Charpentier & Fasquelle (p. 245-263).


ACTE VI

LES AILES FERMÉES


Quelque temps après. À Schœnbrunn. La chambre du duc de Reichstadt, sombre et somptueuse.

Au fond, la haute porte noire et dorée qui donne sur le petit Salon de Porcelaine. À droite, la fenêtre. À gauche, une tapisserie dans laquelle se dissimule une petite porte.

Le mobilier tel qu’il est encore aujourd’hui : fauteuils aux bois noirs et dorés, paravent, prie-Dieu, tables et consoles.

Désordre fiévreux d’une chambre de malade. Des fourrures, des livres, des fioles, des tasses, des oranges, et partout, sur tous les meubles, d’énormes bouquets de violettes.

Au premier plan, vers la gauche, un étroit lit de camp. À son chevet, au milieu d’une table basse encombrée aussi de médicaments et de fleurs, un petit bronze de Napoléon Ier.

Au lever du rideau, le duc, horriblement défait, son visage aminci penché sur les trois tours d’une cravate de batiste chiffonnée, ses cheveux blonds, qu’on ne coupe plus, retombant en mèches trop longues, est assis, tout frissonnant, sur le bord du lit. Il s’enveloppe tristement d’un grand manteau qui lui sert de robe de chambre et sous lequel il est en culotte blanche, sans veste, son corps fluet flottant dans le linge bouffant de la chemise et ses mains amaigries perdues dans les manchettes plissées.

Il regarde fixement devant lui.

Debout, dans un coin de la chambre, le docteur et le général Hartmann, vieux soldat chamarré, de service auprès du prince, causent à voix basse.

La porte du fond s’entre-baille avec mystère, laissant filtrer une lueur jaune et tremblante. L’archiduchesse se glisse par l’entre-bâillement, jette un regard derrière elle comme pour s’assurer que quelque chose est prêt, et referme vite sans bruit. Elle est toute pâle dans ses dentelles.

Après avoir échangé, tout bas, quelques mots avec les deux hommes qui hochent la tête en regardant le Duc, elle s’approche de lui sans qu’il s’en aperçoive, et lui prend doucement la main.

Il tressaille, la reconnaît avec surprise.



Scène première

LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE, LE DOCTEUR, LE GÉNÉRAL HARTMANN
LE DUC, à l’archiduchesse.

Vous !… Mais je vous croyais malade ?…

L’ARCHIDUCHESSE, avec une gaieté forcée.

Vous !… Mais je vous croyais malade ?…Eh ! oui, ma foi !
Je viens d’être malade en même temps que toi.
Je vais mieux. Je me lève. — Et toi ? ton état ?

LE DUC.

Je vais mieux. Je me lève. — Et toi ? ton état ?Pire,
Puisque vous vous levez pour me voir.

L’ARCHIDUCHESSE.

Puisque vous vous levez pour me voir.Tu veux rire !
(Au docteur.)
Votre malade est-il raisonnable, Docteur ?

LE DOCTEUR.

Oui, maintenant il prend bien son lait.

L’ARCHIDUCHESSE.

Oui, maintenant il prend bien son lait.Quel bonheur !
Ah ! c’est gentil ! ah ! c’est…

LE DUC.

Ah ! c’est gentil ! ah ! c’est…Ah ! c’est dur tout de même,
D’être — lorsqu’on rêva la louange suprême
De l’Histoire, et qu’on fut une âme qui brûlait ! —
Loué pour la façon dont on prend bien son lait !
(Il saisit un des bouquets de violettes posés sur la table auprès de lui et le passe avec délice sur sa figure en soupirant :)
Ô boule de fraîcheur sur ma fièvre posée,
Comme une houppe à se mettre de la rosée !…

L’ARCHIDUCHESSE, regardant les fleurs qui remplissent la chambre.

Tout le monde à présent t’en apporte ?

LE DUC.

Tout le monde à présent t’en apporte ?Oui.

(Et avec un sourire triste.)

Tout le monde à présent t’en apporte ?Oui.Déjà.

L’ARCHIDUCHESSE.

Chut !…

(Elle échange un regard avec le docteur qui semble l’encourager, et, après une hésitation, se rapprochant du prince, elle commence, d’une voix embarrassée.)

Chut !…Pour remercier Dieu qui nous protégea
— Car nous entrons tous deux, Franz, en convalescence, —
Je compte, ce matin, communier…
(Le Duc la regarde. Elle continue, plus troublée.)
Je compte, ce matin, communier…Je pense
Qu’il serait très joli que tous les deux…
Qu’il serait très joli que tous les deux…(Et brusquement.)
Qu’il serait très joli que tous les deux…Pourquoi
Ne pas communier tout à l’heure avec moi ?

LE DUC, après l’avoir regardée dans les yeux.

Voilà pourquoi tu viens, pieusement coquette.
(À voix basse.)
C’est la fin.

L’ARCHIDUCHESSE, riant.

C’est la fin.Là ! j’en étais sûre !… Et l’étiquette ?

LE DUC.

L’étiquette ?

L’ARCHIDUCHESSE.

L’étiquette ?Mais oui ! Lorsqu’un prince autrichien
Est très mal, on ne peut le tromper. Tu sais bien
Qu’il faut que la Famille Impériale assiste
Lorsqu’il doit recevoir le…
Lorsqu’il doit recevoir le…(Elle s’arrête.)

LE DUC.

Lorsqu’il doit recevoir le…Le ?

L’ARCHIDUCHESSE.

Lorsqu’il doit recevoir le…Le ?Pas de mot triste !

LE DUC, regardant autour de lui.

Au fait, nous sommes seuls !…

L’ARCHIDUCHESSE, montrant la porte du fond.

Au fait, nous sommes seuls !…J’ai fait, dans le Boudoir
De Porcelaine, là, dresser un reposoir
Pas le moindre archiduc, la moindre archiduchesse ;

Le prélat de la cour pour nous seuls dit la messe.
Tu vois qu’il ne s’agit que de communier,
Et que ce sacrement n’est pas le…

LE DUC.

Et que ce sacrement n’est pas le…Le dernier ?
C’est vrai.

L’ARCHIDUCHESSE.

C’est vrai.Tu vois !…
C’est vrai.Tu vois !…(Elle lui offre gentiment son bras.)
C’est vrai.Tu vois !…Viens-tu ?…
(Il se lève en chancelant. On entend sonner une clochette à droite.)
C’est vrai.Tu vois !…Viens-tu ?…Tiens ! la messe commence !

(Le Duc, appuyé sur l’archiduchesse, se dirige vers la porte du petit salon que le docteur et le général Hartmann ouvrent aussitôt.)

LE DUC.

Oui… c’est vrai qu’il faudrait cette illustre assistance !

L’ARCHIDUCHESSE.

Nous n’aurons que l’enfant de chœur et le prélat !

LE DUC, observant en passant le docteur et le général qui sourient.

Ce n’est donc pas pour aujourd’hui…

(La porte se referme sur l’archiduchesse et sur le prince. Le sourire des deux hommes s’efface. Le général Hartmann va rapidement ouvrir la petite porte dans la tapisserie, et l’on voit entrer silencieusement toute la Famille Impériale.)

LE GÉNÉRAL HARTMANN, bas, aux archiducs et archiduchesses.

Ce n’est donc pas pour aujourd’hui…Mettez-vous là.

(Un doigt sur les lèvres, il leur fait signe de se placer.)



Scène II

LE GÉNÉRAL HARTMANN, LE DOCTEUR, MARIE-LOUISE, LA FAMILLE IMPERIALE, METTERNICH, puis PROKESCH, LA COMTESSE CAMERATA, THÉRÈSE DE LORGET

(Les princes et les princesses, avec mille précautions pour n’être pas entendus, se placent sur plusieurs rangs, tournés vers cette porte fermée derrière laquelle on entend, de temps en temps, une sonnette. Marie-Louise est au premier rang. Il y a des archiducs très âgés et des archiducs enfants ; et des adolescents qui sont blonds du même blond que le duc. Dans l’ombre de la porte ouverte, on voit briller des uniformes. Metternich, en grand costume, se met au dernier rang de la Famille impériale.)

LE GÉNÉRAL HARTMANN, voyant que tout le monde s’est immobilisé, reprend d’une voix basse et solennelle :

Lorsque, les yeux fermés et l’âme anéantie,
Le Duc se penchera pour recevoir l’hostie…

UNE PRINCESSE, aux enfants qu’on a fait mettre devant.

Chut !… Silence !…

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Chut !… Silence !…Pendant cette minute où rien
Ne peut faire tourner la tête d’un chrétien,
J’ouvrirai doucement la porte. Une seconde
Vos Altesses verront, de loin, la tête blonde.
Puis je refermerai sans bruit, d’un geste prompt…
Et le duc de Reichstadt relèvera le front
Sans se douter qu’il a, selon l’usage antique,
Devant toute la Cour reçu le viatique.

(À ce moment Prokesch entre à gauche, introduisant deux femmes la Comtesse Camerata et Thérèse.)

METTERNICH, aux nouveaux arrivants.

Silence…

PROKESCH, tout bas, à la Comtesse et à Thérèse.

Silence…On m’a permis de vous placer ici
Derrière la Famille Impériale. Ainsi
Vous pourrez, par-dessus ces têtes inclinées
De princes sur lesquels soufflent les Destinées,
D’enfants pâles auxquels on fait joindre les doigts,
Apercevoir le duc une dernière fois !

THÉRÈSE.

Merci, merci, Monsieur.

MARIE-LOUISE.

Merci, merci, Monsieur.Oh ! surtout que personne
Ne bouge quand la porte…

UNE PRINCESSE.

Ne bouge quand la porte…Ah ! la clochette sonne !…

UNE AUTRE.

C’est l’Élévation !…
C’est l’Élévation !…(Toutes les femmes s’agenouillent.)

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

C’est l’Élévation !…Tout doucement !

LA COMTESSE, qui est restée debout, apercevant Metternich incliné à côté d’elle, lui touche le bras.

C’est l’Élévation !…Tout doucement !Eh bien !
Monsieur de Metternich, vous ne regrettez rien ?

METTERNICH, se retourne, la regarde, et fièrement :

Non. J’ai fait mon devoir… J’en ai souffert, peut-être…
— C’est à l’amour de mon pays, et de mon maître
Et du vieux monde, que j’ai, Madame, obéi !…

LA COMTESSE.

Vous ne regrettez rien ?

METTERNICH, après une seconde de silence.

Vous ne regrettez rien ?Non. Rien.
(Et comme la clochette sonne, il dit)
Vous ne regrettez rien ?Non. Rien.L’Agnus Dei.

MARIE-LOUISE, au général qui entr’ouvre la porte et regarde par la fente.

Prenez garde, en ouvrant, que la porte ne grince !

METTERNICH, reprenant d’une voix sourde.

Je ne regrette rien… mais c’était un grand prince !
Et quand je m’agenouille, à cette heure, en ce lieu,
(Il plie le genou.)
Ce n’est pas seulement devant l’Agneau de Dieu !

LE GÉNÉRAL HARTMANN, regardant toujours par la porte entre-bâillée.

Le prélat sort le grand ciboire… — il le découvre !…

TOUS, sentant le moment approcher.

Oh !…

LE GÉNÉRAL HARTMANN, les mains sur la porte.

Oh !…Silence absolu : je vais ouvrir !…

TOUS.

Oh !…Silence absolu : je vais ouvrir !…Oh !…

LE GÉNÉRAL.

Oh !…Silence absolu : je vais ouvrir !…Oh !…J’ouvre !

(Il pousse sans bruit les battants. Et l’on aperçoit ce petit salon si gai où tout est en porcelaine, les murs blancs et bleus, le lustre de faïence allumé, des bouquets de violettes, des enfants de chœur, une brume d’encens, l’or tendre des cierges, le doux luxe de l’autel, et, tournant le dos, agenouillés tous les deux — elle le soutenant d’un bras passé autour des épaules — l’archiduchesse et le duc qui attendent, et le prélat qui descend vers eux, l’hostie déjà tremblante au-dessus du ciboire. Seconde de profonde émotion et de silence. Tout le monde est prosterné, retenant son souffle et ses larmes.)

THÉRÈSE, lentement, se soulève, se soulève pour regarder par-dessus les têtes, regarde, voit, et dans un sanglot qui lui échappe :

Le revoir ainsi ! Lui !… Lui !…

(Mouvement d’effroi. Le général Hartmann referme vivement la porte. Tout le monde se lève.)

LE GÉNÉRAL, précipitamment, aux archiducs.

Le revoir ainsi ! Lui !… Lui !…Sortez !… Le Duc vient
D’entendre ce sanglot !… Sortez vite !

(Tous ont reflué vers la porte de gauche, mais la porte du Salon de Porcelaine s’ouvre brusquement, le Duc paraît sur le seuil, les voit tous là debout devant lui et après un long regard qui comprend :)

LE DUC.

D’entendre ce sanglot !… Sortez vite !Ah ?… — Très bien.



Scène III

Les Mêmes, LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE.
(La Famille Impériale se retire peu à peu.)
LE DUC, calme et avec une majesté soudaine.

J’assurerai d’abord de ma reconnaissance
Le cœur qui, se brisant, a rompu le silence…
Que celle qui pleura n’en ait aucun remord :
On n’avait pas le droit de me voler ma mort.
(Aux archiducs et aux archiduchesses qui s’éloignent avec respect.)
Laissez-moi, maintenant, ma famille autrichienne !
« Mon fils est né prince français ! Qu’il s’en souvienne
Jusqu’à sa mort ! » Voici l’instant : il s’en souvient !
(Aux princes qui sortent.)
Adieu !…
Adieu !…(Et cherchant du regard autour de lui.)
Adieu !…Quel est le cœur qui s’est brisé ?

THÉRÈSE, qui est restée agenouillée humble, dans un coin.

Adieu !…Quel est le cœur qui s’est brisé ?Le mien.

LE DUC, faisant un pas vers elle, avec douceur.

Vous n’êtes pas très raisonnable. — Sur un livre
Vous avez autrefois pleuré de me voir vivre
En Autrichien, — avec à mon habit des fleurs…
Maintenant, vous pleurez en voyant que j’en meurs.

(L’Archiduchesse et la Comtesse le mènent jusqu’à un fauteuil dans lequel il tombe.)

THÉRÈSE, qui s’est relevée, se rapproche, et d’une voix timide.

Le rendez-vous…

LE DUC.

Le rendez-vous…Eh bien ?

THÉRÈSE.

Le rendez-vous…Eh bien ?J’y étais.

LE DUC.

Le rendez-vous…Eh bien ?J’y étais.Vous ?… pauvre âme !

THÉRÈSE.

Oui…

LE DUC, mélancoliquement.

Oui…Pourquoi ?

THÉRÈSE.

Oui…Pourquoi ?Parce que je vous aime.

LE DUC, à la Comtesse.

Oui…Pourquoi ?Parce que je vous aime.Madame,
Vous me l’aviez caché qu’elle y était… Pourquoi ?

LA COMTESSE.

Parce que je vous aime.

LE DUC.

Parce que je vous aimeEt qui donc, près de moi,
Vous a, toutes les deux, fait venir ?
(La Comtesse et Thérèse lèvent les yeux vers l’Archiduchesse.)
Vous a, toutes les deux, fait venir ?Vous ?

L’ARCHIDUCHESSE.

Vous a, toutes les deux, fait venir ?Vous ?Moi-même.

LE DUC.

Pourquoi cette bonté ?

L’ARCHIDUCHESSE.

Pourquoi cette bonté ?Parce que je vous aime.

LE DUC, avec un sourire.

Les femmes m’ont aimé comme on aime un enfant.
(Elles font un geste de protestation.)
Si ! Si !
Si ! Si !(À Thérèse.)
Si ! Si !l’enfant qu’on plaint,
Si ! Si !l’enfant qu’on plaint,(À l’Archiduchesse.)
Si ! Si !l’enfant qu’on plaint,qu’on gâte,
Si ! Si !l’enfant qu’on plaint,qu’on gâte,(À la Comtesse.)
Si ! Si !l’enfant qu’on plaint,qu’on gâte,et qu’on défend !
Et leurs doigts maternels, toujours, au front du prince,
Cherchaient les boucles d’or du portrait de Lawrence !

LA COMTESSE.

Non ! nous avons connu ton âme et ses combats !

LE DUC, secouant tristement la tête.

Et l’Histoire, d’ailleurs, ne se souviendra pas
Du prince que brûlaient toutes les grandes fièvres ;
Mais elle reverra, dans sa voiture aux chèvres,
L’enfant au col brodé qui, rose, grave, et blond,
Tient le globe du monde ainsi qu’un gros ballon !

MARIE-LOUISE.

Parlez-moi ! — Je suis là !… — Qu’une parole m’ôte
Le poids de mes remords ! J’étais — est-ce ma faute ? —
Trop petite à côté de vos rêves trop grands !
Je n’ai qu’un pauvre cœur d’oiseau, je le comprends !
C’est la première fois, aujourd’hui, qu’il s’arrête,
Cet éternel grelot qui tourne dans ma tête !
— Vous pourriez bien, de moi, vous occuper un peu…
Pardonnez-moi, mon fils !

LE DUC.

Pardonnez-moi, mon fils !Inspirez-moi, mon Dieu,
La parole profonde, et cependant légère,
Avec laquelle on peut pardonner à sa mère !

(À ce moment un laquais, qui est entré sans bruit, s’avance vers Marie-Louise. Elle l’aperçoit et comprend.)

MARIE-LOUISE, essuyant ses larmes, au duc.

Ce berceau… qu’hier soir vous avez fait prier
D’apporter…

LE LAQUAIS.

D’apporter…Il est là.

(Le duc fait signe qu’il veut le voir. Tandis qu’on va le chercher, il aperçoit Metternich pâle et immobile. Il se lève.)

LE DUC.

D’apporter…Il est là.Monsieur le Chancelier,
Je meurs trop tôt pour vous : versez donc une larme !

METTERNICH.

Mais…

LE DUC, fièrement.

Mais…J’étais votre force, et ma mort vous désarme !
L’Europe qui jamais n’osait vous dire non
Quand vous étiez celui qui peut lâcher l’Aiglon,
Demain, tendant l’oreille et reprenant courage,
Dira : « Je n’entends plus remuer dans la cage !… »

METTERNICH.

Monseigneur…

(On apporte le grand berceau de vermeil du Roi de Rome.)
LE DUC.

Monseigneur…Le berceau dont Paris m’a fait don !
Mon splendide berceau, dessiné par Prudhon !
J’ai dormi dans sa barque aux balustres de nacre,
Bébé dont le baptême eut la pompe d’un sacre !
— Approchez ce berceau du petit lit de camp
Où mon père a dormi dans cette chambre, quand
La Victoire éventait son sommeil de ses ailes !
(Le berceau est maintenant contre le petit lit.)
— Plus près, — faites frôler le drap par les dentelles !
Oh ! comme mon berceau touche mon lit de mort !
(Il met la main entre le berceau et le lit en murmurant.)
Ma vie est là, dans la ruelle…

THÉRÈSE, éclatant en sanglots sur l’épaule de la Comtesse.

Ma vie est là, dans la ruelle…Oh !…

LE DUC.

Ma vie est là, dans la ruelle…Oh !…Et le sort,
Dans la ruelle mince — oh ! trop mince et trop noire ! —
N’a pu laisser tomber une épingle de gloire !
— Couchez-moi sur ce lit de camp !…

(Le docteur et Prokesch, aidés par la Comtesse, le conduisent au lit de camp.)

PROKESCH, au docteur.

Couchez-moi sur ce lit de camp !…Comme il pâlit !…

(La Comtesse a tiré de sa poitrine un grand cordon de la Légion d’honneur, et tout en installant le prince dans ses coussins, elle le lui passe légèrement sans qu’il s’en aperçoive.)

LE DUC, voit soudain la moire rouge sur son linge, sourit, cherche des mains la croix, et la porte à ses lèvres. Puis il dit en regardant le berceau.

J’étais plus grand dans ce berceau que dans ce lit !
Des femmes me berçaient… Oui, j’avais trois berceuses
Qui chantaient des chansons vieilles et merveilleuses !
Oh ! les bonnes chansons de Madame Marchand !…
Qui donc, pour m’endormir, me bercera d’un chant ?

MARIE-LOUISE, agenouillée près de lui.

Mais ta mère, mon fils, peut te bercer, je pense !

LE DUC.

Est-ce que vous savez une chanson de France ?

MARIE-LOUISE.

Moi ?… Non…

LE DUC, à Thérèse.

Moi ?… Non…Et vous ?

THÉRÈSE.

Moi ?… Non…Et vous ?Peut-être…

LE DUC.

Moi ?… Non…Et vous ?Peut-être…Oh ! chantez à mi-voix
Il pleut, bergère…
Il pleut, bergère…(Elle fredonne l’air.)
Il pleut, bergère…ou bien : Nous n’irons plus au bois…
(Elle fredonne encore.)
Et chantez : Sur le pont d’Avignon… pour me faire
Endormir doucement dans l’âme populaire…
(Elle murmure maintenant la ronde qu’il demande.)
Il en est une encore… oui… que j’aimais beaucoup :
Ah ! ah ! c’est celle-là qu’il faut chanter surtout !
(Il se soulève, l’œil hagard, et chante)
Il était un p’tit homme,
Tout habillé de gris !…

(Sa main va vers la statuette de l’Empereur, et il retombe.)
THÉRÈSE.

Tombe, mil huit cent trente après mil huit cent onze !

LA COMTESSE.

Comme un cristal brisé par un écho de bronze !…

L’ARCHIDUCHESSE.

Comme un accord de harpe après des airs guerriers !…

THÉRÈSE.

Comme un lys qui sans bruit tombe sur des lauriers !

LE DOCTEUR, après s’être penché sur le prince.

Monseigneur est très mal. Il faut que l’on s’écarte !
(Les trois femmes s’éloignent du lit.)

THÉRÈSE.

Adieu, François !

L’ARCHIDUCHESSE.

Adieu, François !Adieu, Franz !

LA COMTESSE.

Adieu, François !Adieu, Franz !Adieu, Bonaparte !

MARIE-LOUISE, qui, près du lit, a reçu la tête du Duc sur son épaule.

Sur mon épaule, là, son front s’appesantit !

LA COMTESSE, s’agenouillant au bout de la chambre.

Roi de Rome !

L’ARCHIDUCHESSE, de même.

Roi de Rome !Duc de Reichstadt !

THÉRÈSE, de même.

Roi de Rome !Duc de Reichstadt !Pauvre petit !

LE DUC, délirant.

Les chevaux ! Les chevaux !

LE PRÉLAT, qui est entré depuis un moment avec des enfants de chœur portant des cierges allumés.

Les chevaux ! Les chevaux !Mettez-vous en prière !

LE DUC.

Les chevaux pour aller au-devant de mon père !

(De grosses larmes coulent sur ses joues.)
MARIE-LOUISE, au duc qui la repousse.

Mais je suis là, mon fils, pour essuyer vos pleurs !

LE DUC.

Non ! laissez approcher les Victoires, mes sœurs !
Je les sens, je les sens, ces glorieuses folles,
Qui viennent dans mes pleurs laver leurs auréoles !

MARIE-LOUISE.

Que dis-tu ?

LE DUC, tressaillant.

Que dis-tu ?Qu’ai-je dit ? Je n’ai rien dit !… Hein ! Quoi ?
(Il regarde autour de lui comme s’il craignait qu’en n’eût compris.)
Non !… Rien !…
Non !… Rien !…(Et mettant un doigt sur ses lèvres.)
Non !… Rien !…C’est un secret entre mon père et moi.
(Il désigne le voile de dentelles du berceau.)
Donnez, que de ce voile exquis je m’enveloppe
Pour pousser le soupir qui délivre l’Europe !
Trop de gens ont besoin de ma mort… et je meurs
D’avoir été tué, tout bas, dans trop de cœurs !
(Il ferme un instant les yeux.)
Ah ! mon enterrement sera laid… Des arcières…
Quelques laquais portant des torches aux portières…
Les capucins diront leurs chapelets de buis…
Et puis ils me mettront dans leur chapelle… et puis…
(Il pâlit affreusement, se mord les lèvres.)

MARIE-LOUISE.

Explique ce que sont tes douleurs ?

LE DUC.

Explique ce que sont tes douleurs ?Surhumaines…
Et puis la Cour prendra le deuil pour six semaines !

LA COMTESSE.

Voyez ! au lieu du drap, il ramène sur lui
Le voile du berceau !

LE DUC, haletant.

Le voile du berceau !Ce sera très laid… oui…
Mais il faut en mourant… oui… que je me souvienne…
Qu’on baptise à Paris mieux qu’on n’enterre à Vienne !
(Appelant.)
Général Hartmann !…

LE GÉNÉRAL HARTMANN, s’avançant.

Général Hartmann !…Prince…

LE DUC, balançant d’une main le berceau.

Général Hartmann !…Prince…Oui… j’attendrai la mort
En berçant le passé dans ce grand berceau d’or !

(De l’autre main il tire un livre qui est sous son oreiller, et le tend au général.)

Général…

(Le général prend le livre. Le Duc se remet à balancer le berceau.)

Général…Le passé… je le berce… et c’est comme
Si le Duc de Reichstadt berçait le Roi de Rome !
— Général, voyez-vous l’endroit marqué ?

LE GÉNÉRAL HARTMANN, qui a ouvert le livre.

— Général, voyez-vous l’endroit marqué ?Je vois.

LE DUC.

Bien. Pendant que je meurs, lisez à haute voix.

MARIE-LOUISE, criant.

Non ! non je ne veux pas, mon enfant, que tu meures !

LE DUC, solennellement, après s’être remonté sur ses coussins.

Vous pouvez commencer à lire.

LE GÉNÉRAL HARTMANN, lisant debout au pied du lit.

Vous pouvez commencer à lire.Vers sept heures,
Les chasseurs de la Garde apparaissent, formant
La tête du cortège

MARIE-LOUISE, comprenant ce qu’il se fait lire, tombe à genoux en pleurant.

La tête du cortège…Oh ! Franz !

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

La tête du cortège…Oh ! Franz !À ce moment,
La foule, où l’on peut voir sangloter plus d’un homme,
Pousse un immense cri : Vive le Roi de Rome !

MARIE-LOUISE.

Franz !

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Franz !Les coups de canon s’étant précipités,
Le Cardinal vient recevoir Leurs Majestés ;

Le cortège entre ; il est réglé par les usages
Les huissiers, les hérauts d’armes, leur chef, les pages,
Les divers officiers d’ordonnance, les…

(Voyant que le duc a fermé les yeux, il s’arrête.)
LE DUC, rouvrant les yeux.

Les divers officiers d’ordonnance, les…Les ?…

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Les chambellans avec les préfets du palais ;
Les ministres ; le grand écuyer…

LE DUC, d’une voix défaillante.

Les ministres ; le grand écuyer…Veuillez lire !

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Les grands aigles ; les grands officiers de l’Empire ;
La princesse Aldobrandini tient le chrémeau ;
Les comtesses Vilain XIV et de Beauveau
Ont l’honneur de porter l’aiguière et la salière…

LE DUC, de plus en plus pâle et se raidissant.

Lisez toujours, Monsieur. — Soulevez-moi, ma mère.

(Marie-Louise aidée de Prokesch le soulève sur ses oreillers.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Puis le grand-duc, auprès du petit souverain
Remplaçant l’Empereur d’Autriche, son parrain ;
Puis vient la reine Hortense ; au côté de la reine
Vient Son Altesse Impériale la Marraine.
Enfin le roi de Rome est apparu, porté
Par Madame de Montesquiou. Sa Majesté,
Dont la foule put admirer la bonne mine,
Avait un grand manteau d’argent doublé d’hermine,
Que le duc de Valmy soulevait de deux doigts.
Puis les princes…

LE DUC.

Puis les princes…Passez les princes !

LE GÉNÉRAL HARTMANN, passant une page.

Puis les princes…Passez les princes !… puis les rois…

LE DUC.

Passez les Rois. La fin de la cérémonie !

LE GÉNÉRAL HARTMANN, après avoir passé plusieurs pages.

Alors…

LE DUC.

Alors…J’entends moins bien. Plus haut.

LE DOCTEUR, à Prokesch.

Alors…J’entends moins bien. Plus haut.C’est l’agonie.

LE GÉNÉRAL HARTMANN, d’une voix éclatante.

Alors, quand le héraut eut trois fois, dans le chœur,
Crié « Vive le roi de Rome ! » l’Empereur,
Avant qu’on ne rendît l’enfant à sa nourrice,
Le prit entre les bras de…
Le prit entre les bras de…(Il hésite en regardant Marie-Louise.)

LE DUC, vivement, et posant avec une noblesse infinie la main sur les cheveux de Marie-Louise agenouillée.

Le prit entre les bras de…De l’Impératrice !

(À ce mot qui pardonne et qui la recouronne, la mère éclate en sanglots.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.

L’éleva pour l’offrir à l’acclamation ;
Le Te Deum…

LE DUC, dont la tête se renverse.

Le Te Deum…Maman !

MARIE-LOUISE, se jetant sur son corps.

Le Te Deum…Maman !François !

LE DUC, rouvrant les yeux.

Le Te Deum…Maman !François !Napoléon !

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Le Te Deum emplit le vaste sanctuaire,
Et le soir même, dans la France tout entière,
Avec la même pompe, avec le même élan…

LE DOCTEUR, touchant le bras du général Hartmann.

Mort.
Mort.(Silence. Le général referme le livre.)

METTERNICH.

Mort.Vous lui remettrez son uniforme blanc.


FIN.
Séparateur


Dans la Crypte des Capucins,
à Vienne.


Et maintenant il faut que Ton Altesse dorme,
— Âme pour qui la Mort est une guérison, —
Dorme, au fond du caveau, dans la double prison
De son cercueil de bronze et de cet uniforme.

Qu’un vain paperassier cherche, gratte, et s’informe ;
Même quand il a tort, le poète a raison.
Mes vers peuvent périr, mais, sur son horizon,
Wagram verra toujours monter ta blanche forme !

Dors. Ce n’est pas toujours la Légende qui ment.
Un rêve est moins trompeur, parfois, qu’un document.
Dors ; tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu’on dise.

Les cercueils sont nombreux, les caveaux sont étroits,
Et cette cave a l’air d’un débarras de rois…
Dors dans le coin, à droite, où la lumière est grise.


Dors dans cet endroit pauvre où les archiducs blonds
Sont vêtus d’un airain que le Temps vert-de-grise.
On dirait qu’un départ dont l’instant s’éternise
Encombre les couloirs de bagages oblongs.

Des touristes anglais traînent là leurs talons,
Puis ils vont voir, plus loin, ton cœur, dans une église.
Dors, tu fus ce Jeune homme et ce Fils, quoi qu’on dise.
Dors, tu fus ce martyr ; du moins, nous le voulons.

… Un capucin pressé d’expédier son monde
Frappe avec une clef sur ton cercueil qui gronde,
Dit un nom, une date — et passe, en abrégeant…

Dors ! mais rêve en dormant que l’on t’a fait revivre,
Et que, laissant ton corps dans son cercueil de cuivre,
J’ai pu voler ton cœur dans son urne d’argent.