L’Aiglon/Acte I
PREMIER ACTE
LES AILES QUI POUSSENT
À Baden, près de Vienne, en 1830.
Le salon de la villa qu’occupe Marie-Louise. Vaste pièce au milieu de laquelle s’élève la montgolfière de cristal d’un lustre empire. Boiseries claires, murs peints à fresque, d’un vert pompéien. Frise de sphinx courant autour du plafond.
À gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la chambre de Marie-Louise. Celle du second plan ouvre sur les appartements des dames d’honneur. — À droite, au premier plan, une autre porte : au second plan, dans une niche, un énorme poêle de faïence, lourdement historié. — Au fond, entre deux fenêtres, une large porte-fenêtre, par laquelle on aperçoit les balustres d’un perron formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue sur le parc de Baden : tilleuls et sapins, profondes allées, lanternes suspendues à des potences en arceaux. Magnifique journée des premiers jours de septembre.
On a apporté dans cette banale villa de location un précieux mobilier. À gauche, près de la fenêtre, une belle psyché en citronnier chargée de bronzes ; au premier plan une vaste table d’acajou, couverte de papiers ; contre le mur, une table étagère à dessus de laque, garnie de livres. — À droite, vers le fond, un petit piano Érard de l’époque, une harpe ; plus bas, une chaise longue Récamier auprès d’un grand guéridon. Fauteuils et tabourets en X. Beaucoup de fleurs dans des vases. Au mur, gravures encadrées représentant les membres de la famille impériale d’Autriche ; portraits de l’Empereur François, du duc de Reichstadt enfant, etc.
Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très élégantes. Deux d’entre elles, assises au piano, dos au public, jouent à quatre mains. — Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires ; interruptions.
Un laquais introduit, par le perron, une jeune fille de mine modeste, qu’accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un merveilleux hussard bleu et argent. Les deux nouveaux venus, voyant qu’on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin du salon. — À ce moment, par la porte de droite, entre le comte de Bombelles, attiré par la musique. Il se dirige vers le piano, en battant la mesure. Mais il aperçoit la jeune fille, s’arrête, sourit, va vivement à elle.
Scène PREMIÈRE
Elle manque tous les bémols. — C’est un scandale !
— Je prends la basse. — Un, deux ! — Harpe ! — La… la !… — Pédale !
C’est vous ?
Bonjour, Monsieur de Bombelles.
Mi… sol.
J’entre comme lectrice aujourd’hui.
Le bémol !
Et grâce à vous : merci.
Vous êtes ma parente et vous êtes Française.
Tiburce.
Ah ! votre frère !
Asseyez-vous un peu.
Oh ! — je suis très émue !
Et de quoi donc, mon Dieu ?
Mais d’approcher tout ce qui reste sur la terre,
De l’Empereur !…
Vraiment ? C’est de cela, ma chère ?
Les nôtres détestaient Bonaparte, jadis !
Je sais… mais voir…
Sa veuve !…
Et peut-être… son fils ?
Sûrement.
D’âme… que de lecture, et n’être pas de France,
Et n’avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir
Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir.
— Est-elle belle ?
Qui ?
La duchesse de Parme !
Mais…
Elle est malheureuse, et c’est un bien grand charme !
Mais je ne comprends pas ! Vous l’avez vue ?
Oh ! non !
Non ! on nous introduit à peine en ce salon.
Oui, mais…
Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes !
J’attends Sa Majesté, là, dans mon coin.
— Mais c’est elle qui fait la basse en ce moment !
L’Imp…
Je vais l’avertir.
Histoire très touchante… oui… vous me l’avez dite…
Un frère qui…
Fils d’émigré, reste émigré.
L’uniforme autrichien est assez de mon gré ;
Puis il y a la chasse au renard, que j’adore.
Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore
Tout le peu qui vous reste !
Oh ! mon frère…
Qui vous ruina ! mais vous l’excusez, c’est très bien.
— Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante.
Bombelles et Tiburce se retirent en causant, vers le fond.)
Vous voilà donc parmi mes dames. Je me vante
D’être assez agréable… un peu triste depuis…
— Hélas !
(Silence.)
Exprimer…
On a trop peu connu cette belle âme !
Oh ! certe !
Je viens d’écrire pour qu’on garde son cheval !
(À Thérèse)
Depuis la mort du général…
Du général ?
Il conservait ce titre.
Ah ! Je comprends !
… je pleure !
Ce titre n’est-il pas sa gloire la meilleure ?
On ne peut pas savoir d’abord tout ce qu’on perd :
J’ai tout perdu, perdant le général Neipperg !
Neipperg ?
C’est bien. Tout près de Vienne. Une heure. — Ah ! Dieu ! ma chère.
J’ai les nerfs !… On prétend depuis que j’ai maigri
Que je ressemble à la duchesse de Berry.
Vitrolles m’a dit ça. — Maintenant je me frise
Comme elle. — Pourquoi Dieu ! ne m’a-t-il pas reprise ? —
(Regardant autour d’elle).
C’est petit, mais ce n’est pas mal, cette villa.
— Metternich est notre hôte en passant. — Il est là.
Il part ce soir. — La vie à Baden n’est pas triste.
Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste.
On fait chanter, en espagnol, Montenegro ;
Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ;
L’archiduchesse vient avec l’ambassadrice
D’Angleterre ; et l’on sort en landau… Mais tout glisse
Sur mon chagrin ! — Ah ! si ce pauvre général !…
— Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal ?
Mais…
— Bombelles, n’est-ce pas, il faudra qu’elle vienne ?
Pourrai-je demander à Votre Majesté
Des nouvelles du duc de Reichstadt ?
Est bonne. Il tousse un peu… Mais l’air est si suave
À Baden !… Un jeune homme ! Il touche à l’heure grave :
Les débuts dans le monde ! — Et quand je pense, ô ciel !
Que le voilà déjà lieutenant-colonel !
Mais croiriez-vous — pour moi c’est un chagrin énorme ! —
Que je n’ai jamais pu le voir en uniforme !…
(Entrent deux Messieurs portant des boîtes. — Avec un cri de joie.)
Ah ! c’est pour lui, tenez !
Scène II
Oui. Les collections.
Déposez-les, docteur !
Qu’est-ce ?
Des papillons.
Des papillons ?
Le médecin des eaux. Ayant, sur une table,
Vu ces collections que son fils achevait,
J’ai soupiré tout haut : « Ah ! si le mien pouvait
S’intéresser à ça, lui que rien n’intéresse !… »
Alors, j’ai dit à Sa Majesté la Duchesse :
« Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas ? Essayons ! »
Et j’apporte mes papillons.
Des papillons !
S’il s’arrachait à ses tristesses solitaires
Pour s’occuper un peu de vos…
Lépidoptères.
Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti.
Marie-Louise se retournant vers Thérèse.)
Vous, venez, que je vous présente à Scarampi,
C’est la grande maîtresse.
(Apercevant Metternich qui entre à droite.)
Ah ! Metternich !… Cher prince
Le salon est à vous.
Ayant à recevoir cet envoyé…
Je sais.
Du général Belliard, l’ambassadeur français,
Et le conseiller Gentz, et quelques estafettes,
(À un laquais qu’il vient de sonner, et qui paraît au fond sur le perron.)
Monsieur de Gentz, d’abord.
(À Marie-Louise.)
Vous me permettez ?
Faites !
Scène III
Bonjour, Gentz.
L’empereur me rappelle à Vienne.
Ah ?
Vienne en cette saison !
Vide comme ma poche !
Oh ! ça, ce n’est pas vrai, car soit dit sans reproche…
Le gouvernement russe a dû…
Moi ?
Vous venez de vous vendre encore.
Au plus offrant.
Mais pourquoi cet argent ?
Pour faire la débauche !
Et vous passez pour mon bras droit !
Doit ignorer ce que votre droite reçoit.
Des bonbons ! des parfums ! Oh !
J’ai de l’argent : bonbons, parfums. Je les adore
Je suis un vieil enfant faisandé.
Fanfaron du mépris de soi-même !…
(Brusquement.)
Et Fanny ?
Elssler ?… Ne m’aime pas. Oh ! je n’ai pas fini
D’être grotesque.
Montrant un portrait du duc de Reichstadt.
C’est le duc dont elle est folle.
Je suis un paravent qui souffre, — et se console
En songeant qu’après tout, il vaut mieux, pour l’État,
Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta :
J’escorte la danseuse en ville, à la campagne.
Elle veut que ce soir, ici, je l’accompagne
Pour surprendre le duc.
Vous me scandalisez !
Ce soir la mère sort. Il y a bal.
(Il lui tend une lettre prise dans son portefeuille.)
Lisez.
C’est du fils de Fouché.
Vingt août, mil huit cent trente…
Il s’offre à transformer…
Bon vicomte d’Otrante !
Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux.
Des noms de partisans…
Oui.
(Il lui rend la lettre.)
— Notez !
Nous refusons ?
Ah ! mais c’est qu’il me sert à diriger la France,
Mon petit colonel ! Car de sa boîte — cric ! —
Je le sors aussitôt qu’oubliant Metternich,
On penche à gauche, et — crac ! — dès qu’on revient à droite,
Je rentre mon petit colonel dans sa boîte.
Quand peut-on voir jouer le ressort ?
Qu’à l’instant…
(Il sonne, un laquais paraît.)
L’envoyé du général Belliard !
(Le laquais introduit un officier français en grande tenue.)
Bonjour, Monsieur. Voici les papiers.
(Il lui tend des documents.)
En principe,
Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe.
Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf,
Ou bien nous briserions la coquille d’un œuf…
Est-ce une allusion au prince François-Charle ?…
Duc de Reichstadt ?… Je n’admets pas, moi qui vous parle,
Que son père ait jamais régné !
Moi, je l’admets.
Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais… mais…
Mais ?
Mais si la liberté chez vous devient trop grande,
Si vous vous permettez la moindre propagande,
Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard
Venir devant le roi déplier son foulard ;
Si votre royauté fait trop la République ;
Nous pourrons — n’étant pas d’une humeur angélique ! —
Nous souvenir que Frantz est notre petit fils…
Nous ne laisserons pas rougir nos lys.
S’ils savent rester blancs, ignoreront l’abeille.
On craint que malgré vous l’espoir du duc s’éveille.
Non.
Les événements ?
Je les lui filtre.
Ignore-t-il qu’en France on a changé de roi ?
Oh ! non ! Mais le détail qu’il ne sait pas encore
C’est qu’on a rétabli le drapeau tricolore.
Il sera toujours temps…
L’enivrer !
Oh ! le duc n’est jamais enivré.
Je trouve qu’à Baden sa garde est moins sévère.
Oh ! ici, rien à craindre : il est avec sa mère.
Comment ?
Qu’elle à le surveiller ? Tout complot troublerait
Son beau calme…
Elle ne doit penser qu’à l’aiglon !…
Ma perruche !
Scène IV
Hein ?
Margharitina, Prince, qui s’envola !
Oh !
Margharitina ! Ma perruche !
(Elle remonte vers le perron. Les dames d’honneur se dispersent dans le parc à la poursuite de l’oiseau.)
Voilà.
Si Son Altesse veut que je cherche ?
Non !
(Elle rentre dans son appartement après l’avoir foudroyé du regard. La porte claque.)
Qu’est-ce ?
On dit « Sa Majesté » ; vous dites « Son Altesse » !
L’empereur n’ayant pas régné, « Sa Majesté »
Ne peut rester à la Duchesse !
C’est resté.
Alors voilà pourquoi ce regard de colère ?
C’est une question toute… protocolaire !
Est-ce que l’ambassade, à partir d’aujourd’hui,
Peut prendre la cocarde aux trois couleurs ?
Puisqu’on est d’accord…
(Bruits de grelots au dehors.)
Qu’est-ce ?
Les Meyendorf, Cowley, Thalberg !…
Recevons-les !
(Au moment où il se précipite vers la porte, l’archiduchesse paraît sur le perron entourée d’un flot d’élégants et d’élégantes en costume de ville d’eau. — Des Grévedon et des Deveria. — Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux. — Un petit archiduc, de cinq à six ans, en uniforme de hussard, une minuscule pelisse sur l’épaule, deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires robes de petites filles de l’époque. — Tumulte de voix et de rires. — Tourbillon de frivolités.)
Scène V
Non ! c’est une villa ! ce n’est pas un palais ;
Pas de façons !
(Le salon est envahi. À un jeune homme.)
Thalberg ! vite, ma tarentelle !
(Thalberg se met au piano et joue. À Metternich, gaiement.)
Sa Majesté ma belle sœur, où donc est-elle ?
Nous venions l’enlever en passant !
Courir en char à bancs à travers les vallons ;
C’est Sandor qui conduit !
Lui renfoncer sa lave !
Oh ! voulez-vous vous taire !
(À Metternich, en riant.)
Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan !
Ce volcan quel est-il ?
Cet hiver, l’astrakan ?
Mais le libéralisme !
Ah !…
Ou plutôt la France.
Vous l’entendez ?
Tout bas rien que pour moi !…
(Il continue très doucement.)
(Elle fouille dans son réticule.)
J’ai des bonbons pour vous.
(Elle lui donne une petite boîte.)
Vous êtes un amour !
Un parfum de Paris !
(Elle tire un petit flacon et le lui donne.)
Eau du duc de Reichstadt !
Ça sent la violette !
Si le duc survenait, il verrait qu’à Paris…
Elle redresse encor la tête !
Parlent de l’hydre !
Il faut qu’elle soit étouffée !
C’est un volcan… ou bien c’est une hydre !
Eis-Kaffee ?
Dis-nous des vers, Olga !
De l’Henri Heine ?…
Oui ! oui !
Quoi ? — Les deux grenadiers ?
Oh ! non !
Sa Majesté vient dans une minute.
Scarampi !
Et ces dames prendront sur l’herbe leurs ébats !
Gentz, qu’est-ce que tu lis dans ton coin ?
Les Débats.
La politique ?
Les théâtres.
Bien futile !
Savez-vous ce qu’on va jouer au Vaudeville ?
Non.
Bonaparte.
Ah ! ah !
Aux Nouveautés ?
Mais non !
Bonaparte. — Aux Variétés ?… Napoléon.
Le Luxembourg promet : Quatorze Ans de sa vie.
Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie.
Qu’est-ce que la Gaîté jouera cette saison ?
Le Cocher de Napoléon. — La Malmaison.
Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélène.
La Porte Saint-Martin commence à mettre en scène
Napoléon.
C’est une mode !
Une fureur !
À l’Ambigu : Murat ; au Cirque : l’Empereur.
Une mode !
Une mode !
Qu’on verra revenir de temps en temps en France.
On veut faire rentrer les cendres !
Peut en renaître, — mais pas l’aigle !
Que l’avenir de cette France !
Moi je sais.
Parlez donc, prophète qu’on renomme !
Ses arrêts sont coulés en bronze !
Ou bien en zinc !
Qui sera le sauveur de la France ?
(Avec un geste de pitié.)
Le reste, mode !
De donner quelquefois à la gloire, la mode !
Tant que l’on ne criera d’ailleurs qu’à l’Odéon,
Je crois qu’il n’y a pas…
Vive Napoléon !
Hein ? — À Baden ! — Comment ? — Ici ?
N’ayez pas peur !
Parce qu’on crie un nom !
(On se rassure.)
Ce n’est rien !
Mais quoi ?
C’est un soldat autrichien.
Autrichien ?
Même deux. J’étais là. J’ai tout vu.
Regrettable !
Scène VI
Avez-vous entendu ? Oh ! c’est épouvantable !
Ça me rappelle — un jour — la foule s’amassa
Autour de ma voiture — à Parme —
On veut troubler ma vie !
Enfin, ce cri, qu’était-ce ?
Servant tous deux au régiment de Son Altesse
Deux hommes, en congé, marchaient d’un pas distrait,
Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait ;
Vous savez qu’un fossé profond longe la rue :
Le duc veut le franchir ; son cheval pointe, rue,
Se dérobe ; le duc le ramène… et, hop là !
Alors pour l’applaudir, ils ont crié. Voilà.
Faites-m’en monter un, vite !
(Tibruce, du perron, fait un signe au-dehors.
On veut que je meure !
(Entre un sergent-major du régiment du duc. Il salue gauchement, intimidé par tout ce beau monde.)
Un sergent ! — Pourquoi donc avez-vous, tout à l’heure,
Poussé ce cri ?
Je ne sais pas.
Tu ne sais pas ?
Le caporal non plus avec lequel, en bas,
J’ai crié, ne sait pas. Ça nous a pris. Le prince
Était si jeune sur son cheval, et si mince !…
Et puis l’on est flatté d’avoir pour colonel
Le fils de…
Bien, c’est bien !
Il a franchi l’obstacle ! Et blond comme un saint George !…
Alors, ça nous a pris tous les deux à la gorge,
Un attendrissement… une admiration…
Et nous avons crié : « Vive… »
C’est bon ! c’est bon !
— Et : « Vive le duc de Reichstadt », triple imbécile,
C’est donc plus difficile à crier ?
Moins facile.
Hein ?
Que… : « Vive… »
Allons, c’est bon, va-t’-en ! ne criez rien !
Idiot !
Scène VII
DIETRICHSTEIN, entré depuis un moment.
Je vais mieux. Merci !
L’impératrice !
Monsieur de Diedrichstein, — ma nouvelle lectrice.
(À Thérèse, lui présentant Diedrichstein.)
Le précepteur du duc ! — Mais j’y pense, pardon !
Lisez-vous bien ?
Très bien.
Je ne sais…
Un des livres de Frantz… sur la table de laque.
Ouvrez et lisez-nous, au hasard !
(Grand silence. Tout le monde s’installe pour écouter. Elle lit.)
Et quelle est cette peur dont le cœur est frappé,
Seigneur ? quelque Troyen leur est-il échappé ?
— Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte :
Ils redoutent son fils.
(Tout le monde se regarde. Froid.)
— Digne objet de leur crainte !
Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector !…
Hum !… Heu…
Charmante voix !…
Prenez une autre page.
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils,
Les visages se rembrunissent.)
et le prit dans ses bras :
Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils…
(Murmure et embarras général.)
Hum ! Oui !
À quelque autre… Prenez…
Les Méditations.
Ah ! je connais l’auteur ! — Ce sera moins maussade. —
Il a dîné chez nous.
(À Scarampi.)
L’attaché d’ambassade !
Jamais des séraphins les chants mélodieux
De plus divins accords n’avaient ravi les cieux :
Courage, enfant déchu d’une race divine…
Scène VIII
Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.
Frantz, bonne promenade ?
(Se tournant vers Thérèse.)
— Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous ?
Courage, enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine ;
Tout homme en te voyant…
C’est bien. Cela suffit !
Allez dire bonjour à votre cousin.
Fi !
Quoi donc ?
Comme il est pâle !
Il n’a pas l’air de vivre !
Quels passages toujours choisissiez-vous ?
S’ouvrait toujours tout seul… jamais je ne voulus…
(Scarampi s’éloigne en haussant les épaules.)
Le livre s’ouvre seul aux feuillets souvent lus !
Des archiducs sur ses genoux !…
De te voir. — Je suis ton amie.
(Elle lui tend la main.)
Oui, toi, ma tante.
Comment le trouvez-vous, avec son petit air
De Chérubin qui lit en cachette Werther ?
Tes cols sont toujours beaux !
Votre Altesse est bien bonne.
Ses cols !…
Personne n’a des sticks pareils !
Personne !
Ses sticks !…
Oh ! et tes gants !
Superbes, mon chéri !
C’est en quoi, ton gilet ?
C’est en Pondichéry.
Oh !
Tu portes ta fleur à la mode dernière !
Vous remarquez ? Dans la troisième boutonnière !
Hein ? — Qu’a-t-elle ?
Seule ici… loin des miens… brusquement…
Pauvre chou !
Mon cœur s’est si longtemps contenu…
Qu’il s’épanche !
Tiens ! qu’est-ce que j’écrase ? — Une cocarde blanche ?
(Il se penche et la ramasse.)
Heu !…
Ce doit être à vous, Monsieur ! — Votre chapeau ?
Ah !
(À Metternich.)
Je ne savais pas… Mais alors… le drapeau ?
Altesse…
Il l’est aussi ?…
Oui… c’est sans importance…
Aucune.
Question de couleur…
De nuance.
Je crois — voyez-vous même, hein ? en clignant les yeux —
Que c’est décidément…
(Il montre la tricolore.)
celle-ci qui fait mieux.
Des papillons ?
C’est ce grand noir que tu préfères ?
Il est gentil.
Il naît sur les ombellifères !
Il me regarde avec ses ailes.
Nous appelons cela des lunules.
Tant mieux.
Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?
Non.
Que regardez-vous ?
L’épingle qui le tue.
Tout l’ennuie !
Attendons… je compte sur l’effet…
Oui, de notre surprise.
Un bonbon ?
Un goût tout à la fois de poire et de verveine,
Et puis… attendez… de…
Non, ce n’est pas la peine.
Pas la peine de quoi ?
J’y vois plus clair que Metternich. — Un chocolat ?
Que voyez-vous ?
Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre.
Votre âme bouge encore : on va dans cette cour
L’endormir de musique et l’engourdir d’amour.
J’avais une âme aussi, moi, comme tout le monde…
Mais pfft !… et je vieillis, doucettement immonde,
Jusqu’au jour où vengeant sur moi la Liberté,
Un de ces jeunes fous de l’Université,
Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue,
Me tuera… comme Sand a tué Kotzebue !
Oui, j’ai peur — voulez-vous quelques raisins sucrés ? —
D’être tué par l’un d’entre eux !
Vous le serez.
Hein ? Comment ?
Vous serez tué par un jeune homme.
Mais…
Que vous connaissez.
Monseigneur…
Frédéric : c’est celui que vous avez été.
Puisqu’en vous maintenant il est ressuscité,
Puisque comme un remords il vous parle à voix basse,
C’est fini : celui-là ne vous fera pas grâce.
C’est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard !
… Ah ! je ne m’étais pas trompé sur ce regard :
C’est celui de quelqu’un qui s’exerce à l’Empire !
Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire.
Tu causais avec…
Oui.
Très gentil.
En effet.
Je le tiens tout à fait dans ma main.
Tout à fait.
Pourquoi donc pleuriez-vous ?
Parce que…
Non.
Altesse !
Je sais pourquoi. — Ne pleurez pas.
Duc, je vous laisse.
Vous lisez mon dernier travail ?
Mais pourquoi faire exprès des fautes d’allemand ?
C’est une espièglerie !
Mon fils !
Que voulez-vous ? je ne suis pas un aigle !
Vous mettez encor « France » au féminin !
Moi je ne sais jamais si c’est der, die ou das !
Le neutre, seul, ici serait correct !
— Je n’aime pas beaucoup que la France soit neutre.
Mon fils a la musique en horreur !
En horreur.
Altesse…
Un mot aimable !
Hein ?
D’Angleterre.
D’où reveniez-vous donc, prince ?
De Sainte-Hélène.
Plaît-il ?
On y est à ravir. Je voudrais vous y voir.
Sainte-Hélène est le nom du principal village
D’Helenenthal, ce site exquis du voisinage.
Ah ! oui ! — Je crois, soit dit sans le lui reprocher,
Que c’est, dans mon jardin, une pierre…
Un rocher !
On part !
Viens-tu, Louise ?
Oh ! moi, non !
En voiture !
Et toi, Franz ?
(Avec pitié.)
Il galope lorsqu’il traverse Helenenthal !
Oui, je galope.
Ah ! tu n’es pas sentimental !
Je connais un endroit pour goûter, où le cidre…
(Sa voix se perd.)
Au revoir ! au revoir !
Ne parlez pas de l’hydre !…
Adieu, mon frère…
Adieu…
Chez elle…
Scène IX
(Il se retourne.)
Je vais vous égayer…
Vraiment ?
Chut ! — J’ai fait un complot !…
Vous, un complot !
Immense !
Chut ! — On nous interdit tout ce qui vient de France !
Mais moi, j’ai fait venir en secret, de Paris,
De chez deux grands faiseurs…
(Elle lui donne une petite tape sur la joue.)
Allons, coquet, souris !
Chut !… pour vous un tailleur…
(Montrant Scarampi.)
Pour nous, une essayeuse !
Je crois que mon idée est vraiment !…
Merveilleuse.
Entrez !
J’ai là des nouveautés charmantes ! Ces messieurs
Ont assez confiance en mon goût. Je les guide.
Les cravates d’abord. — Un violet languide. —
Un marron sérieux. — On porte le foulard. —
(Regardant la cravate du duc.)
Je vois avec plaisir que Son Altesse a l’art
De nouer son écharpe.
(Lui présentant un autre modèle.)
Un dessin en quinconce !
(Regardant de nouveau la cravate du duc.)
Oui, le nœud est parfait, il est noble, il engonce.
— Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet
Sur lequel des bouquets s’effeuillèrent ?
Très laid.
Ceux-ci laisseront-ils son Altesse de marbre ?
Poil de chèvre, pourtant ! Tissu d’écorce d’arbre !
— Redingote vert nuit. Les poignets très étroits.
Est-ce hautain ? — Gilet à six boutons, dont trois
Restent déboutonnés en haut (grande élégance !)
Est-ce spirituel, cette petite ganse ?
— Et ce frac par nos soins artistement râpé,
Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé :
C’est tout à fait coquet, léger, garde française !
— Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise
(Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff ?)
Et venons aux manteaux, prince. Grand plaid en staff,
Demi-collet figurant manches par derrière.
Trop excentrique ? Soit. — Cet autre, dit : Roulière,
Sobre, a je ne sais quoi de large et d’espagnol,
Bon pour rendre visite à quelque doña Sol !
(Il le jette sur ses épaules, et marche superbement.)
Travail soigné, chaînette en argent, col en martre ;
Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre.
Simple, mais d’une coupe !… et la coupe, c’est tout !
Vous fatiguez le duc avec votre bagout !
Non, laissez, je rêvais… car je n’ai pas coutume,
Quand mon tailleur viennois vient m’offrir un costume,
D’entendre tous ces mots pittoresques et vifs…
Tout cela… tout ce choix amusant d’adjectifs,
Tout cela, qui pour vous n’est qu’un bagout vulgaire,
Cela me… cela m’a…
(Ses yeux se sont remplis de larmes — et brusquement.)
Non, rien, laissez, ma mère.
Regardons nos chiffons !… Des manches à gigot ?…
Toujours !
Drap… Casimir… Marengo…
Marengo ?
C’est un bon cuir de laine et défiant l’usure.
Je suis de votre avis. Marengo, cela dure.
Que nous commandez-vous ?
Je n’ai besoin de rien.
On a toujours besoin d’un habit allant bien !
J’aimerais combiner…
Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie !
Dites ! nous saisirons ; c’est l’art de ce métier !
— Nous habillons Monsieur Théophile Gautier.
Voyons…
Ce n’est pas le chapeau, dame, de tout le monde !
Pouvez-vous faire ?…
Tout !…
… un…
Son Altesse !
… un habit…
Parfaitement !
Ah ! au fait, de quel drap ?… uni, tout simple !…
Certe !
Et la couleur, voyons, que diriez-vous de… verte ?
L’idée est excellente !
Laissant peut-être voir le gilet…
Très ouvert !
Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge,
Si la patte avait un… liséré rouge ?
Rouge ?
— Ce sera ravissant.
Comment est le gilet à votre avis ?
Il est…
Il est blanc.
Son Altesse a du goût !
Qu’une culotte courte…
Ah ?
Oui.
Quelle nuance ?…
Je la vois assez blanche, en casimir soyeux.
Oh ! le blanc, c’est toujours ce qu’il y a de mieux !
Boutons gravés…
Gravés ?… ce n’est pas dans les règles.
Si… quelque chose… un rien ! dessus… des petits aigles…
Des petits ?…
Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur ?
Qu’est-ce que cet habit a d’extraordinaire ?
Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire ?
Chapeau cabriolet, garniture pavots !
Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux,
Et tes échantillons grotesques sur leur feuille,
Car ce petit habit, c’est le seul que je veuille !
Mais je…
C’est bon ! Va-t’en ! Ne sois pas indiscret !
Mais…
Il ne m’irait pas, d’ailleurs !…
Il vous irait.
Tu dis ?
Il vous irait très bien.
L’audace est grande !
Et j’ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande.
Ah ?
(Silence. Ils se regardent dans les yeux.)
Oui !
Revers brodé, manche en oreille d’éléphant.
Ah ? ah ?
Oui, Monseigneur.
Très bien. Monsieur conspire.
Je ne m’étonne plus que vous citiez Shakspeare.
La redingote olive a des noms sous son shall :
Écoles… Députés… Un pair… Un maréchal.
Spencer en jaconas ; jupe en caroléide.
On peut vous faire fuir…
Il faut qu’auparavant, j’aille, voilà le hic,
Consulter mon ami, Monsieur de Metternich.
Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse,
Que c’est une cousine à vous…
Hein ?
Camerata, la fille…
Ah ! je sais… d’Élisa !…
Oui, celle qui toujours se singularisa,
Qui toujours, dans la vie, Amazone sans casque,
Portant avec orgueil sa race sur son masque,
Brave un péril, tient un fleuret, dompte un pur sang !…
Un petit canezou d’organdi, ravissant !
Quand vous saurez que c’est cette Penthésilée…
Le col n’est qu’épinglé, la manche faufilée !…
… Qui mène le complot dont je vous parle…
— La preuve de cela ?
Regardez, sans en avoir l’air, la demoiselle
Qui déballe, à genoux, des toilettes…
— À Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin,
Elle sortit d’un grand manteau, baisa ma main,
Et s’enfuit en criant : « J’ai bien le droit, peut-être,
De saluer le fils de l’Empereur mon maître !… »
(Il la regarde encore.)
C’est une Bonaparte, — et nous nous ressemblons…
— Oui, mais elle n’a pas, elle, les cheveux blonds !…
Nous allons essayer par là. Venez, ma fille.
(À son fils, avec enthousiasme.)
— Ah ! Franz, c’est à Paris seulement qu’on habille !
Oui, ma mère.
Aimez-vous le goût parisien ?
À Paris, en effet, on vous habillait bien.
Scène X
Vous, qui donc êtes-vous ?
Qu’importe ? un anonyme…
Las de vivre en un temps qui n’a rien de sublime,
Et de fumer sa pipe en parlant d’idéal.
Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal.
Suis-je ? Je voudrais être, — et ce n’est pas commode.
Je lis Victor Hugo… Je récite son Ode
À la Colonne. Je vous conte tout cela
Parce que tout cela, mon Dieu, c’est toute la
Jeunesse ! Je m’ennuie avec extravagance ;
Et je suis, Monseigneur, artiste, et Jeune France.
De plus, carbonaro, pour vous servir. L’ennui
Ne me laissant jamais deux minutes sans lui,
J’ai porté des gilets plus ou moins écarlates,
Et je me suis distrait avec ça : les cravates.
J’y fus très compétent. Voilà pourquoi d’ailleurs
On me charge aujourd’hui de jouer les tailleurs.
J’ajoute, pour poser en pied mon personnage,
Que je suis libéral et basiléophage.
— Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.
Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.
Ne me jugez pas trop sur ce qu’ils ont d’étrange ;
Un besoin d’étonner, malgré moi, me démange ;
Mais sincère est le mal dont je me sens ronger,
Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !
Un mal ?
Un grand dégoût frémissant…
L’âme lourde…
Des élans retombants…
La mauvaise fierté de ce que nous souffrons…
L’orgueil de promener le plus pâle des fronts…
Monseigneur !
Satisfaits…
Monseigneur !
Le doute…
Vous si jeune, avez-vous appris le cœur humain ?
C’est là ce que sens !
Puisque comme un jeune arbre, ami, que l’on transplante,
Emporte sa forêt dans sa sève ignorante,
Et quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi,
Sans rien savoir de vous, moi, j’ai tout seul, ici,
Senti monter du fond de mon sang le malaise
Dont souffre en ce moment la jeunesse française !
Je crois que notre mal est le vôtre plutôt ;
Car d’où tombe sur vous ce trop pesant manteau ?
— Enfant à qui d’avance on confisqua la gloire,
Prince pâle, si pâle en la cravate noire,
De quoi donc êtes-vous pâle ?
D’être son fils !
Eh bien ! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis,
Murmurant comme vous : Que reste-t-il à faire ?…
Nous sommes tous un peu les fils de votre père.
Vous êtes ceux de ses soldats : c’est aussi beau !
Et ce n’est pas un moins redoutable fardeau…
Mais cela m’enhardit. Je peux parfois me dire :
Ils ne sont que les fils des héros de l’Empire,
Ils se contenteront du fils de l’Empereur.
(À ce moment, la porte de l’appartement de Marie-Louise s’ouvre, et la comtesse Camerata entre, feignant de chercher quelque chose.)
Pardon ! L’écharpe ?…
(Bas.)
Chut ! Je vends avec fureur !
Merci !
C’est vexant de parler la langue des poupées !…
Belliqueuse, je sais !
Cette écharpe ?
Cherche !
La cravache…
J’adore un cheval qui se cabre !
Vous faites du fleuret, paraît-il ?
Et du sabre !
Prête à tout ?
(Bas, au duc.)
Prête pour Ton Altesse Impériale, à tout !
Cousine, vous avez le cœur d’une lionne !
Et je porte un beau nom.
Lequel ?
Napoléone !
Vous ne la trouvez pas ?
Non !
Sur le clavecin !
Je me sauve ! Causez de notre grand dessein !
(Poussant un cri comme si elle trouvait l’écharpe, qu’elle tire de son corsage où elle l’avait cachée.)
Ah ! enfin !
Vous l’avez ?
(Elle entre dans la chambre, en disant :)
Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe…
Eh bien ! acceptez-vous ?
C’est ce bonapartisme aigu d’un libéral.
C’est vrai, républicain…
Par un détour !
Mon rouge, que j’ai cru solidement vermeil,
A déteint…
Ce fut un déjeuner de soleil.
D’Austerlitz ! — Oui, l’histoire à la tête nous monte.
Les batailles qu’on ne fait plus, on les raconte ;
Et le sang disparaît, la gloire seule luit !
Si bien qu’avec un I majuscule, Il, c’est Lui !
C’est maintenant qu’il fait ses plus belles conquêtes :
Il n’a plus de soldats, mais il a les poètes !
Bref ?
Vous, — votre sort touchant, — notre ennui, — tout cela…
Je me suis dit…
Que ce serait joli d’être bonapartiste.
Hein ? — Mais… vous acceptez ?
Non.
Quoi ?
Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien
Ne fut dans votre voix la France toute pure :
Il y avait la mode, et la littérature !
J’ai maladroitement rempli ma mission !
Si la comtesse, là, pouvait vous parler…
J’aime dans son regard cette audace qui brille,
Mais ce n’est pas la France, elle, — c’est ma famille !
— Quand vous me revoudrez… plus tard… une autre fois…
Que votre appel soit fait par une de ces voix
Où l’âme populaire, avec rudesse, tremble !
Mais, jeune byronien, — âme qui me ressemble ! —
Rien ne m’eût décidé ce soir — sois sans regret !
Car pour être empereur, je ne me sens pas prêt !
Scène XI
Vous, pas prêt ?
entre-bâillée à Marie-Louise et à Scarampi invisibles.)
Pour le bal de ce soir, la blanche, pas la mauve !…
(Fermant la porte et descendant vers le duc.)
Pas prêt ! Que vous faut-il ?
De travail.
Viens régner !
Non ! mon front n’est pas mûr !
La couronne suffit pour mûrir une tempe !
Oui, la couronne d’or qui tombe d’une lampe !
C’est que l’occasion…
Serait-ce le tailleur qui reparaît ?
Mais…
J’aurai la conscience à défaut de génie :
Je vous demande encor trois cents nuits d’insomnie !
Mais il va confirmer tous les bruits, ce refus !
On prétend que jamais avec nous tu ne fus !
Vous êtes Jeune France, on vous croit Vieille Autriche.
On dit qu’on affaiblit ton esprit !
Sur ce qu’on vous apprend !
L’histoire de ton père !…
On dit cela, là-bas ?
Que leur répondrons-nous ?
Répondez-leur…
Cher comte ?
C’est d’Obenaus.
Pour mon cours d’histoire ? — Qu’il monte !
Mettez le plus de temps possible à tout plier
Et tâchez dans ce coin de vous faire oublier !
(Voyant Dietrichstein rentrer avec d’Obenaus, — à d’Obenaus.)
Bonjour, mon cher baron.
(Négligemment à la comtesse et au jeune homme en leur montrant un paravent.)
Achevez, là, derrière,
Vos paquets !…
(À d’Obenaus.)
Mon tailleur…
Ah !…
De la duchesse…
Ah ! ah !
Vous gênent-ils ?
Non, non !
Scène XII
Messieurs, je suis à vous. Je taille mon crayon
Pour noter quelque date, ou bien quelque pensée…
Reprenons la leçon où nous l’avions laissée.
— Nous étions en mil huit cent cinq.
Parfaitement.
Donc, en mil huit cent six…
N’avait marqué l’année, alors ?
Hein ? quelle année ?
Mil huit cent cinq.
Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil,
Nous ne jetterons donc qu’un rapide coup d’œil.
(Se lançant rapidement dans une grande phrase.)
— Quand le penseur s’élève au-dessus de l’Histoire…
Donc en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire ?
Un grand fait, Monseigneur, que j’allais oublier :
La restauration du vieux calendrier.
— Un peu plus tard, ayant provoqué l’Angleterre,
L’Espagne…
Et l’Empereur, Monsieur ?
Lequel ?
Mon père.
Il…
Il n’avait donc pas quitté Boulogne ?
Oh ! si !
Où donc était-il ?
Mais… justement… par ici.
Tiens !
Il s’intéressait beaucoup à la Bavière…
Au traité de Presbourg, le vœu de votre père
Fut en cela conforme à celui des Habsbourg…
Qu’est-ce que c’est que ça, le traité de Presbourg ?
C’est l’accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période…
(Regardant son crayon.)
J’ai cassé ma mine !
En l’an mil huit cent sept…
(Il a retaillé tranquillement son crayon.)
Là, ça va bien.
— Quelle drôle d’époque, il ne se passe rien.
Si, Monseigneur ! Prenons la maison de Bragance :
Le roi…
Mais l’Empereur, Monsieur ?
Lequel ?
De France.
Rien de très important jusqu’en mil huit cent huit ;
Signalons en passant le traité de Tilsitt…
Mais on ne faisait donc que des traités ?
L’Europe…
Ah ! oui, vous résumez !
Que lorsque…
Il y eut donc autre chose ?
Mais…
Quoi ?
Je…
Quoi ? Qu’arriva-t-il d’autre ? dites-le-moi !
Mais je… je ne sais pas… Votre Altesse veut rire…
Vous ne le savez pas ? Moi je vais vous le dire.
(Il se lève.)
Le six octobre mil huit cent cinq…
Hein ? — Comment ?
… Quand nul ne s’attendait à le voir, au moment
Où, regardant planer un aigle prêt à fondre,
Vienne se rassurait en disant : « C’est sur Londre !… »
Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl,
L’Empereur…
L’Empereur ?…
Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade…
Ah ! mon Dieu !
De clairons par Murat, et par Soult, de tambour,
Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg,
Remporter deux ou trois victoires, — les hors-d’œuvre !…
Mais, Monseigneur…
Arrive devant Ulm sans s’être débotté,
Ordonne qu’Elchingen par Ney soit emporté,
Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre,
Fait préparer l’assaut… et, le dix-sept octobre
On voit se désarmer aux pieds de ce héros
Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux !
— Et l’Empereur repart !
Monseigneur !
Il est à Vienne, il couche à Schœnbrünn, dans ma chambre !
Mais…
Un soir il dit au camp : « Demain ! » Le lendemain,
Il dit en galopant sur le front de bandière :
« Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre ! »
Il va, tachant de gris l’état-major vermeil ;
L’armée est une mer ; il attend le soleil ;
Il le voit se lever du haut d’un promontoire ;
Et, d’un sourire, il met ce soleil dans l’Histoire !
Dietrichstein !
Et voilà !
D’Obenaus !
La mort ! Deux empereurs battus par l’Empereur !
Vingt mille prisonniers !
Mais je vous en supplie !…
Songez que si quelqu’un !…
Des cadavres flottant sur les glaçons d’un lac !
Mon grand-père venant voir mon père au bivouac !…
Monseigneur !
Au bi-vouac !
Voulez-vous bien vous taire
Et mon père accordant la paix à mon grand-père !
Si quelqu’un entendait…
Distribués ! — Huit à la ville de Paris !
(La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière la paravent, pâles et frémissants. Leurs paquets refaits, ils essayent, sur la pointe du pied, de gagner la porte, tout en écoutant le duc. Mais, dans leur émotion, les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s’écroulent avec fracas.)
Oh !
Cinquante au Sénat !
Cet homme et cette femme !…
Voulez-vous vous sauver !
Cinquante à Notre-Dame !
Ah ! mon Dieu !
Des drapeaux !
(Ils les pousse dehors.)
Plus vite ! Allez-vous-en !
(La comtesse et le jeune homme sont sortis.)
Ils étaient encore là !
Des drapeaux !
Monseigneur…
Je me tais.
Que dira Metternich ?… Ces gens dans ce salon !…
D’ailleurs pour aujourd’hui, je n’en sais pas plus long.
(Il tousse encore.)
Monsieur le professeur…
Vous toussez ?… Vite, à boire !…
N’est-ce pas que j’ai fait des progrès en histoire ?
Nul livre n’est entré, pourtant, je le sais bien !
Quand Metternich saura…
Il s’en prendrait à vous d’ailleurs.
Mieux vaut nous taire,
Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère.
(Il frappe à la porte de Marie-Louise.)
La duchesse ?
Elle est prête, entrez.
(Dietrichstein entre chez Marie-Louise. La nuit commence à venir. Un domestique vient poser une lampe sur la table du duc.)
J’espère, votre cours ad usum delphini ?…
Comment avez-vous su ?… Je ne peux pas comprendre !
Scène XIII
Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce encor ? Que vient-on de m’apprendre ?
Vous allez m’expliquer…
L’heure est belle de calme et d’oiseaux attardés.
Oh ! comme avec douceur le soir perd sa dorure !
Les arbres…
Comment, toi, tu comprends la nature ?
Peut-être.
Vous allez m’expliquer !…
Ma mère, ce parfum ! Tous les bois sont entrés,
Avec lui, dans la chambre…
Expliquez-moi, vous dis-je !…
Chaque bouffée apporte une branche, et prodige
Bien plus beau que celui dont Macbeth s’effarait,
Ce n’est plus seulement, ma mère, la forêt
Qui marche, la forêt qui marche comme folle :
Ce parfum dans le soir, c’est la forêt qui vole.
Comment, toi, maintenant, poétique ?
(On entend la musique lointaine d’un bal.)
Écoutez !… une valse !… et banale, on dirait !
Mais elle s’ennoblit en voyageant… Peut-être
Qu’en traversant ces bois que fréquenta le Maître,
Autour d’une fougère ou près d’un cyclamen,
Elle aura rencontré l’âme de Beethoven !
Quoi ! la musique aussi ?
Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère ;
Et devant un beau soir je sens avec effroi
Quelque chose de blond qui s’attendrit en moi.
Ce quelque chose en toi, mon enfant, c’est moi-même !
Je ne l’aurais pas dit.
Tu le hais ?
Je vous aime.
Alors… songe un peu plus au tort que tu me fais !
— Mon père et Metternich pour nous furent parfaits !
Ainsi quand le décret devait te faire comte,
J’ai dit : « Non ! Comte, non ! Au moins duc ! Duc, ça compte ! »
— Tu es duc de Reichstadt.
Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron-Pornitz… chen.
(Il affecte de prononcer difficilement, comme un Français.)
Si je prononce mal, pardon !
Malaisé de régler le rang de Votre Altesse,
D’être, dans un décret, courtois, prudent, exact ;
Rappelez-vous combien ces gens ont eu de tact !
Tout s’est passé de la façon la plus légère ;
On n’a pas prononcé le nom de votre père.
Pourquoi n’a-t-on pas mis : né de père inconnu ?
Tu peux être le prince — avec ton revenu —
Le plus aimable de l’Autriche — et le plus riche !
Le plus riche…
Et le plus aimable…
De l’Autriche !
Goûtez votre bonheur !
J’en exprime les sucs !
Vous êtes le premier après les archiducs !
Et vous épouserez un jour quelque princesse
Ou quelque archiduchesse ou bien quelque…
Je revois, tel qu’enfant je l’entrevis un jour,
Son petit trône au dossier rond comme un tambour,
Et d’un or qu’a rendu plus divin Sainte-Hélène,
Au milieu du dossier, petite et simple, l’N,
— La lettre qui dit : « Non ! » au temps !
Mais…
L’N dont il marquait à l’épaule, les rois !
Les rois dont vous avez du sang par votre mère !
Je n’en ai pas besoin de leur sang ! Pourquoi faire ?
Ce fameux héritage ?…
Il me semble mesquin !
Quoi ! vous n’êtes pas fier du sang de Charles-Quint ?
Non ! car d’autres que moi le portent dans leurs veines ;
Mais lorsque je me dis que j’ai là, dans les miennes,
Celui d’un lieutenant qui de Corse venait…
Je pleure en regardant le bleu de mon poignet !
Franz !
Si j’ai du sang des rois, il faut qu’on me le tire !
Taisez-vous !
Je suis sûr que depuis longtemps je n’en ai plus !
Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre
Aura, comme toujours, été chassé par l’autre !
Tais toi, duc de Reichstadt !
Croit avoir sur ma vie écrit : « Duc de Reichstadt ! »
Mais haussez au soleil la page diaphane :
Le mot « Napoléon » est dans le filigrane !
Mon fils !
Et savez-vous quel est mon véritable nom ?
C’est celui qu’au Prater la foule qui s’écarte
Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte ! »
(Il l’a saisie par les poignets, et il la secoue.)
Je suis son fils ! rien que son fils !
Tu me fais mal !
Ah ! ma mère ! pardon ! ma mère…
(Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié.)
Allez au bal !
Oubliez ce que j’ai dit là ! C’est du délire !
Vous n’avez pas besoin même de le redire,
Ma mère, à Metternich.
Non, je n’ai pas besoin ?…
La valse avec douceur vient de reprendre au loin…
Non ! ne lui dites rien. Et cela vous évite
Des ennuis. Oubliez ! Vous oubliez si vite !
Mais je…
À votre vie heureuse ! Est-ce que ce front-là
Est fait pour qu’il y passe une ombre d’aile noire ?
— Ah ! je vous aime plus que vous n’osez le croire ! —
Et ne vous occupez de rien ! pas même — ô dieux ! —
D’être fidèle ! Allez, je le serai pour deux !
Souffrez que vers ce bal tendrement je vous pousse.
Bonsoir. — Ne mouillez pas vos souliers dans la mousse.
(Il la baise au front.)
Voici, par des baisers, les soucis enlevés,
— Et vous êtes coiffée à ravir.
Vous trouvez ?
La voiture est en bas. Il fait beau. L’ombre est claire.
Bonsoir, maman. Amusez-vous !
(Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers, sous la lampe.)
Travaillons !
(On entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne. La porte du fond s’ouvre doucement et l’on aperçoit Gentz introduisant une femme emmitouflée.)
Scène XIV
(Il appelle le duc.)
Prince !
Fanny !
Franz !
Tout rêve d’Empire est pour l’instant banni !
Franz !
C’est parfait !
Mon Franz !
Monseigneur !
(À Fanny.)
Vite !
J’en ai beaucoup appris pour aujourd’hui.
La suite !
… Alors, pendant que Ney, toute la nuit, marchait,
Les généraux Gazan…
Gazan…
Suchet…
Suchet !
… Faisaient remplir, par leurs canons, chaque intervalle,
Et dès le petit jour, la garde impériale…