CHAPITRE PREMIER

à l’occident


La civilisation est animée d’une force immense qui la pousse à une expansion sans limite ; comme la vapeur impatiente que soulève une ardente flamme, elle est toujours en ébullition, prête à se répandre hors des limites connues. La civilisation est le mouvement perpétuel de l’humanité, toujours à la recherche de l’infini.

Mais, sur son passage, elle laisse des traces, souvent misérables ou sanglantes, — épaves ballottées sur l’océan du destin ; — elle détruit en créant : elle fait des ruines en consolidant son édifice ; elle engloutit quiconque veut lutter avec elle.

Il y a deux siècles à peine des peuplades appelées sauvages, — pourquoi sauvages ?… — promenaient dans les forêts vierges du Nouveau-Monde leur fière indolence, leur liberté solitaire, leur ignorance insouciante du reste de l’univers.

La civilisation s’est abattue sur ces régions heureuses, comme une avalanche, elle a balayé devant elle les bois, leurs hôtes errants, — Indiens, buffles, gazelles ou léopards ; — elle a supprimé le désert et ses profonds mystères ; elle a tout absorbé.

Aujourd’hui on imprime et on vend des journaux là où jadis le Delaware, le Mohican ou le Huron fumait le calumet de paix ; on agiote à la Bourse là où mugissait le buffle ; on fabrique des machines à coudre là où la squaw indienne préparait le pemmican des chasseurs ; le rail-way a remplacé les pistes du Sioux sur le sentier de guerre ; on vend de la bonneterie là où combattirent des héros.

Et peu à peu l’Homme rouge, le vrai, le maître du désert, s’est retiré, luttant d’abord, fuyant ensuite, demandant grâce enfin… — demandant, sans l’obtenir ! une dernière place sur cette terre de ses ancêtres, pour y dormir à côté de leurs vieux ossements.

Roule avalanche ! tombez nations du désert ! et roulez sur cette pente inexorable qui mène à l’Océan ! Bientôt l’Indien aura vécu, il sera une légende, une ombre, un mythe ; on en parlera, comme d’une fable ; et puis on n’en parlera même plus ; l’oubli aura tout dévoré.

Que le lecteur veuille bien nous suivre dans ce monde presque disparu : les Prairies de l’Orégon nous offrent l’hospitalité, la grande et majestueuse hospitalité que Dieu donne à l’homme dans le désert.


La matinée était ravissante : frais et joyeux de son repos nocturne, le soleil envoyait ses premiers rayons cueillir dans le calice des fleurs des myriades de perles semées par la rosée ; chaque feuille de la forêt, illuminée par une flèche d’or, envoyait autour d’elle des reflets d’émeraude ; chaque colline s’empourprait ; chaque nuage rose semblait chercher un nid pour y conserver sa fraîcheur. Les oiseaux chantaient, les rameaux babillaient, les ruisseaux murmuraient ; tout était en joie dans l’air et sur la terre, et du désert immense s’élevait l’harmonie ineffable qui, chaque jour, salue le Créateur.

Dans un de ces groupes arborescents qui rompent d’une manière si pittoresque l’uniformité des pelouses éternelles, était installé le campement rustique d’un convoi de pionniers. Au milieu du retranchement circulaire formé par les wagons s’élevait, sous le feuillage d’un tulipier, une jolie tente blanche ressemblant de loin à quelque grand cygne endormi sur le gazon.

Dans les wagons on aurait pu entendre la robuste respiration des dormeurs ; ce paisible écho du sommeil excitait une rêverie mélancolique et quelques symptômes d’envie chez la sentinelle qui veillait au salut des voyageurs.

Le rideau de la petite tente blanche s’agita, s’entr’ouvrit et laissa paraître une adorable tête de jeune fille ; ses longs cheveux ondulés, blonds comme les blés mûrs, se répandaient à profusion sur ses épaules, pendant que ses deux petites mains mignonnes cherchaient vainement à les réunir en une large tresse ; ses yeux noirs à reflets bleus illuminaient un frais visage rose ; un sourire joyeux anima sa charmante figure, à la vue des splendeurs de l’aurore ; d’un bond de gazelle elle s’élança hors de la tente et s’avança sur la pelouse avec une démarche de fée ou de princesse enchantée.

Apercevant des touffes de fleurs qu’avaient épargnées les pieds lourds des hommes et des chevaux, elle courut les cueillir, plongeant, toute rieuse, ses mains dans la rosée odorante.

— Et maintenant ! se dit-elle en promenant des yeux ravis sur la plaine onduleuse, faisons une petite excursion dans la prairie ! Ce n’est pas se promener que de suivre la marche fortifiée des wagons où je me sens prisonnière. Allons aux fleurs ! allons aux champs ! qu’il fera bon de courir sur ce gazon avec le vent du matin !

Esther Morse (c’était son nom) rentra dans sa tente pour y prendre un chapeau de paille, rustique, mais décoré de beaux rubans cramoisis, s’en coiffa coquettement et partit en chantant à mi-voix.

Elle passa à côté de la sentinelle qui, fatigués de sa nuit sans sommeil, s’appuyait languissamment sur sa carabine. C’était un beau jeune homme, grand et fort : en voyant la jeune promeneuse il tressaillit comme s’il eût aperçu une apparition.

— Ce n’est pas mon affaire de vous donner un conseil, miss Esther, murmura-t-il, mais prenez garde ; on ne sait quels Peaux-Rouges sont en embuscade derrière ces rochers là-bas.

— Ne craignez rien pour moi, Abel Cummings, répondit-elle avec un gracieux sourire je veux seulement faire un tour sur la pelouse. Je serai de retour avant le déjeuner.

— Si les anges descendaient sur la terre, je croirais en voir un, se dit le jeune homme en la regardant s’éloigner.

Bientôt elle eut franchi l’enceinte du camp ; insoucieuse du danger, tout entière au charme du délicieux paysage qui l’entourait, Esther courut au ruisseau dont le frais murmure se faisait entendre dans le bois. En route, elle papillonnait de fleur en fleur, butinant à droite et à gauche comme une abeille matinale. Arrivée au bord de l’eau, elle ne put se dispenser de s’y mirer : jamais sans doute ce miroir du désert n’avait reflété plus joli visage : la jeune fille en profita pour faire une toilette champêtre et disposer une couronne de fleurs dans les nattes épaisses de sa luxuriante chevelure.

Tout à coup un bruit furtif la fit tressaillir ; elle écouta un instant, tremblante, en regardant à la hâte autour d’elle. Était-ce le vent dans les branches… ? le tonnerre lointain d’une bande de buffles au galop… ? ou le pas méfiant de quelque grand loup gris… ? ou bien, ô terreur ! la marche invisible de l’Indien féroce en quête de prisonniers ou de chevelures… ?

Au premier regard qu’elle lança derrière elle, elle aperçut une femme indienne debout à quelque distance. S’élancer vers le camp pour échapper aux poursuites des sauvages, fut le premier mouvement d’Esther ; mais au premier pas qu’elle fit, elle sentit une main saisir vivement les plis flottants de sa robe : l’Indienne était à ses côtés.

— Regardez-moi, lui dit cette dernière d’une voix gutturale mais caressante et harmonieuse ; regardez ! moi pas ennemie. La Face-Pâle a donc oublié les Laramis ? La mémoire des femmes blanches n’est pas droite comme le cœur des femmes rouges.

Un instant glacé dans ses veines, le sang d’Esther colora ses joues ; elle avait reconnu dans la jeune Indienne la fille d’une tribu amie que les voyageurs avaient rencontrée quelques semaines auparavant.

— La femme blanche a été bonne pour moi. M’a-t-elle déjà oubliée ? ne reconnaît-elle plus l’épouse d’un grand chef des Sioux ?

La jeune Indienne, vivement éclairée par les rayons naissants du soleil, réalisait dans toute sa perfection le type si rare de la beauté sauvage. Taille élancée et souple se redressant avec une grâce féline ; petits pieds ornés de mocassins coquets en fourrure blanche ; longue chevelure brune et soyeuse à reflets dorés ; grands yeux de gazelle, profonds et pensifs ; profil d’aigle, fondu, pour ainsi dire, en physionomie de colombe ; tout se réunissait en elle pour faire une admirable créature, qu’on ne pouvait facilement oublier.

— Oui, répondit Esther, je me souviens bien de vous, mais quel motif vous a amenée si loin de votre tribu ? Je ne croyais pas que les femmes indiennes eussent l’habitude de s’éloigner autant de leurs wigwams, et de laisser ainsi leurs maris.

— Waupee n’a plus de mari.

— Comment ! que voulez-vous dire ? Il n’y a pas un mois, je vous ai vue l’épouse d’un grand guerrier, fameux sur le sentier des chasses.

— Un jour, une femme belle comme une rose blanche est venue dans le wigwam de l’Aigle-Noir. Le guerrier a oublié Waupee sa femme, et son cœur s’est tourné vers la robe blanche. Waupee n’a plus de mari.

— Waupee ! (c’est-à-dire Faucon-Blanc) que me racontez-vous là ? je ne vous comprends pas.

— Le guerrier n’a plus voulu regarder la lune lorsque les rayons d’or du soleil ont frappé sa paupière.

— Vous me parlez en énigme ; expliquez-vous clairement.

— L’Aigle-Noir a les yeux fixés sur la beauté de la Face-Pâle, dit l’Indienne en appuyant son doigt contre la poitrine d’Esther.

— Sur moi ! vous vous trompez ! répliqua Esther avec un sourire inquiet.

— Ma langue suit le droit chemin de la vérité.

— Mais c’est une folie ! Il ne me reverra plus il m’oubliera, Waupee ! et de beaux jours reviendront pour vous.

— L’homme rouge n’oublie jamais.

— Et vous avez fait une longue route… vous êtes venue si loin pour me parler de cela ?

— Le wigwam de Waupee est désolé.

— Vous avez un autre motif… parlez, parlez donc, je vous en conjure.

— Que ma sœur à visage blanc penche son oreille, pour que Waupee puisse y murmurer des paroles secrètes, dit l’Indienne en baissant la voix et regardant autour d’elle avec inquiétude ; les bois, les eaux, les rochers ont des oreilles.

— Oh ! vous me faites mourir de peur, qu’allez-vous m’annoncer ?

Faucon-Blanc se haussa sur ses petits pieds pour atteindre l’oreille d’Esther, et la serrant dans ses bras lui dit précipitamment :

— L’Aigle-Noir des Sioux est sur la trace de la Face-Pâle, cherchant à la faire sa prisonnière.

— Horreur ! il est peut-être déjà posté entre nous et le camp de mon père : merci ! merci ! bonne Waupee, je…

— Silence ! interrompit celle-ci en se baissant jusqu’à terre pour écouter ; la terre tremble sous les pieds des chevaux, mais ils sont loin encore. Que ma sœur Face-Pâle courre rejoindre son peuple, et qu’elle ne s’en éloigne plus. L’œil de l’Aigle-Noir est perçant, ses pieds légers, son cœur ne connaît ni la pitié ni la crainte.

— Et vous, Waupee ?

— Le Grand-Esprit me conduira. La pauvre Indienne a risqué sa vie pour vous sauver : vous ne l’oublierez pas…

Au même instant Waupee tressaillit comme si un serpent l’eût piquée, et, sans prononcer une parole, disparut dans le fourré.

Abandonnée à elle-même, Esther demeura immobile et incertaine pendant quelques secondes ; puis elle s’enfuit vers le camp avec la rapidité d’une biche effarouchée. Sentant ses jambes se dérober sous elle, elle s’arrêta un moment pour reprendre haleine, et, tout en écoutant avec terreur, se baissa pour prendre avec la main quelques gouttes d’eau dans le ruisseau.

Quand elle se releva pour fuir encore, les buissons s’ouvrirent avec fracas à côté d’elle, une forme sombre lui apparut : c’était l’Aigle-Noir des Sioux.

— Ugh ! fit la voix gutturale et contenue du sauvage.

En même temps il saisit dans ses bras rouges la jeune fille glacée d’effroi, et l’emporta comme eût fait d’une colombe l’oiseau dont il portait le nom.