Librairie Beauchemin, Limitée (p. 50-54).


L’Aiglon porta la main à son front pour le saluer

VII

L’Aiglon Blanc


Lorsque le chasseur se rendit, le lendemain, à la hutte de l’Aigle du Rocher, la demeure était déserte. Rien n’y était changé ; on aurait pu croire que le couple indien ne faisait qu’une courte absence tant les détails de leur logis restaient intacts.

« Le petit n’est pas revenu », se dit le Chaouanon.

Il sortit de la hutte et regarda autour de lui ; soudain, il l’aperçut ; étendu sur un amas de branches, la tête appuyée sur son bras recourbé, la figure tachée par les larmes, l’Aiglon dormait !

Nika se garda bien de l’éveiller ; il s’assit un peu plus loin, sur l’herbe, et se mit à fumer en attendant le réveil.

Au bout de quelque temps, l’enfant ouvrit les yeux et aperçut le chasseur.

« Nika, Nika ! s’écria-t-il se réfugiant auprès de l’Indien ; que vais-je devenir ? Me voilà seul au monde ! »

Le guide avait pour cet enfant une affection véritable ; il l’entoura de son bras et lui dit avec une douceur surprenante chez un indigène de la race farouche des Chaouanons :

« Aiglon Blanc, tu n’es pas seul !

— Mais puisque mon père… ma mère… la voix de l’adolescent se brisa.

— Sont partis pour le monde des manitous, intercala le chasseur ; tu ne les as plus, c’est vrai ; mais le grand Aigle a désiré que je m’occupe de toi !

— Il te l’a dit ? Quand donc ?

— À mon avant-dernier voyage, tu avais dix hivers alors, j’ai promis d’être pour toi un protecteur et un ami… le veux-tu ainsi, Aiglon Blanc ?

— Hé, bien sûr ! Mais comment pourrais-tu me protéger, ton wigwam n’est pas dans ce pays !

— Tu pourrais me suivre, petit Aiglon !

— Partir ? Quitter la hutte ?

— Pour y revenir plus tard si tu le désires ; ce logis t’appartient ! »

L’Aiglon resta silencieux ; il soupira, son jeune cœur se serrait à la pensée du départ. Puis, il demanda :

« Vas-tu repartir tout de suite ?

— Je ne sais pas ; il faut que je parle aux Visages-Pâles dont j’ai accepté d’être le guide ; veux-tu revenir avec moi, maintenant, au camp français ?

— Non, non, dit vivement l’adolescent, j’aime mieux rester ici… pour aujourd’hui, en tous cas !

— As-tu des vivres ? Pourras-tu t’arranger seul ?

— Hé, je crois bien ; quand reviendras-tu ?

— À la tombée du jour.

— Alors, fit l’Aiglon, tu me trouveras ici !

— Sois brave, petit, lui dit le chasseur, se levant pour partir ; songe à ce que ton père aurait désiré.

— Quand j’étais petit, reprit l’orphelin, père me disait souvent : « Pas de larmes ! Le fils de l’Aigle est trop fier pour pleurer. » Mais maintenant qu’il est parti…

— Maintenant qu’il est parti, répéta Nika, il faut que tu sois un homme, un futur guerrier, un brave Aiglon qui sait endurer sa peine ! Allons, je te quitte ; tu me reverras avant le coucher du soleil !

— Je t’attendrai », répondit gravement l’Aiglon.

Nika partit pour retourner au camp ; il n’avait pas de plans définis au sujet de l’orphelin, mais il était bien décidé à ne pas l’abandonner.

Lorsqu’il eut rejoint Cavelier de La Salle et le père Membré, celui-ci lui dit :

« Hé bien ? Et ton Aiglon Blanc ? L’as-tu revu ?

— Hé, le pauvre petit gars ! Il se sent bien seul, ne sait ce qu’il va devenir !

— Pourquoi ne pas l’avoir amené ici avec toi, le pauvre gamin ? dit La Salle.

— Je voulais d’abord t’en parler, chef ; j’ai fait une promesse à l’Aigle et je veux la tenir ; mais si j’amène cet enfant à mon wigwam, au pays voisin, je devrai m’en occuper et je ne pourrai plus te servir de guide, pour finir l’expédition !

— Mais il pourrait se joindre à nous, dit le père ; ce serait notre devoir à nous, Français, de nous occuper de ce petit, surtout connaissant son histoire… qu’en dites-vous, monsieur de La Salle ?

— Je suis entièrement de votre avis, répondit celui-ci. Va le chercher, Nika ; il restera sous ta protection et tu pourras continuer ton rôle de guide jusqu’à la fin de l’expédition.

— Hé, c’est bien la meilleure solution, chef. J’irai le chercher avant la nuit », répondit le chasseur.

Cependant, lorsque, plus tard dans la journée, il eut dit à l’Aiglon qu’il lui faudrait se joindre aux Français, l’adolescent eut un mouvement de recul :

« Les Visages-Pâles, dit-il sourdement, ce sont des étrangers ; je ne les connais pas ; je ne comprends pas leur langage… toi, tu seras occupé pour eux, tout le temps, et je n’aurai personne à qui parler !

— Tu te trompes, mon garçon ; il y a bon nombre d’indiens dans notre expédition !

— Mais tu disais « au camp français » !

— C’est parce que le chef de notre voyage, c’est un Français, et il a des compagnons de sa race ; mais il y a aussi, dans sa troupe, des Abénaquis, des Hurons, des Chaouanons… plusieurs ont leurs femmes, il y a aussi des enfants.

— Hé, alors, c’est presque une bourgade !

— Presque !

— Vont-ils rester dans ce pays ?

— Je ne crois pas ; nous allons, je pense, remonter la grande rivière, puis naviguer sur celle de ta tribu, au pays des Illinois ; nous visiterons sans doute le fameux rocher où ton père demeurait avant ta naissance.

— Père m’a souvent parlé de ce rocher ; il était triste en y songeant ; il disait : « L’Aigle est un chef sans tribu, son peuple est dispersé, leurs wigwams brûlés… l’Iroquois a anéanti l’Illinois ! » Maintes fois, il m’a dépeint cet endroit élevé, où se dressait sa hutte… et tu dis que les Français vont passer par là ?

— J’en suis presque sûr !

— Alors, je suis heureux de te suivre, père l’aurait voulu… je vais dire adieu à la hutte, et ensuite je serai prêt.

— J’entre avec toi », dit Nika.

L’Aiglon regarda tristement le lit de branches où avait dormi le chef illinois, ses yeux cherchèrent ensuite la place de sa mère, il souleva de la main le filet de pêche que, si peu de jours auparavant, l’Indienne était à remailler… il aperçut, par terre, le tomahawk[1] paternel, il le prit et le mit à sa ceinture, se choisit un arc et un carquois de flèches, et, sur le conseil du chasseur, enroula une peau de bête et une couverture. Il pria ensuite le chasseur de prendre une lance et un harpon, en souvenir de son père, puis, sans se retourner, il sortit à la suite de Nika. Passant près du totem aux dessins étranges, il porta la main à son front pour le saluer, mais tout à coup, il rebroussa chemin et se précipita de nouveau dans la hutte…

Le Chaouanon, se demanda ce qu’allait faire l’enfant, mais bientôt l’Aiglon reparut tenant à la main une planchette… il avait enlevé au mur de son logis la rustique sculpture de bois représentant un aigle aux ailes mi-déployées, emblème des chefs de sa tribu !


  1. Hache indienne.