L’Agitation unitaire en Allemagne et le régime constitutionnel en Prusse/02

L’Agitation unitaire en Allemagne et le régime constitutionnel en Prusse
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 257-303).
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L'AGITATION UNITAIRE
EN ALLEMAGNE
ET
LE REGIME CONSTITUTIONNEL EN PRUSSE

II.
LA REACTION FEODALE ET LES DEBUTS DE LA NOUVELLE ERE A BERLIN.

Après avoir indiqué l’origine et les progrès de l’agitation unitaire en Allemagne jusqu’à la restauration de la diète fédérale en 1850, il faut observer ce mouvement si complexe dans l’influence qu’il a exercée sur l’esprit public en Prusse. La situation critique où se trouve ce pays se prolonge cruellement. Quelle en sera l’issue ? Sans s’aventurer à émettre à ce sujet aucune prévision, on peut néanmoins affirmer hardiment que rien ne mettra de si tôt fin à l’effervescence qui travaille de nos jours la Prusse aussi bien que l’Allemagne. Dût même le conflit parlementaire de Berlin aboutir à des concessions mutuelles, le malaise général n’en restera pas moins aussi grand que par le passé. On ne saurait trop le répéter, au fond de ce débat entre la couronne de Prusse et la majorité progressiste gît la question de l’unité allemande, et ce problème ne peut malheureusement être résolu par la voie des discussions et dans des temps ordinaires. Le mouvement national, après avoir été étouffé en 1850, a eu son réveil pendant la guerre d’Italie : il eût peut-être abouti, du moins partiellement, si cette guerre, en se prolongeant, eût amené de graves complications européennes ; mais la brusque paix de Villafranca a désappointé les patriotes du Rhin aussi bien que ceux du Pô. Cette chance une fois enlevée pourtant, les patriotes allemands auraient dû modérer l’agitation, et, sans renoncer au bénéfice que leur avait valu l’année 1859, se borner à attendre une circonstance propice et à fortifier la Prusse dans la situation qu’elle venait d’acquérir, au lieu de la pousser inconsidérément dans une voie pour le moment fermée. Les patriotes n’y ont pas pris garde ; ils ont voulu réaliser trop vite les « conquêtes morales » de Guillaume Ier : le développement constitutionnel de la Prusse enhardissait trop le National Verein de Cobourg, et à son tour le développement de ce National Verein a porté trop tôt à la chambre de Berlin les progressistes, qui ont fini par y mettre en péril le régime constitutionnel lui-même. Les unitaires de la Germanie ont eu le tort d’oublier le profond enseignement que cache sous son ironie le refrain de la chanson si bien connue pourtant de l’autre côté du Rhin :

Toujours lentement en avant, toujours
Lentement en avant,
Pour qu’il puisse bien nous suivre,
Ce progrès allemand !

Ceci nous encourage à poursuivre de notre côté, et tout à l’aise, l’histoire d’un mouvement dont la conclusion est encore très éloignée. Depuis 1850 jusqu’à la guerre d’Italie, tout l’intérêt de la vie nationale, du procès historique, comme dirait l’école hégélienne, s’est concentré dans la Prusse, tandis que l’Autriche n’a été occupée pendant toute cette période que d’un triste et assez terne travail de nivellement bureaucratique, et que les autres états secondaires de l’Allemagne n’ont fait que copier plus ou moins heureusement le modèle d’un despotisme éclairé que leur donnait l’étranger, seule la Prusse présentait le tableau d’une lutte animée et parfois dramatique entre les principes anciens et modernes. Cette histoire intérieure de la Prusse a eu deux phases bien distinctes et contradictoires, dont la première, qui a duré jusqu’à la maladie de Frédéric-Guillaume IV, a été fortement caractérisée par une curieuse réaction féodale, dont la seconde date de l’avènement du prince de Prusse à la régence, et est généralement désignée de l’autre côté du Rhin sous le nom de la « nouvelle ère » (neue aera). Ce sont ces deux phases que nous essaierons d’esquisser dans cette nouvelle étude.


I

Le célèbre voyageur anglais Bruce raconte qu’ayant un jour montré a un musulman un poisson peint, celui-ci, après un moment de surprise, lui fit cette question : « Si ce poisson, au jour du jugement, se lève contre toi et t’accuse en ces termes : Tu m’as donné un corps et point d’âme vivante, que lui répondras-tu ? » Il est bien plus dangereux assurément de faire miroiter devant les yeux de tout un peuple une grande idée, une « âme, » comme dirait le Slave, sans lui donner un corps, d’exciter les passions nationales sans les satisfaire, — et la Prusse en fit la cruelle épreuve à la suite des événemens de 1848 et des premières manifestations unitaires de l’Allemagne. Après avoir arboré longtemps le drapeau d’une Allemagne régénérée, après avoir tenu en main pendant un instant la couronne de Charlemagne, le gouvernement du roi Frédéric-Guillaume IV avait dû successivement reculer d’étape en étape, refuser le combat à Bronzell, se regarder comme heureux que le prince de Schwarzenberg voulût bien lui permettre de participer à la restauration honteuse de l’électeur de Hesse, et invoquer en dernier lieu comme moyen de salut la diète de Francfort, le Bundestag tant maudit, exécration de tous les peuples de la Germanie. Que dans ces mécomptes et ces déceptions la part de l’Allemagne eût été encore plus grande peut-être que celle des Hohenzollern, la faute de Francfort plus grande que celle de Berlin, c’est ce qu’un petit nombre d’esprits seulement étaient à même d’apprécier ; quant aux masses, elles ne voulurent ou ne purent accepter un tel résultat. Ou en serait du reste la justice, si ceux qui couvrent si souvent de leur nom les labeurs et l’héroïsme de milliers d’hommes n’en assumaient Aussi à l’occasion les revers et les mortifications, si les rois à leur tour n’étaient pas punis parfois du délire des Achéens ? Aussi rien ne saurait peindre le discrédit où tomba bientôt cette monarchie de Frédéric le Grand, à laquelle s’étaient attachés depuis dix ans tant d’espérances magnifiques et de rêves enchanteurs, et le nom « d’homme de Gotha, » c’est-à-dire de tout homme intelligent et vraiment libéral qui n’avait cessé de porter ses regards vers Berlin et lui avait prêté son concours jusqu’à ce malencontreux essai du parlement d’Erfurt, ce nom devint, à partir de 1850, presque l’équivalent d’une injure : il résumait un ensemble de qualités peu enviables, et dont là moins mauvaise encore était une bonhomie béate, forte Seulement contre toutes les épreuves de l’humiliation. Embrassant un jour, dans un discours plein d’une éloquence amère et passionnée, la succession des défaites et des défaillances qui avaient signalé les efforts de la Prusse dans sa politique extérieure et intérieure pendant cette époque agitée, et opposant à ce triste tableau les temps où un Frédéric II avait su arriver à des résultats bien différens dans des circonstances tout autrement difficiles et avec des ressources incomparablement moindres ; M. de Vineke ne put trouver qu’un mot pour caractériser une telle situation. « Quelle misère ! » s’était écrié alors le véhément orateur, et ce mot d’une trivialité puissante, venant conclure un exorde où éclataient les sentimens élevés unis aux grands souvenirs, devait marquer pour longtemps aux yeux de la nation, et d’un trait ineffaçable, la période d’abaissement et de décadence où s’engageait décidément un règne qui avait commencé sous des auspices si brillans.

Tout en se résignant pour le moment à la situation qui lui avait été faite par des fautes si complexes, et sans penser à provoquer follement le destin et à prendre une revanche immédiate, n’y avait-il pas cependant pour ce règne un moyen de regagner le terrain perdu, de se relever à ses propres yeux et aux yeux de l’Allemagne tout entière, d’ouvrir un noble champ d’activité à l’esprit public si cruellement déçu ? Il est d’autant plus permis de se poser une question pareille, que vers la même époque un petit royaume au-delà des Alpes, qui avait passé par des péripéties analogues, donnait au monde le frappant exemple et la leçon salutaire d’une monarchie demandant courageusement aux arts de la liberté et de la paix le prix que lui avait refusé l’art de la guerre. Le rôle qu’avait joué le Piémont en 1848 au milieu de l’Italie rappelait à plus d’un égard celui qu’avait assumé la Prusse à la même époque au milieu de l’Allemagne : les aspirations, les ambitions, les succès et les revers avaient eu dans les deux pays un caractère incontestable de similitude, et s’il y avait une différence à établir dans le bilan des deux situations, elle était, nul n’en saurait douter, tout à l’avantage de Berlin. Il n’y avait pas de comparaison, au moins quant à l’effet matériel, entre la bataille de Bronzell et celle de Novare ; les échecs de la Prusse avaient été purement diplomatiques, ils n’avaient mis aucunement son existence en péril, ni même entamé son territoire. En face de l’humiliante nécessité où s’était trouvée l’Autriche d’invoquer le secours de la Russie contre les Hongrois, les hommes d’état de Berlin aimaient même à rappeler que la monarchie de Frédéric le Grand n’avait eu besoin d’aucune protection du dehors pour traverser l’agitation de 1849. Encore en 1854, et en réponse à une insinuation menaçante de M. de Nesselrode sur les périls révolutionnaires que pourrait courir l’Allemagne, si elle s’aliénait l’amitié de l’empereur Nicolas par une attitude hostile dans les complications d’Orient, M. de Manteuffel ne se fit pas faute de faire remarquer, dans sa dépêche à M. de Rochow, son ambassadeur à Pétersbourg, que « si la Russie n’avait pas à redouter l’esprit de révolution, la Prusse avait montré qu’elle savait le comprimer chez elle sans assistance étrangère. » Bien plus, elle avait montré qu’elle savait le comprimer aussi dans les états voisins, — et, d’après une manière de voir alors générale dans les sphères politiques, c’était là une preuve de force et un titre de gloire. Le but qu’avait vainement poursuivi le ministère Gioberti en voulant faire acte d’autorité et de politique nationale en Toscane et à Rome, ne fût-ce qu’en contribuant à une œuvre de restauration, ce but, le cabinet de Berlin l’avait atteint sans difficulté et sans contestation dans les différens états du corps germanique : les soldats de Frédéric-Guillaume IV avaient triomphé de la révolte à Dresde, pacifié le Hanovre, étouffé l’insurrection de Bade. Amoindrie sans doute dans son influence et compromise dans son prestige au dehors, la Prusse ne laissait pas cependant de compter parmi les grandes puissances de l’Europe, et certes rien à l’extérieur ne semblait la gêner dans le développement de ses institutions libérales. Elle n’avait pas à garder les ménagemens qui s’imposaient à l’état chétif que menaçait à chaque instant et de près le bras de fer de Radetzky. Tout devait donc engager le chef des Hohenzollern à suivre en toute sécurité la route vraiment royale où marchait à cette heure même la maison de Savoie au milieu des plus grands périls. Je ne sais, au point de vue purement humain, rien de plus édifiant que ces pages de la Bible où est raconté le travail « de purification et de résipiscence » qu’avait entrepris le royaume de Juda après la grande captivité du royaume d’Israël ; je ne connais rien de plus honorable pour l’esprit moderne dans les temps où nous vivons que les nobles efforts du Piémont dans la vie constitutionnelle et libérale après l’immense désastre de Novare. Comment un tel souvenir sacré, comment un tel exemple des temps présens étaient-ils restés également sans influence sur un roi qui lisait l’Écriture sainte avec la ferveur d’un prince chrétien, et qui aimait tant à reporter ses regards vers l’Italie, ne fût-ce que « par prédilection d’artiste ? »

Un changement de règne, l’avènement aux affaires d’un ministre de génie, enfin, et par-dessus tout, une pratique loyale et sincère du statut constitutionnel, telles avaient été les trois grandes fortunes qu’avait rencontrées le Piémont au sortir de la catastrophe de 1849, et qui toutes manquèrent à la Prusse après la restauration du Bundestag. Fascinés par l’éclat de M. de Cavour, pleins d’une reconnaissance sympathique pour les progrès rapides du Piémont, nous tenons d’ordinaire trop peu de compte de l’abdication de Charles-Albert, qui fut cependant le point de départ de tout ce travail régénérateur, qui fut une œuvre éminemment italienne, en ce sens surtout qu’un acte spontané de dignité personnelle y devint en même temps un acte habile de calcul politique. En se dépouillant volontairement de la couronne, le vaincu de Novare coupait court à toutes les récriminations du passé au milieu desquelles se serait infailliblement débattu et peut-être englouti un règne continué après un échec si terrible ; il donnait pour ainsi dire une expression palpable et symbolique à l’ère féconde qui devait commencer, et faisait exécuter à toute la nation un mouvement de front vers l’avenir. Un changement de souverain est parfois, au sens monarchique, une démarche aussi nécessaire et aussi sagace que l’est, dans les grandes occasions et au sens révolutionnaire, un changement de dynastie. Un bon génie aurait dû conseiller à Frédéric-Guillaume IV de suivre l’exemple de Carignan, auquel il avait ressemblé par plus d’un côté respectable, par le patriotisme, par les tendances mystiques, par l’ambition et les revers, sans avoir eu heureusement ces points ténébreux et ces équivoques pénibles qui avaient longtemps marqué les débuts de l’ancien compagnon de Santa-Rosa. Du reste, et bien avant la dernière péripétie, des esprits clairvoyans et sincèrement monarchiques avaient appelé de leurs vœux un pareil dénoûment ; dès le commencement même de la révolution de Berlin, en mars 1848, l’organe principal du grand parti constitutionnel et allemand avait signalé l’abdication de Frédéric-Guillaume IV comme le seul moyen qui pouvait encore sauver la dignité du roi et assurer le développement régulier de la nation. Un monarque qui avait donné un cachet si personnel à des idées et à des principes d’un autre âge ne pouvait en effet accepter les nécessités du régime moderne sans s’amoindrir. Et au point de vue même poétique, qui préoccupait tant le roi Frédéric-Guillaume IV, il aurait mieux valu déposer la couronne pour toujours que d’ôter le chapeau pour un moment devant les cadavres des « rebelles. » Le grand drapeau de l’Allemagne arboré à l’instant pouvait, il est vrai, cacher à la rigueur dans ses vastes plis les blessures faites à l’orgueil du souverain prussien ; mais après avoir été forcé d’abandonner encore et si vite l’oriflamme de l’empire, il aurait fallu quitter la scène politique, si on ne voulait se condamner à rester sous le poids écrasant d’une double mortification. Fatalité vraiment tragique de cette existence royale à plus d’un égard émouvante : la nécessité inévitable que ne voulut pas reconnaître une raison alors lucide, elle devait quelques années plus tard s’imposer violemment à une raison obscurcie ! Frédéric-Guillaume IV s’obstina donc à régner, non pas tant par amour du pouvoir que par l’idée étrangement mystique qu’il se faisait de ses devoirs de souverain : « Dieu le sait, s’écria-t-il dans une occasion solennelle, alors qu’il vint prêter serment à la constitution au milieu des chambres, Dieu le sait, je gouverne, non parce que. tel est mon bon plaisir, mais parce que telle est la volonté du Seigneur ! » Ce fut, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un gouvernement par dépit, et qui ne voulut aucunement pardonner à la nation sa conduite « déloyale » en l’année 1848. Un grand dignitaire de l’état, interrogé par le roi sur le tour emphatique qu’il avait donné, lui, à son serment pendant cette même séance ; répondait qu’il avait accentué ainsi ses paroles dans l’espoir « que des ce jour tout désaccord avait cessé entre le monarque de Prusse et son peuple. » Il fut interrompu par cette exclamation : « Il ne peut jamais être question d’une telle chose, au grand jamais (nun und nimmermehr !) » Rien de plus pénible que le spectacle des alternatives de hauteur et d’abattement, d’orgueil frémissant et de bouderies presque enfantines, que présentait le souverain, depuis cette époque fatale ; on eût dit un roi Lear tour à tour superbe et dégoûté, et dont l’humeur changeante n’avait d’excuse ni dans la perte regrettée d’un trône ni dans le dur abandon des siens. Frédéric-Guillaume IV aimait souvent à répéter « que la vase de l’année 1848 n’avait pu enlever de son front la grâce du baptême ; » il est sûr toutefois qu’elle lui avait enlevé la grâce royale, cette sérénité de vue et cette impassibilité indulgente qui conviennent si bien à ceux qui sont placés au faîte : des destinées des nations, et son entourage entendit depuis sortir plus d’une fois de sa bouche royale ce mot de « chien d’état ! (raker von staat), » bien caractéristique, quoique assurément peu solennel. On se rappelle peut-être l’étrange abus que faisait l’école romantique de l’ironie en la présentant comme la plus haute expression de l’art ; le romantique couronné usait alors parfois de cette même ironie comme de la ressource suprême du gouvernement, et le monarque qui n’avait au fond sacrifié aucune de ses prérogatives, déclinait, volontiers la responsabilité pour les actes de sa politique par un haussement d’épaules et cette boutade chagrine : « Je suis un prince constitutionnel, et je ne puis plus rien ! »

Le roi Frédéric-Guillaume IV prit bientôt en aversion Berlin, la ville révolutionnaire, qu’il s’était autrefois tant plus à orner et à embellir. Charlottenbourg devint sa résidence constante ; pendant l’hiver, il ne venait dans la capitale, qu’au temps les fêtes du carnaval pour y donner les fêtes de représentation d’usage ; la croyance populaire assurait même qu’il s’était fait le serment de ne jamais passer une nuit à Berlin. L’aspect de la cour devint de plus en plus morose, et compassé, l’ancienne piété fut peu à peu remplacée par l’intolérance ; à l’ancienne émotion religieuse, qui n’avait certes pas manqué de grâce poétique, succéda une espèce de fanatisme singulièrement pédantesque et réglementaire. Les amitiés du roi changèrent aussi bien que ses allures. Seul, un sage doublé d’un rusé qui attend encore son juge sévère, faux bonhomme du monde politique et peut-être même du monde savant, un Franklin de la science, — Alexandre de Humboldt, puisqu’il faut le nommer, — avait su garder sa position jusqu’au bout, parce qu’il n’avait jamais prétendu exercer une influence sérieuse ; mais les hommes plus entiers dans leurs convictions, plus ambitieux de faire triompher leurs idées, les Bunsen et même les Radowitz, durent céder la place à de nouveaux favoris, tels que les frères de Gerlach, MM. de Kleist-Retzow et de Senfft-Pilsach, le conseiller intime M. de Niebuhr, fils du célèbre historien, qui ne rappelait son illustre père que par quelques singularités. Il est utile de noter ces noms, puisque les nouvellistes du jour nous les citent de nouveau comme étant en passé de retrouver de hautes fonctions sous les auspices de M. de Bismark-Schœnhausen. À l’époque dont nous parlons, MM. de Gerlach, de Kleist-Retzow, etc., constituaient un conseil du roi à côté ou pour mieux dire au-dessus du ministère, et, sans avoir assurément la foi ni surtout l’esprit de Voltaire, ils avaient tous cependant son mot d’ordre : « écraser l’infâme. » L’infâme, on s’en doute bien, c’était la révolution.

Tel fut le roi, et il ne ressemblait certes en rien au jeune monarque qu’on voyait au-delà des Alpes si attentif vers la même époque à s’accommoder aux exigences du temps, si préoccupé d’effacer les rancunes et les amertumes du passé, si noblement confiant dans les principes modernes et les destinées de son peuple. Quant au ministre principal de Frédéric-Guillaume IV, un seul passage d’un de ses discours suffira pour marquer toute la distance qui séparait le baron de Manteuffel de l’homme de génie que Victor-Emmanuel venait de placer à la tête de son conseil. À l’aide de quels moyens M. de Cavour crut-il pouvoir relever la nation après le désastre de Novare, raviver la foi ébranlée, réunir en un seul faisceau les cœurs et les intelligences, faire surtout face à l’Autriche toujours menaçante, et préparer lentement l’Italie à une revanche et à une résurrection ? En inaugurant à Turin une ère de vraie liberté et de conciliation, en pratiquant sincèrement le statut constitutionnel, en promulguant des réformes sages et salutaires, en adressant un appel à toutes les forces vives de la nation, en faisant du gouvernement de son roi un objet d’admiration et d’envie pour tous les peuples de la péninsule, enfin, et pour tout dire, en faisant du petit Piémont ce bijou merveilleux dont parle la légende, qui, plié, ressemblait à un éventail, charmant jouet des mains, et qui, déployé, devenait une tente immense, capable d’abriter une armée ! Or, dans une position exactement analogue et en face du même ennemi, M. de Manteuffel avait un tout autre système et des convictions bien différentes. « Lorsque, disait-il dans la fameuse séance de la seconde chambre du 29 janvier 1852, je me mets à la place d’un ministre d’Autriche qui voudrait détruire, affaiblir, humilier la Prusse,… à la place de ce ministre hostile à la Prusse, je donnerais à mon ambassadeur à peu près les instructions suivantes ; je lui dirais ; Tâchez de rendre en Prusse le régime parlementaire aussi fort que possible ; agissez de telle manière que les chambres soient régulièrement convoquées chaque année ; efforcez-vous de trouver des hommes de solides poumons et d’un front d’airain qui à chaque occasion attaqueraient l’autorité, l’affaibliraient et la feraient choir. Voilà quel est l’intérêt des ennemis de la Prusse ! » Du reste ce ne fut pas seulement le manque de solides poumons qui devait rendre M. de Manteuffel peu favorable à un gouvernement de discussion libre : des qualités bien plus essentielles lui faisaient également défaut. Nous ne nous rappelons pas avoir jamais rencontré dans ses discours quelques vues d’une certaine originalité, quelques allusions même indiquant un savoir historique ou politique plus qu’ordinaire. À ses débuts sans doute, on l’avait vu orner ses essais oratoires de citations plus ou moins heureuses empruntées à Goethe ; mais bientôt cessa même ce léger sacrifice aux grâces, et la malice du temps ne se fit pas faute de relever une singulière circonstance : c’est que la subite extinction de cette faible veine de dilettantisme poétique chez le baron de Manteuffel coïncida précisément avec le départ du directeur de la presse, M. Ryno Quehl, ancien journaliste qui avait échangé son poste à Berlin contre celui de consul-général à Copenhague. Après sa chute à l’avènement du régent, élu député à la chambre, M. de Manteuffel n’y fit que trois apparitions, chacune d’une demi-heure à peu près ; lui, l’ancien ministre des affaires étrangères, ne prit pas même la parole dans les débats sur la reconnaissance de l’Italie !… « Une constitution allemande, disait-il au moment où allait être restauré le vieux Bundestag, une constitution allemande est impossible avec cette double garniture de parlemens ! Oui, il est survenu un changement dans la politique prussienne : nous voulons rompre décidément avec la révolution. La politique doit devenir transparente : puisse-t-elle ne plus jamais être enveloppée de brouillards ! » Les brouillards, aux yeux de M. de Manteuffel, n’étaient pas seulement les aspirations unitaires de l’Allemagne, mais toutes les idées étranges de division des pouvoirs, de responsabilité des ministres, de participation sérieuse des citoyens aux affaires du pays, toutes ces innovations si contraires à l’ancien état bureaucratique, au « vieil esprit prussien. » Et puisque ce mot de vieil esprit prussien est de nouveau remis en honneur dans certaines sphères de la société berlinoise, puisqu’il ne cesse de retentir maintenant dans une bouche auguste comme la suprême invocation d’un palladium mystique de la monarchie de Frédéric le Grand, il est bon peut-être de rappeler la définition qu’en donnait M. de Manteuffel à l’apogée, de son pouvoir et dans une occasion mémorable. « Le vieil esprit prussien, avait-il dit alors, c’est le sentiment de dignité que Frédéric II a communiqué à tout Prussien en donnant à ce royaume une existence politique indépendante des grands états de l’Europe. Le vieil esprit prussien, c’est la fidélité inébranlable prête à tous les sacrifices du peuple pour la maison régnante. Ce vieil esprit prussien, qui trouve dans l’armée son expression la plus vivace et la plus fidèle, a sauvé le pays du joug d’un conquérant étranger, et c’est contre ce vieil esprit militaire qu’a du se briser de nos jours aussi la puissance funeste de la corruption, de l’égoïsme et de la déloyauté. »

Ce n’est pourtant pas que M. de Manteuffel eut désiré pousser ce vieil esprit jusqu’aux limites que lui désignait le parti féodal. Bureaucrate timide et routinier, il avait peu de goût pour les excentricités gothiques des hobereaux ; ministre des affaires étrangères et ayant à mener la barque de l’état dans les eaux douces d’une neutralité effarée et paresseuse, il craignait les Gerlach, les Donna, qui se saisissaient de temps en temps et fortuitement du gouvernail pour lui imprimer une direction marquée vers le nord, vers la Russie, la terre promise de leur idéal. Agent principal et ostensible du pouvoir, il se sentait souvent aussi gêné que blessé par le gouvernement occulte qu’exerçait la camarilla, et il recourait parfois contre elle à un grand moyen. Ce moyen consistait à offrir sa démission au roi et le procédé, il faut l’avouer, ne manquait pas, dans les premiers temps, d’avoir son effet. Frédéric-Guillaume IV adjurait aussitôt son ministre de ne pas l’abandonner l’embrassait, versait quelques larmes et lui accordait quelques petites satisfactions. Pourtant de telles fausses sorties, trop souvent renouvelées, finirent par ne plus faire d’impression. Un jour même, pendant la grande crise d’Orient, quand M. de Manteuffel crut devoir user de cette dernière ressource pour vaincre l’esprit opiniâtre du roi, il s’attira cette humiliante riposte : « Allons donc ! mon cher, c’était bon en carnaval ; maintenant nous sommes en carême. » L’abnégation du ministre ne connut en réalité d’autres limites que le congé formel que devait donner plus tard le prince régent.

Il est aisé maintenant de comprendre ce que, sous un tel roi et un tel ministre, devait devenir la charte qu’avait octroyée Frédéric-Guillaume IV après le coup d’état du 5 décembre 1848. Cette charte était conçue dans un esprit vraiment libéral et donnait pleine satisfaction à toutes les exigences de l’esprit moderne ; mais ce fut précisément pour cette raison que la couronne s’efforça de revenir sur ses concessions dans le travail de révision dont elle chargea les chambres durant les sessions législatives de l’année suivante. Dans ces deux années de 1849 et 1850, Frédéric-Guillaume IV donna au monde l’étrange spectacle d’un monarque octroyant deux constitutions, l’une pour la Prusse, l’autre pour l’Allemagne, et faisant combattre ensuite par ses propres ministres l’une et l’autre de ses œuvres au sein d’une chambre et d’un parlement convoqués pour ratifier le don royal, et qui ne demandaient qu’à l’accepter en bloc et sans bénéfice d’inventaire ! On sait comment la restauration du Bundestag vint enfin tirer le gouvernement prussien de l’embarras assez bouffon de faire la critique incessante de ses propres projets devant le parlement d’Erfurt, qui s’obstinait à les trouver excellens ; quant à la constitution octroyée à la Prusse, après avoir fait accepter aux chambres récalcitrantes plusieurs graves modifications dans un sens moins libéral, il fallut bien se décider à la promulguer solennellement. Dans la séance du 6 février 1850, Frédéric-Guillaume IV prêta le serment à la loi nouvelle, œuvre née, disait-il au milieu des révolutions, — « dans une année que la fidélité des générations futures voudra, les larmes aux yeux, mais en vain, effacer de l’histoire du pays. » Si cette manière d’envisager le statut et d’en désigner le cachet indélébile était déjà par elle-même assez significative, elle reçut encore un commentaire beaucoup plus inquiétant dans quelques autres paroles du discours qui faisaient dépendre l’existence de la constitution « de l’espoir des améliorations ultérieures, de la possibilité de gouverner avec elle. » Le souverain du reste déclarait ne lier par son serment que lui-même, et on remarqua l’absence à cette cérémonie du prince de Prusse, l’héritier présomptif (aujourd’hui roi), retenu qu’il était dans le sud de l’Allemagne par « d’importantes opérations militaires. »

Quelques jours après cette séance royale, les Stahl et les Gerlach déclaraient en pleine chambre que l’abolition de toute la nouvelle loi fondamentale par un ordre de cabinet présentait des difficultés légales bien moindres que tout essai d’abroger les charges féodales au moyen d’indemnités, — et ce trait suffit pour peindre le respect que portait aux récentes institutions un parti de jour en jour plus puissant à la cour. Deux grandes lois cependant, — l’une sur l’administration des communes, l’autre sur celle des cantons, des districts et des provinces,— présentées aux chambres et publiées le 11 mars 1850, semblaient consacrer une véritable révolution dans l’ordre social de la Prusse, le remanier en quelque sorte d’après les principes constitutionnels en supprimant dans l’organisation de la commune et de la province les divisions électorales par classe, les privilèges seigneuriaux, qui étaient jusqu’alors la base de l’administration. Les populations accueillirent chaudement ces réformes ; mais le gouvernement hésita à les appliquer, et bientôt un incident, à coup sûr déplorable, mais qu’une insigne mauvaise foi pouvait seule exploiter contre les idées libérales, vint fournir un prétexte pour marcher hardiment dans la voie de la réaction. Le 22 mai 1850, un ancien artilleur de la garde, Sefeloge, natif de Wetzlar, visa le roi à bout portant au moment où il entrait dans la gare de Potsdam et le blessa à l’avant-bras. On eut beau faire à l’instant même la plaisante découverte que l’assassin était membre du Treubund, de cette « association de fidélité avec Dieu pour le roi et la patrie » que recrutait et propageait à grand fracas le parti féodal ; on eut beau se convaincre bientôt que le malheureux était atteint d’aliénation mentale, — il devait bientôt en effet mourir dans un hospice de fous ; — enfin la bonne ville de Wetzlar eut beau faire constater d’une manière officielle, et pour sauvegarder son honneur, que « le nommé Sefeloge avait quitté dès l’enfance son pays natal, et n’avait pu par conséquent y puiser des principes dangereux : » la misérable doctrine de la complicité morale fut néanmoins prêchée avec une audace inouïe. La Réforme allemande, l’organe du ministère, rendait « les « pharisiens de la démocratie modérée » responsables de la « dégradation morale et intellectuelle qui avait trouvé son expression dans Sefeloge. » Le moniteur du parti féodal, la trop fameuse Gazette de la Croix, allait plus loin encore : il faisait remonter l’origine de l’attentat du 22 mai jusqu’à M. de Radowitz. « Le jésuitisme (disait l’aimable feuille en faisant allusion à la foi catholique du royal ami) n’a jamais porté bonheur aux états ; les jésuites ont marché trop souvent la main dans la main avec des régicides pour qu’on puisse se défendre de les avoir en horreur, alors même qu’ils nous approchent en amis. » C’est la presse surtout qui se ressentit d’abord de l’attentat de Sefeloge : une ordonnance du 5 juin 1850 apportait à sa liberté des restrictions graves, tracassières, qui ne durent cesser qu’avec le ministère Manteuffel-Wetsphalen. Quant aux lois sur l’organisation des communes et des provinces, d’une importance vitale pour le développement constitutionnel du pays, elles furent décidément « ajournées, » et l’ajournement dura tout le temps du règne.

Déjà, vers la fin de l’année 1850, on doutait que la constitution pût « passer l’hiver » (überwintern). Enhardie par l’issue déplorable du mouvement unitaire, par la défaite d’Olmütz, qui était pour elle un triomphe, la Gazette de la Croix déclarait franchement que « ce qui menaçait les trônes, ce n’était point telle ou telle chambre, tel ou tel cerveau extravagant, tel mandataire du parti extrême comme Sefeloge, mais bien le système constitutionnel moderne. » La publication du nouveau code pénal (14 avril 1851), avec l’extension démesurée qu’il assignait à la peine capitale, avec sa rigueur pour les délits politiques et l’adultère, fut une nouvelle satisfaction donnée à l’esprit réactionnaire, toujours plus exigeant. Enfin au mois, de mai (15 et 28), — au moment même où Frédéric-Guillaume IV se rencontrait à Varsovie avec l’empereur d’Autriche sous l’œil protecteur du tsar Nicolas, — le ministre de l’intérieur, M. de Westphalen, l’homme selon le cœur du parti de la croix, publiait des circulaires qui furent toute une contre-révolution. Le § 66 de la loi communale disait expressément : « Toutes les lois antérieures sur les assemblées de districts et de provinces sont abrogées ; » il prononçait ainsi l’abolition formelle de l’ancienne division en classes (nobles et bourgeois), et consacrait l’égalité civique. Eh bien ! à l’effet d’établir la répartition et l’encaissement de l’impôt, M. de Westphalen convoquait purement et simplement les anciens états ou assemblées de districts et de provinces[1]. C’était abroger indirectement la législation du 11 mars 1850, proclamer très haut le caractère « éternel et sacré » des ordres. Aussi la noblesse de Brandebourg ne se fit-elle pas faute de remercier le roi « pour la preuve matérielle qu’il donnait de son désir de maintenir les antiques institutions du pays à côté des nouvelles et de les amender les unes par les autres. »

On s’étonnerait peut-être qu’ainsi favorisée de toutes parts et rencontrant si peu de résistance. dans l’affaissement général de l’opinion, la réaction n’eût point plus hâté son œuvre, eût permis à la constitution de « passer l’hiver, » et se fût bornée à la proclamer seulement avec M. de Gerlach comme une loi « non définitive. » C’est que les préoccupations de l’extérieur ne donnaient pas de loisir et conseillaient tout au plus des sorties intermittentes, quoique toujours vigoureuses et combinées d’après un vaste système d’ensemble. Les graves complications allemandes de l’année précédente furent remplacées en effet en 1851 par les fiévreuses inquiétudes qu’inspirait l’échéance fatale de l’élection présidentielle en France. On se rappelle les espérances et les craintes qui agitèrent alors toute l’Europe. La tension des esprits était extrême, les factions se réservaient pour le moment décisif ; l’entrevue des trois souverains du Nord à Varsovie avait évidemment pour but de parer aux événemens et de constater aux yeux du monde la résurrection ou plutôt l’immortalité de la sainte-alliance. Point n’est besoin de dire du reste de quel côté furent alors les vœux de M. de Manteuffel dans le conflit engagé entre le pouvoir exécutif et le régime parlementaire en France ; la célèbre brochure publiée à Paris sous le titre de Révision de la Constitution, et attribuée au prince-président de la république française, parut à Berlin, traduite en allemand, avec une préface chaleureuse et la marque significative de l’imprimerie royale. Chose curieuse et qui peint bien la situation, le moins empressé à invoquer un coup d’état en France, le plus prompt même à le flétrir après qu’il eut réussi et à dépasser de beaucoup les violences de la démocratie, ce fut précisément le parti de la croix. C’est que ce parti aurait mieux aimé le triomphe momentané de la république rouge à Paris : une pareille perspective lui promettait une solution bien autrement radicale, une restauration tout autrement a complète » aussi bien en-deçà qu’au-delà du Rhin.

Si désappointés cependant qu’ils pussent être dans leur attente, les meneurs du parti n’en résolurent pas moins d’exploiter le moment, de profiter du souffle de réaction universelle que le 2 décembre avait nécessairement amené avec lui : la révision de la constitution devint aussi le mot d’ordre à Berlin, — tant il est vrai que réactionnaires aussi bien que libéraux sont toujours condamnés à imiter la France dans cette bienheureuse Allemagne, si jalouse de son indépendance et de son originalité, si unanime à maudire et à dénigrer « l’ennemi héréditaire ! » Dès janvier 1852, les chambres furent saisies d’une pétition du comte Saurma-Jeltsch, tendant à éliminer de la charte tout ce qui était incompatible « avec les conditions et les souvenirs de la Prusse ! » et M. Stahl développa à cette occasion tout un système de restauration féodale qui devint le programme d’une grande campagne entreprise en règle et depuis continuée pendant plusieurs années.


II

Après la victoire remportée par la royauté sur la révolution vers la fin de 1848, la guerre n’avait été déclarée d’abord qu’aux rouges, aux démocrates, et un peu plus tard aux « pharisiens de la démocratie modérée, » selon l’heureuse expression de la presse ministérielle. À la suite de la débâcle d’Olmütz, l’attaque s’était portée, sur les constitutionnels, les hommes de Gotha, détestables rhéteurs aux solides poumons. Après le 2 décembre, ce fut le « bourgeois » qui devint le point de mire des assauts : il ne s’agissait plus d’abroger seulement le système constitutionnel, mais bien de changer les bases de toute société moderne, de revenir au-delà de 1808, au-delà même de 1701, et de rétablir l’ordre équestre (ritterstand) dans ses droits antiques et sacrés !…

Ce royaume de Prusse présente encore, à l’heure qu’il est, un bizarre assemblage d’organismes différens qui sont loin de composer un tout homogène, et ne font que se heurter à chaque instant, qu’empêcher tout développement sain et régulier. À côté d’une monarchie constitutionnelle, vous y voyez un état bureaucratique et militaire des plus fortement organisés d’après les principes de l’absolutisme, et les débris d’un régime nobiliaire qui, au milieu du XIXe siècle, entretient les traditions et les institutions les moins respectables du moyen âge. On le croirait à peine, il y a quatre ans encore, dans ce pays si justement orgueilleux de ses lumières et qui porte si fièrement le drapeau de la libre pensée, tout mariage conclu entre un noble et une bourgeoise était illégitime selon le code[2], et l’enfant né d’une telle union déclaré bâtard ! Toutefois la noblesse en Prusse a depuis longtemps perdu le caractère d’un grand corps politique, si même elle l’avait jamais possédé. Déjà Frédéric-Guillaume Ier avait déclaré dans son temps aux il oligarques d’un arpent (acker-oligarchen) » sa ferme volonté « d’établir la souveraineté comme un rocher de bronze, » et le développement ultérieur de la monarchie n’était pas fait pour cultiver dans l’ordre équestre l’esprit aristocratique dans la bonne et digne acception du mot, dans le sens d’une mâle indépendance envers la couronne, d’une défense jalouse de ses propres droits aussi bien que de ceux du peuple. Sans doute les nobles concentraient en leurs mains toutes les charges de la cour, ils étaient favorisés au plus haut point dans l’armée et les emplois civils, ils conservaient des exemptions et exerçaient des droits féodaux assez mortifians pour le bourgeois et le vilain ; mais ils durent se plier, comme tous les autres, aux conditions d’un état éminemment militaire et bureaucratique. Ce fut Frédéric-Guillaume IV qui le premier eut la pensée de donner à l’ordre équestre l’apparence d’un corps politique véritable par la création de ses « curies ; » mais l’année 1843 emporta ce malencontreux essai comme tant d’autres. L’idée était naïve, à coup sûr, de vouloir fonder maintenant une féodalité puissante après la nouvelle éruption de la démocratie dans cette année 1848, dans un pays dressé depuis si longtemps au régime des capacités de par « l’examen d’état » (staats examen), et de chercher les élémens d’une telle création dans une noblesse aussi dépourvue d’un grand passé politique que peu importante même par la fortune, primée depuis des siècles par une bourgeoisie de beaucoup supérieure en richesse, en lumières et en activité, et qui ne pouvait même racheter son insolence irritante par la grâce et l’esprit qui avaient distingué autrefois les gentilshommes français. Tel fut cependant l’idéal que se proposèrent alors les hobereaux du Brandebourg et de la Poméranie, et auquel ils sont loin d’avoir renoncé encore aujourd’hui. Très influens et remuans près du roi, laissés intacts dans la possession exclusive des hautes fonctions de l’état et des grades supérieurs de l’armée, ils ne dédaignèrent pas non plus de se servir des moyens que leur offraient les détestables inventions de l’esprit moderne, telles que la presse et la tribune. Leur organe principal fut cette fameuse Gazette de la Croix, qui donna son nom au parti ; elle avait la collaboration de MM. Stahl, de Gerlach et de Bismark-Schœnhausen, et le rédacteur en chef, M. Wagner, put un jour engager une lutte avec M. de Manteuffel lui-même et en sortir vainqueur : feuille bizarre et peut-être même unique en son genre, et qui n’a cessé de prospérer depuis, — la Quotidienne et le Père Duchêne à la fois des féaux serviteurs de l’autel et du trône, où les doctrines de la grâce divine s’étalent à côté de facéties scabreuses, où la componction béate est toujours voisine de l’injure la plus grossière, où le mysticisme est coudoyé à chaque instant par la mystification. Quant aux luttes livrées à l’esprit moderne au sein du parlement, si M. de Gerlach y défendait les intérêts de la caste avec une dialectique cauteleuse et stridente, M. de Kleist-Retzow avec une fougue qui parfois ne manquait pas d’éloquence, M. de Bismark avec une humeur enjouée qui ne se refusait ni à la trivialité ni même au calembour, ce fut cependant à un roturier qu’appartint l’honneur de devenir l’oracle, le maître de la doctrine et même le chef avoué du parti.

M. Jules Stahl, qu’une mort prématurée (le 10 août 1861) est venue enlever au moment même où la cause qu’il avait préconisée ; si longtemps allait avoir une recrudescence de faveur après une courte éclipse, — M. Jules Stahl est assurément la figure la plus marquante et la plus curieuse de l’évolution réactionnaire de la Prusse de nos jours. Né à Munich, en 1802, de parens israélites, il avait embrassé de bonne heure la foi luthérienne et acquis un nom dans le monde savant par des travaux diversement appréciés, mais d’une originalité incontestable. Théologien et légiste à la fois, il savait donner aux questions de droit quelque chose d’une onction religieuse, en même temps qu’il prêtait aux discussions théologiques l’esprit contentieux et judaïsant de l’homme de loi. Appelé à Berlin en 1840, à l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, pour occuper une des plus importantes chaires de l’université, il sut vite gagner la faveur du roi, et prit une part active dans les luttes religieuses qui signalèrent les débuts du nouveau règne. Ambitieux, mais profondément maître de lui-même, il se retrouva facilement dans ce monde nouveau pour lui, charma la cour par son esprit brillant et piétiste, et parvint, comme professeur, à retenir par l’éclat du talent un auditoire qui ne s’était d’abord pressé à sa chaire que par curiosité. Son action politique ne commença cependant en réalité qu’à la fin de 1848, alors qu’une série d’articles « sur la révolution et la monarchie constitutionnelle, » émanés de sa plume et publiés dans la Gazette de la Croix, inaugura l’habile tactique du parti réactionnaire, qui consistait à accepter le nouvel état de choses en bloc pour le détruire ensuite en détail. Au printemps de 1849, il prenait déjà son siège à la première chambre, et si dès le début il s’y montra très hostile aux idées unitaires qui agitaient alors les esprits au-delà du Rhin, s’il réclamait à haute voix « qu’on redressât au plus vite en Allemagne la colonne renversée du droit, » c’est-à-dire le Bundestag, il n’en crut pas moins devoir d’abord user de précautions oratoires envers le nouveau système qui avait prévalu en Prusse : il se dit libéral et déclara « être seulement partisan du gouvernement constitutionnel contre le régime parlementaire. » — « Je veux, j’ai toujours voulu la constitution et le parlement ; mais, comme l’équilibre des pouvoirs est impossible par la nature même des choses, je demande que le centre de gravité soit placé dans la puissance du prince, non dans celle de la représentation. » Peu à peu il laissa de côté les ménagemens et leva résolument le drapeau de la contre-révolution. Pendant douze ans ; cet homme au corps frêle, au profil marqué du type oriental, au regard vif et étincelant, se fit le champion de toutes les idées rétrogrades dans l’état et l’église, devint le grand théoricien de la réaction « chrétienne, » et mit des facultés brillantes et une activité infatigable au service de l’ordre équestre. Encore aujourd’hui c’est par le.nom de Stahl qu’est désignée la fraction la plus notable et la plus opaque de la haute chambre de Berlin.

Nous n’avons point à exposer ici la doctrine philosophique que le célèbre professeur donnait pour base à son système politique ; nous n’insisterons pas non plus sur le vernis de théorie nouvelle qu’il prêtait à des pauvretés prétentieuses. Que M. Stahl eût prêché un « retour » (umkehr) dans la science et dans l’état, qu’il eût voulu que la première se pénétrât de foi et le second d’humilité, qu’il eût recommandé une « charité expectante envers l’individu dissident en matière de foi, mais flétri une tolérance de relâchement et de lâcheté » envers ces mêmes dissidences, dès qu’elles prétendaient faire un corps et s’organiser en église, qu’il eût défini « le soi-disant progrès comme le grand procès de dissolution des temps modernes, » et opposé le principe d’autorité non plus, comme c’est l’usage, au principe de révolution, mais au « principe bien autrement pernicieux de majorité, » ce sont là ces jeux d’esprit et parfois même ces simples jeux de mots auxquels est fatalement condamnée toute intelligence en guerre avec la raison du siècle et le droit invincible, de la liberté. Tout cela a été dit depuis longtemps par M. de Maistre avec plus de verve, et surtout avec plus de brièveté, ce qui n’est pas un mince mérite assurément dans le domaine du paradoxe. Bornons-nous plutôt à constater l’étrange hasard qui faisait du roturier fils de ses œuvres, du rejeton d’une race déshéritée, le magister et le chef d’une cause basée sur le privilège de naissance et les intérêts d’une caste aussi superbe que paresseuse. Hasard seulement, ou peut-être bien fatalité pleine d’enseignement ! Les légitimistes en France, et de nos jours, n’ont-ils pas de même emprunté presque tout leur éclat et leur illustration au talent d’un plébéien qui voulut bien les envelopper dans les plis de sa majestueuse éloquence ? Il ne manque pas certes encore ; aujourd’hui d’à-propos ce passage du grand satirique romain ::[3], où le patricien si orgueilleux de ses ancêtres et se disant volontiers « Cécropide, » — le fils des croisés de ce temps, — est cependant réduit à chercher parmi la plèbe l’orateur puissant, le défenseur de la cause d’une noblesse ignorante ! Les tories de l’Angleterre n’ont-ils pas, eux aussi, pour leader un homme dont le nom seul rappelle déjà la même origine que celle de M. Stahl ? Il est juste de dire toutefois que c’est là du reste la seule similitude qu’on pourrait équitablement établir entre la fière phalange que dirige M. Disraeli et les hobereaux du Brandebourg et de la Poméranie.

Que si on voulait maintenant résumer en mie vue d’ensemble le travail de la réaction en Prusse après 1848, on pourrait le définir par les trois directions suivantes : il consistait à favoriser l’ordre équestre aux dépens de tous les autres, à mettre le bon plaisir bureaucratique à l’abri de toute revendication de la loi, et à restreindre la liberté des consciences par les prétentions d’une église d’état. Abandon formel de la loi communale au profit des gentilshommes représentés dans les assemblées de districts et de provinces, suppression des autonomies des villes par une organisation municipale qui laissait le champ libre à toutes les influences administratives, abolition du jury pour les délits politiques, institution d’une cour exceptionnelle pour les crimes d’état, restitution de la police locale dans les mains de la noblesse de campagne, consécration des majorats, fidéicommis, et des autres établissemens de la féodalité, telles furent les victoires que remporta successivement le parti de la croix sur la société moderne. Bien plus important encore et décisif pour l’avenir fut l’avantage que s’assura le même parti dans l’organisation définitive de la chambre des seigneurs : cette organisation fut tout au profit de l’influence féodale, et elle permit à M. Stahl de faire encore quelques jours avant sa mort, dans la séance de clôture de 1861, la fière déclaration que le nouveau régime parviendrait peut-être à briser ce corps dans sa résistance, mais jamais à le faire plier. Si la réaction ne put’ cependant atteindre complètement à l’idéal gothique qu’elle avait rêvé, si elle ne réussit même pas à supprimer là charte, quoique le comte de Saurma-Jeltsch en eût fait un jour la proposition formelle au sein du parlement, cela tint sans doute à la force des choses, plus grande que l’habileté des courtisans, plus grande même que la fureur aveugle des factions ; mais cela tint aussi en partie, — chose curieuse, — au peu de résistance que les Stahl, les Gerlach, etc., rencontraient de la part de la représentation nationale, et ici quelques explications sont nécessaires. À la suite du coup d’état de 1848, qui dispersa la chambre constituante de Berlin, les démocrates, déçus dans leurs espérances d’une république entourée d’institutions monarchiques, les patriotes allemands, blessés du refus opposé à l’acceptation de la couronne impériale, les libéraux avancés, qui ne voulaient pas reconnaître à la royauté le droit d’octroyer une charte même libérale, en un mot toutes les fractions qui sont parvenues avec le temps à composer le grand parti du progrès (fortschrittspartei) voulurent rester étrangères aux chambres, convoquées bientôt après, au parlement d’Erfurt et à toutes les législatures suivantes ; elles se tinrent systématiquement à l’écart de toutes les élections, et persistèrent dans cette attitude d’abstention jusqu’au commencement de l’année 1862. Seuls, les constitutionnels.modérés ne suivirent pas cet exemple ; mais, réduits à leurs propres forces, ils ne purent lutter qu’avec désavantage contre le parti féodal, fortement organisé aussi bien dans les comices que dans le parlement ; ils perdirent du terrain à chaque renouvellement de législature (1852 et 1855), et la tâche de défendre les principes de la liberté fut dévolue en dernier lieu à la fraction Bethmann-Hollweg, qu’on pourrait nommer la fraction de la bureaucratie éclairée, qui avait elle-même commencé par faire chorus avec les ultras, mais s’était ensuite détournée de leur programme excessif pour se constituer en un groupé à part. Les partisans sincères du régime représentatif, tels que MM. de Vincke, Camphausen, ne formèrent plus qu’un brillant état-major sans armée, et ne purent qu’apporter leur contingent de temps à autre aux forces commandées par M. de Bethmann-Hollweg, ou les entraîner avec soi dans des occasions bien plus rares encore.

Si blâmable à coup sûr, si peu politique que pourrait paraître en théorie la conduite des progressistes, on ne saurait cependant nier qu’au point de vue pratique leur abstention n’ait eu d’heureux effets, n’ait sauvé l’existence, nominale du moins, du système représentatif. Il n’est pas douteux que la participation des fractions avancées aux luttes parlementaires de 1850-1858 aurait amené une nouvelle catastrophe ; une plus forte pression sur la détente aurait fait éclater la machine : la crise actuelle, à laquelle a si puissamment contribué le triomphe des progressistes dans les élections de 1862, ne le prouve que trop. Tel qu’il était alors, le régime constitutionnel parut assez peu gênant et même assez maniable pour qu’on lui épargnât le coup de grâce ou le coup d’état, et pour qu’on s’évitât à soi-même le désagrément du parjure. On. laissa subsister ce corps législatif précisément parce qu’il n’était qu’une ombre. Déjà au commencement de 1852 M. de Manteuffel faisait au parlement la caractéristique déclaration que, « tandis que partout ailleurs, à droite et à gauche, les chartes écloses au milieu de l’agitation révolutionnaire étaient violemment rejetées par-dessus le bord, la Prusse avait encore heureusement assez de santé et de vigueur pour repousser d’elle-même tout ce qui dans la constitution est nuisible à son organisme. » Peu à peu les hommes du gouvernement en étaient venus en effet à la conviction que les chambres, dans les conditions qui leur avaient été faites, présentaient une utile « institution de crédit, » un « établissement d’assurances » bon à conserver au prix même de quelques discours d’opposition qu’on appelait dédaigneusement des « monologues oratoires, » et avec la réserve expresse de « nullifier (nulliftciren) les lois désobligeantes, » selon le mot heureux de M. de Gerlach. On ne saurait trop méditer cette étrange circonstance : c’est grâce surtout à l’abstention des constitutionnels que la constitution prussienne a pu exister de nom sous Frédéric-Guillaume IV et revivre de fait sous Guillaume Ier, comme c’est grâce aussi à leur intervention qu’elle est de nouveau mise en péril de nos jours. Contrairement au préjugé général, la république n’est parfois possible qu’en l’absence des républicains.

C’est au milieu de ces sourds débats entre, les « oligarques d’un arpent » et les défenseurs d’une « vieille Prusse » étayée d’une nouvelle institution de crédit que se produisit brusquement la complication politique à coup sûr la plus grave de ce siècle depuis les guerres de l’empire. Cette complication devait exercer une influence décisive sur la marche générale des affaires contemporaines. Aujourd’hui les origines et les péripéties du conflit se sont, il est vrai, un peu effacées dans le lointain, et la France, par une diplomatie dont il est quelquefois difficile de comprendre les fins énigmatiques, semble s’attacher à défaire sur le Bosphore, tout ce qu’elle y avait fait, il y a quelques années, au prix de sacrifices énormes. En de telles circonstances, on est assez généralement enclin à déprécier les résultats obtenus par les victoires de l’Alma et de Sébastopol, à les nier même, à regarder la campagne de 1854 comme la plus improductive des entreprises de ce genre. Et cependant les esprits politiques seraient singulièrement aveugles, les libéraux de l’Europe surtout singulièrement ingrats, s’ils ne saluaient cette daté comme l’une des plus heureuses et des plus fécondes de l’époque où nous vivons. Sans doute l’action des alliés de 1853 n’a pas réalisé les espérances qu’avaient pu concevoir des hommes non moins clairvoyans peut-être que généreux : ils se sont obstinés à attaquer l’ennemi par le côté le moins vulnérable et au nom du principe le plus étroit ; ils ont évité avec un soin trop craintif tout ce qui pouvait passionner sympathiquement la lutte, lui donner une portée enthousiaste et morale, lui prêter une idée de justice et d’humanité. Ils n’ont pas même atteint le but immédiat de leur effort, qui était d’assurer pour l’avenir l’existence de l’empire ottoman, et rien ne témoigne mieux du caractère peu déterminé de l’entreprise que l’embarras même qu’éprouve la postérité en voulant fixer seulement le nom de ce qu’elle appelle tantôt la guerre d’Orient, tantôt la guerre de Crimée. Il n’importe cependant : cette guerre n’en a pas moins eu des conséquences aussi grandes que salutaires : si elle n’a rien fait pour la solution de la question d’Orient, elle a délivré l’Occident de la prépondérance humiliante de la Russie.

Qu’on veuille bien se reporter par la pensée à cette époque d’avant 1853 ; qu’on veuille se rappeler le poids dont pesait le cabinet de Saint-Pétersbourg sur toutes les affaires du monde, l’espèce de fascination qu’exerçait sur les esprits le grand pontife de l’absolutisme, qui, après avoir dompté la Hongrie, put, dans un manifeste célèbre, lancer à l’Europe ce superbe défi : « Humiliez-vous, nations ! Dieu est avec nous ! » Ce n’est pas seulement en Allemagne que se faisait sentir alors l’omnipotence du tsar, menaçante pour toute cause libérale, dangereuse pour l’équilibre européen : on l’entrevoyait jusque dans des états autrefois plus soucieux de leur dignité, plus attachés aux principes d’une politique indépendante et généreuse, et il suffit de citer à ce propos un fait peut-être un peu trop oublié maintenant. Il se trouva un jour, dans ce temps où tout pliait devant la Russie, un gouvernement qui osa refuser de livrer à la vengeance moscovite, des réfugiés, des généraux illustres, comme Bem et Dembinski, qui avaient cherché asile sur son territoire après la campagne de Hongrie ; il déclarait même aimer mieux courir les chances d’une guerre que d’enfreindre les lois de l’hospitalité, et celui qui prenait ainsi fièrement la cause de l’humanité, c’était un gouvernement barbare et musulman. Or, lorsque la nouvelle de cette déclaration du sultan fut arrivée à Paris, les chefs du grand parti de l’ordre, 1rs représentons éminens de la nation la plus civilisée et la plus chrétienne, firent une démarche collective auprès de M. de Kisselev pour le prier d’engager son auguste maître à se désister de sa demande impérieuse, à ne pas risquer la paix du monde par une volonté trop obstinée… Eh bien ! ce sera l’éternel honneur, le mérite inappréciable des alliés de 1853, d’avoir d’un coup rompu le charme pernicieux et énervant exercé si longtemps par le tsar Nicolas, d’avoir réduit la puissance russe à sa valeur réelle, rendu à l’Europe sa liberté d’action et brisé la sainte-alliance, qui s’était renouée plus forte que jamais à la suite de l’ébranlement de 1848. Si l’affranchissement de l’Italie est devenu une œuvre possible, si les idées constitutionnelles reprennent de nos jours leur vigueur malgré tous les obstacles, si la Russie elle-même est forcée, pour se recueillir et pour, regagner le terrain perdu, de se déclarer libérale, c’est surtout à la guerre d’Orient qu’il faut en rapporter l’honneur. Cette guerre a mis fin au déplorable abaissement des esprits et au règne exclusif du brutal instinct de conservation mesquine qui avaient été jusqu’alors les tristes conséquences de la catastrophe de février.

Il faut rendre cette justice au parti de la croix, qu’il comprit tout de suite et à l’origine la vraie portée de ces complications orientales et adopta aussitôt une attitude conforme à ses vues et à ses principes. Tandis que les libéraux de la Prusse, ceux-là du moins qui, agissant dans les chambres et composant la fraction Bethmann-Hollweg, pouvaient exercer quelque influence sur la marche du gouvernement, étaient partagés au début entre une antipathie décidée contre la Russie et une défiance inquiète et puérile à l’égard de la France, les Stahl, les Gerlach et les Donna se rangeaient résolument du côté du tsar, et concédaient tout au plus que la protection accordée à la politique de Saint-Pétersbourg prît les apparences d’une neutralité armée. Peu à peu cependant l’opinion du pays commençait à se prononcer énergiquement dans le sens de l’Occident. Ce ne furent pas seulement les libéraux qui appelèrent de tous leurs vœux un affranchissement de la tutelle russe ; les diplomates et les hommes d’état éclairés, MM. de Bunsen, de Pourtalès, d’Usedom, le général de Bonin, ministre de la guerre, partageaient des sentimens pareils, et bientôt on apprit avec satisfaction que le prince de Prusse lui-même, l’héritier présomptif, était à la tête de ce groupe d’élite qui demandait à profiter des circonstances et à recueillir les fruits d’une coopération si ardemment désirée par les puissances occidentales. Les alliés attachaient en effet un prix immense à l’accession de la Prusse : la position géographique de cet état eût permis d’attaquer la Russie par le vrai défaut de la cuirasse, eût permis de poser même la question de la Pologne, et il est avéré maintenant que l’Autriche aussi bien que la Suède faisaient dépendre de cette dernière circonstance leur participation active et résolue à la guerre contre la Russie. Si la perspective d’une pareille œuvre de réparation et de justice était peu faite pour toucher la cour de Berlin, — hélas ! peu faite même pour émouvoir les peuples germains, égoïstes jusqu’à l’imprévoyance, — il y avait pour la monarchie de Frédéric le Grand des intérêts plus proches et plus directs qui devaient la pousser à l’action. Le cabinet de Vienne s’était promptement décidé à cette fameuse « ingratitude » prédite depuis longtemps par M. de Schwarzenberg et prêtait aux alliés un concours au moins diplomatique, tandis que les petites cours allemandes ; les ministres des états secondaires, comme MM. de Beust, de Pfordten[4], nouaient des intrigues sans fin en faveur de la Russie ; il y avait donc pour Frédéric-Guillaume IV une position avantageuse à prendre en vue des annexions possibles et tant convoitées. Un état, du reste, qui prétendait toujours être compté pour une grande puissance et qui avait de plus à se relever de la défaite de Bronzell et d’Olmütz, ne pouvait se tenir à l’écart dans un grand conflit européen, et bien longue serait encore la liste des motifs qui auraient dû engager la Prusse à marcher de concert avec les alliés. Le gouvernement de Berlin semblait à un moment donné vouloir suivre cette voie en effet ; il se mêlait activement des transactions diplomatiques qui essayaient d’abord d’empêcher l’explosion décisive ; avant tout, il commença par le commencement ordinaire, par une demande au parlement d’un crédit de 30 millions de thalers, « dans des desseins militaires (militaerische zwecke). » Un fait peut servir à montrer jusqu’où allait la déférence du parti dd la croix pour la représentation nationale : c’est que, dans le débat engagé sur cette demande de crédit, M. de Gerlach invita insolemment la chambre à émettre la déclaration expresse « qu’elle n’entendait rien aux affaires extérieures. » Un autre fait également caractéristique pour l’esprit et la composition de la chambre d’alors, c’est que M. de Vincke n’y put réunir que vingt voix pour son amendement, qui accordait le crédit sous la clause d’une marche commune avec les alliés : le gouvernement déclara vouloir garder « la main libre ! » Cette politique de la main libre, raillée si amèrement en Allemagne alors ainsi que plus tard pendant la guerre d’Italie, consistait à n’avoir aucune résolution énergique, à prétendre tenir dans sa main la clé de la situation et à se laisser mettre finalement à la porte. Le gouvernement lui-même eut si peu de raisons de se féliciter de sa conduite, qu’à la législature suivante il fit tous ses efforts pour empêcher une adresse ; on déclara sans ambages que c’était le désir personnel du roi que le discours du trône fût laissé sans réponse ! À mesure que les événemens se développaient, le cabinet de Berlin reculait en effet de plus en plus devant toute décision ; les Bunsen et les Usedom furent écartés des affaires. Seul, M. de Manteuffel resta en place, mais au prix des plus humilians démentis qu’il dut se donner à lui-même, et le roi finit par répéter l’ingénieuse formule inventée par les hommes de la croix, « qu’un état chrétien ne pouvait décemment prendre la défense du croissant. » Il est inutile d’entrer ici dans le détail des intrigues ourdies alors à Potsdam et à Charlottenbourg ; la Revue a publié dans le temps à ce sujet des révélations qui causèrent une grande émotion en Allemagne et qui ne laissent pas encore d’être curieuses, même aujourd’hui[5].

Après avoir fait tous leurs efforts pour gagner la Prusse à leur cause, les alliés finirent par se lasser, par lui témoigner leur mauvaise humeur, par reconduire plus ou moins poliment des délibérations où elle n’avait rien à faire, et l’irritation qui s’ensuivit, et qui fut encore augmentée par la prépondérance que sut habilement prendre l’Autriche dans toutes ces mêlées, servit de prétexte au parti féodal pour redoubler de récriminations, pour conseiller même une action commune avec le tsar. Il y eut un moment où la Gazette de la Croix prêchait ouvertement une guerre contre les mécréans du Bosphore, de la Seine et de la Tamise. L’histoire tiendra peut-être un jour compte à M. de Manteuffel d’avoir au moins résisté victorieusement à cette dernière folie, d’avoir empêché ce que le général de Bonin, avec une franchise militaire qui fut durement punie par la cour, osa appeler en pleine chambre « une œuvre de suicide. » Il y a cependant des gens qui prétendent que la mort subite de l’empereur Nicolas fut pour beaucoup plus que la résistance du ministre dans l’avortement du projet caressé par MM. de Gerlach. La nouvelle de cette mort jeta la consternation dans le parti féodal ; les dames de la cour portèrent ostensiblement à leur cou le portrait de « l’impérial martyr » en guise d’amulette, et le cabinet de Berlin saisit cette occasion de proposer aux alliés une médiation qui fut repoussée avec un dédain à peine déguisé. Quand arriva enfin l’époque des conférences de paix à Paris, les hauts contractans furent d’accord pour tenir la Prusse éloignée des débats aussi longtemps que possible ; ils ne l’admirent qu’après être convenus de tous les points principaux, comme s’ils n’avaient besoin que de sa signature, et l’Allemagne, humiliée et frémissante, n’eut pas tort, à certains égards, de comparer le voyage de M. de Manteuffel à Paris en 1856 à celui qu’il fit cinq ans auparavant à Olmütz.

Tel fut le rôle dérisoire joué par une grande puissance, par cette monarchie de Prusse, dans la plus grave des affaires contemporaines du monde, dans cette même crise européenne où un petit état au-delà des Alpes avait su prendre une attitude si habile, si résolue, et tenter cette fortune qui n’a cessé depuis de lui témoigner ses faveurs. Pourquoi l’historien de la Prusse constitutionnelle est-il toujours amené, et presque malgré lui, à opposer dans toute grave occasion le gouvernement de Turin à celui de Berlin, à illustrer tout revers sur les bords de la Sprée par un succès sur les bords de la Doire ? Avec quel empressement, avec quelle fièvre d’action le Piémont s’est-il jeté dans cette guerre d’Orient ! La précipitation fut si grande qu’il en oublia même les simples convenances diplomatiques, et que ses soldats voguaient déjà vers la Crimée avant qu’il eût encore pensé à notifier à la Russie son hostilité. Il était bien question des règles de Vattel ou des scrupules chrétiens sur un secours prêté aux mécréans ! Il s’agissait tout simplement de faire acte de vie, de s’unir aux intérêts de l’Occident et de figurer dans une grande entreprise européenne. Aussi le Piémont recueillit-il bien vite les fruits d’une politique qui n’avait de l’étourderie que l’apparence : ses régimens luttèrent avec honneur à côté des plus vaillantes armées de l’univers, et acquirent le droit de répondre par le souvenir de la Tchernaïa à la pensée poignante de Novare ; son nom retentit dans toutes les bouches, et bientôt son plénipotentiaire prit place à côté de celui de l’Autriche dans un congrès réuni pour délibérer de la paix du monde. Tandis que M. de Manteuffel discutait encore sur le mode de son admission aux conférences de Paris, M. de Cavour y siégeait déjà depuis longtemps, prenait la parole sur les points les plus importans de la politique générale ; il put même, bonheur immense et presque inespéré, plaider devant le tribunal du monde les droits de la grande patrie commune, et poser les premiers jalons de la question italienne…


III

Si la guerre d’Orient n’a laissé d’autre trace dans la politique extérieure de la Prusse qu’une agitation stérile et décevante, elle n’en marque pas moins une mémorable époque dans l’histoire intérieure du même pays, car c’est d’elle que date pour ainsi dire l’avènement du prince de Prusse dans l’opinion publique. Le frère de Frédéric-Guillaume IV ne fut placé nominalement à la tête du pouvoir qu’à la fin de 1857, et réellement qu’une année plus tard. Ce n’est enfin qu’au commencement de 1861 qu’il prit le titre de roi ; mais il régna sur les esprits dès 1854, et la nation l’acclama alors comme le représentant de ses véritables intérêts, comme la promesse d’un meilleur avenir. Elle lui sut gré de l’attitude qu’il avait prise dans les complications orientales, de la politique décidée et anti-russe qu’il n’avait cessé de recommander ; elle lui sut gré surtout de la disgrâce qu’il encourut pour cette cause auprès du parti féodal, disgrâce où furent enveloppés aussi ses amis, des hommes tels que MM. de Bonin, de Bunsen, d’Usedom. Le pays saisit la première occasion de témoigner ses sentimens envers l’héritier présomptif, et des manifestations significatives eurent lieu le 11 juin 1854, anniversaire du mariage, du prince. Quatre-vingt-dix députations, venues de tous les points de la monarchie, lui apportèrent de riches présens ; les premiers peintres allemands rivalisèrent de zèle et de talent pour offrir au couple auguste un album magnifique. Le soir, la capitale était illuminée, et le prince, accompagné de sa femme et de ses deux enfans, assistait à une fête donnée en son honneur par la ville de Berlin, où se trouvaient réunis près de trois mille notables ; les autres membres de la famille royale s’étaient abstenus de paraître à cette solennité. Ce n’est pas toutefois que le prince de Prusse eût voulu faire au gouvernement une opposition déloyale et subversive : seulement son attitude donnait raison à ceux qui le croyaient peu favorable aux tendances en honneur à la cour ; il se tint désormais loin des affaires et fixa son séjour dans les provinces rhénanes. Il ne put cependant empêcher que l’opinion libérale ne reportât vers lui ses regards. Ne comptant plus triompher du courant contraire tant que Frédéric-Guillaume IV occuperait le trône, elle ajourna résolument ses espérances et son action à une époque vraisemblablement prochaine et nécessairement liée au nom du prince royal.

Dans cet état de lassitude à la fois et d’attente, le pays semblait donc vouloir renoncer à des efforts pour le moment sans but, et il assista avec une extrême indifférence au renouvellement de la législature pour les années 1855-1858. Ce ne furent plus seulement les libéraux avancés, les démocrates, en un mot les « progressistes, » qui pratiquèrent cette fois le système d’abstention : les constitutionnels modérés eux-mêmes ne montrèrent aucun empressement au scrutin, et leur chef, M. de Vincke, l’orateur éminent qui jusque-là était resté courageusement sur la brèche malgré des mécomptes sans nombre, prétexta des affaires de famille pour refuser toute candidature. Ainsi privée de la plus grande illustration parlementaire de la Prusse, la nouvelle législature s’enrichit en revanche de M. Wagner, rédacteur en chef de la Gazette de la Croix, et de bien d’autres célébrités du Treubund. Frédéric-Guillaume IV eut enfin, lui aussi, sa chambre introuvable, composée de quatre-vingt-dix « propriétaires équestres, » de quatre-vingts conseillers de district (landracthe), de cent quarante officiers de l’armée et d’un chiffre égal d’employés divers ; le seul embarras que pouvait naturellement causer une représentation nationale si heureusement combinée ne fut plus que l’excès même de son zèle, la trop grande ardeur de sa foi monarchique et féodale. Ce n’était plus en effet que contre les empiétemens du parti de la croix qu’avaient désormais à se défendre les serviteurs officiels du gouvernement. Ce fut M. de Manteuffel, « l’homme d’avant le déluge » (comme l’avait appelé un jour M. de Vincke), le ministre du coup d’état, qui dut prendre parfois en sa main la cause de la société moderne,— telle au moins que la comprenait et la maniait volontiers la bureaucratie, — contre les idées bien plus antédiluviennes des « oligarques d’un arpent. » La lutte offrit même un jour un caractère singulièrement dramatique et saisissant, alors que M. Hinckeldey, directeur-général de la police, succomba dans un duel contre M. de Rochow, jeune officier membre de la chambre des seigneurs, et que tout le pays s’associa avec sympathie, avec passion même, à la douleur d’une famille. C’était cependant un homme bien peu populaire à coup sûr que ce chef de la police de Berlin, dont le zèle pour la cause de l’ordre était allé assez souvent jusqu’à la dureté ; mais on le connaissait comme fonctionnaire intègre et incapable de complaisance envers une coterie triomphante, on savait que la catastrophe avait été amenée par un incident à un bal de la cour, ourdie par tout un parti : on vit quelque chose de symbolique dans cette balle « féodale » venant frapper le représentant honnête d’une bureaucratie égalitaire, — et les démocrates eux-mêmes se surprirent à regretter un mort qui n’avait cessé de les malmener quelque peu de son vivant.

Vers la même époque eut lieu un autre incident qui excita également et au plus haut point l’opinion publique. Cette fâcheuse affaire de Techen et de ses complices, accusés de vols de dépêches, n’a jamais été bien éclaircie ; mais ce qu’on en a pu apprendre dans le temps laissa entrevoir un tissu inextricable d’intrigues qui se tramaient dans l’entourage du roi. On sut que les serviteurs du monarque s’espionnaient mutuellement, que M. de Gerlach faisait dérober des documens à M. de Manteuffel, et que M. de Manteuffel ne reculait pas devant des moyens peu avouables afin d’avoir le cœur net au sujet de certains plis mystérieux qui arrivaient de l’étranger directement au roi par l’entremise de M. de Gerlach. Ce pauvre « bourgeois » de Berlin et de Kœnigsberg, tant maltraité depuis une certaine époque, ne comprit plus rien à une « chevalerie » qui se jouait si lestement des préceptes de la simple loyauté, et il eut encore à gémir sur la perte de sa dernière illusion au sujet de la proverbiale incorruptibilité de l’employé d’état en Prusse. Il gémissait aussi, et depuis longtemps, sur l’esprit piétiste et intolérant qui envahissait de plus en plus l’église, et sur l’étrange interprétation que subissait l’article 15 de la charte (qui stipulait la liberté de toute communauté religieuse) tantôt de la part du ministre des cultes, M. de Raumer, tantôt de la part du « conseil supérieur ecclésiastique » (oberkirchenrath), institué dès 1850. M. Stahl, qui faisait partie de ce conseil, ne voulait aucunement attenter à la liberté de conscience ; mais, « la conscience étant essentiellement une chose individuelle, » il s’agissait de savoir, disait-il, si une communauté pouvait réellement prétendre à une conscience religieuse, alors surtout qu’elle n’avait en sa faveur ni la révélation divine ni la tradition historique ! Les dernières années du règne de Frédéric-Guillaume IV furent, à l’instar des premières, signalées principalement par des luttes acharnées de. théologie qui eurent même leur retentissement à l’étranger. La polémique devint surtout ardente et grave alors que contre les doctrines inquisitoriales de M. Stahl parurent les Signes du Temps du docteur Christian Josias Bunsen, le savant célèbre, l’ancien ami du roi, l’ancien ambassadeur à Londres, qui avait dû quitter le service à la suite de la disgrâce de l’héritier présomptif, et c’est ainsi que la discussion religieuse servit à ramener par un autre côté l’attention publique vers le.prince royal, qu’on savait peu favorable aux tendances pétistes.

Enfin, et pour résumer les faits principaux des derniers temps du règne de Frédéric-Guillaume IV, il nous reste encore à mentionner la malencontreuse échauffourée de Neuchâtel (septembre 1856), qui faillit un moment devenir une grave question européenne. Dérision amère du sort ! le monarque qui avait refusé la couronne impériale, subi l’humiliation de Bronzell et d’Olmütz, assisté l’arme au bras à la guerre d’Orient, pensa un jour risquer la paix du monde pour la défense de droits dont aucun de ses sujets ne se souciait ! Il demanda aux états du sud de l’Allemagne la permission de faire marcher ses troupes à travers leur territoire. Déjà les officiers à Potsdam se réjouissaient à l’idée d’une croisade contre les républicains de la Suisse, déjà l’ordre, de la mobilisation de l’armée était signé, et les chambres se préparaient à recevoir le coup d’une nouvelle demande de crédit, quand fort heureusement la France intervint pour tirer le cabinet de Berlin d’un embarras où le grotesque le disputait au tragique. Tandis que l’Autriche ne laissait pas échapper l’occasion de narguer un peu sa rivale en Allemagne, tandis que lord Palmerston faisait durement sentir sa rancune ; à la puissance restée neutre pendant la guerre de Crimée, l’empereur Napoléon profitait de la circonstance pour se montrer généreux, et le fils de vingt-quatre électeurs et rois entrait alors avec le « parvenu » dans une correspondance intime et affectueuse, pleine d’épanchement et de gratitude, au sujet de « cette mélancolique affaire de Neuchâtel. » Mélancolique ou non (les Allemands lui donnaient un autre nom), cette affaire fut la conclusion on ne peut plus significative d’un règne où le romanesque avait toujours joué un si grand rôle. Quelques mois après en effet se révélèrent déjà chez le roi les premiers symptômes de cette triste maladie qui, cachée d’abord avec soin au public, ne put cependant rester longtemps un secret pour le pays. Ce n’est pas assurément un témoignage médiocre pour le caractère moral et l’esprit monarchique du peuple prussien que la nouvelle de cette catastrophe n’ait éveillé d’abord chez lui qu’un profond sentiment de compassion pour l’auguste patient. Il sut respecter la douleur de la famille royale, et consentit à subir pendant toute une année une véritable fiction de gouvernement. À la longue pourtant, une telle situation devenait intolérable ; une grande puissance ne pouvait demeurer indéfiniment dans un tel provisoire, et M. de Manteuffel n’était pas certes un Pitt capable de suppléer par son génie à l’éclipse de la raison royale. Les intérêts de l’état aussi bien que ceux de la liberté, si longtemps en souffrance, réclamaient l’avènement d’un nouveau chef. L’agitation augmenta de jour en jour, la discussion devint passionnée et amère, et c’est avec une joie immense que le pays apprit enfin l’installation régulière d’une régence (7 octobre 1858).

Et cependant les précédens du prince royal étaient loin de rassurer complètement le public à l’égard de ses penchans constitutionnels. Aujourd’hui surtout que les espérances conçues à l’avènement du régent ont été si fortement ébranlées par l’appel fait au concours de M. de Bismark, on est d’autant plus porté à interroger un passé oublié jusqu’ici presque à dessein, qu’une publication récente en est venue réveiller singulièrement les souvenirs et apporter des détails inédits sur cette époque déjà reculée. Le journal de M. de Varnhagen von Ense ; — le Dangeau libéral, hargneux, compromettant au plus haut degré, aimable en somme, de la cour de Berlin, — ce journal posthume a eu dans ces derniers temps un véritable succès d’à-propos. Pour n’apprendre rien d’essentiellement nouveau et d’inattendu sur les antécédens de Guillaume Ier, il n’en a pas moins ajouté quelques traits curieux au tableau. Il n’est pas douteux que le prince de Prusse n’eût fait une opposition énergique aux velléités libérales qui signalèrent les débuts du règne de 1840. Il s’était fait élaborer des mémoires à consulter qui établissaient son droit de veto dans tout changement des lois fondamentales de l’état. Le bruit d’une protestation formelle déposée en son nom et en celui de ses descendans contre tout projet de constitution trouva un moment du crédit jusqu’au sein du ministère. Enfin il ne donna son consentement à la patente du 3 février 1847 que sous la réserve expresse qu’il y aurait une chambre haute, que les états ne statueraient pas sur le budget et ne s’occuperaient jamais des affaires étrangères : ces conditions ne furent acceptées par le roi qu’après une longue discussion en conseil. Aussi l’impopularité de l’héritier présomptif fut-elle grande avant la révolution de 1848 ; pendant le fatal mois de mars de cette année, c’est contre lui surtout que se déchaîna la fureur des habitans de Berlin, qui lui attribuaient (et à tort) l’ordre donné aux troupes de faire feu sur le peuple. Il dut alors quitter le pays pour une « mission » à Londres, et la multitude ne se refusa point la satisfaction d’inscrire sur le palais du fugitif les mots de propriété nationale. Revenu d’Angleterre après le triomphe de la réaction, le prince se fit remarquer par l’empressement qu’il mit à se placer à la tête des troupes pour aller étouffer dans le pays de Bade une insurrection ridicule, et on sait déjà les « circonstances militaires » qui l’empêchèrent d’assister à la séance du 6 février 1850, où le roi prêta serment à la charte. Il est juste néanmoins de dire que, dans l’opposition faite longtemps par l’héritier présomptif aux tendances libérales de son frère, il entra peut-être autant de bon sens et de méfiance légitime de l’esprit romanesque du roi que d’aversion, en apparence incurable, contre les principes modernes. On ne saurait dans tous les cas contester la justesse de l’objection suivante adressée un jour par ce prince à Frédéric-Guillaume IV : — Comment pouvait-il sérieusement penser à laisser discuter le budget par des chambres, lui qui s’irritait déjà du moindre refus opposé à son caprice ? — De même on serait presque tenté de reconnaître une assez juste appréciation du cœur humain, une prévoyance sensée de l’avenir, et jusqu’à un soin par trop intelligent et bien entendu de son propre intérêt, dans un autre avis que l’héritier présomptif donna au roi vers 1844. Il lui déclarait alors franchement…qu’il le croyait peu propre à devenir un monarque constitutionnel, et ne lui prédisait d’un pareil essai que des mécomptes et des déboires ; il lui conseillait plutôt d’élaborer une charte, de la déposer aux archives, et de la léguer comme sa volonté suprême à son successeur, qui serait beaucoup plus apte à s’accommoder des exigences d’un pareil régime.

Si grande cependant qu’avait pu être un jour la répulsion du prince royal pour la cause du progrès, ses sentimens n’en subirent pas moins avec le temps une modification notable. Notre époque a vu des conversions beaucoup plus étranges et bien moins honorables, hélas ! et les malheureuses influences qui prévalaient de plus en plus à la cour de Potsdam étaient du reste bien faites pour détourner un esprit sensé et honnête d’un ordre d’idées si tristement représenté, si déplorablement exploité, et l’engager dans des voies nouvelles. M. de Bunsen lui-même n’avait-il pas compté d’abord parmi les piétistes ? n’avait-il pas longtemps passé pour l’inspirateur de Frédéric-Guillaume IV dans les affaires ecclésiastiques, pour le grand promoteur d’une espèce de high-church prussienne, — et n’avait-il pas fini cependant par prendre énergiquement la défense de la liberté religieuse contre M. Stahl, par se trouver en dernier lieu presque en communion d’idées et de sentimens avec M. Renan ? Des affections et des considérations de famille avaient contribué, elles aussi, à créer au prince de Prusse une situation à part. L’estime et la tendresse dont Frédéric-Guillaume IV entourait sa femme ne la consolaient pas toujours de la stérilité dont elle était frappée, et la vue d’une belle-sœur mère heureuse des enfans désignés pour la couronne, appelée elle-même probablement à occuper un jour le trône, amena des froissemens et des irritations que ressentait vivement l’épouse de l’héritier présomptif. La princesse Augusta n’était pas d’humeur à supporter certaines piqûres. Issue de cette maison de Weimar qui s’était toujours distinguée par son goût pour les arts et les plaisirs de la vie, elle eut de bonne heure des connaissances, des amitiés à elle, et une attitude assez différente du train ordinaire de la cour pour ressembler parfois à une divergence recherchée avec intention. Il est évidemment dans la destinée de toute opposition libérale de nos jours d’avoir sa phase « polonaise, » hélas ! passagère : la princesse de Prusse ne manqua pas non plus au programme ; mais les idées constitutionnelles et unitaires de l’Allemagne offrirent bientôt un champ d’action autrement vaste et attrayant à son esprit vif, remuant et altier. Elle chercha ses relations de ce côté, et si dans les derniers temps elle témoigna une faveur si marquée à M. de Schleinitz, c’est surtout, dit-on, à cause de l’ardeur que portait cet homme d’état dans la question allemande. De pareilles dispositions d’une épouse sincèrement aimée durent exercer à la longue leur influence naturelle sur le prince de Prusse, et ils eurent bientôt tous les deux une idée favorite, et qui, pour n’être probablement au fond qu’un arrangement de famille, n’en sembla pas moins l’indice d’une communauté de vues en politique. Ils caressaient dès longtemps le projet (réalisé depuis en 1857) d’unir leur fils aîné à la fille de la reine Victoria. Or tout ce qui resserrait les liens entre la Prusse et l’Angleterre libérale et protestante ressemblait à une avance faite à l’opinion populaire, et risquait de déplaire à la cour. En effet, pendant que le Times, dans une de ces boutades que lui arrachait l’attitude irrésolue de la Prusse au moment des complications orientales, déconseillait à la « gracieuse reine » de confier sa fille à un pays qui méritait si peu le respect et la sympathie, a et qui allait évidemment au-devant d’une terrible catastrophe, » certains courtisans de Potsdam demandaient de leur côté avec une incroyable naïveté s’il était bien digne de la maison de Hohenzollern de se lier par le sang avec une dynastie qui n’était souveraine qu’à demi et tenue en dépendance par une chambre des communes ! Enfin les allures piétistes de jour en jour plus prononcées dans l’entourage du frère royal, et qui ne manquaient certes pas d’hypocrisie, ne laissèrent point de rebuter une nature honnête qui se piquait même d’une franchise et d’une rudesse de soldat, et c’est ainsi que se combinèrent des influences diverses pour détacher peu à peu le prince de ses anciennes amitiés et pour amener une rupture devenue patente dans la crise de 1854. Aussi la camarilla mit-elle tout en œuvre pour empêcher l’héritier présomptif d’exercer le pouvoir après la déclaration de la maladie du roi (octobre 1857).

On raconte d’étranges choses sur le complot qui fut ourdi vers cette époque au sein du parti de la cour, afin de retenir à toute force dans les mains des fidèles les rênes de l’état, qui allaient leur échapper. Les défenseurs à outrance du principe monarchique étaient assez près de sacrifier alors la rigueur de ce principe même à leur rancune et à leur méfiance, et on alla jusqu’à poser la question du partage de la prérogative royale !… Pendant toute une année, le prince de Prusse eut la plus ingrate et la plus difficile des positions ; il exerça nominalement le pouvoir en vertu d’une prorogation royale renouvelée de trois mois en trois mois, tandis que la direction véritable des affaires appartenait toujours à un parti qui lui était profondément hostile et qui paralysait toutes ses intentions. Son bon sens et sa droiture, fortement appuyés par l’opinion publique, finirent cependant par triompher, et un décret du 9 octobre 1858 le chargea « d’exercer l’autorité souveraine sous la seule responsabilité devant Dieu, selon sa science et conscience. » Dans cette dernière volonté, Frédéric-Guillaume IV ne parla que de la responsabilité devant Dieu : il ne daigna pas mentionner par un seul mot les droits de la nation et les prescriptions de la charte, et resta ainsi fidèle à lui-même jusqu’au bout. Le prince de Prusse révéla de son côté sa manière toute différente d’envisager les conditions de l’état dans une ordonnance parue le même jour, où il notifia son avènement au pouvoir « par suite de l’invitation de sa majesté et en vertu de l’article 56 de la constitution. » Il convoquait les deux chambres de la diète pour le 20 du mois, « conformément aux dispositions du même article de la constitution. » Au jour indiqué, les chambres se réunirent extraordinairement, approuvèrent l’institution de la régence, et le 26 le prince prêta serment à la constitution au milieu de l’enthousiasme général.

Une « ère nouvelle (neue aera) » allait donc commencer pour la Prusse. Ce mot fut presque officiellement adopté pour désigner le changement de système, et dans une allocution mémorable adressée le 8 novembre au cabinet qu’il venait de former, le prince-régent traçait le véritable programme d’une politique réparatrice. Il y engageait ses conseillers à opérer des améliorations dans ce qui est arbitraire ou contraire aux besoins de l’époque. Tout en se défendant contre un laisser-aller dangereux envers les idées libérales et en exprimant la volonté « d’empêcher courageusement ce qui n’a pas été promis, » il n’en proclamait pas moins le devoir de tenir fidèlement les engagemens contractés et de ne pas repousser les réformes utiles ; il insistait principalement sur la nécessité « de s’opposer aux efforts qui sous le manteau de la religion poursuivaient des tendances politiques. » L’allocution finissait par la phrase devenue célèbre et depuis si fréquemment citée, « que la Prusse devait faire des conquêtes morales en Allemagne… »

Le nouveau cabinet, composé sous la présidence nominale du prince de Hohenzollern, était cependant loin de former un gouvernement parlementaire au vrai sens du mot. Le régent y avait même conservé deux membres de la précédente administration : M. Simons pour la justice et le tenace M. von der Heydt pour le commerce et les travaux publics ; les autres ministres, le général de Bonin, M. de Patow et M. de Bethmann-Hollweg, avaient surtout marqué pendant la crise orientale ; M. de Schleinitz devait principalement son portefeuille à la confiance dont l’honorait la princesse Augusta. Seul, M. d’Auerswald, à qui vint s’adjoindre plus tard le comté Schwerin, représentait au sein de ce conseil le libéralisme modéré, mais fermement constitutionnel. Le pays eut assez d’intelligence et d’habileté pour ne pas trop regarder au caractère peu tranché et nullement homogène de la nouvelle administration et vouloir la juger seulement d’après ses œuvres. Ce qui fut plus méritoire encore, c’est que, convoqué bientôt (12 novembre 1858) pour les élections d’une nouvelle législature, il se garda bien d’envoyer des représentans d’opinions radicales, et aucun des noms qu’il fit sortir de l’urne ne pouvait porter ombrage au régent. Nous aurons assez d’occasions, hélas ! de reprocher aux progressistes les fautes commises par eux plus tard pour ne pas rendre pleine justice à la conduite qu’ils tinrent en ce moment. Avec une rare abnégation, avec une entente de la situation bien plus rare encore chez certains partis, les progressistes comprirent alors qu’il fallait avant tout raffermir le nouveau système, et que ce serait l’ébranler que de le mettre trop à l’épreuve. Aussi, tout en prenant part pour la première fois depuis 1848 aux élections, les libéraux avancés et les démocrates ne posèrent-ils aucune de leurs candidatures : ils se bornèrent à prêter leur concours efficace aux modérés, aux « vieux constitutionnels » d’avant la révolution (alt constitutionelle), contre le parti féodal. Les hommes de la croix, de l’extrême droite, le comte Pfeil, M. Marquard, M. Wagner et M. de Manteuffel II, succombèrent tous dans les comices avec leur chef, M. de Gerlach, et l’immense majorité de la législature élue pour les années 1859-1861 ne fut composée que de libéraux ministériels. La session s’ouvrit le 12 janvier 1859 sous les auspices les plus favorables. Dès le mois de décembre, le gouvernement avait suspendu les mesures rigoureuses qui pesaient sur la presse depuis l’attentat Sefeloge et déclaré vouloir régler cette importante question par voie législative. Vers la fin de* février furent présentés les projets de lois impatiemment attendus, relatifs à la péréquation de l’impôt foncier dans toutes les provinces de la monarchie ; un autre projet de loi concernant le « droit matrimonial » fut accueilli avec une égale satisfaction, et put être sanctionné par le parlement. Le gouvernement allait ainsi au-devant des vœux de l’opinion publique, et certes il ne fallut pas moins que ce parfait accord entre le ministère et la seconde chambre pour que « l’ère nouvelle » devînt une vérité. Sans aller en effet « au-delà de ce qui a été promis, » il y avait un travail immense de renouvellement à entreprendre dans toutes les branches de l’état. Il ne s’agissait pas seulement de rétablir et d’exécuter les lois suspendues, éludées ou « nullifiées » sous la précédente administration ; il fallait encore introduire de l’harmonie entre les organismes disparates qui formaient toujours l’essence du système social, et, — tâche peut-être plus difficile et délicate encore, — remplacer graduellement les nombreux fonctionnaires nommés sous l’influence du parti de la croix par des hommes capables et mieux intentionnés. Enfin il fallait aussi vaincre la résistance opiniâtre de la chambre des seigneurs, où les intérêts féodaux avaient pris une position presque inexpugnable sous l’habile direction de M. Stahl. À voir cependant la bonne volonté des gouvernans, l’intelligence et la modération des gouvernés, on aurait pu prendre confiance, on aurait surtout désiré qu’un tel travail intérieur ne fût pas troublé et interrompu par les complications du dehors ; mais là devait se montrer dans toute son évidence le rapport nécessaire, fatal, qui existe désormais entre le régime constitutionnel en Prusse et le grand mouvement de l’Allemagne, et combien tout ce qui fait revivre l’un amène comme conséquence inévitable le réveil de l’autre. À peine le mot de liberté venait-il d’être prononcé, que cet autre mot magique d’unité lui répondit de toutes parts. Déjà, dans son discours d’ouverture, le prince avait dû toucher à la question du Slesvig-Holstein pour être agréable à l’opinion publique ; il était à parier que la question de Hesse-Cassel la suivrait de près. Les demandes de réforme fédérale furent remises tout à coup à l’ordre du jour, les intérêts de « la grande patrie commune » invoqués à chaque instant. Elu reste le régent lui-même n’avait-il pas déclaré dans sa célèbre allocution que la Prusse devait « favoriser l’essor de tous les élémens moraux en Allemagne et y développer les pensées d’union ? » Il est bien entendu que ces vœux et ces aspirations avaient besoin, aujourd’hui comme toujours, d’une action venue du dehors pour se formuler et sortir tant soit peu du vague ; « l’ennemi héréditaire » est décidément indispensable à la digne et majestueuse Germanie toutes les fois qu’elle doit se lever et marcher. L’impulsion de l’étranger ne tarda point à venir, et à la suite de la forte secousse que la guerre libératrice de la France en Italie imprima aux voisins d’outre-Rhin, l’idée unitaire mise au tombeau par le Bundestag en 1850 devait se retrouver en Allemagne plus forte et plus vivace que jamais.


IV

C’est ici le lieu peut-être de chercher à entrevoir l’état moral de nos voisins du Rhin après la restauration du Bundestag, de marquer de quelques traits, nécessairement rapides, les changemens intervenus dans le génie de l’Allemagne à la suite des violentes commotions de 1858. Cette année 1848, pour n’avoir rien créé et entasse seulement des ruines, n’en a pas moins laissé de graves enseignemens, dont auraient dû se pénétrer pour leur salut les principaux acteurs du drame joué alors à l’église de Saint-Paul : le gouvernement de Prusse, celui d’Autriche, aussi bien que la nation germanique ; mais de toutes les acquisitions de l’homme, hélas ! l’expérience est en même temps la plus coûteuse et la plus improductive, et ce n’est qu’en rhétorique que l’histoire figure comme la grande maîtresse de la vie. Nous avons vu à quel point le gouvernement de Prusse avait pris son rôle au rebours jusqu’à l’avènement de la régence, comment, au lieu de développer à l’intérieur les institutions représentatives, de devenir par la liberté un foyer d’attraction, pour les peuples de l’Allemagne ; il s’était obstiné à remonter le cours des temps et à s’aliéner toutes les sympathies. Quant à l’Autriche, elle est encore aujourd’hui à ignorer la leçon, bien manifeste cependant, qui ressortait pour elle de l’ébranlement de 1848. L’impossibilité pour l’empire des Habsbourg d’unir ses destinées à tout essai d’une Allemagne régénérée (impossibilité démontrée jusqu’à la dernière évidence au parlement de Francfort et plus tard au congrès de Dresde), la tendance invincible de ses provinces italiennes à se soustraire à son joug, l’attachement inébranlable des Magyars à leur antique autonomie, l’appui dévoué et efficace qu’avait trouvé le trône impérial auprès des populations slaves si abandonnées jusqu’alors, les dangers immenses qu’avait apportés avec elle l’intervention russe, aussi bien que l’affaiblissement chaque jour croissant de la Turquie, dont la succession ne peut tarder à s’ouvrir, — tout cela aurait dû, ce semble, éclairer l’Autriche sur ses véritables intérêts et lui indiquer une nouvelle voie vers l’avenir aussi méritoire que glorieuse. En effet, tant que l’Autriche s’obstinera dans les traditions et les erremens du saint-empire romain, d’une monarchie presque universelle, tant qu’elle voudra exercer sa domination à la fois en Allemagne, au-delà des Alpes et sur les bords du Danube, et constituer au sein de l’Europe un « empire du milieu » (europaeisches mittelreich), selon la définition passablement chinoise de M. de Metternich, il n’y aura pour elle ni progrès possible ni prospérité véritable, et ses essais mêmes de vie parlementaire ne tromperont à cet égard que ceux qui veulent être trompés à tout prix. Ce n’est qu’en cessant d’être un obstacle à la renaissance de l’Italie et de l’Allemagne, en contribuant aussi à la restauration d’un peuple qui lui avait rendu autrefois des services signalés et au partage duquel elle n’avait aidé qu’à contre-cœur, que la monarchie des Habsbourg pourra se vouer sérieusement à la mission qui lui est évidemment tracée par la Providence, la tâche d’élever les peuples du Danube à la civilisation et à la liberté. Ces populations magyares, slaves et roumaines constituent sa principale force ; elles lui ont été toujours dévouées, elles ne peuvent pas prétendre à former des états indépendans, et ne demandent pas mieux que de lui rester attachées, à la condition seule que leurs autonomies seront respectées, leurs facultés morales et nationales développées avec intelligence et sollicitude. Le jour où la puissance des Habsbourg entrera une fois et résolument dans cette voie de salut, le jour où elle se décidera à devenir en réalité ce qu’elle n’a été jusqu’ici que de nom, une Autriche, un Ost-reich, c’est-à-dire un empire d’Orient, ce jour-là elle aura jeté les fondemens d’un édifice durable et prospère. Alors ses peuples renaîtront à une vie pleine et florissante, et les élémens germaniques mêmes deviendraient pour eux des auxiliaires efficaces et généreux de civilisation, au lieu d’en être le fléau maudit comme jusqu’à ce jour ; alors aussi aura été posée la seule solution vraie et équitable de cette terrible question d’Orient, dont la pointe ne serait plus nulle part, si Vienne en saisissait ingénieusement le manche. Une Autriche soucieuse de ses populations magyares, roumaines et slaves, sympathisant avec leur génie national et les réunissant dans une fédération basée sur le respect des autonomies, deviendrait en effet l’héritière naturelle et légitime des états chrétiens et slaves de ce côté du Bosphore, — comme le serait de l’autre côté, pour les provinces helléniques, la Grèce, qui aspire si justement à réunir les membres épars de sa nationalité, — et la grande œuvre de l’émancipation de l’Orient pourrait ainsi s’accomplir à un moment donné sans danger pour l’Europe, à la confusion du panslavisme russe et à la gloire de l’humanité.

Idées chimériques ! nous dira-t-on peut-être. — Bien moins chimériques dans tous les cas, répondrons-nous, que ce parlementarisme centralisateur offert aujourd’hui par M. de Schmerling aux applaudissemens des badauds, que cet ineffable reichsrath auquel la moitié de l’empire refuse de prendre part, et que le ministère « libéral M garnit de paysans ruthènes, étranges représentans à coup sûr du gouvernement par la discussion libre, « très honorés députés » qui ne savent ni lire ni écrire, et qui profitent des vacances de la diète pour voler des faux dans leurs communes[6] !… Quoi qu’il en soit cependant de ces vérités, — qui feront encore sourire plus d’un lecteur, mais qui ne tarderont pas à être reconnues un jour, — l’Autriche fut certes bien loin de les entrevoir au sortir de l’époque révolutionnaire de 1848, et la seule moralité qu’elle sut tirer des dangers immenses qu’elle avait courus alors, ce fut tout simplement le regret de n’avoir pas réalisé jusque-là l’unité de ses états et de ses peuples si divers d’après les principes de l’absolutisme moderne. Un des griefs principaux des législateurs de Saint-Paul contre l’empire des Habsbourg a été, on s’en souvient, sa négligence coupable dans la grande œuvre de la germanisation de ses possessions non allemandes, sa lenteur excessive dans l’absorption des « élémens hétérogènes ; » l’Autriche ressentit douloureusement ce sanglant reproche, et fit depuis tout son possible pour ne plus le mériter. M. de Schwarzenberg inaugura donc ce système de centralisation à outrance qui ne fut que trop fidèlement suivi par son successeur M. Bach, et qui consistait à passer le crible de la bureaucratie allemande sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin dans le vaste empire à une vie nationale, provinciale, autonomique, à fouler aux pieds les droits séculaires auxquels étaient attachés les souvenirs les plus chers des peuples, à supprimer la constitution de Hongrie, à effacer d’un seul trait les privilèges du Banat, à introduire tout d’un coup la langue allemande comme l’unique organe d’enseignement dans l’antique université de Cracovie, sous le plaisant prétexte que l’idiome polonais (l’idiome de Skarga, de Miçkiewicz, du poète anonyme !) n’avait pas « de formes grammaticales bien développées, » à déraciner en un mot partout mœurs, coutumes, traditions, et à ne laisser debout que l’employé, On passa dix ans à ce travail de nivellement impitoyable, impolitique, pour arriver finalement au néant et à l’abîme. Au moment du danger, à l’époque de la guerre, et alors qu’il fallut faire usage des forces nationales si laborieusement « assimilées » et disciplinées, on se trouva tout à coup en face des peuples froissés, désaffectionnés, hostiles, et les Croates eux-mêmes, — ces compagnons dévoués de Jellachich qui, il y a dix ans, étaient allés à l’assaut de Vienne avec une fidélité si enthousiaste, — ne donnèrent que mollement à la bataille de Solferino !

À voir le peu d’intelligence dont firent preuve les gouvernemens de Vienne et de Berlin (et à leur suite presque tous ceux de la confédération germanique) dans l’appréciation des intérêts et des devoirs que leur avait créés la crise de 1848, on est d’autant plus porté à rendre justice et hommage à la nation allemande, qui, elle du moins, n’a pas laissé échapper tout à fait sans profit la douloureuse expérience de cette époque. On ne saurait en effet trop tenir compte, en vue des complications et des transformations qui attendent encore notre siècle, des étonnans progrès que l’esprit public a faits parmi les peuples d’au-delà du Rhin dans les dix dernières années. Sans doute il est loin d’y avoir encore atteint une maturité complète, de s’être affranchi de toutes les illusions pernicieuses et des ambitions extravagantes ; mais il n’en est pas moins arrivé à un degré d’épuration et d’intensité qui mérite d’être signalé, qui mériterait peut-être aussi d’éveiller les soucis de tout homme d’état véritablement préoccupé de l’avenir et des intérêts généraux de l’Europe.

Ce qui frappe dès l’abord dans l’état moral de l’Allemagne contemporaine par rapport au temps qui a précédé la révolution de 1848, c’est la déconsidération générale où y sont tombées les tendances anarchiques d’autrefois, le discrédit complet du radicalisme aussi bien dans la sphère de la pensée que dans celle de l’action. Les grands meneurs de la démagogie de l’époque précédente, les Hecker, les Hervegh, les Struve, les Ruge, les Held, y ont perdu toute influence, n’y comptent plus d’adeptes, y existent à peine à l’état de souvenirs, et l’auréole même de l’exil n’a pu leur rendre une popularité à jamais perdue. Les théories socialistes, communistes, phalanstériennes, qui faisaient autrefois les délices de la Gazette de Trêves, inspiraient les Grün, les Engel, et étaient le reste de sa raison au candide Waitling, les profondes antinomies de M. Proudhon, qui s’accordaient si bien avec la sagace philosophie de M. Stirner, ne provoquent plus que le sourire, même chez le plus « résolu » des hommes du progrès (entschiedener fortschriltsmann), et il a décidément disparu de la scène ce pauvre tailleur de Berlin, membre de l’un des innombrables gouvernemens in spe de 1848, qui déclarait au professeur Adolphe Stahr vouloir résoudre absolument la question sociale, dût-on y passer toute la nuit !!… Cherchez les incorruptibles et les intraitables (unbedingte) qui ne voulaient autrefois rien entendre aux « lâches compromis, » et proclamaient énergiquement la république « avec toutes les conséquences » que nous savons : vous les rencontrerez encore dans l’exil peut-être, en Suisse, en Angleterre, en Amérique ; vous ne les trouverez presque plus sur les bords de la Sprée, du Rhin, du Mein ou du Neckar. Après un long séjour en Amérique, M. Jules Froebel, l’ancien membre de l’extrême gauche à Francfort, l’ancien auteur du Système de politique sociale, revient désabusé, mûri, pour soumettre à une nouvelle épreuve (Neue Prüfung), épreuve sagace et nullement partiale, les principes prêches auparavant avec tant d’enthousiasme. Après être resté dix ans dans l’ombre, M. Waldeck, le chef éminent de la phalange démocratique dans la ci-devant constituante de Berlin, reparaît de nouveau dans les chambres prussiennes, étonne et charme à la fois le public par une déclaration constitutionnelle dont personne n’ose suspecter la sincérité, et en même temps le plénipotentiaire de Bade près du Bundestag, le savant M. Robert de Mohl, le ferme défenseur de la monarchie tempérée, consent à parler avec respect et sympathie des institutions américaines. Dans tout le reste de l’Allemagne, aussi bien qu’en Prusse, le grand parti progressiste tend à absorber en lui les diverses nuances du libéralisme, et tout le monde reconnaît la nécessité de la forme monarchique, pourvu qu’elle veuille se prêter aux exigences d’une société démocratiquement organisée. Ce n’est point pourtant que cette fusion ne cache parfois plus d’une équivoque inquiétante, et que ce nom de démocratie, trop aisément et trop généralement admis, n’ait son côté bien dangereux ; ce n’est pas que les progressistes, une fois maîtres du terrain, n’usent peut-être encore un jour envers l’institution monarchique du même procédé de « nullification » dont avait usé le parti de la croix envers les institutions libérales ; ce n’est pas enfin que les dissidences, aujourd’hui effacées ou dissimulées au sein du grand parti libéral, ne dussent ressortir à un moment donné d’une manière beaucoup plus tranchée et même très hostile. La disparition de l’esprit radical n’en reste pas moins le signe marquant et irrécusable de la situation morale de l’Allemagne de nos jours, et ce phénomène éclate surtout dans la sphère intellectuelle, — la seule du reste où le génie de la nation ait pu s’exercer librement depuis la réaction de 1848 et laisser son empreinte.

Ceux-là, il est vrai, qui professent le culte exclusif de l’art pour l’art et de la science désintéressée de la vie, ceux-là ne se défendront peut-être pas de quelques pensées de désenchantement et de récrimination à l’aspect que présente aujourd’hui le mouvement littéraire en Allemagne ; ceux-là pourront bien y regretter l’Olympe aérien d’autrefois, où les idées et les systèmes, comme les déesses ailées d’Homère, traversaient l’infini sans jamais toucher terre ; ceux-là constateront sans doute avec déplaisir la persistance de la pensée politique et patriotique dans les travaux les plus graves de la science, et, selon le mot connu de Goethe, « ils sentiront l’intention et demeureront affligés. » Disons-le aussi et tout de suite : à un bien petit nombre d’exceptions près, — l’Histoire romaine de M. Mommsen par exemple, — l’Allemagne de nos jours, celle d’après 1848, n’a produit aucune de ces œuvres éclatantes et d’une importance presque universelle, comme elle en pouvait montrer dans les périodes précédentes. Qui donc voudrait placer le Gladiateur de Ravenne au même rang que les drames de Schiller ? Qui pourrait saluer en M. Freytag un génie créateur ou adopter comme un nouveau Lessing cet ambitieux M. Julien Schmidt, qui certes a perdu tout droit de médire de « la légèreté et de la frivolité des Welches » après ses deux inqualifiables volumes d’une prétendue histoire de la littérature française du XIXe siècle ? On ne rencontre guère non plus dans le monde intellectuel d’au-delà du Rhin une de ces directions prédominantes[7] qui autrefois entraînaient pour un certain temps dans leur tourbillon les esprits les plus divers, pénétraient presque toutes les branches de la science et leur imprimaient un cachet, devenaient un centre d’attraction et de lumière pour tous les corps savans. Seule, la philologie comparée y rappelle encore cette tendance conquérante naguère si générale, et l’étude du sanscrit, de plus en plus développée, fait des empiétemens très contestables sur le domaine de l’histoire, de la religion, des antiquités, et produit des ravages qui ne laissent pas d’inquiéter un peu. Prises dans leur ensemble néanmoins, les études en Allemagne tendent bien plus à se séparer qu’à se confondre, et cette décentralisation a déjà sa marque extérieure dans la disparition successive de vénérables recueils, tels que les recueils littéraires de Halle et d’Iéna, anciens organes encyclopédiques de l’érudition universitaire. La science se spécialise, subit la grande loi de la division du travail, et ce qu’elle perd ainsi quant à l’imposant effet d’un grand tout, quant au côté idéal et philosophique, elle le regagne de nouveau du côté de l’exactitude, de l’habileté et de la perfection des détails.

L’absence d’une philosophie universelle, d’un vaste système spéculatif embrassant tous les phénomènes de la vie et les pliant à ses formules, tel est en effet le trait principal qui frappe d’abord dans le tableau que nous essayons d’esquisser. Une Allemagne qui n’aurait plus une grande doctrine philosophique, cela déconcerte et inquiète au premier abord : on pense à ce héros de Chamisso, à ce fameux Peter Schlemihl, « l’homme qui avait perdu son ombre. » Il n’en est pas moins avéré que depuis la révolution de 1848 la fameuse dialectique de l’absolu a cessé complètement de régner sur les esprits de la Germanie. C’était déjà un indice assez grave, en 1852, que M. Charles Rosenkranz, le disciple le plus éminent et le plus autorisé du grand maître, eût cru devoir publier un véritable manifeste intitulé : Ma réforme de la philosophie de Hegel, car qui donc des élèves et des auditeurs qui se pressaient avant 1848 autour de la chaire de cet illustre et bienveillant professeur à Kœnigsberg aurait jamais supposé qu’un temps viendrait où M. Rosenkranz admettrait la possibilité, voire la nécessité d’une réforme quelconque dans la « doctrine des doctrines ? » L’ingénieux réformateur eut beau toutefois s’imposer des sacrifices énormes, arracher les pièces les plus essentielles de la construction, jeter par-dessus le bord toute l’ontologie hégélienne, — avec ce Dieu qui ne se connaît pas d’abord, et qui n’atteint que dans l’esprit de l’homme la conscience claire et complète de son être ; — il ne put empêcher le navire de sombrer : vaisseau majestueux cependant, qui avait exploré plus d’une région inconnue, avait même fait le tour de l’infini ! A l’heure qu’il est, le désarroi de l’école hégélienne est à peu près consommé, et si la philosophie en général trouve encore des adeptes dévoués et persévérans, comme MM. Herman Fichte, Ulrici, Weisse, Chalybaeus, etc., ils se renferment presque tous dans le domaine spécial de l’éthique, de l’anthropologie, de la psychologie, et ne prétendent plus posséder l’absolu. Rien de plus caractéristique aussi à cet égard que certaines réhabilitations qu’ont rencontrées dans les derniers temps quelques noms oubliés de la génération spéculative d’avant Hegel, quelques disciples de Kant voués auparavant au dédain. Qui se serait douté que le bon et doux Krause, l’adversaire décidé de tout formalisme et de toute abstraction, aurait encore un retour de faveur, et que sa philosophie des buts de la vie (philosophie der lehenszwecke) serait remise en honneur par des autorités respectables, surtout dans l’école des économistes, parmi lesquels il faut citer en première ligne M. Ahrens ? Et qu’elle est curieuse aussi, l’apothéose posthume dont ce pauvre Schopenhauer est maintenant l’objet, et qu’elle semble bien justifier l’amère parole de ce même penseur, qui se comparait un jour ironiquement aux saints, « dont on attendait la mort pour les canoniser ! » De sa vie en effet il n’est jamais parvenu à faire du bruit, à exciter même l’attention. C’était pourtant un esprit assurément rare et ingénieux : ses Parerga et ses Paraleipomena attestent les qualités d’un écrivain hors ligne. J’écris pour être compris, avait-il dit dès la première page de son premier livre, et ce livre, qui est resté son œuvre capitale, il date de 1819 ! Mais il s’était posé dès le début comme l’adversaire irréconciliable de la spéculation « phénoménale, retournée, arlequinesque » de l’absolu ; il ne tarissait pas d’invectives et de persiflages contre Hegel, le professeur « hypertranscendant et acrobatique qui a eu le malheur de perdre son corps, » le « casseur de têtes et démonteur de cervelles, devenu l’idole des gens d’abord subornés, puis maintenant à jamais bornés, » et il dut porter la peine d’une telle témérité. Il la porta avec résignation, avec dignité, avec malice, opposant fièrement sa philosophie de mansarde à la philosophie d’état, qui jouissait de toutes les faveurs du ministère Altenstein. Il mourut enfin, et il « changea de monde sans changer d’ombre… » Voilà cependant l’Allemagne qui se prend tout à coup à rendre justice à l’homme si méconnu de son vivant, à célébrer en lui au moins l’artiste et le moraliste, si elle ne l’accepte pas pour guide unique dans la spéculation ! Le système de M. Schopenhauer nous semble en effet peu propre à combler le vide laissé après la déroute d’e la doctrine absolue ; mais ce retour vers les idées de Kant, dont le « philosophe de la mansarde » a été le continuateur brillant, original même, est bien significatif, comme il est déjà significatif aussi, ce seul titre de l’ouvrage capital de Schopenhauer : le Monde en tant que phénomène et volonté. La volonté ! grand mot resté à peu près sans emploi dans la philosophie allemande, dans celle de Hegel surtout, qui ne voyait dans l’univers que la nécessité, la fatalité, le forcé (das zwingende), et étouffait dans le jeu implacable de ses antinomies la liberté et la responsabilité humaines…

La théologie, qui à côté de la philosophie a toujours eu le don de passionner vivement nos voisins du Rhin, a pris, elle aussi, un caractère plutôt actif que spéculatif, et ses principales discussions roulent maintenant sur les questions pratiques de la liberté religieuse, des rapports à établir entre l’église et l’état, et de l’indépendance plus ou moins complète des cultes. Quant à la critique des livres sacrés et des documens de la foi, — de tout temps la grave préoccupation du protestantisme, — il est impossible de méconnaître le côté positif que représente actuellement l’école de Tubingue par rapport au travail dissolvant de MM. Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, d’avant 1848. On n’a pas oublié sur quels principes avait élevé son fameux ouvrage le célèbre auteur de la Vie de Jésus, — qui depuis du reste s’est tout à fait retiré de l’arène théologique et a charmé le public par d’ingénieuses monographies dans le domaine de l’histoire et de la littérature. Selon M. Strauss, la tradition évangélique est le produit légendaire d’un idéal messianique conçu par le peuple de Dieu bien avant l’ère chrétienne, et les récits sur le Sauveur n’auraient été ainsi arrangés que d’après des mythes préexistans. L’école de Tubingue rejette cette hypothèse « d’une conscience populaire créant des mythes » (mythengestaltendes volksbewusstsein), et s’applique à étudier les témoignages des premiers siècles du christianisme, les livres canoniques comme ceux dits apocryphes, la littérature patristique, les Philosophoumena, etc., avec la scrupuleuse exactitude du philologue et la sévère impartialité de l’historien. M. F. Chr. Baur, que le monde savant vient de perdre, le chef illustre de cette école qui a eu une recrudescence d’autorité après avoir été quelque temps éclipsé par son disciple M. Strauss, doit à sa méthode scientifique des résultats aussi remarquables qu’inattendus, parmi lesquels il faut signaler surtout la lutte de principes, d’influence et d’action qu’il est parvenu à démontrer entre l’apôtre des Hébreux et celui des gentils, lutte dont il a poursuivi la trace dans les vicissitudes ultérieures de l’église primitive. Ce n’est pas sans doute que ces recherches sagaces aient de quoi satisfaire le croyant, et qu’elles ne fassent pas même parfois reculer l’adepte désintéressé de la science : on croit vraiment rêver, par exemple, quand on voit les efforts que fait M. Baur pour prouver que le Simon Mage des Actes des Apôtres n’est autre que saint Paul lui-même. Il est encore une certaine interprétation « pragmatique » appliquée à l’Apocalypse de saint Jean, qui donne grande envie de se lancer tête baissée dans le plus séraphique des mysticismes. Cependant cette méthode positive de l’école de Tubingue n’en constitue pas moins un progrès véritable sur les doctrines mythologique de M. Strauss, anthropomorphique de M. Feuerbach et « hypercritique » de M. Bruno Bauer. De même, et dans une sphère bien différente, la physiologie hardiment matérialiste de MM. Vogt, Moleschott, Virchov, etc., est sous quelques rapports un progrès sur la fantasque philosophie de la nature de Hegel. Si les adeptes de cette physiologie nouvelle nient péremptoirement l’esprit, ils renoncent du moins à le a construire. »

L’étude de l’histoire a pu naturellement, moins que toute autre science, se dérober aux influences de l’époque : aussi est-ce là qu’éclate avant tout et d’une manière irrécusable la transformation qu’a subie le génie allemand depuis 1848. L’ouvrage célèbre de M. Mommsen est à cet égard un véritable signe du temps, bien qu’il n’ait pour sujet que l’ancienne Rome. Ce n’est pas seulement par la vaste érudition, par le récit vif et brillant, par un don incomparable d’exposition que l’Histoire romaine de M. Mommsen frappe l’observateur, mais- aussi et surtout par l’esprit désabusé, positif, pratique, réel, même trop réaliste, qui l’anime de toutes parts. M. Mommsen ne traite pas seulement les héros de l’antiquité comme des hommes qui ont vécu, mais comme des hommes de son époque ; il les traite familièrement, cavalièrement, avec une supériorité marquée et presque avec une sorte de dédain railleur. Il appelle les patriciens de Rome « les hobereaux du temps ; » Caton est un « don Quichotte de la phrase. ». Or M. Mommsen se défie précisément de la « phrase, » de toute illusion ; il lui arrive même de reprocher aux contemporains de Mummius des idées « romantiques : » les Romains des « romantiques ! » Il dépouille le sénat de la ville éternelle de toute grandeur, fait du parti populaire du temps des Gracques le même cas que des démocrates de Berlin de 1848 : c’est l’histoire romaine envisagée au point de vue d’un bureaucrate libéral prussien membre de la fraction Bethmann-Hollweg, et il est triste de penser que tout ce travail destructeur, entrepris contre l’idéal républicain en haine de l’idéologie, aboutit à la glorification de César…

Si les autres et nombreux émules de M. Mommsen dans l’art historique sont loin d’égaler sa science, sa verve, son talent, nous dirions presque son génie, ils se piquent au moins de ne pas lui être inférieurs en esprit « pratique. » En général, les écrivains contemporains de l’autre côté du Rhin s’efforcent de plus en plus de s’affranchir des formules embrouillées et pédantesques ; ils voudraient acquérir cette clarté qui est la bonne foi du penseur, selon la parole admirable de Vauvenargues. Ils se posent de moins en moins des questions auxquelles il est impossible de répondre, des questions « sur la mère d’Hécube, » pour rappeler le mot que Tibère en veine de plaisanterie lançait aux pédans de son époque. Ont-ils à traiter un sujet quelconque, ils ne commencent plus par la création du monde, passent même le déluge, et vont assez souvent tout droit au fait. MM. de Sybel, Droysen, Haeusser, Beitzke, Förster, Pertz, s’attachent de préférence à l’étude des âges les plus récens, à l’époque de la révolution et de la glorieuse guerre de l’indépendance, thème inépuisable d’admiration et de louange. Du reste, et jusque dans les écrits sur les époques les plus reculées et les plus inoffensives, la passion du jour ne laisse pas de percer, et telle ardente polémique qui se poursuit aujourd’hui même entre MM. de Sybel, Giesebrecht, Onno Klopp, etc., sur les Hohenstauffen, laisse bien apercevoir au fond l’antagonisme actuel de la Prusse et de l’Autriche.

Mais c’est surtout dans l’épanouissement, inconnu avant 1848, de toute une vaste littérature sur des questions de politique, d’économie, d’administration, etc., c’est dans l’accueil si favorable fait à toutes les branches de cette science que les Anglais nomment la sociologie, qu’éclate la direction prise par le génie allemand depuis les dix dernières années vers le positif et le réel. Quand en 1835 le célèbre professeur M. Dahlmann, mort, lui aussi, récemment, publia sa Politique ramenée sur le terrain des faits, ses savans confrères du monde universitaire en furent presque scandalisés : comment un illustre, qui avait écrit « sur les sources d’Hérodote, » pouvait-il déroger à ce point ? Que les temps ont changé depuis lors ! Aujourd’hui tout privat-docent croit de son devoir de paraître devant le public avec un traité sur les « sciences de l’état » (slaats-wissenschaften), comme il était tenu autrefois d’écrire une dissertation sur la logique ou l’esthétique. Les travaux de MM. Robert de Mohl, Bluntschli, Ahrens, Rœder, Riehl, L. Stein, Roscher, Rau, etc., constatent non-seulement un remarquable essor dans cette voie, mais ils sont mis au premier rang par tous les juges éclairés. Les questions constitutionnelles exercent aussi l’esprit des écrivains et donnent lieu à des recherches aussi consciencieuses que sagaces. C’est principalement en Angleterre qu’on s’attache à trouver les modèles et les sujets d’étude. L’ouvrage de lord Macaulay n’a peut-être nulle part autant qu’en Allemagne excité l’admiration et stimulé des émules. M. Gneist, le brillant professeur de Berlin, qui prend une part si notable aux travaux des chambres prussiennes, a publié sur la constitution et l’administration de l’Angleterre un livre classique qui a recueilli les suffrages les plus éclatans de l’autre côté du détroit. Ajoutez à cela des traités et des écrits innombrables sur toute question du moment, une foule de journaux et de recueils, parmi lesquels il faudrait surtout distinguer les Annales prussiennes, et vous n’aurez qu’une faible idée de la prodigieuse activité que développe le génie allemand dans ce domaine de la littérature politique.


L’esprit public a donc fait des progrès réels et vraiment méritoires chez les peuples de la Germanie dans la courte période qui s’est écoulée depuis la restauration du Bundestag jusqu’à l’avènement de la « nouvelle ère » à Berlin. Est-ce à dire qu’il n’y aurait rien à reprendre dans la situation morale de l’Allemagne de nos jours ? Bien loin de là, hélas ! car si le radicalisme a fait place à un ordre d’idées plus modéré et plus sérieux dans la sphère politique et intellectuelle, par contre ce que j’appellerai volontiers le radicalisme national, la tendance pangermanique, a persisté plus que jamais et n’a fait que se développer d’une manière assurément inquiétante. Pendant cette période d’inaction et d’impuissance, l’Allemagne n’a fait que rêver à des conquêtes sur le monde slave, sur l’Orient, sur la race Scandinave, voire sur la France, — et ce bon et sensé M. Varnhagen von Ense confiait à son journal, dans l’intimité de l’émotion, la douce espérance « que le temps peut encore venir où nous demanderons à la France l’Alsace et la Lorraine, à la Russie les provinces baltiques ; tout cela peut être opéré par le noir-rouge-et-or (les couleurs allemandes) !… » Dans les mêmes années, M. Gervinus publiait une Introduction à l’histoire du XIXe siècle, qui fut presque un événement, qui lui attira un procès politique retentissant. Le savant patriote y établissait d’une manière péremptoire que l’avenir du monde appartenait à la race germanique et que les nations « romanes » étaient infailliblement vouées à la dégradation et au dépérissement, — et cela s’écrivait dans l’intervalle même de ces deux guerres d’Orient et d’Italie, qui n’ont pas certes montré les nations romanes si près d’abdiquer, ni la nation allemande si disposée à une grande action !

Chose curieuse, dans cette étrange philosophie de l’histoire, M. Gervinus se rencontra, sans s’en douter, avec l’homme qui lui était peut-être le plus antipathique du monde, et dont il devait faire un portrait assurément peu flatteur dans la suite du même ouvrage, — le prince de Metternich lui-même. L’ancien chancelier d’empire et de cour était depuis longtemps revenu dans la capitale de l’Autriche, d’où l’avait d’abord chassé la révolution de 1848. Il n’y prenait plus officiellement part au gouvernement, mais il donnait volontiers et souvent à l’empereur François-Joseph les avis d’une longue expérience, et c’est à ses conseils qu’il faut surtout attribuer la folle précipitation du cabinet impérial dans la déclaration de guerre au Piémont en 1859. Or, si nous devons nous en rapporter à un récent biographe du prince qui a vécu dans son intimité, M. Schmidt-Weissenfels, le patriarche de la diplomatie nourrissait à son déclin de singulières idées sur l’avenir de l’Europe. Il va sans dire qu’il était un admirateur convaincu du coup d’état du 2 décembre ; mais il prédisait toutefois au second empire qu’il trouverait son tombeau en Italie le jour où il y mettrait le pied. Il affirmait du reste que les nations romanes allaient évidemment au-devant de la décadence, et il avait son plan de partage tout prêt pour une France en état manifeste de dissolution : l’Angleterre prendrait le nord, l’Allemagne l’ouest de cet empire, et on formerait du reste de la France deux états séparés : un bourbonnien ayant pour capitale Paris et un napoléonien avec Marseille pour centre ! C’est dans de pareils songes que s’égaraient en même temps l’historien généreux et le diplomate le plus expérimenté de l’Allemagne au début de la « nouvelle ère » et à la veille de la formation du National Verein.


JULIAN KLACZKO.

  1. C’est par une mesure analogue que M. de Bismark-Schoenhausen a inauguré tout récemment son avènement au pouvoir.
  2. Pendant la dernière discussion de la chambre haute sur l’abolition de cette monstrueuse loi, un membre des plus modérés du parti féodal s’étant écrié : « Il sera donc désormais permis que le rejeton d’une famille illustre épouse une fille perdue ! — Mais cela est permis déjà aujourd’hui même, répondit avec malice le commissaire du gouvernement, pourvu que la fille perdue soit noble, elle aussi ! »
  3. Vos humiles, inquis, vulgi pars ultitna nostri,
    Quorum nemo queat patriam monstrare parentis :
    Ast ego Cecropides. Vivas, et originis hujus
    Gaudia longa feras : tamen ima plebe Quiritem
    Facundum invenies : solet hic defendere caussas
    Nobilis indocti
  4. Par une singulière manie, on s’obstine toujours à considérer ces ministres comme les représentai du vrai « libéralisme » allemand malgré leur conduite d’alors, malgré une conduite analogue qu’ils tinrent depuis et pendant la guerre d’Italie
  5. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1854, la Prusse, la cour et le cabinet de Berlin dans la question d’Orient.
  6. Le fait suivant était signalé dans le Journal des Débats du 19 décembre 1862 : « Une question constitutionnelle assez curieuse vient d’être soulevée devant le reichsrath de Vienne. On sait que, pour empêcher l’élément libéral de triompher dans les élections de la Galicie, l’autorité a favorisé surtout la candidature des paysans et a même changé pour cette province la loi électorale en y abolissant tout cens. La manœuvre a réussi en grande partie, mais elle a amené ensuite des incidens parlementaires assez bizarres dont le plus récent et le plus grave est que le député Zahorajko, paysan du district de Podhorzec, convaincu, pendant les vacances, d’avoir commis un vol ne faux dans sa commune, a été traduit devant la justice ; le tribunal compétent, ne sachant comment procéder dans un tel cas envers un député, le fait ayant eu lieu pendant les vacances de la diète, s’est adressé directement au reichsrath de Vienne pour obtenir l’autorisation d’emprisonner l’accusé. »
  7. Pour caractériser ces directions, il suffit de nommer dans leur succession d’influence : l’antiquité classique, — la critique transcendante, — la philosophie de l’identité et celle ne l’esprit absolu, — le romantisme, — la symbolique de Creutzer, — le rationalisme de Paulus, de Strauss et de Feuerbach,— les investigations ne Grimm, etc.