitrophes ne permettent pas à un gouvernement chrétien l’espoir d’y dominer en paix, s’il n’entretient de bonnes relations, et même s’il n’exerce une haute influence dans les cours de Tunis et du Maroc. L’écueil est principalement du côté de ce dernier état : la suprématie traditionnelle, l’indépendance religieuse et politique de son chef, joints à l’affaiblissement de son autorité réelle, la brutalité des populations, la multitude et la ferveur de ces sociétés religieuses qui obéissent à l’impulsion d’un supérieur fanatique, le prestige que l’émir sait conserver même dans le revers, tout semblait réuni, dans la question du Maroc, pour préparer des difficultés sérieuses à la politique française.

Sans craindre la guerre, la France désirait l’éviter. Provoqués depuis long-temps par l’effervescence que les prédications d’Abd-el-Kader avaient produite dans le Riff, nos généraux se contentaient d’affermir leurs points d’appui dans la prévision d’une lutte sérieuse. Notre modération. Ne pouvant préserver le Maroc des désastres où l’entraînait son fanatisme aveugle, on eut enfin recours à la force. Tanger et Mogador furent bombardés ; en même temps, la grande et tumultueuse armée réunie autour du fils de l’empereur pour la guerre sainte était entièrement dispersée sur les rives de l’Isly. Ce n’est pas le lieu d’insister sur ces beaux faits d’armes ; il est à noter seulement que la tactique déjà si variée de notre armée de terre s’est enrichie à Isly d’un nouvel ordre de combat, le carré des carrés.

Tombé sans énergie et sans ressources au milieu d’une population dont la fidélité était douteuse, Abd-er-Rahman sentit qu’il ne pouvait se relever qu’en s’appuyant sur ceux qu’il avait provoqués. La France avait ses raisons pour désirer la paix. Des sacrifices onéreux et humilians pour le Maroc auraient pu déterminer la chute de l’empereur, il en fût résulté, pour les dominateurs de l’Algérie ; une situation inquiétante, un accroissement de dépenses hors de proportion avec la contribution de guerre qu’un vainqueur imprévoyant aurait demandée, peut-être sans l’obtenir. Le principal bénéfice de la victoire n’était-ce pas la sécurité sur les frontières qui avaient été jusqu’à ce jour un champ de bataille ? On s’en tint donc à exiger d’Abd-er-Rahman une reconnaissance formelle des droits que nous a donnés la conquête, et dans ses propres états une police vigilante et conforme nos intérêts. On convint en outre de fixer la délimitation des frontières entre les possessions françaises et celles du Maroc, en prenant pour règle l’état des choses mutuellement accepté sous la domination des Turcs.

Cette dernière convention n’était pas sans portée pour la France. À chaque pas fait vers le sud, on appréciait de plus en plus l’importance commerciale de la région saharienne. Au centre d’une oasis s’élève ordinairement un ksar, c’est-à-dire un village fortifié, qui est un foyer d’industrie très actif et, par conséquent, un dépôt de richesses. C’est dans ces ksars qu’une population sédentaire fabrique les tissus de laine, les cuirs maroquinés, la sellerie, les armes, la poudre, les aromes, qui sont échangés contre les grains nécessaires à la subsistance des tribus nomades. Entre les Marocains et les Turcs, qui se disputaient depuis long-temps les droits de la souveraineté, les ksars du désert d’Oran s’étaient accoutumés à une sorte d’indépendance : leurs sympathies étaient pour le Maroc, où résident leurs chefs religieux, et ils avaient dirigé vers l’ouest le courant de leurs échanges, au préjudice du Tell algérien. Le général de La Rue fut appelé à négocier le traité de délimitation qui devait établir les droits respectifs des deux états. Par ses soins, la ligne qui sépare l’Algérie du Maroc fut prolongée nettement jusqu’à l’extrémité du désert habitable. On désigna les tribus nomades dépendantes de chacun des deux états, et, sur neuf ksars du Sahara d’Oran, sept furent attribués à la France. Ce résultat était d’autant plus important, que non-seulement le territoire, mais des sujets musulmans se trouvaient ainsi faire l’objet d’un partage entre un empereur du Maroc et un prince chrétien.

Après la ruine des projets d’Abd-el-Kader et le châtiment du Maroc, la guerre, qu’on croyait éteinte, se rallume avec un caractère nouveau. Ce n’est plus une combinaison émanée du chef politique, c’est une explosion instinctive et soudaine, un réveil fiévreux de passions populaires. La scène qu’Abd-el-Kader laissait vide allait se remplir d’illuminés sauvages. Un des principaux alimens du fanatisme arabe consiste en prophéties plus ou moins poétiques, généralement attribuées à des marabouts de grand renom, et propres à flatter les passions populaires. Les plus accréditées depuis seize ans sont naturellement celles qui annoncent l’expulsion des infidèles, en prédisent l’époque, donnent le signalement du libérateur en exaltant les merveilles de son règne. Un jeune homme d’une rare énergie, originaire du bas Chelif, se présente comme le héros annoncé par toutes ces légendes. Sa parole enthousiaste et des miracles apocryphes le placent à la tête d’une petite bande ; des succès en font un grand chef. Bientôt tout le Dahra, tout l’Ouarsenis, s’agitent à sa voix ; la plaine de Chelif est en feu : sur vingt points de l’Agérie, se dressent des agitateurs qui prennent tous, comme leur modèle, le nom de Mohammed-Ben-Abd-Allah et le surnom de Bou-Haza.

Abd-el-Kader reparaît pour exploiter la crise : l’homme politique et aventurier, entre lesquels il n’existe qu’un échange de haine et de mépris, s’unissent et concertent un soulèvement général et simultané dans l’ouest. Il faut de nouveau combattre partout et contre tous. Quelques-uns de nos détachemens sont surpris et accablés par des forces supérieures ; c’en est assez pour pousser jusqu’à l’exaltation frénétique l’orgueilleuse confiance des révoltés. Peu à peu, le chaos sanglant se débrouille : les plans se dessinent de part et d’autre. On entrevoit qu’Abd-el-Kader, désespérant de régner sur le sol algérien, veut du moins nous ravir nos sujets. Ses lieutenans et lui-même sillonnent le pays avec des bandes de cavaliers, chassant devant eux les tribus, les poussant à l’émigration laissant, pour traces de leur passage, la ruine et l’incendie. Deux grandes tribus, les Hachem et les Beni-Amer, d’autres fractions moins importantes, disparaissent ainsi pour toujours du territoire algérien.

Le retour précipité du maréchal, imprimant aux opérations plus d’ensemble et d’activité, a bientôt coupé court aux progrès de l’insurrection, Abd-el-Kader est obligé de renoncer à son dessein ; mais il n’est pas pour cela à bout de ressources. Son grand secret est de frapper les esprits : il sait qu’avec les Arabes, les effets apparens ont la portée d’un succès réel. Battu et poursuivi, il prend une de ces résolutions désespérées qui ont chance de réussite par l’excès de leur témérité : il imagine de percer à travers nos postes jusqu’à la Metidja et d’épouvanter le Sahel d’Alger, afin de pouvoir dire aux siens qu’il nous a ramenés aux plus mauvais jours de 1840. La plaine de la Metidja n’est accessible que par deux points, à l’est et à l’ouest, dans l’abaissement des montagnes qui l’encadrent. L’émir essaie la route de l’ouest : il la trouve barrée. S’élançant aussitôt vers le sud, il tourne, par les plateaux supérieurs, le grand massif de l’Ouarsenis, se flattant d’envahir la Metidja par l’est, après avoir échoué dans la direction opposée. Il entraîne dans sa course les peuplades les plus belliqueuses, bouleverse celles qui hésitent, prépare, par ses affidés, un soulèvement dans la Kabilie. Un mouvement si excentrique, exécuté à tire d’aile, cause d’abord parmi nos généraux quelque indécision. Le maréchal appuie instinctivement vers la province centrale ; il apprend tout à coup qu’Abd-el-Kader a débuté par une razzia considérable sur les Isser, mais que, ses bandes s’étant oubliées dans le pillage, le général Gentil a pu les surprendre et leur faire subir un grand désastre. Soudain les ordres volent ; toutes les troupes, échelonnées jusqu’aux limites du désert, pèsent en même temps sur les populations suspectes pour empêcher l’émir d’y prendre un nouveau point d’appui. Poursuivi et atteint plusieurs fois, notre ennemi voit s’évanouir les derniers débris de sa troupe. Il échappe péniblement, suivi de quatorze cavaliers, ne devant son salut qu’à la vitesse de son cheval.

Sans être agressive, la grande Kabilie était dangereuse : on avait dans toutes les guerres précédentes la chaîne des tribus insurgées se rattacher à elle comme un massif inébranlable. La soumission volontaire des principaux chefs venait de nous ouvrir une voie pacifique jusqu’aux sommets du Jurjura : ces actes spontanés devaient influencer au plus haut point les riches tribus centrales, qui restaient seules à réduire. On ne pouvait guère différer cette dernière conquête, à moins de la refuser tout-à-fait. Deux corps d’armée d’environ huit mille hommes accomplirent en un mois cette grande opération et sans pertes sensibles. Deux engagemens couronnés par le brillant combat d’Azrou apprirent aux montagnards que toute résistance était vaine. Aussi, le 25 mai 1847, notre camp sous les murs de Bougie fut-il témoin d’une cérémonie d’investiture générale à laquelle ne manquait presque aucune tribu considérable de la grande Kabilie. De nouvelles soumissions ont été recueillies récemment. Les premiers paiemens de l’impôt ont été acquittés. Une contrée riche et industrieuse offre à notre armée des communications que les Turcs n’ont jamais su ouvrir, et à notre commerce des ressources imprévues.

Un calme à peine interrompu par des mouvemens sans portée a régné sur l’Algérie depuis cette époque. Notre conquête semble même avoir reçu sa sanction définitive. Abd-el-Kader, poussé à une lutte inégale contre l’empereur de Maroc, écrasé, plutôt que vaincu, sous la pression d’une masse irrésistible, s’est incliné sous la domination française, en remettant ses armes entre les mains du général de Lamoricière. Après la soumission d’un tel ennemi, une guerre sérieuse contre les indigènes semble impossible. La noblesse d’origine, le prestige de la sainteté, de la bravoure, de l’éloquence, l’énergie grave et contenue, l’intelligence du progrès européen unie aux instincts de sa propre race, toutes les qualités qui peuvent passionner des Arabes, Abd-el-Kader les réunissait. Toujours et partout, les hommes de cette supériorité sont exceptionnels ; mais, dût-il sortir du sein des tribus arabes un autre homme d’égale valeur, il ne serait pas redoutable au même point. Quel que soit le génie d’un chef, il lui faut du temps, il lui faut des occasions pour apprendre son nom à la foule. La popularité d’Abd-el-Kader est un héritage de famille, accru par un labeur de quinze années. Son pouvoir date d’une époque où la France n’était pas encore en mesure d’y faire contre-poids. Qu’un nouveau libérateur se relève aujourd’hui : comprimé aussitôt par nos ressorts stratégiques, il sera anéanti avant d’avoir propagé son influence. Voilà pourquoi la ruine d’Abd-el-Kader a été saluée, à juste titre, comme le gage d’une pacification durable.

L’impression qui reste de tous les détails qui précédent, c’est que nos possessions algériennes sont désormais à l’abri d’un péril sérieux, du moins de la part des Arabes. Un effectif, trop considérable peut-être (il est encore de 75,000 hommes), soutenu par 6,000 hommes de troupes indigènes et par 15,000 colons organisés en milices, est disséminé dans cinquante-trois villes ou villages plus ou moins fortifiés. Toute la surface du sol habitable se trouve ainsi couverte d’un réseau de postes espacés d’une vingtaine de lieues au plus. Ces postes sont autant de centres d’approvisionnemens, de sorte que chaque colonne mobile, tirant ses subsistances du point dont ses évolutions la rapprochent le plus, et n’éprouvant jamais de difficultés sérieuses à se ravitailler, acquiert une indépendance de mouvemens qui décident de sa supériorité. D’autres gages de sécurité, plus précieux encore, se trouvent dans les traditions de l’armée d’Afrique. Grace à l’instinct remarquable du soldat français, à l’esprit progressif, au profond sentiment militaire des officiers de tous grades, il s’est formé là comme une école pratique, où chacun apporte, non pas seulement la solidité du devoir, mais l’entraînement de la conviction. Ainsi s’est établie, depuis les premiers jusqu’aux derniers rangs, une confiance réciproque qui promet la victoire et suffit presque à l’assurer. Grande par sa force, cette armée ne l’est pas moins par son humanité. On va voir qu’appelée spécialement au gouvernement des indigènes, elle n’inspire déjà plus ni ressentiment ni haine à ceux qu’elle a tant de fois vaincus et qu’elle retient subjugués.


II. — GOUVERNEMENT DES INDIGÈNES.

Les sujets algériens de la France se classent naturellement en deux catégories : 1° les indigènes établis dans les villes ou districts occupés par nous, recherchant, pour ainsi dire, le bénéfice de la loi française et associés plus ou moins aux intérêts européens ; 2° la population rurale, c’est-à-dire les nombreuses tribus disséminées sur une surface égale aux deux tiers du sol français, races diverses, subissant avec plus ou moins de résignation la conquête française, mais restées jusqu’ici en dehors du mouvement civilisateur.

La qualification de kadar ou citadin s’applique particulièrement aux Maures, aux Juifs, aux nègres. Les Kabiles et les Arabes ne font séjour dans les villes que passagèrement, lorsqu’un intérêt les y retient. Il est difficile d’apporter au recensement de la population indigène toute l’exactitude désirable. Il y a une dizaine d’années, on évaluait vaguement à 55,000 ames le nombre des hadar en résidence dans les dix huit villes ou districts dominés alors par les armées françaises. Ces mêmes localités renferment aujourd’hui au moins 76,000 habitans de race africaine ; de plus, on a conquis ou créé, depuis cette époque, treize villes ou centres de population qui réunissent environ 12,000 musulmans, ce qui porte à 88,000 le nombre des indigènes domiciliés actuellement dans les villes, engagés dans nos affaires et faisant à leur insu l’apprentissage de notre civilisation.

Il serait fort intéressant de constater avec exactitude comment s’opère cet accroissement de la population indigène ; mais les mœurs musulmanes rendent une telle vérification très difficile. Il a fallu jusqu’à ce jour s’en tenir à des déclarations irrégulières et incomplètes, surtout en ce qui concerne les naissances : ainsi s’explique une invraisemblance qu’on remarque entre l’augmentation du nombre des indigènes dans les villes et l’infériorité du nombre des naissances comparativement à celui des décès. Suivant les tableaux de l’état civil, il y aurait eu en 1844, dans les familles musulmanes, 645 naissances pour 2,190 décès, et l’année suivante, 676 naissances pour 2,383 décès. Il est hors de doute que les musulmans, par sentiment de jalousie instinctive, s’appliquent à dissimuler la naissance de leurs enfans. Dans la race juive, où les mêmes préjugés sont moins puissans, les naissances déclarées sont en nombre bien supérieur aux actes de décès. Toutefois, les femmes étant beaucoup moins nombreuses que les hommes parmi les Africains comme parmi les colons européens, il faut reconnaître que la reproduction est insuffisante pour compenser les effets de la mortalité, et que l’accroissement de la population indigène, dans nos villes, résulte d’une attraction opérée par nous sur les hommes des tribus rurales.

C’est là un heureux symptôme dont la signification est d’autant plus favorable, que, depuis la conquête, les prix des alimens et des objets de consommation les plus nécessaires se sont élevés, en moyenne, au quintuple. Avant 1830, on pouvait acheter à Alger un bœuf pour 18 à 20 fr., un mouton pour 2 fr. 50 cent., un cent d’oeufs pour 1 fr. 20 cent., une pièce de volaille pour 50 cent, au plus. Cent oranges coûtaient 1 fr. La mesure de blé en usage dans le pays équivalait au taux de 6 francs l’hectolitre. Les prix baissaient encore, dans les villes secondaires, proportionnellement à leur éloignement et à leur importance. Aujourd’hui, la valeur des objets de consommation suit en général le niveau des marché européens. Cet enchérissement de toutes choses est la résultante de deux causes agissant en sens contraire : d’une part, les besoins de la population nouvellement introduite, besoins disproportionnés avec les ressources locales, et, d’autre part, la diffusion des richesses monétaires apportées dans le pays par les Européens. La perturbation jetée ainsi dans les habitudes de la vie matérielle est un fait favorable au principe de la conquête. Pour les fanatiques auxquels répugne tout contact avec les infidèles, l’équilibre entre les revenus et la dépense a été rompu, ils ont dû fuir le séjour des villes ; mais les hommes actifs et industrieux, en nombre beaucoup plus grand, ont été attirés par les chances avantageuses que leur offraient les besoins des conquêtes et le mouvement de la vie européenne : ils ont trouvé dans les profits d’un petit commerce ou dans des salaires élevés un dédommagement au surcroît de dépense que la civilisation leur impose : Ainsi, un simple phénomène économique, l’enchérissement des marchandises par l’effet d’une circulation plus abondante, deviendra de plus en plus un moyen de domination. Il appauvrira ceux qui nous sont hostiles, il enrichira ceux qui viennent a nous. Déjà plus de 5,000 indigènes sont voués à des industries qui les assujétissent à la patente.

Les Africains domiciliés dans les villes devenues françaises ne sont pas les seuls qui soient liés d’intérêts avec nous. Un grand nombre d’indigènes, sans être fixés dans les centres européens, y séjournent plus ou moins long-temps pour y trafiquer ou pour y gagner des salaires en qualité d’hommes de peine. Ainsi, la population sédentaire des villes se trouve augmentée par une population flottante, composée d’ouvriers groupés en corporations, suivant les affinités de races ou d’industrie.

Il y a en Algérie, comme partout, des territoires ingrats, dont les habitans sont réduits à venir chercher dans les villes des moyens d’existence. Ces émigrans sont en général de grossiers montagnards auxquels semble appartenir le monopole des professions pénibles. Les plus nombreux sont les Kabiles, sortis en général des montagnes qui rayonnent de Setif à Bougie, du Sahara viennent les Biskris, ou habitans de Biskra ; les Laghouats, originaires de la chaîne de Djebel-Amour ; les Mozabites, dont l’oasis marque la limite extrême où s’arrête la domination française, où commence le grand désert. Ces races nomades fournissent aux villes algériennes presque tous les ouvriers de la dernière classe, les portefaix, les manœuvres, les terrassiers ; les maçons, les charbonniers, les baigneurs, les conducteurs d’animaux : le choix de leur résidence, la durée de leur séjour, n’ont d’autre règle que leur intérêt. Les Turcs avaient distribué ces mercenaires en corporations, en attribuant à chacune d’elles le privilège d’un ou plusieurs métiers. Cette organisation a été réformée en ce qui portait atteinte au principe de la liberté industrielle ; mais on a conservé, en les fortifiant, les mesures disciplinaires. On compte aujourd’hui sept corporations disséminées par petits groupes dans les principales villes de l’Algérie. Depuis sa réorganisation, cette classe d’ouvriers nomades n’a cessé d’accroître en nombre, preuve de l’activité progressive des transactions. En 1838, les corporations d’ouvriers indigènes en résidence temporaire à Alger formaient un effectif moyen de 3,382 membres. Les derniers recensemens constatent, pour toutes les villes de l’Algérie, une moyenne qui flotte entre 25,000 et 27,000 ames. On doit considérer, enfin, que les indigènes des tribus rurales fournissent environ 1,800,000 journées de présence sur les marchés des villes, et que ce mouvement équivaut, pour la prospérité des centres européens, à un accroissement de population d’au moins 6,000 ames.

Les tribus rurales, qu’on a crues long-temps indomptables, se sont inclinées sous une discipline qui est, à nos yeux, la base la plus sûre de notre établissement. On discutait encore, il y a deux ans, sur le chiffre de cette partie de la population. Après des assertions exagérées en sens contraire, il est accepté aujourd’hui que les groupes épars sur l’immense surface de l’Algérie fournissent un total d’environ 3 millions d’ames.

Rien ne rappelle moins la noble idée qu’éveille, en Europe, le mot de nation, qu’un pays si différent du nôtre, si divers en lui-même. Entre l’Arabe nomade et l’habitant des oasis, entre le Berbère kabile et le Berbère chaouia, il n’y a qu’un lien, la sympathie religieuse : du reste, diversité de langage, de coutumes, d’idées, d’intérêts, d’état social. Si l’égalité la plus absolue devant une seule loi, qui est le Koran, est le premier principe de l’islamisme, cette égalité écrite dans la loi devient une illusion en Algérie : ce pays, où aucune hiérarchie dans l’état des personnes n’est reconnue légalement, est celui où la noblesse de fait, celle qui résulte de l’influence des noms et d’une clientelle de famille, est la plus puissante. Cette suprématie des grandes races prend les formes les plus diverses. Dans le voisinage du Maroc, où le fanatisme est plus ardent, l’influence appartient aux familles religieuses. Dans l’est domine une féodalité héréditaire, comme un souvenir vénéré de la vie patriarcale. Parmi les Kabiles, le respect pour les grandes familles se combine avec le principe de l’élection.

Au milieu d’un tel monde, la vie individuelle est à peine possible, si ce n’est pour les habitans des villes : l’unité, ce n’est pas l’homme, c’est la tribu. Chaque tribu a sa loi d’existence à laquelle elle obéit avec une régularité instinctive. Il y en a qui sont complètement sédentaires ; il y en a qui sont toujours nomades ; d’autres accomplissent un mouvement d’oscillation entre des limites qu’elles ne franchissent jamais. Dans un rayon assez étendu autour des principales villes, les tribus, brisées de longue date à l’obéissance par l’action du gouvernement turc, vivent dans l’isolement et la défiance. Plus loin, on les verra se grouper en fédérations qu’il est prudent de surveiller. Une partie des tribus conservent leur intégrité primitive ; souvent elles s’éparpillent en nombreuses fractions. La propriété est diverse autant que les hommes : il y a des terres d’habitation et des terres de parcours, des biens personnels et des biens collectifs, des territoires civils et des fiefs militaires. Ce qui fait la richesse, c’est, pour le montagnard du nord, le toit de chaume et le jardin ; pour le Saharien, l’eau qui crée une oasis ; au centre, c’est la vaste plaine propre au labour. Il a fallu plusieurs années pour discerner mille circonstances de ce genre : on doit en tenir compte pour adoucir ces douloureux froissemens que cause toujours le joug étranger.

La domination d’un tel pays était plus facile pour les Turcs que pour nous ; les vainqueurs ne se piquaient pas d’équité à l’égard des vaincus. Aussi, rien de plus simple que le gouvernement de l’ancienne régence : c’était l’exploitation par la terreur. Dans chaque province, un bey exerçant un pouvoir à peu près absolu, à la seule condition de fournir à la régence une certaine somme d’impôts ; dans les villes importantes, un officier turc pour commander la garnison ; les cavaliers du makhzen c’est-à-dire des tribus militaires semées habilement sur les grand lignes de communication ; la responsabilité de tous les chefs locaux, une surveillance inquiète ; le châtiment aussi rapide que le soupçon : tel est le régime au moyen duquel l’ancienne régence a pu conserver son empire avec une armée régulière d’environ 15,000 hommes.

Les Turcs ne songeaient qu’à exploiter l’Algérie, au risque de l’épuiser. La France veut l’administrer, et, s’il se peut, l’enrichir, afin d’obtenir un dédommagement aux sacrifices que lui impose sa noble tâche. Cette différence indique nettement ce qui a dû être conservé dans les traditions turques, et ce qui a dû être changé.

L’institution du makhzen a été restreinte : il n’eût pas été prudent de confier exclusivement la sécurité du pays à ces colonies guerrières dont la fidélité peut être subitement ébranlée par un accès de fanatisme. Il n’y a plus de tribus makhzen dans la province de Constantine. On en a conservé trois dans la province d’Oran, trois autres dans la province d’Alger. Ces auxiliaires sont tenus de monter à cheval et de suivre l’armée française à la première réquisition. Toutefois, ne faisant pas un service régulier, ils peuvent se contenter d’une solde de 15 francs par mois et par homme, avec l’espoir d’une ration de campagne en cas de service actif et d’une indemnité de 250 francs par cheval tué.

Le principe de notre politique à l’égard des indigènes est d’intéresser à notre cause les chefs de familles influentes, de les employer à la surveillance de ceux qui sont accoutumés à respecter leur autorité. Ce principe est généralement appliqué dans l’est ; il a dû subir quelques exceptions dans la province d’Oran, où les tribus ont pour chefs des marabouts d’autant plus vénérés qu’ils sont plus intraitables dans leur fanatisme. Il y avait une transition à observer pour accoutumer les indigènes à supporter directement la domination étrangère. Ainsi, dans les territoires arabes, on réserve aux Arabes tous les emplois secondaires, en les enfermant dans les cadres de l’administration française, de manière qu’ils ne soient que des instrumens sous la main des commandans de nos postes militaires.

L’art de gouverner les indigènes par eux-mêmes a été essayé par le maréchal Valée dans la province de Constantine. Cette organisation s’est complétée successivement suivant le progrès de nos armes. Aujourd’hui, la France gouverne les tribus algériennes au moyen d’une centaine d’agens recevant un traitement, parmi lesquels on compte 7 khalifa, 61 agha de diverses classes, 20 kaïd. Ces officiers indigènes sont des espèces de commissaires chargés de transmettre aux tribus et de faire exécuter les ordres de l’autorité française ; ils sont les commandans naturels des musulmans appelés à prendre les armes dans les limites de leur juridiction. Leur fonction les oblige à répartir et à percevoir les impôts, à faire rentrer les amendes, à poursuivre les délits, à guider les mouvemens des troupes françaises. Un de leurs principaux moyens d’action est la surveillance des marchés. Dans les pays où les communications ne sont pas régulièrement établies, le marché, qui réunit forcément les peuplades lointaines, a l’importance d’une assemblée politique. C’est au marché que le kaïd saisit et force au paiement de l’impôt les tribus rétives : c’est par le besoin d’un marché qu’on domine les Kabiles et les Sahariens, condamnés à échanger les produits de leur industrie contre les céréales des Arabes de la plaine.

Les agha, kaïd et autres fonctionnaires indigènes sont nommés sur la présentation des commandans de province ; il est prescrit à ceux-ci de se faire éclairer sur le mérite des candidats par une sorte d’enquête faite auprès des agens français ou indigènes de la localité. La nomination des agens d’un ordre inférieur doit être renouvelée chaque année. On s’est assuré ainsi de la fidélité des kaïd et des cheick, qui exercent sur les tribus une action directe. Cette investiture annuelle devient à la fois une récompense pour celui qui est maintenu dans sa fonction et une menace pour le prévaricateur sous les Turcs, les officiers de police, loin d’être payés par le gouvernement, étaient obligés de renouveler chaque année les gratifications qu’il fallait faire au bey et à ses ministres pour obtenir le diplôme ; ils se dédommageaient en pillant leurs administrés. La France devait mettre fin à un tel brigandage. Les chefs indigènes reçoivent aujourd’hui un traitement à titre de solde et comme indemnité des frais d’administration qu’ils ont à supporter. Ce service figure au budget de l’état pour la somme de 450,000 fr.

La suppression du plus grand nombre des tribus du makhzen aurait laissé les agens français désarmés au milieu des populations arabes. Un arrêté du 16 septembre 1843 institua donc une milice spéciale qu’il ne faut pas confondre avec les corps indigènes classés comme auxiliaires dans l’armée active. On distingue par les noms de khiéla (cavaliers) et de askar (fantassins) ces miliciens, qui font un service de gendarmerie, et dont l’organisation rappelle celle des anciens janissaires. Ils vivent chez eux du produit de la terre ou d’une industrie, sans être enrégimentés, sans autre obligation que de prendre les armes pour protéger les chefs auxquels l’autorité française est déléguée et assurer l’exécution de leurs ordres. L’appel qui leur est fait au besoin ne les éloignant que très rarement de leurs intérêts, ils peuvent se contenter d’une solde très faible, même en supportant les frais de leur équipement. Cette solde a été uniformément fixée à 1 franc par jour pour les cavaliers et 50 centimes pour les fantassins. Le nombre de khiéla ou d’askar qu’un chef indigène peut enrôler est déterminé par l’allocation qui lui est faite. Ainsi, quoique entièrement à la disposition des officiers qui administrent les territoires arabes, cette force locale n’en reste pas moins soumise au contrôle de l’autorité supérieure.

L’effectif réglementaire des khiéla, des askar et des cavaliers du makhzen a dû subir des modifications commandées par les besoins imprévus. Le budget subdivise en deux classes ces milices locales : 1° celles qui obéissent directement aux autorités, 2° celles qui sont mises à la disposition des chefs indigènes. Les premières, inscrites sous la dénomination de troupes auxiliaires, se composaient, en 1847, de 1,690 cavaliers du makhzen, de 162 khiela chargés de la correspondance, et de 681 askar : la dépense totale était de 758,811 francs. Les autres corps recrutés directement par les chefs arabes formaient alors un effectif de 595 cavaliers et 450 fantassins ; ils figuraient à la charge de l’état pour 300,000 francs. Il est incontestable que ces troupes irrégulières, agissant sur place, facilitant le commandement des Arabes éloignés de nos points d’occupation, épargnent à l’armée des déplacemens et des fatigues qui causeraient une dépense bien plus considérable encore. On doit citer comme un fait digne de remarque que, dans la province de Constantine, qui est vaste comme quinze départemens français, moins de 500 hommes payés à raison de 1 franc par jour suffisent pour entretenir la sécurité des routes et faire le service des dépêches.

À mesure que notre autorité se consolidera, nous aurons moins besoin d’utiliser le crédit des chefs indigènes. Dans plusieurs localités, l’influence morale, de nos bureaux arabes efface déjà le prestige des grandes familles. Dans l’origine, un officier, attaché au cabinet du gouverneur-général sous le titre d’agha des Arabes, fut spécialement chargé de nouer des relations pacifiques avec les tribus de l’intérieur, et de faire exécuter, au-delà des avant-postes, les mesures répressives qui ne nécessitaient pas une expédition en règle. Ce fut le premier germe de l’institution la plus féconde. Une surveillance mal définie était confiée au libre arbitre d’un officier isolé. L’expérience fit sentir que les rapports avec les indigènes, l’intervention dans leurs démêlés, la tutelle de leurs intérêts, constituaient une portion considérable de la souveraineté. En conséquence, le général Damrémont supprima la charge d’agha des Arabes et la remplaça par une direction centrale qui devait renouer toutes les affaires arabes à la politique générale de la haute administration. À peine eut-on le temps de mettre à l’épreuve ce nouveau mécanisme. Le soulèvement des tribus, en 1839, ne laissa plus de place à l’intervention pacifique de nos officiers, et les rapports avec les indigènes rentrèrent dans les attributions de l’état-major. Tant que dura la crise, on n’eut plus que des ennemis à combattre, au lieu de sujets à administrer.

À l’arrivée du maréchal Bugeaud, en 1841, il ne restait plus de l’institution primitive qu’un souvenir. Un de ses premiers actes fut de rétablir la direction des affaires arabes, en élargissant les bases posées par ses prédécesseurs. Pendant les trois ans qui suivirent, chaque pas fait en avant par l’armée, chaque territoire occupé, chaque tribu soumise agrandît le ressort, activa le mécanisme des bureaux arabes. En 1844, l’apaisement presque général du pays avait ouvert un champ immense et un avenir inconnu à cette magistrature encore mal définie. L’heure était venue de la constituer régulièrement. Par un arrêté du maréchal Soult en date du 1er février 1844, une direction des affaires arabes fut instituée dans chaque division militaire de l’Algérie, sous l’autorité immédiate du commandant de la province. Des bureaux arabes, succursales de cette direction, durent être établis dans les subdivisions militaires, et même dans les autres localités où leur existence serait jugée utile. On distingua des bureaux de première et de seconde classe, en attribuant à chacun des moyens d’action et des indemnités subventionnelles dans la mesure de leur importance. Enfin, pour placer le maniement des affaires arabes à la portée du gouverneur-général, on vient d’instituer, sous le titre de secrétaire-général du gouvernement, un fonctionnaire supérieur entre les mains duquel viendront aboutir tous les ressorts de l’administration indigène.

Jusqu’à ce jour, on a installé successivement 34 bureaux arabes, dont 1 direction centrale, 3 directions divisionnaires, 11 bureaux de première classe et 19 de seconde classe. Les officiers qui les dirigent conservent le traitement de leur grade et reçoivent une indemnité supplémentaire ; les dépenses de toute nature, pour les 34 bureaux, s’élèvent à 284,100 francs. On distingue, dans le personnel de cette administration, des officiers de tous grades, depuis le colonel jusqu’au sous-lieutenant : la connaissance de la langue arabe, un caractère à la fois ferme et bienveillant, l’intelligence pratique des affaires, sont les seuls titres requis pour cette mission civilisatrice.

La magistrature des bureaux arabes est celle de toutes les sociétés primitives où la violence des instincts n’a pas encore été corrigée par le sentiment du droit. Le juge est un arbitre qui porte l’épée pour donner force de loi à ses décisions. Son pouvoir est forcément discrétionnaire et ne peut avoir d’autres limites que la surveillance des commandans supérieurs de la division militaire. Les fonctionnaires de cette classe sont, dans toute l’exactitude du mot, les interprètes des indigènes : ils constatent les besoins ; ils transmettent les plaintes ; ils sont en même temps les taxateurs de l’impôt et en surveillent la perception ; ils rendent les sentences administratives et en poursuivent l’exécution. Pendant long-temps encore, cet état de choses sera le seul possible ; la régularité et les garanties des gouvernemens civilisés sont mal appréciées par les peuples en enfance. Ce qui les captive, c’est l’équité inflexible, le désintéressement la bienveillance qui tempère une volonté énergique. Nos officiers ont, en général, compris leur tâche d’une manière digne de la France. Les bureaux arabes font chaque jour des progrès dans la confiance des indigènes. Qu’une institution dont le succès dépend moins de sa propre valeur que du choix des hommes qui en sont les instrumens ait aussi bien réussi, c’est un fait honorable pour l’armée.

On pourra juger de l’activité nécessaire aux agens de l’administration arabe par la multiplicité de leurs fonctions. Ils doivent répartir et percevoir les impôts, surveiller la police des chefs indigènes et la justice des kadhi, préparer les moyens de transport, diriger les convois pour les troupes européennes, recueillir et transmettre à l’autorité française tous les renseignemens propres à éclairer sa politique. Les rapports de quinzaines présentent le résumé des faits qui sont de nature à préoccuper une administration prévoyante. Pour réunir les élémens de ces enquêtes, on oblige chaque kaïd à tenir un registre particulier, sur lequel il écrit les nouvelles en circulation dans son district, d’après une sorte d’interrogatoire qu’il fait subir aux cheick des tribus sous ses ordres. L’officier français, en visant périodiquement ce registre, prend note de tous les faits qui lui paraissent dignes d’intérêt. Ces notes sont transportées dans chaque bureau arabe sur un registre spécial, divisé en autant de feuillets qu’il y a de tribus, relatant jour par jour les circonstances dignes d’attention. Des tableaux spéciaux, destinés à la statistique financière, réunissent les chiffres sur la population, sur la richesse de chaque tribu en bétail et en culture, comme bases à l’établissement de l’impôt. Ces registres, dont l’administration a dressé le modèle, forment, pour ainsi dire, le compte ouvert à la barbarie par la civilisation.

Il n’entre pas précisément dans les attributions des bureaux arabes de rendre la justice ; les tribunaux indigènes sont maintenus dans tous les territoires où l’organisation européenne n’a pas encore été introduite ; mais il arrive souvent que nos officiers sont appelés en qualité d’arbitres ou de juges. Au jour désigné pour recevoir les communications d’un intérêt public, il n’est pas rare de voir les Arabes accourir en foule pour exposer leurs querelles particulières. Souvent on a passé des heures entières autour du muphti, du kadhi et du bach-adel réunis en tribunal, à crier sans pouvoir s’entendre, à se menacer, à se reprocher mutuellement d’avoir acheté les juges, reproche trop souvent fondé, et tout à coup, de guerre lasse, on s’accorde pour faire appel au Français. L’officier arrive, entouré ordinairement des kaïd et des cheick du voisinage, quelquefois seul. Le calme renaît, l’Arabe éprouve un respect mêlé d’étonnement à voir ce guerrier venu de si loin, cet enfant de la puissance, comme on dit aujourd’hui dans le Sahara, qui sait parler comme l’homme du désert qui a le secret de ses passions, de ses besoins ; qui jugera bien, parce qu’il est juste et désintéressé ; qui fera respecter son jugement, parce qu’il est fort et courageux. On explique la cause, les Arabes s’inclinent, et c’est au nom du peuple français que l’officier rend la sentence.

Les administrateurs des bureaux arabes ont, pour transmettre les ordres de l’autorité supérieure et en assurer l’exécution, leurs chaouch, leurs khiéla, leurs askar : au besoin, ils seraient appuyés par la garnison française de la localité. Avec une escorte de quelques hommes, un officier va au milieu des tribus lointaines diriger des travaux d’exploitation, prélever l’impôt ou mettre la main sur le criminel qui fuit notre justice. L’intérêt des populations fait la sécurité de nos agens. Au moyen des bureaux arabes, les tribus ont un recours contre le brigandage ; les chefs reconnus par nous sont affermis dans leur pouvoir tant qu’ils n’en abusent pas.

Calme et ferme, vigilante et tutélaire, la politique suivie, à l’égard des populations algériennes a porté ses fruits. Les indigènes sont déjà plus à nous qu’ils ne se l’avouent à eux-mêmes. Ce n’est pas à dire qu’il n’y aura plus d’appel aux armes : ce serait se faire une illusion et méconnaître le caractère arabe. Au milieu de ces peuples mobiles et inflammables, la poudre parle, comme ils disent, avant que les hommes s’expliquent. Il ne faut qu’un aventurier hardi, qu’un prédicateur fanatique, pour soulever une contrée ; mais, des fortes positions que la France occupe en Algérie, il deviendra facile de circonscrire l’incendie et de l’éteindre. Il en sera de ces crises passagères comme des orages auxquels on ne pense plus quand on a réparé les dégâts qu’a faits la foudre. La guerre ne sera plus qu’un accident.

On ne remarque pas assez combien l’islamisme amolli se laisse pénétrer par notre civilisation. Plus heureux que sous les Turcs, pourvu que leur soumission soit sincère, les indigènes se façonnent peu à peu à nos habitudes. L’achat des objets de ménage, de ces meubles et outils dont nous n’apprécions plus la valeur, tant l’usage en est commun, mais dont chacun a été une conquête pour l’homme civilisé, transforme l’Arabe, en le familiarisant avec la vie européenne. Dans les environs de nos villages, la boutique du quincaillier, du mercier, du forgeron, de l’épicier, du marchand d’étoffes, est aussi souvent remplie d’Africains que d’Européens. Les indigènes contractent ainsi des habitudes d’aisance qui les forceront à se faire des habitudes de travail : au lieu d’être, comme aujourd’hui, pauvres et sans besoins, ils deviendront, ce que sont les Européens, plus nécessiteux, avec plus de ressources pour se satisfaire.

Veut-on mesurer le chemin qu’ils ont déjà fait vers nous ? qu’on se représente cet orgueil farouche, ce mépris haineux pour l’étranger et pour l’infidèle, qui sont passés dans les instincts du peuple arabe. Le principal idiome de l’Algérie ne fournit qu’un seul mot pour dire étranger ennemi ; il y a pour désigner la propriété de l’étranger une expression d’une sauvage énergie : dar el harb, la maison de la guerre. Les plus fanatiques commentateurs du Koran prétendent qu’une terre qui n’a pas pour maître un musulman ne doit être qu’un champ de bataille. Eh bien ! aujourd’hui la terre de l’islam elle-même est devenue la propriété de l’infidèle, la maison de la guerre est pleine d’ouvriers musulmans, d’ouvriers pacifiques, et ces hommes soupçonneux, qui, autrefois, n’osaient confier leur argent qu’à la terre, le laissent sans crainte entre les mains de leurs nouveaux maîtres. Dans la province de Constantine, les chefs influens ont plus d’une fois manifesté l’intention de s’associer à des spéculations européennes. Les communications sont plus sûres et plus faciles qu’à aucune autre époque sur les principales routes ; les indigènes qu’on rencontre aujourd’hui ne sont plus, comme autrefois, d’effrontés maraudeurs : ce sont des soldats disciplinés qui guident et protégent le voyageur pendant le jour, et lui offrent un gîte pour la nuit ; qui, au passage d’un détachement français, courent à leurs fusils et s’alignent au port d’armes devant le poste pour recevoir et rendre les honneurs militaires.

Sur les routes qui conduisent à Alger, on rencontrera encore des Hadjoutes, non plus rapides et terribles comme à l’époque où ils ensanglantaient la Metidja, mais patiemment voiturés dans une diligence ou un omnibus, et familièrement abandonnés au milieu des Européens. Il y a sept ans, il fallut une expédition en règle pour forcer le col des Mouzaïa : aujourd’hui, on trouvera au milieu de ces farouches montagnards une exploitation de mines, un village européen, et des Kabiles employés aux travaux. Beaucoup d’indigènes apprennent notre langue ; les notables de Constantine fréquentent les cours publics ; les Maures d’Alger envoient leurs filles dans nos écoles. Dans les provinces du centre et de l’ouest, où on a entrepris de construire des villages pour des tribus fidèles, on trouve beaucoup d’Arabes disposés à faire l’apprentissage de la vie sédentaire. Enfin, ces mêmes hommes qui nous recevaient autrefois à coups de fusil se cotisent aujourd’hui pour faire bon accueil aux Européens. Les dernières dépêches reçues d’Algérie nous apprennent qu’à Cherchel les indigènes ont voulu s’associer à une fête préparée pour l’arrivée des colons, et qu’un vieil agha a donné l’exemple en souscrivant pour 500 francs.

Ce tableau de l’assujétissement des indigènes nous a fait connaître le milieu dans lequel s’est développé l’élément colonial. Il nous reste à exposer le mécanisme de l’administration civile, et à décomposer le budget algérien de manière à mettre en évidence la situation financière de l’entreprise. Lorsqu’on aura suivi dans toutes les directions la marche des faits dont l’Algérie a été le théâtre depuis dix-huit ans, on se rendra aisément compte des difficultés du présent et des besoins de l’avenir.


ANDRÉ COCHUT.