Librairie Beauchemin, Limitée (p. 64-70).


La flottille de canots se mit en route.

IX

Départ


En quittant la hutte de l’explorateur, l’Aiglon partit à la recherche de Nika, voulant lui faire admirer son couteau de chasse. Il l’aperçut, un peu plus loin, avec le père Membré. Il hésita alors à le rejoindre… ce Visage-Pâle à tunique flottante (vêtement exclusif des sorciers, croyait-il) l’inquiétait. Dans les légendes que l’on racontait parfois, le soir, au logis paternel, les conteurs représentaient toujours les sorciers comme drapés dans de longues tuniques informes et sombres ; l’apparence de ce « père » comme on l’appelait, ne lui disait rien de bon, et il ne se rapprocha pas du chasseur. Celui-ci, cependant avait vu l’enfant s’arrêter, et il l’appela :

« Viens donc ici, mon gars, j’ai à te parler », dit-il.

L’Aiglon ne se décida pas tout de suite à obéir ; du bout de son pied nu, il décrivit sur le sol des signes cabalistiques destinés à conjurer le mauvais sort ; il redoutait un peu le regard, toujours cruel, des sorciers… puis, rassuré par ce geste protecteur que lui avait appris la Taupine, il s’avança et rejoignit le Chaouanon.

« Voici le père Membré, dit celui-ci, un ami de chef La Salle. »

L’adolescent regarda le père et à sa grande surprise, il ne vit dans sa figure que bonté, douceur et un sourire paternel.

« Jeune Aiglon, je suis heureux de te voir parmi nous ; Nika te dira que je veux être ton ami ! »

Le chasseur traduisit la phrase et le gamin, de plus en plus surpris, lui dit :

« Ce n’est donc pas un sorcier !

— Mais non ! Tu n’avais pas besoin de faire des sortilèges pour chasser le mauvais sort ! »

L’Aiglon, rassuré, sourit alors, porta la main à son front et dit :

« L’Aiglon te remercie, il t’accepte pour ami.

— Voilà qui est convenu, dit le père ; mais quel beau couteau tu as, jeune Aiglon !

— En effet, dit Nika, continuant à servir d’interprète, où as-tu pris ça ?

— Un cadeau des Visages-Pâles, fit l’adolescent ; chef La Salle me l’a donné en leur nom ; vois la belle lame tranchante », continua-t-il, sortant le couteau de sa gaine de cuir.

À ce moment, le chasseur fut rappelé au camp et le jeune garçon demeura seul avec le religieux. Celui-ci, désignant le couteau, demanda par signe :

« Comment dis-tu ça dans ta langue ? »

L’Aiglon comprit et prononça le mot en illinois ; le père répéta le mot et dit à son tour, en français : « Couteau. »

Et le gamin répéta distinctement :

« Cou… teau… couteau !

— Bien », fit le père.

Prenant le couteau en question, il le lança adroitement sur un tronc d’arbre, où il piqua comme une flèche.

L’Aiglon courut le chercher et revint près du religieux qui lui fit signe de le lancer à son tour ; ce qu’il fit aussitôt ; mais au lieu d’atteindre le tronc, il piqua dans une branche assez haute. L’Aiglon s’élança avec l’agilité d’un chat, saisit le couteau et sauta légèrement sur le sol sans se laisser glisser le long du tronc. Le père applaudit, se fit dire encore quelques paroles en illinois, apprit au jeune Indien les mêmes mots en français et réussit à apprivoiser complètement le fils de l’Aigle.

Peu à peu le jeune Illinois avait lié connaissance avec tous les membres de l’expédition ; Français et Indiens lui avaient fait bon accueil et déjà il devenait, moins sauvage. moins ombrageux, et un peu moins sûr de sa supériorité d’origine quand il se trouvait avec les Visages-Pâles.

Le guide ne se lassait pas de raconter à l’enfant des épisodes de la vie aventureuse de « chef La Salle », et le garçonnet en avait fait son héros ; aussi, dès qu’il l’apercevait, il courait à lui, lui répétait quelque phrase française qu’il avait apprise ou lui parlait par signes ; malgré son caractère réservé et son air souvent froid et distant, Cavelier de La Salle avait toujours un bon mot pour l’Aiglon et lui portait un vif intérêt.

Mais de lourdes responsabilités pesaient sur l’explorateur ; il venait de découvrir la Louisiane, il venait de doter la Couronne de France d’un vaste pays nouveau, immensément riche et fertile ; il espérait bien faire reconnaître par son souverain, le service rendu à la patrie par l’exploit prodigieux qu’il venait de mener à bonne fin, mais le présent le commandait. La vie de ses camarades, de ses subalternes, Français comme indiens, dépendait des vivres que l’on pourrait leur procurer ; or, dans cet endroit primitif, il était impossible de trouver une nourriture suffisante pour tout son monde.

Il fut donc décidé que, l’expédition ayant accompli son but, et ayant pris possession d’un nouveau territoire au nom du Roi Soleil, remonterait le cours du grand Mississipi et se rendrait jusqu’au pays des Illinois, jadis si prospère ; les voyageurs s’y fixeraient pour quelque temps, en attendant les secours et les renforts que leur enverrait sûrement le gouverneur de la Nouvelle-France.

L’Aiglon n’avait jamais fait de longs voyages ; lorsque Nika lui eut appris qu’on allait bientôt repartir, et, cette fois, à destination du pays des Illinois, il en fut ravi et fit plusieurs bonds dans les airs pour témoigner de son allégresse. Ses préparatifs ne furent pas longs, ses bagages, fort peu encombrants… il apportait les armes pris à la hutte de l’Aigle, une peau de buffle et une couverture. Avec son nouveau couteau il avait découpé, sur la planchette de bois apportée de sa demeure, tout ce qui n’était pas la sculpture de l’aigle même, ce qui en diminuait considérablement la grandeur ; cet emblème n’était guère plus volumineux maintenant que son couteau de chasse, il pouvait le porter suspendu à sa ceinture comme un précieux fétiche.

La flottille de canots se mit en route ; l’Aiglon reçut l’ordre de suivre partout le guide ; il partit donc avec celui-ci et s’embarqua dans un grand canot où La Salle et le père Membré étaient déjà rendus ; il s’y trouvait aussi trois Indiens, qui avec Nika avaient charge des avirons. L’on disait adieu à la Louisiane que La Salle comptait bien revoir avant longtemps ; malgré la joie que causait à l’orphelin la perspective du voyage vers le pays de ses ancêtres, il éprouva un serrement de cœur en quittant la patrie de son enfance et son regard resta longtemps fixé sur ces rives qu’il saluait de la main en guise d’adieu.

La petite flotte fit d’abord escale chez les Quinapissas ; cette tribu les reçut avec une apparence de bon vouloir et de camaraderie ; mais les voyageurs s’aperçurent bientôt que ces indigènes étaient traîtres et dangereux. Grâce à leurs armes, les Français purent néanmoins les tenir en respect, et regagner leurs canots, sans accident, avec les vivres achetés chez ce peuple.

Après plusieurs jours de voyage, ils atterrissaient au pays des Coroas. Nika avait décrit à l’Aiglon les huttes étranges de cette bourgade, qui, vues de loin, ressemblaient à de gigantesques champignons, groupés dans une éclaircie de la forêt. Ces logis indigènes formaient d’immenses rotondes dont la toiture, faite de paille de maïs et de terre ou de sable, avait l’apparence de toits de chaume.

« Comment peuvent-ils construire des logis comme ceux-là ? demanda le jeune Illinois.

— Voici comment ils procèdent, expliqua le chasseur : ils prennent un certain nombre de jeunes arbres, très élancés, les coupent au ras de terre sans enlever ni branches, ni feuillage ; ils les piquent solidement dans le sol, en forme de grand cercle ; ils rassemblent ensuite le faîte de tous ces arbres, chargés de leurs branches feuillues et les font converger vers un même point central où on les lie avec de solides lianes et de grosses lanières de cuir ; on recouvre le tout de paille de maïs, puis de boue, puis encore de paille ce qui donne une toiture imperméable, dès que la boue a durci.

— Je me rappelle ces grandes rotondes, dit le père Membré, j’en ai vu qui avaient au moins soixante pieds de diamètre.

— Hé, il y a parfois une vingtaine de familles logées là-dedans !

— Les Coroas sont-ils méchants comme les Iroquois ? demanda l’Aiglon.

— Hé, ils leur ressemblent ; ils sont rusés aussi, mais je les crois moins féroces ; espérons, toutefois, qu’ils ne nous feront pas la guerre ! »

Ces Indiens coroas firent aux Français un bien piètre accueil lorsque ceux-ci arrêtèrent sur leurs rives et l’on décida de ne pas séjourner dans cette bourgade. Comme l’on avait encore une bonne partie des vivres procurés chez les Quinapissas, le voyage pouvait se continuer sans retard. On reprit l’aviron et la flottille de canots remonta plus avant les eaux fougueuses du Mississipi, devant faire escale au fort Prudhomme.

Mais voilà Cavelier de La Salle foudroyé soudain par la maladie ! Le père Membré, qui avait quelques notions de médecine, constata bientôt que le cas était grave ; on atterrit devant le fort Prudhomme, ce petit abri rustique qui n’avait de fort que le nom, mais où l’on put faire coucher le malade déjà brûlant de fièvre.

L’Aiglon Blanc, peiné de savoir son chef malade, demanda au chasseur :

« Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Repartir dans un jour ou deux ; chef La Salle a donné ses instructions ; chef Tonty va commander et moi je continuerai à guider.

— Vers quel endroit ?

— Vers le pays des Illinois, d’abord.

— Le pays de ma tribu ! interrompit l’Aiglon avec joie, tu me l’avais promis, Nika !

— Hé, nous allons séjourner là pour commencer, puis il va falloir se rendre à Michillimakinac[1] ; c’est là que chef La Salle viendra nous rejoindre.

— Mais, objecta l’Aiglon, si chef La Salle est si malade il ne faut pas l’abandonner !

— Non, non ; le père Membré va rester pour le soigner.

— Ah ! il reste ? Alors…

— Alors tu vas voyager avec deux amis de moins, dit Nika en riant.

— Mais avec toi, je serai toujours bien, reprit l’Aiglon, et puis, chef Tonty parle un peu ma langue !

— Hé, tu parleras bientôt assez bien la sienne !

— C’est vrai, je commence à comprendre le langage des Visages-Pâles… Nika, chef La Salle nous rejoindra sûrement n’est-ce pas, quand il sera mieux ?

— Sans doute !

— Et le père ?

— Le père aussi, affirma le Chaouanon ; et maintenant ce n’est plus le temps de causer, je vais voir à préparer le départ. »


  1. Mission de Saint-Ignace, près du lac Huron.