CHAPITRE xiv

tribulations d’un prophète


Le chef Mormon, après la bataille avec les Indiens, fut en butte aux amères récriminations de ses compagnons. Heureusement pour lui, aucun blanc n’avait été tué, sans quoi son caractère prétendu sacré ne l’aurait point préservé d’un châtiment sévère.

— Vous avez tenu une étrange conduite, Thomas, lui dit fort irrespectueusement un de ses fidèles. Que signifie ce vagabondage au travers des rochers pour délivrer une fille que personne ne connaît ?

— Mais, entendez-moi, mon frère…

— Je ne veux rien entendre, car je ne croirai plus un seul mot de ce que vous me direz, et ce sera le meilleur parti à prendre. Je ne marcherai plus avec vous, c’est fini.

— Mais songez donc à cette pauvre fille.

— Je songe à ma femme et à mes petits enfants.

— Vous feriez mieux d’en prendre soin d’une autre manière. Des calamités bien lourdes s’appesantiront sur la tête de quiconque désobéit au prophète du Seigneur.

— Eh bien ! allez vous fusiller avec qui vous voudrez. Moi, je ne vais plus avec un homme qui fait métier d’enlever les jeunes filles, et d’assassiner les malheureux, comme tout à l’heure.

— Allons enfants ! qui m’aime me suive !

Toute la bande se rangea du côté du dissident, et tourna bride laissant le « vénérable » seul au milieu des montagnes.

Aveuglé par la passion, l’obstiné aventurier regagna le théâtre de la bataille et s’acharna à rechercher les sauvages, jusqu’à ce que la nuit et l’orage vinssent faire à ses idées une diversion fort désagréable.

Le lendemain, de grand matin, il poursuivit sa route jusqu’à un pic escarpé d’où il dominait toute la plaine. Aux premiers rayons du soleil levant il put voir défiler, bien loin, dans la prairie « son peuple, sa poule aux œufs d’or » qui cherchait fortune, et lui échappait pour toujours.

Saisi de rage, le Mormon fit rudement sentir l’éperon à son cheval qui s’emporta et bondit au hasard dans tes taillis fourrés. Cette course désordonnée le conduisit dans une gorge plus sauvage, s’il eût été possible, que le reste de la montagne, et se terminant à une sorte d’impasse au bout de laquelle était le précipice.

Au moment où il parvenait à grand’peine à maîtriser sa monture, le Mormon entend tout près de lui, dans les broussailles, un grognement formidable suivi de grincement de dents : un grand loup noir, maigre, affamé, aux yeux étincelants, s’approchait en rampant pour sauter à la gorge du cheval.

Thomas sortit vivement un pistolet de ses fontes, et fit feu sur le loup : la bête fauve s’enfuit en hurlant, traînant derrière elle une cuisse cassée.

Mais, ce danger évité, Thomas tomba dans un plus profond péril : son cheval excité par les mauvais traitements, effrayé par le loup, devint furieux au bruit du coup de feu, et se lança à corps perdu, droit vers le précipice. Après avoir rompu les rênes, dans un effort désespéré pour le retenir, Thomas n’eut que le temps de se jeter hors de la selle ; il alla router au milieu des buissons, pendant que le cheval tombait et se brisait dans les profondeurs de l’abîme.

Le « vénérable » couvert de contusions, déchiré par les épines, se releva péniblement ; s’étant trainé avec peine sur un banc de mousse, il resta longtemps immobile, la tête dans ses mains, se sentant envahir par le désespoir.

La position assurément était délicate ; il n’avait d’autre arme à feu que son pistolet. Sans vivres, sans provisions d’aucune sorte, il ne pouvait espérer de salut que s’il venait à rencontrer les sauvages ; autrement il en serait réduit à mourir de faim ou à se poignarder avec son couteau de chasse.

Il fit toutes ces désobligeantes réflexions et bien d’autres encore ; puis, écrasé de fatigue, de douleur, de regrets et de craintes, il s’endormit d’un sommeil tout semblable à un évanouissement.

À peu près au moment où l’un de ses persécuteurs sentait l’assoupissement, précurseur de la mort, s’appesantir sur lui, Esther, après un doux repos, se réveillait fraîche et heureuse, toujours protégée par le fidèle et loyal Osse’o.

En l’entendant se lever, le jeune homme rentra dans la grotte :

— La sœur de la Face-Pâte a-t-elle eu un bon sommeil ?

— Oui, merci ! oh ! combien j’ai à vous remercier. Et vous ?

— Quand les jeunes filles dorment les guerriers veillent.

— Mais vous vous êtes dépouillé de votre manteau pour m’abriter : vous êtes trop bon pour moi.

— L’homme rouge est accoutumé au souffle de la nuit ; le froid de la montagne lui est indifférent, répondit-il en s’occupant des préparatifs du déjeuner.

La vie active et agitée qu’avait menée Esther, l’air vif des montagnes, et, par-dessus tout, la tranquillité d’esprit dont elle avait un si grand besoin, avait éveillé en elle un appétit triomphant qui lui fit trouver délicieux le repas qu’Osse’o lui avait improvisé. Elle se rappela longtemps ce festin rustique étalé sur des feuilles et des écorces d’arbre ; jamais dîner somptueux, chef-d’œuvre de l’art culinaire, servi dans l’or et le cristal, ne lui parut aussi exquis.

Osse’o souriait avec bonheur en la voyant manger à belles dents blanches.

Quand le régal fut terminé, il s’adossa contre les parois de la grotte, et demanda à la jeune fille le récit de sa captivité.

En entendant ces détails touchante, il demeura en apparence impassible comme le granit contre lequel il s’appuyait, mais les éclairs de ses yeux, le frémissement de ses narines, sa respiration tumultueuse trahirent plus d’une fois sa vive émotion.

Quand Esther eut terminé sa narration, il songea à se mettre en route :

— Le soleil est chaud, dit-il, les ruisseaux sont rentrés dans leur lit, les feuillages sont secs, Osse’o connaît la route de l’homme-blanc.

— Je crains que mon pauvre père n’ait pu poursuivre sa marche.

— Le chemin de ma sœur vers les wigwams errants de son peuple doit être aussi droit que le vol du corbeau. Quand elle sera en sûreté, Osse’o lui trouvera son père ou mourra en le cherchant.

— Vous, mourir ? oh non ! vous avez été si bon pour moi ! vous avez été meilleur qu’un frère ! Dieu vous préserve de tout danger !

— Notre course sera longue et pénible ; quand la fille des faces-Pâles sera prête, nous partirons.

— Je suis prête partons à l’instant même : je n’ai pas peur.

À ces mots elle plaça sa petite main dans la forte main du guerrier, en souriant du contraste qu’il y avait entre elles.

L’Indien la retint une seconde, et fit un mouvement pour la porter à ses lèvres ; mais, d’un air grave, il réprima cette tentation innocente et laissant retomber doucement le bras de la jeune fille, il se dirigea vers son cheval, qu’il harnacha promptement.

Puis, à l’aide de son genou qu’il lui offrit en guise d’étrier, Esther sauta en selle, et Osse’o mena le cheval par la bride.

Pendant la route, l’Indien, toujours avec la même réserve, lui prodigua les soins les plus délicats ; l’encourageant ou la rassurant de sa voix harmonieuse, lui offrant l’appui de son bras, retenant sa monture pour prévenir le moindre faux pas.

Esther, heureuse et reconnaissante, se sentait profondément touchée : à chaque occasion ses yeux ingénus remerciaient éloquemment le jeune chef.

— Voyez, lui dit Osse’o s’arrêtant pour laisser respirer son cheval, et lui montrant des points blancs groupés sur le bord de la prairie ; voyez là-bas dans la plaine, les wagons de votre père ; c’est là qu’il a établi son camp.

— Oh ! si près ! courons donc vite ! chaque moment est pour moi un siècle, jusqu’à ce que je sois auprès de mon cher, de mon tendre père.

— Ils sont plus loin que vous ne croyez. La route se replie comme un serpent autour de la montagne ; ce bon cheval a besoin de repos. À une portée de flèche je connais un large et haut cocher, seul au sommet de la colline ; nous allons y allumer du feu pour le repas, et y prendre du repos ; ensuite Osse’o guidera la jeune fille vers son père.

Sans attendre une réponse, il dirigea rapidement son cheval vers le lieu désigné qui était admirablement choisi pour camper à l’abri de toute surprise : car, semblable à un petit fort, il commandait les environs, et n’était accessible que par un étroit sentier.

Le cheval ayant été débarrassé de ses harnais, on se mit à ramasser des broussailles sèches pour allumer le feu. Esther, fatiguée d’être restée longtemps à cheval et désireuse de faire de l’exercice, aidait gentiment Osse’o dans ce travail, lorsqu’ils entendirent résonner le pas d’un cheval dans le sentier rocailleux.

La jeune fille courut se blottir dans un buisson. Osse’o saisit ses armes à la hâte, prêt à la défendre intrépidement. Bientôt, au bruit qui les avait alarmés se joignit une voix sonore et hardie :

— Allons, mon vieux camarade ! disait-elle, ne va pas t’endormir, encore une demi-douzaine de pas et nous serons au sommet. Ouf ! la course a été rude et longue : c’est égal, marchons !

À ce moment, celui qui parlait ainsi apparut à la surface du rocher. Tout à coup, changeant de ton et d’allure, il épaula son fusil et s’écria :

— Eh ! n’est-ce pas là un de ces damnés Peaux-Rouges ? si, au moins, c’était ce gueux d’Aigle-Noir il se passerait quelque chose de drôle !… mais, par le tonnerre ! je connais ce cheval ! lui seul peut se comparer à Star. Eh ! là haut ! montrez votre main, étranger : ami ou ennemi ?

L’Indien abaissa son fusil, et éleva la main, la paume en avant, en signe d’amitié.

— Si vous êtes le vrai maître de ce cheval vous êtes Osse’o.

— Et vous Waltermyer.

— Juste comme un coup de carabine. Votre main, vieux compère ! allons, Waupee, saute en bas, c’est un ami : tout va bien, il me semble. Mais, dites donc, Osse’o, que diable faites-vous ici ?

— Que mon frère soit patient et regarde, répondit l’Indien en faisant sortir Esther de sa cachette, après lui avoir dit deux mots d’explication.

Waltermyer ne fit qu’un saut jusqu’à elle, saisit sa main, et, la secouant avec enthousiasme, s’écria d’une voix de clairon :

— Un mot ! un seul mot ! bonté du ciel ! dites-moi que vous vous nommez Esther, et je serai heureux à souhait.

— Certainement c’est mon nom. Pourquoi me le demandez-vous ?

— Venez ici, Waupee ! continua-t-il, enlevant comme une enfant la jeune Indienne de son cheval et la portant jusqu’à côté d’Esther : là ! vous voilà retrouvées ! maintenant causez, pauvres enfants.

Les deux femmes s’embrassèrent avec une joyeuse surprise pendant que l’heureux trappeur riant d’un œil, pleurant de l’autre, débridait son cheval et lui prodiguait ses soins.

— Ah ! triple chance ! mon brave Osse’o ; je sais toute l’histoire ; seulement je ne comprends pas que vous soyez arrivé avant moi. Jeunes filles, n’y a-t-il rien à manger par ici ? Je suis affamé comme un ours au printemps : en outre il faut que je sois dans la prairie avant le soleil couché.

On s’empressa auprès de lui ; en quelques instants le repas fut prêt, et les quatre amis mangèrent joyeusement échangeant de joyeux propos.

Il était écrit que leur tranquillité serait encore troublée : le pas d’un cheval résonna bruyamment à quelque distance.

— Tonnerre ! qu’est-ce encore ? murmura Waltermyer, sautant sur ses pieds, le fusil à la main.

— Le Mormon ! dit Osse’o.

— Aigle-Noir ! ajouta Waupee qui entraîna aussitôt Esther dans le fourré.

— Deux démons ! reprit Waltermyer.

Il plaça ses pistolets tout armés à sa ceinture, et conduisit son cheval à l’abri derrière un rocher.

Osse’o n’avait pas dit un mot ; les lèvres serrées, il alla ranger son cheval à côté de Star, puis il se plaça près de Waltermyer, et tous deux attendirent en silence.

Deux minutes après, Aigle-Noir arrivait d’un côté, et Thomas de l’autre, sur un petit plateau inférieur à celui qui servait d’abri à nos quatre amis.