Librairie Beauchemin, Limitée (p. 78-82).


Celle-là n’est pas tatouée ; c’est une marque que je portais quand on m’a remis à ma mère. »

XI

Saint-Louis des Illinois


Après un bon repas et un certain temps de repos, Tonty rassembla son monde et leur expliqua ce qui avait été décidé ; il fit faire une éclaircie parmi les jeunes chênes et l’on commença les travaux nécessaires pour établir sur le sommet du rocher un abri provisoire, le site du fort ne devant être choisi que lors du retour de Cavelier de La Salle.

L’abri actuel devait comprendre deux huttes pour les Français et deux pour les Indiens, les quatre logis étant près les uns des autres et placés au centre du plateau.

Dès le lendemain, Tonty repartait en canot avec les deux Indiens qui devaient le conduire jusqu’à Michillimakinac.

L’Aiglon suivait avec intérêt les travaux qui se poursuivaient rapidement ; il fut joyeux de découvrir sous un manteau d’épais feuillage, dans l’abord du sentier, une source d’eau cristalline qui jaillissait dans un creux du terrain et s’écoulait en un mince ruisselet, pour se perdre dans la verdure touffue au-dessus du ravin ; il se pencha et but longuement ; l’eau était froide et délicieuse.

L’Aiglon n’oubliait certes pas ses parents, si récemment disparus, mais habitué à l’esprit fataliste des Indiens, il acceptait l’irréparable et se livrait, sans arrière pensée, aux joies et aux intérêts que pouvait lui fournir sa nouvelle existence.

Après une semaine d’absence, Tonty revint de Michillimakinac et reprit son poste de chef.

La Salle avait toujours déclaré qu’il construirait à cet endroit un fort qui porterait le nom de Saint-Louis des Illinois ; on donna donc ce nom au petit établissement du rocher, anticipant l’époque où un fort Saint-Louis véritable s’y dresserait…

L’Aiglon ne quittait guère son ami chaouanon, mais il était maintenant familier avec tous les gens de l’établissement, et ceux-ci, de leur côté, l’aimaient bien.

L’enfant était devenu le jeune camarade du commandant ; celui-ci semblait lui porter un intérêt tout spécial et s’occupait de lui autant que Nika.

Dès que les Français eurent terminé leur installation temporaire, ils reçurent la visite de plusieurs chefs de tribus amies ; confiants dans la protection des Blancs, ces tribus allaient s’établir dans les grandes plaines que dominait le rocher. C’était bien là ce qu’espérait Tonty, car il savait que l’intention de Cavelier de La Salle était d’attirer autour du fort les nations pacifiques, afin de pouvoir faire avec eux l’échange des vivres et la traite des fourrures.

La crainte des Iroquois, dont les hordes avaient jadis dévasté cette région, avait empêché ces Indiens d’y établir leurs bourgades, mais avec la protection du fort français, ils allaient revenir.

L’été se passa sans que l’on ait revu Cavelier de La Salle. L’inquiétude s’était calmée, cependant, car l’explorateur, remis de sa maladie, mais encore faible, avait remonté le Mississipi, à destination de Michillimakinac ; cependant la fatigue l’obligea à s’arrêter au fort Miami, d’où il avait envoyé un message à Saint-Louis des Illinois.

Plusieurs wigwams se dressaient maintenant au pied du rocher de l’Aigle ; l’Aiglon avait de nombreux jeunes compagnons qu’il étonnait toujours par ses prouesses de grimpeur, et par son agilité en sautant de branche en branche comme un grand oiseau sans ailes.

La petite colonie vivait de chasse et de pêche, attendant toujours le retour de La Salle.

Chaque soir, le jeune Illinois venait retrouver Tonty pour apprendre « sa phrase française » comme il l’avait promis au père Membré, et il était maintenant en état de soutenir une conversation ; son accent, aussi, s’était amélioré.

« Chef Tonty, dit-il, un soir, pourquoi gardes-tu toujours une de tes mains couvertes ?

— C’est parce que celle-là est une main de fer ; je la tiens gantée.

— Mais ta vraie main ?

— Je l’ai perdue par l’explosion d’une grenade, dans les guerres siciliennes.

— Tu es donc un grand guerrier ?

— Plutôt un voyageur qu’un guerrier, maintenant ; mais dis-moi, jeune Aiglon que signifie le beau tatouage que tu as sur la poitrine ?

— C’est l’emblème des chefs de ma tribu, dit fièrement l’adolescent ; mon père avait un tatouage semblable.

— Les chefs seulement ?

— Hé, les chefs et leurs fils ; quand j’aurai l’âge requis, je me ferai sacrer chef de la tribu.

— Quel est l’âge voulu ?

— Seize fois les douze lunes.

— Ah ? Mais, dis encore, toutes ces marques qui garnissent tes bras, tes jambes… des emblèmes de famille ?

— Non ; celles-là marquent des événements ; ainsi ce poisson indique que j’ai failli me noyer, et qu’il m’a fallu nager, nager, comme un vrai poisson !

— Et ces petites ailes dessinées sur tes chevilles ?

— Celles-ci, dit l’Aiglon en riant, rappellent un épisode : un jour, il y a deux ans, en voyage avec mes parents au pays des Chakasas, un Visage-Pâle qui connaissait mon père, fut étonné de mon agilité et il dit à père : « Ton fils ressemble au dieu Mercure » — « je ne connais pas ce manitou, dit père. — Non ? Et bien, c’est un dieu qui a les pieds ailés… quand il marche, il vole ! » Alors, père fit tatouer des petites ailes sur mes chevilles en souvenir de ce discours.

— Et cette autre marque sur ton bras droit ? Elle est rouge, celle-là, et les autres sont bleues !

— Celle-là n’est pas tatouée ; c’est une marque que je portais quand on m’a remis à ma mère.

— Ah ? Laisse-moi l’examiner, veux-tu ? »

L’Aiglon tendit son jeune bras nerveux : au-dessus du coude, un signe rougeâtre dessinait assez distinctement la lettre N en trois lignes brisées.

« C’est un signe étrange, on dirait une lettre, fit le commandant ; c’est très apparent sur ta peau d’Indien blanc !

— Tu me trouves blanc pour un Illinois, chef Tonty, et tu ne sais pas pourquoi ?

— Dis-le moi ?

— Mère m’a souvent raconté la chose : à ma naissance, j’étais, comme les autres, un papoose cuivré ; mais le Génie des airs m’a pris avec lui pour la durée de plusieurs lunes ; quand il me remit à ma mère, ma peau avait blanchi et il m’avait marqué au bras pour me retrouver plus tard.

— Quels antécédents merveilleux ! Il faudra les raconter au père Membré !

— Hé, et à chef La Salle… dis donc, chef Tonty, vont-ils bientôt venir ?

— Je le crois, mon ami, mais je n’en sais rien ; cependant, je pars demain pour Michillimakinac et j’espère revenir avec de bonnes nouvelles. »