L’Algèbre d’Omar Alkhayyami/Remarques additionnelles d’Alkhayyâmî

Traduction par F. Woepcke.
Benjamin Duprat (p. 81-88).

C’est ce que je m’étais proposé de développer.

47Or, cinq ans environ après la composition de ce mémoire, une personne possédant une légère teinture de connaissances mathématiques me raconta que le géomètre Aboûl Djoûd Mohammed Ben Allaïth, que Dieu soit miséricordieux envers lui ! était auteur d’un traité sur l’énumération de ces espèces, et sur la manière de ramener au moyen de l’analyse la plupart d’entre elles à des sections coniques, sans cependant discuter complétement leurs cas et sans distinguer les problèmes possibles d’avec les impossibles, mais en donnant seulement les développements auxquels il était conduit par la considération de problèmes particuliers dépendant de ces espèces. Je ne serais pas porté à croire cela très-loin de la vérité, parce que les deux espèces que j’ai dit appartenir à un de mes prédécesseurs lui sont attribuées. Et la personne dont j’ai parlé les avait vues dans un exemplaire complet des ouvrages d’Aboùl Djoûd, écrit de la main d’Alhâzemî (*[1]) le Khârezmien.

L’une de ces deux espèces est trinôme, à savoir : « Un cube et un nombre sont égaux à des carrés (**[2]). » Cette équation a des cas, et les cas sont sujets à des conditions, ainsi qu’il a été expliqué dans ce mémoire. Mais d’abord il n’a pas énoncé complétement les conditions, et ensuite il s’est trompé de nouveau à l’occasion de cette espèce en affirmant que, si le côté du cube égal au nombre donné est plus grand que la moitié du nombre des carrés, le problème est impossible. Car il n’en est pas ainsi, comme nous l’avons démontré. Il fut induit dans cette erreur, faute d’avoir reconnu la possibilité du contact ou de l’intersection des deux coniques dans cet autre cas.

L’autre espèce est quadrinôme, à savoir : « Un cube plus un nombre plus des côtés est égal à des carrés (***[3]) ; » et certes rien de plus beau que sa solution de ce problème après que tous les géomètres s’étaient épuisés en vains efforts pour l’obtenir. Cependant le problème qu’il résolut était particulier, et l’espèce a différents cas et est sujette à des conditions ; enfin elle renferme des problèmes impossibles. De tout cela il ne donna pas une discussion exacte et complète.

J’ai parlé de cela uniquement afin que les personnes qui rencontreraient les deux traités — pourvu que ce qui m’a été raconté relativement à cet excellent géomètre soit exact — puissent comparer mon mémoire présent avec celui attribué à cet excellent géomètre.

48Or, je crois n’avoir négligé aucun soin pour rendre ma discussion complète, m’efforçant en même temps de satisfaire pleinement à ma promesse, et d’éviter pourtant une prolixité ennuyeuse. Si j’avais voulu, j’aurais facilement pu donner des exemples de chacune de ces espèces et de leurs cas. Mais, craignant d’être prolixe, je me suis borné à proposer ces théorèmes généraux, confiant en l’intelligence de l’étudiant, parce que celui dont l’esprit a bien pénétré l’idée de cet ouvrage ne sera certainement pas arrêté par tel problème spécial qu’il voudra se proposer, ou par la difficulté de le ramener à l’espèce dont il est le cas particulier. C’est le concours de Dieu qui conduit au succès, et c’est en son assistance que nous nous confions en tout état.

J’ajoute encore ce qui suit. Un de nos élèves nous a pressé de ses instances d’exposer l’erreur (*[4]) commise par Aboûl Djoûd Mohammed Ben Allaïth dans la discussion de la cinquième des six espèces trinômes résolubles au moyen des coniques. C’est l’équation « Un cube et un nombre sont égaux à des carrés (**[5]). »

Aboûl Djoûd dit : Faisons le nombre des carrés égal à la ligne AB (fig. 30), et prenons sur AB un segment BC égal au côté d’un cube qui est égal au nombre. La ligne BC sera, ou égale à CA, ou plus grande, ou plus petite que CA.

Il dit : Lorsque CA est égale à BC (fig. 30, 1), complétons le rectangle CE, et faisons passer par D une hyperbole ayant AB, BE pour asymptotes. Construisons aussi une parabole ayant son sommet au point A, son axe sur AB, et son paramètre égal à BC. Cette parabole passera infailliblement par le point D, comme nous l’avons démontré. Puis il dit que les deux coniques se touchent au point D. Mais c’est une erreur, parce qu’elles ont nécessairement une intersection. Démonstration. Faisons BZ égale à BA, et joignons AZ. Alors AZ passe infailliblement par D, et sera située (relativement à sa partie AD) dans l’intérieur de la parabole. L’angle ADB sera un angle droit, et l’angle ABD sera égal à l’angle ZBD. Or il est connu que l’axe de l’hyperbole divise en deux parties égales l’angle (des asymptotes) qui l’enveloppe. Conséquemment la ligne BDT est l’axe de l’hyperbole qui passe par D. Mais la ligne AD est parallèle 49aux ordonnées (de l’hyperbole) ; elle sera donc tangente à l’hyperbole. Il s’ensuit nécessairement que la parabole coupe l’hyperbole, ne pouvant être située entre l’hyperbole et la tangente à l’hyperbole ; parce que si la parabole touchait cette tangente à l’hyperbole, les droites menées du point D à un point quelconque pris sur la circonférence parabolique AD tomberaient entre la parabole et sa tangente, ce qui est absurde. Il en résulte avec nécessité que la parabole coupe l’hyperbole encore dans un autre point situé entre A et D. Et c’est ce que nous nous proposions de démontrer. C’est ainsi que ce géomètre excellent s’est trompé en avançant que les deux coniques nécessairement ont un contact au point D.

Maintenant quant à ces mots : « Lorsque BC est plus grande que CA, le problème est impossible, parce que les deux coniques ne se rencontrent pas, » c’est une assertion erronée. Au contraire, les deux coniques peuvent très-bien se rencontrer, soit par intersection, soit par contact, en un seul point ou en deux points, situés entre A et D, ainsi que nous l’avons démontré ci-dessus. Et l’on peut en donner une démonstration plus générale que celle que nous avons proposée.

Que AB (fig. 30, 2) soit égale au nombre des carrés, et BC égale au côté du cube (qui est égal au nombre donné) et plus grande que la moitié de AB. Complétons CE, et décrivons les deux coniques de la manière qu’on sait. Supposons (*[6]) AB égale à dix, et ZB égale à six. Le produit du carré de ZB en ZA sera cent quarante-quatre. Ce sera le nombre donné ; le côté (du cube qui lui est égal) sera BC, et BC sera infailliblement plus grand que cinq, parce que le cube de cinq est cent vingt-cinq. Or le solide ayant pour base le carré de ZB, et pour hauteur ZA, est égal au cube de BC. Conséquemment leurs bases sont réciproquement proportionnelles à leurs hauteurs, c’est-à-dire le carré de ZB est au carré de BC comme BC à ZA. Menons de Z une perpendiculaire qui coupera l’hyperbole au point H, et complétons le rectangle HB. Le rectangle HB sera égal à CE. Conséquemment leurs côtés seront réciproquement proportionnels, c’est-à-dire ZB sera à BC comme BC à ZH. Donc le carré de ZB sera au carré de BC comme ZB à ZH. Mais on avait trouvé le 50carré de ZB au carré de BC comme BC à ZA ; par conséquent ZB à ZH comme BC à ZA, et alternando (*[7]) ( ZB à BC comme ZH à ZA). Il en résulte que les quatre lignes ZB, BC, ZH, ZA sont en proportion continue, et que le carré de ZH est égal au produit de BC en ZA. Mais BC est le paramètre de la parabole dont AB est l’axe et A le sommet ; conséquemment ZH est ordonnée de cette parabole, et le point H sera alors infailliblement situé sur sa circonférence. Mais H était déjà situé sur la circonférence de l’hyperbole. Les deux coniques se rencontrent donc ; et l’erreur d’Aboûl Djoûd, lorsqu’il dit qu’elles ne se rencontrent pas, est évidente. Or, c’est ce qu’il s’agissait de démontrer.

Afin d’éclaircir encore plus cette question, supposons(**[8]) AB (fig. 30, 1) égale à quatre-vingts, et BC qui représente le côté du cube qui est égal au nombre donné, égale à quarante et un, de sorte qu’elle sera plus grande que AC. Le point D tombera en dehors de la parabole. Que celle-ci passe donc par le point L. Alors la ligne LC sera égale à la racine de mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf, ce qui fait quarante moins une petite quantité. Faisons TC égale à CB, BH égale à BT, et joignons TH. Alors TH sera tangente à l’hyperbole, comme nous l’avons démontré. Prenons un segment AK égal à un quart de AC, et menons de K une perpendiculaire qui coupera la parabole au point M. Le carré de LC sera au carré de KM comme AC à AK, parce que les deux premières lignes sont ordonnées de la parabole ; c’est ce qui a été démontré par Apollonius dans la 19e proposition du premier livre (*[9]). KM sera donc la moitié de LC, c’est-à-dire égale à vingt, moins une petite quantité. Or, CT est quarante et un, AK neuf et trois quarts, et AT deux(**[10]) ; conséquemment KZ sera onze et trois quarts, parce que KZ est à KT comme HB à BT ; mais les deux dernières lignes sont égales. Il en résulte que la ligne ZM sera plus grande que huit, ce qui est compté à partir de la tangente à l’hyperbole ; et ce sera dans cette position infailliblement en deçà de l’hyperbole ; de sorte qu’on serait forcé d’avouer que les deux coniques ne se rencontrent pas lorsque BC est plus grande que CA. Mais il n’en est pas ainsi nécessairement dans tous les cas, et Aboûl Djoûd s’est trompé dans 49cette assertion. Remarquez cela. Si on veut, on peut facilement en trouver des exemples numériques.

Ce problème revient en vérité à celui d’appliquer à une ligne donnée (c) un solide ({ c - x | x2) défaillant d’un cube (x3), et égal à un autre solide donné (a) (*[11]). Alors, si le côté () du cube, qui est égal au solide donné, est égal à la moitié () de la ligne, ou plus petit, la construction est nécessairement possible ; mais lorsque ledit côté est plus grand que la moitié de cette ligne, le problème peut conduire à des cas impossibles, conformément à ce que nous avons exposé.

C’est Dieu qui facilite la solution de ces difficultés par ses bienfaits et par sa générosité.

Terminé (**[12]), à midi, le premier jour de la semaine, le vingt-troisième du mois Rahîa premier de l’an six cent…..


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  1. *) Voir le Loub Alloubâb du Soyoûti, éd. de Veth, vol. I, p. .
  2. **) C’est l’équation no 17 d’Alkhayyâmi. Voir page 40 sqq.
  3. ***) C’est l’équation no 21 d’Alkhayyâmi. Voir page 49 sqq.
  4. *) Cette erreur consiste à avoir dit (fig. 30) :
    1o Que si , les deux coniques se touchent au point D ;
    2o Que si , les deux coniques n’ont pas de rencontre du tout. (Voir pages 43 et 82.)
  5. **) N° 17. . , , .
    , ou . — BCDE carré.
    AB, BE, asymptotes d’une hyperbole équilatère qui passe par le point D.
    A sommet, AB axe, BC paramètre d’une parabole.
    1) (fig. 30, 1). La parabole passe par D (voir la note page 41), et les deux sections coniques se rencontrent en D, non par contact, mais par intersection.
  6. *) ·2) ou (fig.30, 2). — Supposons ,  ; de il suit  ; , ou .
    De il suit : l) .
    Coupant l’hyperbole au point B par une perpendiculaire élevée au point Z, on aura rectangle HB égal au carré EC, donc 2)
    et 3)
    De l) et 3) il suit 4)
    de 2) et 4) 5) ou  ;
    enfin de 4) et 5) .
    Or, de il résulte que B est situé aussi aur la circonférence de la parabole, bien que nous ayons supposé ou . Conséquemment l’assertion d’Aboûl Djoûd qu’en ce cas les deux coniques ne se rencontrent pas, est erronée. — L’autre racine positive est, dans l’exemple présent, .
  7. *) Voir Euclide, Éléments, liv. V, déf. 13.
  8. **) (Fig. 30, 2) , , .
    CD = BC, donc  ; conséquemment D est situé en dehors de la parabole.
    , , ou .
    ,  ; ... HT tangente à l’hyperbole ;
     ; MK perpendiculaire à AK.
    , ’, ou . , donc .
    ' .
    L’abscisse KN de l’hyperbole qui correspond à KM sera égale à  ; donc , de sorte qu’ici les deux coniques sont situées en dehors l’une de l’antre. Mais, en effet, on ne voit pas bien pour quel motif l’auteur a supposé  ; car s’il avait donné à K une valeur comprise entre 17, 8 et 36, 6, il aurait nécessairement trouvé que l’hyperbole passe dans l’intérieur de la parabole, et vice versa, ainsi que le montre la figure dans le tracé de laquelle les données numériques du texte ont été rigoureusement observées.
  9. *) Éd. d’Oxf., p. 46, liv. 1, prop. 20.
  10. **) J’ai laissé subsister dans le texte la leçon ithnâni, comme se trouvant également dans les deux mss. ; mais il vaudrait mieux lire ithnaïni.
  11. *) Comparer l’addition B. — C’est peut-être cette analogie qui existe entre la construction de l’équaUon x2 + a= cx2 et la 28me proposition du vime livre des Éléments d’Euclide (ou, si l’on veut, l’équation carrée x2 + a = bx> qui a causé l’erreur d’Aboûl Djoûd relativement à la limite de la solubilité. Car dans cette dernière proposition cette limite, en effet, a lieu lorsque la racine (carrée) de la surface donnée est égale à la moitié de la ligne donnée, en supposant que le parallélogramme appliqué doive être défaillant d’un carré.
  12. **) A savoir la copie. — Quant au millésime qui est indiqué dans le manuscrit par un parafe difficile à déchiffrer, j’en ai inséré dans le texte un fac-similé gravé, pour ne pas hasarder une explication conjecturale.