L’Air est humide (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 254-255).


L’AIR EST HUMIDE


 

L’air est humide, épais et gras ;

Taches de deuil, des oiseaux planent
Auprès des sacs bondés qui s’alignent là-bas ;
De terre en terre, ici, plus loin, par tas,
À feux larges, brûlent les fanes.

Mélancoliques et longues et lentes,
Frôlant le sol, barrant les sentes,
Tels des gestes qui s’en iraient
De hameau en village et de champ en forêt,
Mélancoliques,
Traînent les vols des torpides fumées.

Comme des linges blancs tissés sous le ciel blême,

Elles passent et s’étirent toutes de même,
Sur la campagne longue où se penche l’hiver.

Parfois, quelque foyer plus vivement éclate,
Et sa fumée immense et plate
S’élève alors et saute en tourbillons dans l’air.

Le feu crépite ; un tas d’insectes
Semblent lutter, groupés en sectes,
Et se manger, au cœur des flammes.
Fermiers et gars, filles et femmes
Remuent la braise énorme avec des râteaux noirs.
Et l’immense brasier qui bouge
Illumine dans l’ombre et dans le soir
Leurs visages tout à coup rouges.

Et voici qu’à nouveau s’étirent les fumées,
Infatigablement, au gré du vent, là-bas,
Sur les champs au repos et les plaines calmées ;
Et voici qu’à nouveau leur rampement, au ras
Du sol, s’étend, parmi les clos et les venelles,
En lignes lentes et longues et parallèles,
Et que la nuit survient et que toujours, toujours,
Elles passent, sans un arrêt dans leur vol lourd,
Sans un remous lointain dans leur mouvant sillage,
Toujours vers les marais, les bois et les villages,
Et par-dessus les toits, les cours et les fournils,

Partent mourir, on ne sait où, dans l’infini.