Librairie Beauchemin, Limitée (p. 92-99).


En voyant les chutes, il se rappela la légende…

XIII

Captif


Ce fut une stupeur générale au fort Saint-Louis lorsqu’on s’aperçut de la disparition de l’Aiglon. L’adolescent n’avait jamais cherché à s’éloigner et il ne comptait, dans la petite colonie, que des amis. La Salle et Tonty organisèrent des battues dans toutes les directions et Nika conduisait les recherches.

Le père Membré, désolé de la nouvelle et très inquiet de son néophyte, priait Dieu de le protéger.

Après plusieurs jours de vaines recherches, l’on crut à un accident… L’enfant avait dû tomber dans quelque gouffre, ou dans la rivière, peut-être… Pourtant, cette dernière hypothèse n’était guère probable : l’Aiglon Blanc nageait comme un poisson !

« Quelle est ton opinion, Nika ? » demanda LaSalle, voyant le chasseur sombre et inquiet et en proie à une nervosité dont il n’avait pas l’habitude. « Que penses-tu qu’il soit arrivé à l’Aiglon ?

— J’ai d’abord cru à un accident, chef : je me disais : le petit est sans doute tombé ; il a tellement l’habitude de grimper au faîte des arbres, il ne connaît pas le danger ; il a dû se fracturer un membre… ou il est inconscient… Mais aucun des Indiens, ni personne ici ne l’a vu ; malgré les recherches, il n’y a de lui nulle trace. Alors…

— Alors, fit Tonty, tu crois à une fuite ?

— Non, non, pas une fuite ! L’enfant nous aime bien, et il est trop franc pour s’enfuir… Mais son adresse à repérer les Iroquois lui a peut-être été funeste !

— Tu penses, s’écria le père Membré avec émotion, qu’il a pu être tué par les Iroquois ?

— Pas tué, peut-être, mais à coup sûr, enlevé !

— Enlevé ? Mais comment ? reprit La Salle. Qui l’a vu en dernier ?

— Un gamin miami ; il l’a vu grimper dans un chêne près des palissades…

— Je ne vois pas, dit LaSalle, comment un Iroquois pouvait le déloger de là, sans le faire tomber en dedans de nos murs… Mais alors il aurait été vu !

— Je ne puis rien expliquer, dit tristement le chasseur ; je suis convaincu que c’est là une vengeance des Iroquois, mais nous sommes impuissants ! Comment savoir où diriger nos recherches ?

— Et en ce moment, reprit La Salle, aucune tribu hostile n’a été signalée dans les environs !

— Chef, je te demande deux semaines d’absence pour essayer de retrouver l’Aiglon Blanc ! Si, au bout de ce temps, Nika n’a pas reparu, c’est qu’une flèche ennemie l’aura refroidi pour toujours !

— Certainement, j’autorise cette absence, répondit l’explorateur. Nous sommes tous désolés de la disparition de ton protégé ; j’espère que tu vas le retracer et nous le ramener ! Quand comptes-tu partir ?

— Tout de suite, répondit le chasseur.

— Veux-tu que je te donne un compagnon ?

— Non, repartit le guide, j’irai seul ! »


Tandis que les occupants du fort Saint-Louis se désolaient de sa disparition, et que Nika partait à sa recherche, l’Aiglon Blanc, porté par son ravisseur, était amené bien loin, dans l’épaisseur de la forêt, où on le déposa sur le sol. Là, afin de lui permettre de respirer davantage, on lui enleva le bâillon. « Si tu cries, fit l’Indien, en illinois, je te le mettrai de nouveau ! »

L’Iroquois et le Sioux convinrent ensemble de détacher les jambes du captif afin qu’il pût marcher, mais ses bras restèrent liés avec des lanières de cuir dont un des bouts était solidement ficelé au poignet brun de l’Iroquois.

« Marche ! » ordonna celui-ci.

L’Aiglon comprenait maintenant plusieurs langues indigènes ; la colonie du fort Saint-Louis, composée de diverses tribus, lui avait rendu familiers plusieurs idiomes qui se rapprochaient beaucoup du langage des Sioux et des Iroquois. Cet enfant, élevé à mépriser la crainte et les craintifs, n’eut pas un moment de panique ; il demeura calme, silencieux, sachant qu’on l’avait enlevé par vengeance, et bien décidé de faire l’impossible pour s’évader ! Contre la force de ces hommes, il fallait user de ruse… Comment déjouer leurs plans ?

« Si je pouvais, se disait-il, couper mes liens, au moyen des arbres je pourrais bien leur échapper… » Mais regardant sa ceinture, il s’aperçut avec stupeur que la gaine seule de son couteau s’y trouvait… Le couteau lui-même, le tomahawk, partis ! « Tombés, probablement, se disait-il, pendant que j’étais renversé sur l’épaule de l’Iroquois, celui-ci ayant couru pour une assez longue distance. »

Néanmoins, il ne perdit pas courage ; il continua de marcher en silence, cherchant à remarquer dans la forêt des points de repère, car il était confiant de recouvrer plus tard sa liberté.

Après plusieurs heures de marche, les Indiens s’arrêtèrent à une cache dans une partie très dense d’un second grand bois.

Ils firent du feu, préparèrent de la nourriture, puis l’un d’eux s’installa pour manger juste à l’entrée de la caverne. L’autre, déliant les bras du captif, lui dit :

« Viens manger, mais si tu cherches à fuir, je t’assomme ! »

L’Aiglon avait faim ; il se leva, étira ses bras endoloris, s’approcha de l’Iroquois et se mit ensuite à dévorer avidement la rude nourriture qu’il partageait avec ses ravisseurs. Le soir était venu ; les Indiens se préparèrent à passer la nuit dans la cache. L’Aiglon, fatigué, s’étendit sur le sol et ferma les yeux ; sa main chercha par terre quelque chose qui pût le couvrir ; il ne trouva que deux grandes branches, encore chargées de feuilles, qu’un des hommes avait jetées là ; il les tira à lui, en guise de couverture, et s’endormit bientôt profondément.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, les deux Indiens dormaient encore ; une faible lumière d’aube pénétrait par l’entrée de la cache, où le Sioux était couché. L’Aiglon vit sa chance ! Il s’avança avec précaution, enjamba par-dessus le dormeur, et s’esquiva rapidement… Mais l’Iroquois l’avait vu, et, plus vif que l’éclair, il se précipita derrière l’Aiglon avant que celui-ci ait pu se hisser dans un arbre ; saisissant un gourdin, il en asséna un coup formidable sur la tête de l’adolescent, qui tomba, étourdi, puis perdit complètement connaissance.

« L’as-tu tué ? demanda le Sioux.

— Non ; étourdi seulement ; c’est aussi bon, il s’éveillera dans un autre pays et ne saura plus se retrouver !

— Que veux-tu en faire ? Le vendre comme esclave ?

— Peut-être, si le chef n’en veut pas.

— Pourquoi n’avoir pas capturé plutôt un Visage-Pâle ? Celui-ci est un Illinois.

— Je voulais me venger des Visages-Pâles et j’ai besoin d’un captif pour le chef. Ce petit reluqueur fera l’affaire, c’est un protégé des Français !

— Plutôt un protégé de Nika, le Chaouanon… Un Miami m’a dit que c’était comme son fils ; c’est un homme dangereux !

— Bah ! Qui nous a vus ? Personne ne sait ce qui est arrivé, le gamin ne retournera jamais là-bas et dès ce soir, nous serons loin ! Le canot est-il prêt ?

— Hé, à moins d’une demi-lieue d’ici. Partons tout de suite. »

Les Indiens se remirent en route, portant à tour de rôle l’Aiglon toujours inconscient. Ils trouvèrent leur canot à l’endroit convenu, y couchèrent leur prisonnier, puis poussèrent l’embarcation sur les eaux miroitantes de la rivière. Leurs avirons rapides eurent bientôt couvert une assez longue distance ; ici, la rivière Illinois se rétrécit et le canot, décrivant les courbes d’un étroit canal, pénétra dans le territoire des Miamis.

L’Aiglon n’avait pas bougé, mais sa respiration était forte et régulière. Le Sioux le porta à terre où il resta couché ; les ravisseurs alors lui délièrent les jambes et lui mirent de l’eau froide sur la tête… L’Aiglon ouvrit les yeux :

« Où suis-je ? » demanda-t-il.

Personne ne répondit. Il vit ses ennemis occupés à manger ; il se rappela tout ce qui s’était passé et chercha à marcher, chancelant un peu, car il était devenu faible et la tête lui faisait mal. Il vit qu’une plus longue lanière de cuir liait son poignet à celui de l’Iroquois et qu’aucune fuite n’était possible… S’asseyant alors sur un tronc d’arbre, il attendit.

« Mange ! » lui dit le Sioux, apportant de la nourriture et de l’eau.

L’Aiglon fit voir ses mains liées…

Le Sioux libéra une de ses mains et le pauvre enfant put manger un peu, et surtout boire de l’eau rafraîchissante, car sa soif était extrême.

Le repas fini, on se mit en route à travers la forêt ; l’Aiglon, quoique faible, pouvait marcher, bien que sa tête le fît affreusement souffrir. Pendant plusieurs jours, on voyagea ainsi, par étapes, dans le bois touffu… le bras du prisonnier toujours attaché au poignet de son ravisseur. Il ne parlait pas, répondait par signes et ne faisait pas mine de comprendre la conversation des deux hommes ; mais, en réalité, il savait ce qu’ils disaient : si le chef iroquois n’en voulait pas, on devait le vendre comme esclave… Lui, fils de l’Aigle… esclave ! Jamais ! Plutôt mourir ! Ah ! s’il pouvait envoyer un message au fort Saint-Louis ! S’il pouvait laisser savoir à Nika où il se trouvait, comme il serait vite libéré ! Chef La Salle, chef Tonty, comme ils auraient vite fait de punir les ravisseurs et de le ramener au fort ! Mais, où était-il ? L’enfant n’en savait rien. Plusieurs jours s’étaient passés ; par ce que disaient ses ennemis, il savait qu’il avait voyagé en canot…

Le père Membré lui avait appris une courte prière ; depuis son baptême, il la disait chaque jour, tel qu’il l’avait promis au bon religieux ; cette prière, et le signe de la croix, constituaient son petit bagage de piété. En lui-même, à ce moment, il répéta : « Dieu des chrétiens, mon Dieu à moi, gardez l’Aiglon de tout mal et faites-lui trouver un jour une famille véritable. » L’Aiglon se demandait parfois pourquoi le père lui faisait demander cela, puis, sans questionner, il se dit qu’il serait un jour un homme, il aurait son wigwam, sa famille, et c’était pour cela qu’il implorait la protection du Dieu de sa foi nouvelle.

Le voyage continuait toujours… Enfin, un jour, au début de septembre, les eaux du grand lac Érié leur apparurent.

Jusqu’à présent, ils n’avaient rencontré que quelques Indiens, ici et là, dans le cours de leur trajet. Comme l’on n’était pas en temps de guerre, personne ne les avait molestés. Ici, sur les bords du lac immense, de nombreuses bourgades étaient établies. Les deux ravisseurs firent des échanges avec les indigènes, fumèrent avec eux un calumet d’amitié et reçurent un canot et des avirons.

« Et ce jeune garçon ? demanda un des Ériés à l’Iroquois.

— Fils d’un ami, mentit l’Indien ; il est orphelin, je vais l’adopter. »

Les yeux de l’Aiglon brillèrent de colère. Mais l’Iroquois continua :

« Il ne comprend pas, c’est un Chaouanon, et il a l’esprit un peu dérangé, c’est pourquoi il faut le tenir captif… jusqu’à l’arrivée.

— Un bel adolescent, c’est dommage ! »

L’Aiglon vit qu’il serait inutile de parler ; il suivit les deux hommes jusqu’au canot et s’y plaça ; dès qu’on fut dans les grandes eaux, la courroie qui le retenait par le poignet fut enlevée. La traversée fut longue et houleuse ; ce ne fut qu’au soir que l’on put atteindre l’autre rive, où l’on passa la nuit. L’Aiglon, de nouveau en laisse, put cependant manger et dormir ; ses forces étaient revenues et sa tête ne le faisait plus souffrir. Mais combien il détestait ces Peaux-Rouges qui l’avaient capturé ! Combien il regrettait d’être impuissant à leur échapper, à leur résister, n’ayant ni armes, ni même l’usage de ses deux bras…

Après un jour et une nuit de repos, ils reprirent le canot et remontèrent la rivière Niagara… Lorsqu’ils furent en vue de l’immense cataracte, l’Aiglon ne put retenir un cri d’étonnement…

« Hé, tu te réveilles enfin, dit haineusement le Sioux, la grande chute te fait ouvrir les yeux et la bouche ! »

L’Aiglon ne répondit pas ; il contemplait cette merveille de la nature et soudain, il se rappela la légende que l’Aigle lui avait jadis racontée, au sujet de cette chute[1]… légende il était question d’une princesse, d’un ogre et d’une race de mangeurs d’hommes…

On atterrit et on fit un long portage, les Indiens, cette fois, portant le canot ; après une journée de marche, on arriva sur les bords du lac des Iroquois[2].

En apprenant, par les paroles des Indiens, le nom de ce lac, l’Aiglon Blanc eut une sensation de désespoir… Qu’allait-il faire, lui, pauvre enfant, en pays ennemi, sans un seul protecteur ?

  1. L’Ogre de Niagara (Maxine).
  2. Lac Ontario.