L’Agitation allemande contre le Danemark

L’Agitation allemande contre le Danemark
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 968-983).
L'AGITATION ALLEMANDE
CONTRE
LE DANEMARK

Une des causes qui rendent fort confuses à nos yeux certaines querelles presque permanentes au-delà du Rhin, c’est assurément que les institutions, les idées et les mœurs avec lesquelles nous avons rompu à la fin du siècle dernier subsistent par lambeaux épars chez les peuples de race allemande, et peuvent s’y rencontrer, soit en luttes, soit en alliances contre nature, avec des aspirations tout autres, par exemple avec un sentiment exagéré de la démocratie et du principe tout moderne de la nationalité. Les restes d’un âge que l’on qualifie assez justement en l’appelant encore féodal vont sans doute, chez nos voisins, se dissolvant sans cesse ; ils n’en conservent pas moins assez de vie pour empêcher de nouvelles et fermes assises et pour entretenir une incertitude qui se traduit à certains momens par des crises très redoutables. En étayant ces restes vermoulus et en leur construisant des cadres commodes, les traités de 1815 ont préservé l’Allemagne d’une dissolution subite et complète, mais ils ont en même temps préparé de graves difficultés à ceux des souverains limitrophes de l’Allemagne qu’ils y ont incorporés en partie. À dater du jour où ces souverains ont voulu faire un pas en avant, adopter par exemple les idées et les formes constitutionnelles, ils se sont sentis retenus par mille relations féodales issues de leurs provinces allemandes, et se sont vus menacés même quelquefois par l’opposition de ces deux forces contraires. Cette agitation, de caractère essentiellement germanique, est précisément le fait qui domine l’histoire des rapports du Danemark avec l’Allemagne, surtout depuis 1848, c’est-à-dire pendant le règne qui vient de finir. Le difficile problème de constituer la monarchie danoise dans son intégrité en y faisant pénétrer les principes de la liberté moderne était échu à Frédéric VII, et le roi Christian IX, son successeur, se voit menacé, au nom d’une prétendue légitimité, d’une guerre de succession.


Frédéric VII emporte les regrets sincères de son peuple, et il n’y a pas lieu de s’en étonner. Son règne de quinze années datera dans l’histoire du développement politique et social en Danemark. Il faut se rappeler qu’un mois avant la révolution de février 1848 il promettait une constitution à ses sujets, et que bientôt après, par l’exécution loyale de cette promesse, il y avait en Europe une nation de plus parmi celles que l’exercice bien réglé de la liberté politique a délivrées à jamais de l’absolutisme et placées à la tête des sociétés modernes. La constitution du 5 juin 1849, publiée au milieu même de la guerre que l’Allemagne avait suscitée au Danemark à propos des duchés, se montra libérale jusqu’à donner, ou peu s’en faut, le suffrage universel, et, loin d’enfanter une démocratie désordonnée, elle devint, grâce à l’esprit pratique dont les Danois firent preuve, la garantie de leur nouvelle prospérité. Jamais on ne vit une nationalité jeune et vive rejeter avec plus d’entrain les liens qui l’embarrassaient. L’essor fut manifeste dans la guerre des duchés et sur vingt champs de bataille ; les hostilités une fois terminées, il se poursuivit par un remarquable développement des ressources intérieures. On avait eu jadis des rois demi-allemands dont les sympathies équivoques continuaient et augmentaient la confusion d’élémens disparates ; Frédéric VII au contraire, tout en donnant au Danemark des institutions libres, suscita un développement tout national. Les haines qui séparaient jadis les deux monarchies Scandinaves furent oubliées, et Frédéric VII, après s’être déjà rapproché du roi de Suède Oscar, devint l’ami de Charles XV. Il fallait les voir, aux camps annuels de Scanie, le roi de Suède à la tête d’un régiment danois, le roi de Danemark à la tête d’un régiment suédois, commander alternativement les grandes manœuvres. D’ordinaire le roi Charles XV venait rendre à Frédéric VII sa visite soit au magnifique château de Frédéricsborg, détruit par un incendie, il y a quelques années, au grand chagrin des Danois et de leur souverain, soit au château de Christiansborg, dans Copenhague, où se produisaient alors des démonstrations du plus pur scandinavisme, harangues, chœurs d’étudians, trophées aux couleurs des trois peuples, promenades aux flambeaux, bûchers de torches réunies en faisceaux et lentement consumées aux derniers accens des chants patriotiques. Également épris du glorieux passé des peuples du Nord (on a de Frédéric VII de curieux écrits archéologiques et de Charles XV des Légendes et poèmes. Scandinaves)[1], les deux rois se montraient étroitement unis dans ces fêtes nationales, dont les perspectives flottantes et lointaines contrastaient avec les prochains embarras de la politique. Les peuples voyaient, non sans raison, dans ce progrès des relations personnelles entre leurs souverains, une promesse d’utile union entre les différens membres de la nationalité Scandinave. Pendant la guerre des duchés, en 1850, un corps d’auxiliaires suédois était venu dans l’île de Fionie, sans toutefois sortir d’un simple rôle d’observation ; la Suède en pareilles circonstances ferait plus aujourd’hui, témoin le traité négocié entre les deux gouvernemens en présence de la menace récente d’une exécution fédérale, et dont l’agitation allemande ne peut que hâter les effets. Ce qu’on appelle le scandinavisme a produit ce résultat important, que Frédéric VII avait contribué de tous ses efforts à préparer.

En étudiant de près le règne et la vie du roi que le Danemark vient de perdre, on le verrait encourager l’essor de la nationalité danoise même par quelques-uns de ses goûts et de ses penchans personnels. Sa simplicité de mœurs plaisait et semblait contraster avec les habitudes germaniques, à tel point que nous avons entendu attribuer son second divorce avec une princesse de Mecklembourg à son invincible antipathie pour la raideur des petites cours allemandes. Son goût prononcé pour les études archéologiques paraissait inspiré par le même vif sentiment de la nationalité. Après les heures données aux affaires, il n’avait pas de plus chères occupations que de présider la célèbre société des antiquaires du Nord, ou bien il dirigeait quelque fouille de sépulture antique, rédigeait un mémoire, déchiffrait une inscription, et ne se retirait jamais plus satisfait que lorsque des études ou des explications nouvelles avaient démontré une fois de plus la profonde différence qui sépare la race purement germanique des nations Scandinaves.

Comme roi de Danemark, Frédéric VII était aussi souverain d’un duché danois, le Slesvig, et de deux duchés allemands, le Holstein et le Lauenbourg, et c’était pour ces deux dernières provinces que les traités de 1815 l’avaient fait entrer dans la confédération germanique. La population des duchés, laissée à ses propres inspirations, eût probablement accueilli volontiers la constitution libérale de 1849 ; mais le gouvernement danois rencontrait là des intérêts féodaux et allemands, des privilèges de grands propriétaires fort ombrageux de leur nature. D’autre part, les grandes puissances ayant reconnu le principe de l’intégrité de la monarchie danoise, c’était dès lors un droit évident et même un impérieux devoir de tenter l’œuvre difficile d’une constitution commune reliant ensemble toutes les parties, en laissant à chacune d’elles une autonomie incontestée. Il fallait seulement sauvegarder avec soin l’existence séparée du Slesvig, duché essentiellement danois, et le protéger contre l’influence des duchés allemands, qui pouvaient l’attirer vers eux. Le problème, assez ardu déjà par lui-même, se compliquait encore de la mauvaise volonté de l’Allemagne envers le Danemark. Les grands propriétaires féodaux des duchés ne souffraient point sans un mécontentement visible le voisinage immédiat d’un petit royaume régi par une constitution aussi libérale que celle de 1849. L’Allemagne, surtout la Prusse, jalouse de posséder quelque jour une marine, voyait et voit encore avec ressentiment le meilleur port des côtes méridionales de la Baltique, la rade de Kiel, appartenir au roi de Danemark, duc de Slesvig et de Holstein. C’est un fort dangereux voisinage enfin que celui d’un grand pays qui se sent mal à l’aise, qui voudrait changer sa situation intérieure, et qui ne sait où se prendre. Or tel était à coup sûr jusque dans ces derniers temps le cas de l’Allemagne. Humiliée de n’avoir point de marine, il lui faut le démembrement de la monarchie danoise. Ayant soif d’unité, elle se réjouit de se sentir unie dans un commun sentiment d’hostilité contre un peuple de race différente qui se trouve attaché à ses frontières. « La Prusse a une mission sainte qu’elle doit remplir au nom de l’Allemagne, s’écriait ces jours derniers un pamphlétaire de Berlin. Elle a déjà chassé de nos côtes le Suédois et le Polonais ; il lui reste à expulser le Danois, qui envahit par la conquête le territoire allemand ! » L’Allemagne n’a plus ni souci ni souvenir de Venise et de Posen quand elle songe à ce petit peuple danois qui fait tache sur le domaine prétendu de la grande race germanique ; c’est une terrible chose que ce principe des nationalités, qui se laisse plier à tant d’utiles convenances[2] !

En présence de tant de difficultés, il n’y a pas lieu de s’étonner sans doute si l’œuvre tentée par Frédéric VII n’a pas réussi. La constitution commune promulguée le 2 octobre 1855 dut être abolie pour le Holstein et le Lauenbourg sur la demande de la diète germanique (6 novembre 1858). Elle subsista seulement pour le Danemark propre et le duché de Slesvig, et les derniers actes de Frédéric VII, confirmés par le roi Christian IX dès le lendemain de son avènement, ont eu pour principal but de resserrer cette union politique. À tant de graves épisodes qui ont marqué le règne de Frédéric VII, la constitution libérale du 5 juin 1849, la guerre contre l’Allemagne à propos des duchés de 1848 à 1850, les efforts inutilement tentés pour une constitution commune de toute la monarchie danoise, il faut ajouter l’affaire de la succession. Frédéric VII ne prévoyait pas sans doute tout le bruit qui devait s’élever aussitôt après sa mort sur ce point, qu’il croyait avoir bien et dûment fixé. Deux pensées le préoccupaient à ses derniers instans : la première était celle d’un congrès, parce qu’à défaut d’une médiation commune des grandes puissances un congrès paraît le seul moyen désormais de terminer pacifiquement la querelle soulevée à propos de la constitution de la monarchie danoise ; sa seconde pensée était l’armement du Danevirke, cette fortification naturelle qui s’élève au nord de l’Eyder pour protéger le Slesvig contre les Allemands. Il y faisait dans ces derniers temps de fréquentes visites en vue de l’exécution fédérale qui devait s’accomplir en Holstein, bien qu’il ne la considérât point comme un sujet de guerre absolument inévitable. Il ne se doutait pas que la question de succession allait rendre aussitôt après lui le péril beaucoup plus imminent.

L’avènement de Christian IX, succédant le 16 novembre 1863 au dernier membre de la descendance mâle d’Oldenbourg, a été pour une partie de l’Allemagne, à la grande surprise du reste de l’Europe, l’occasion d’une effervescence mêlée de bruits de guerre pareils à ceux qui avaient retenti sur les bords de l’Elbe en 1848. À lire les protestations des petits états allemands, les motions précipitées de la Saxe, les interpellations soulevées dans les chambres de Berlin et de Vienne, les pamphlets du National Verein, les adresses de certaines réunions populaires, les propositions envoyées à la diète de Francfort, et par-dessus tout la protestation d’un prétendant qui porte un nom bien connu, M. le duc d’Augustenbourg, on s’est demandé avec surprise si en vérité la question des duchés dano-allemands allait mettre le feu à l’Europe. Qu’il y ait eu au premier moment toutes les apparences d’un danger réel, qui subsiste en partie, il serait inutile de se le dissimuler. La passion de l’Allemagne, après s’être élevée tout d’abord à une sorte de paroxysme, reste surexcitée au dernier point. Pour elle, les souvenirs de 1848, c’est-à-dire d’une double défaite, ou peu s’en faut, par les armes et la diplomatie, sont vivans encore ; son malaise intérieur, cause permanente d’inquiétude pour ceux de ses voisins qui sont faibles, n’a pas cessé ; on peut dire qu’il s’est augmenté au contraire, et il est telle grande puissance allemande qui peut bien avoir accueilli avec joie l’espérance de détourner au dehors soit l’agitation permanente de ses états, soit l’ardeur démocratique et unitaire qui tourmente toute la confédération. Si un entraînement immodéré avait fait passer dans les premiers jours la frontière des possessions danoises à un corps de troupes germaniques ou à de simples corps francs, comme ceux qui faisaient mine de se former à Hambourg et que la police de cette ville a eu la sagesse d’arrêter, la résistance de l’autre côté de l’Elbe se produisait immédiatement, et une guerre devenait inévitable.

Le danger subsiste, car il ne s’agit plus d’une simple exécution fédérale dans les mêmes conditions que du vivant de Frédéric VII. L’exécution pouvait alors ne pas être considérée comme un cas de guerre tant que, se bornant au Holstein, elle respectait la frontière méridionale du Slesvig, c’est-à-dire l’Eyder. Aujourd’hui il s’agirait, suivant les prétentions nationales en Allemagne, de reprendre au nom de la confédération ces duchés de Lauenbourg, de Holstein et même de Slesvig, dont le roi Christian IX réclamerait illégalement, dit-on, la souveraineté. Le parti national germanique n’entend reconnaître le successeur de Frédéric VII que comme roi du Danemark proprement dit, c’est-à-dire du Jutland et des îles, tandis que M. le duc d’Augustenbourg serait proclamé l’héritier direct et légal des duchés, qui se réuniraient pour former un état indépendant : on aurait de la sorte donné enfin un corps à ce rêve, à cette ombre fantastique d’un duché de Slesvig-Holstein que la famille d’Augustenbourg travaille depuis si longtemps à transformer en une réalité effective.

Le danger est d’autant plus grave que, des conventions internationales ayant prévu la situation actuelle et garanti à l’avance au nouveau roi la succession pleine et entière de Frédéric VII, la question sortirait désormais du cercle étroit des questions purement allemandes pour devenir une affaire européenne au premier chef. Une fois commencée, la guerre ne manquerait pas de s’étendre : on pouvait affirmer hier encore que la Suède interviendrait inévitablement comme auxiliaire du Danemark dès qu’un soldat allemand passerait l’Eyder, et rien n’autorise à croire que la politique du cabinet de Stockholm soit changée à l’égard du roi Christian IX. Tout au contraire la récente proposition adressée par le gouvernement suédois aux grandes puissances relativement aux conventions internationales destinées à prévenir la confusion actuelle, la demande d’un crédit extraordinaire adressée par ce même gouvernement à la diète, qui l’a voté avec ardeur et confiance, permettent de penser que le cabinet de Stockholm peut bien diriger en ce moment vers la frontière de l’Elbe la même attention inquiète qu’il portait naguère sur celle de l’Eyder ; le danger, en s’accroissant pour le Danemark, menace d’autant plus aujourd’hui une nationalité dont le royaume suédo-norvégien est après tout le représentant principal. D’autre part, les intérêts de la Russie, — ce que paraissent oublier les Allemands, — sont directement engagés dans la querelle de succession qu’on a eu l’imprudence ou l’audace de soulever ; la Russie serait donc obligée d’intervenir, ne fût-ce que pour sauvegarder ses droits. Qu’on mette en ligne sur cet échiquier les mesures belliqueuses que la Prusse, par toute sorte de motifs, ne manquerait pas de favoriser contre le Danemark, les sympathies incontestables de la Suède et de la Finlande pour les Polonais, les facilités offertes à ceux-ci par une diversion que la multiplicité de ses élémens rendrait puissante, et l’on reconnaîtra tous les symptômes d’une de ces effervescences malsaines produites, non point par le seul essor d’un sentiment national pur et avouable, mais par plusieurs causes morbides, dont chacune a apporté son élément de désordre. Une telle effervescence peut effacer momentanément chez un peuple le souvenir des traités conclus en son propre nom ; mais dans le cas présent surtout un tel oubli serait impardonnable de la part des souverains de l’Allemagne. De ce que les traités de 1815 sont en partie déchirés, il ne faut pas conclure à la nullité d’un traité de 1852 ; ce serait aller trop vite en affaires. Pour M. le duc d’Augustenbourg, ses théories et ses démonstrations, qui n’auraient dû jamais revivre et auxquelles l’agitation de l’Allemagne a seule donné le droit d’être comptées pour quelque chose, ont de quoi causer un grand étonnement. La facilité même d’une réfutation complète à leur opposer permettait de penser que le danger du premier moment, s’il n’amenait pas de violence irréparable, trouverait son contre-poids, d’abord dans la conduite réfléchie des cours allemandes, ensuite dans l’intervention diplomatique des puissances occidentales, intéressées à ce qu’on ne violât pas des stipulations dont elles avaient été cosignataires, et se présentant d’ailleurs comme amies des deux parties. Or voici ce que la réflexion a conseillé aux deux grandes cours allemandes : pendant que les petits souverains de la confédération reconnaissaient M. le duc d’Augustenbourg comme héritier légitime des duchés et que la diète de Francfort suspendait la voix du Holstein, elles ont déclaré qu’elles se reconnaissaient obligées par le traité de Londres du 8 mai 1852, à la condition toutefois que le gouvernement du Danemark eût rempli certaines promesses par lui consenties dans les négociations avec l’Allemagne. En réalité, par cette déclaration les cabinets de Vienne et de Berlin ont mêlé deux questions qui n’ont aucune relation entre elles, la question tout européenne de la succession dans la monarchie danoise, et la question tout allemande de la constitution et du gouvernement de ces duchés dans l’intérieur de la même monarchie.

Dès le commencement de son règne, Frédéric VII, n’ayant pas d’enfans après trois mariages, et prévoyant l’extinction prochaine de la descendance mâle d’Oldenbourg, avait résolu de régler, d’accord avec les grandes puissances européennes, la question de succession, afin de prévenir les prétentions, incertaines ou fondées, que plusieurs maisons princières pourraient élever sur certaines parties de la monarchie. Il suffit, pour savoir avec quelle équité et quelle sollicitude cet arrangement a été conclu, de considérer la longue série des actes officiels qui l’ont eu pour objet. La princesse Louise, épouse du prince Christian de Glücksbourg, aujourd’hui Christian IX, réunissant le plus de droits héréditaires, grâce aux renonciations obtenues de divers membres de sa famille, reporta elle-même ces droits sur la tête de son mari. Parmi ces renonciations, destinées à faciliter un accord définitif, la plus remarquable était celle de l’empereur de Russie, chef de la branche aînée de Holstein-Gottorp, et qui, en cette qualité, pouvait faire valoir des droits précisément sur cette partie du Holstein où est située l’importante rade de Kiel. Par le protocole de Varsovie (24 mai-5 juin 1851), l’empereur reconnut que, dans le double intérêt de la paix du Nord et de l’intégrité de la monarchie danoise, la combinaison proposée était devenue nécessaire. Voulant y contribuer pour sa part, il renonçait à ses droits éventuels en faveur du prince Christian et de sa descendance mâle.

C’étaient là les mesures préliminaires après lesquelles la cour de Copenhague, en expliquant dans une note détaillée les intentions et le but final de la négociation, demanda aux grandes puissances de munir leurs représentans à Londres des pleins pouvoirs nécessaires pour donner au principe de l’intégrité de la monarchie danoise le caractère d’une transaction européenne. Huit mois après, le 8 mai 1852, les plénipotentiaires de l’empereur d’Autriche, du prince-président de la république française, de la reine d’Angleterre, du roi de Prusse, de l’empereur de Russie, du roi de Suède et de Norvège, signèrent le traité de Londres et s’engagèrent d’un commun accord, « au nom de la très sainte et indivisible Trinité, » à reconnaître, dans le cas prévu, au prince Christian de Glücksbourg et aux descendans mâles issus en ligne directe de son mariage avec la princesse Louise, le droit de succéder à la totalité des états actuellement réunis sous le sceptre du roi de Danemark. L’article 2 reconnaissait comme « permanent » le principe de l’intégrité. L’article 3 réservait « les droits et les obligations réciproques du roi de Danemark et de la confédération germanique concernant les duchés de Holstein et de Lauenbourg, droits et obligations établis par l’acte fédéral de 1815 et par le droit fédéral existant, » et qui ne subiraient aucune altération. Par le quatrième article, les parties contractantes se réservaient de porter le présent traité à la connaissance des autres puissances en les invitant à y accéder, et de fait le traité de Londres fut ensuite reconnu par les cours de Hanovre, de Saxe, de Wurtemberg, de Hesse-Électorale, d’Oldenbourg, de Hollande, de Belgique, d’Espagne, de Portugal, de Grèce, enfin par les gouvernemens italiens. L’invitation d’y accéder fut adressée inutilement aux cours de Bavière, de Bade, de Hesse-Darmstadt, de Mecklembourg et de Saxe-Weimar, qui seules répondirent par un refus. Conformément aux stipulations contenues dans le traité, et pour achever le nouvel arrangement, une loi nouvelle de succession transférant au prince Christian de Glücksbourg la succession éventuelle dans toute l’étendue de la monarchie, et modifiant par suite l’ordre de succession, fut présentée aux chambres danoises, adoptée après discussion, et signée le 31 juillet 1853.

Ainsi, dans la prévision d’une incertitude fort périlleuse au moment de l’ouverture de la succession en présence de plusieurs droits, les uns incontestables, les autres douteux, les grandes puissances, de concert avec la cour de Danemark, ont délibéré ; les renonciations nécessaires ont été aimablement obtenues et légalement constatées ; on a réuni sur la tête d’un même prince tous les droits, de quelque part qu’ils vinssent. France, Angleterre, Prusse, Autriche, Russie, Suède et Norvège, ont signé le traité de Londres ; puis toutes les autres puissances, excepté seulement cinq cours allemandes de second ou de troisième ordre, y ont accédé, et de la sorte une transaction vraiment européenne, obligeant chacun des signataires, a été donnée pour base respectable et solide au principe de l’intégrité d’une antique monarchie. C’est pourtant cette ferme assise que l’Allemagne a paru compter absolument pour rien. Le traité de Londres du 8 mai 1852, que les grandes puissances allemandes ont signé, n’existe plus pour la confédération germanique à partir du jour où se produit la situation qu’il a été destiné à régler !

À vrai dire, cette levée de boucliers n’est pas chose faite à l’improviste. On y a préludé pendant ces dix dernières années par quelques sourdes et timides mesures où se traduisait un dépit impuissant. On peut remarquer par exemple que l’acte international du 8 mai 1852 a été presque toujours désigné, dans les écrits et dans le langage des Allemands, par le nom de protocole et non pas de traité de Londres. C’est une confusion grave. Il y a eu avant le traité trois protocoles signés à Londres en juillet et août 1850, et auxquels la cour de Prusse n’a pas pris part ; mais ce ne sont que des actes préparatoires sans une véritable importance : en refusant à la convention du 8 mai le titre qui lui appartient, et que lui ont donné les grades puissances, on a voulu apparemment, par un artifice puérile en affaiblir le caractère moral. Autre détail : le traité de Londres n’est pas imprimé dans le célèbre recueil de Martens ; or le volume qui devrait contenir cette pièce assez importante a été publié par les soins de M. Samwer, conseiller privé de Saxe-Cobourg-Gotha et aujourd’hui sans doute premier ministre du prétendant. — On a hasardé aussi pendant ces dernières années ce bizarre raisonnement, que le traité de Londres avait perdu toute vigueur par suite de la guerre survenue entre la Russie et les puissances occidentales. comme si cette guerre avait pu délier chacune des trois cours cosignataires des obligations contractées en commun à l’égard d’un tiers. Du reste ce raisonnement insoutenable n’a pas reparu, et ceux des peuples ou des gouvernemens allemands qui prétendent annuler absolument le traité se bornent à alléguer deux motifs de nullité.

Le premier, c’est que, la diète fédérale n’ayant pas autorisé spécialement les puissances allemandes signataires, la confédération ne saurait se croire obligée. La réfutation devient ici presque inutile. Le traité porte la signature des cours d’Autriche et de Prusse, et a reçu ensuite les adhésions individuelles de la plupart des autres cours allemandes. Faudra-t-il démontrer que la Prusse et l’Autriche ne peuvent pas en même temps respecter le traité en leur qualité de puissances européennes et le déchirer comme membres de la confédération ? Quelle excuse trouvera-t-on d’ailleurs pour les cours allemandes qui ne comptent pas autrement que comme membres de la confédération ? Et pourquoi la diète de Francfort n’a-t-elle pas protesté une seule fois pendant onze années ?

Le second motif de nullité qu’on allègue contre le traité de Londres est que cet acte et la loi de succession, revêtus de l’approbation de la diète qui siège à Copenhague, n’ont pas été soumis aux deux assemblées d’états qui siègent dans chacun des duchés de Slesvig et de Holstein. — Il est vrai que la loi de succession, rédigée sur les bases fixées par le traité de Londres, a été simplement publiée par décret dans les duchés ; mais c’est qu’en effet la loi du 15 mai 1834, instituant ces assemblées d’états, ne leur a conféré aucun droit à une telle présentation, tandis que le parlement de Copenhague tenait de la constitution de 1849 des prérogatives tout autres. Les états des duchés n’auraient rien pu d’ailleurs contre le droit du prince Christian, que les renonciations obtenues avaient évidemment placé hors de pair. N’est-ce pas enfin la volonté de l’Europe qui a élevé au-dessus des convenances ou des vœux d’une partie des duchés cet intérêt suprême, le maintien de l’intégrité de la monarchie, « lié aux intérêts généraux de l’équilibre européen, dit le traité, et d’une haute importance pour la conservation de la paix ? » On a dit encore que le traité de Londres, quel qu’il soit, n’est pas un acte de garantie. Cela est certain. Ni la France, ni l’Angleterre, ni aucune des puissances signataires n’est rigoureusement obligée à défendre par les armes l’intégrité de là monarchie danoise ou la succession du prince Christian, attaquée même par la force ouverte, et fût-ce par un des cosignataires. Il n’en est pas moins vrai que chaque puissance, en apposant sa signature ou en donnant son adhésion, a assumé l’obligation morale de respecter la convention solennelle par elle souscrite en présence de l’Europe.

Les Allemands ajoutent que le traité de Londres était essentiellement conditionnel et subordonné à l’accomplissement de certaines obligations du gouvernement danois, telles que les fameux engagerons de 1851-52, parmi lesquels figure surtout la promesse de ne pas incorporer le Slesvig ; l’article 3 du traité de Londres contient, dit-on, une réserve expresse à ce sujet. — En parlant ainsi, on exagère d’une singulière façon la portée de cet article. Il ne fait que réserver la position des duchés de Holstein et de Lauenbourg comme parties de la confédération germanique, c’est-à-dire que les puissances n’ont entendu régler que la question de succession, d’accord avec le souverain légitime de la monarchie danoise et sur son invitation directe ; elles n’ont pas voulu intervenir dans la question de constitution intérieure. Suivant l’exemple qu’elles ont donné en 1852, on doit se garder, aujourd’hui encore, d’apporter gratuitement en un tel sujet un élément de confusion. Si le gouvernement danois est convaincu d’avoir violé les droits constitutionnels des duchés de Holstein et de Lauenbourg comme parties de la confédération germanique, la diète de Francfort a l’arme que le pacte fédéral de 1815 (auquel se réfère expressément l’article 3 du traité) met entre ses mains, celle d’une exécution fédérale ; mais pour la question de succession c’est chose jugée, et c’est à l’Europe qu’on doit s’en prendre. Il est évident que l’Europe n’a pas signé un traité comme celui du 8 mai 1852 en le soumettant à une clause laissée à la seule appréciation de l’Allemagne, juge et partie. Il est clair que la France, l’Angleterre, la Russie, la Suède et la Norvège n’avaient et n’ont encore rien à démêler avec les conventions particulières entre le Danemark et l’Allemagne. L’article 3 d’ailleurs ne parle en aucune façon du duché de Slesvig, terre absolument danoise, dans les affaires de laquelle, soit pour la constitution, soit pour la succession, l’Allemagne n’a rien à voir.

Quant au prince que certaines cours allemandes veulent reconnaître comme souverain légitime des duchés, nous avons dit que la réapparition de son drapeau et de ses prétentions avait de quoi étonner. La ligne collatérale et apanagée des ducs d’Augustenbourg est en possession, toutes les fois qu’un danger menace le Danemark du côté de l’Allemagne, de produire devant l’Europe un prétendant anti-danois, s’appuyant sur des prétentions féodales dix fois abolies et sur une charte de 1460 dix fois annulée. C’est ainsi que l’agitateur de 1848, père du prétendant actuel, s’est rendu célèbre par la révolte qu’il a préparée si longtemps, de concert avec son frère, le prince de Noer, à qui le roi Christian VIII abusé avait confié la lieutenance-générale des duchés. Il est curieux de rappeler quels sont les droits qu’on exhibe aujourd’hui et de quelles hypothèques ils sont grèves. Dès le commencement du XVIIIe siècle, les ducs d’Augustenbourg avaient déjà renoncé à tout droit de succession dans le duché de Slesvig. Ils avaient aliéné peu de temps après (1758), en échange d’une bonne somme d’argent, leurs principautés héréditaires entre les mains des rois de Danemark, et, n’observant même plus les obligations féodales, ils avaient vécu pendant plusieurs générations en riches propriétaires oublieux de toutes prétentions. Cependant vers la fin du XVIIIe siècle, le grand-père du prétendant actuel ayant épousé une sœur du roi Frédéric VI, cette alliance, qui les rapprochait du trône, excita leur ambition ; ils portèrent tout d’abord leurs vues sur la couronne danoise pour les abaisser ensuite à la simple domination d’un état imaginaire de Slesvig-Holstein. Le duc Christian d’Augustenbourg, après avoir contribué pour sa bonne part à la guerre entre le Danemark et les duchés de 1848 à 1850, fut exilé lors du rétablissement de la paix et de la signature du traité de Londres. Son frère et lui furent dépouillés des ordres et dignités qu’ils avaient obtenus. Toutefois, à cause de leur parenté avec la famille royale, leurs propriétés ne furent pas confisquées ; celles du duc furent, il est vrai, retenues par le gouvernement danois, mais en échange, cette fois encore, d’une somme très considérable, qui constituait une avantageuse compensation. Le duc Christian souscrivit alors, sous la date du 30 décembre 1852, un acte de renonciation qu’il est très intéressant de rappeler dans les circonstances présentes. Le texte même de cet acte respire un parfum de féodalité mourante qu’il n’est pas inutile de faire revivre comme une preuve nouvelle de cette vérité, qu’il y a au fond des tristes débats de l’Allemagne contemporaine une cause efficace de trouble et de malaise qui n’est autre que la transition inévitable de l’ancien état féodal, çà et là subsistant, aux formes et à l’esprit de la civilisation moderne :


« Nous cédons et transmettons à sa majesté le roi de Danemark et à ses héritiers, pour nous, nos héritiers et nos descendans, tous les droits qui nous reviennent sur les terres et propriétés ducales des Augustenbourg, avec leurs dépendances, avec tous les châteaux, palais et édifices qui se trouvent sur ces terres, avec tout ce qui, sur ces terres, tient au sol, aux murs, à fer et à clou, notamment aussi avec le total de l’inventaire du bétail et matériel de labour et d’exploitation, ainsi qu’avec toutes les immunités et privilèges concernant ces terres ou les gens qui en font partie, que ces droits et privilèges soient fondés sur des contrats ou sur la tradition. »


Le duc d’Augustenbourg s’engageait ensuite, lui et sa famille, à établir désormais son séjour en dehors de la monarchie danoise. Il faisait vœu et promettait, sur sa parole et sur son honneur de duc, pour lui et sa famille, de ne rien entreprendre qui pût troubler ou mettre en péril la tranquillité dans les états du roi, et aussi de ne s’opposer en aucune façon aux mesures prises ou à prendre relativement à l’ordre de succession pour tous les pays actuellement réunis sous le sceptre royal. L’article 5 stipulait que le roi Frédéric VII ferait remettre au duc, comme indemnité, « un million cinq cent mille doubles rixdales, » un premier paiement devant avoir lieu à la Saint-Nicolas 1852, un second à la Saint-Jean, etc. Rien n’y manque, et le contrat est en bonne forme. De plus le roi de Danemark se chargeait des dettes contractées par les ancêtres du duc d’Augustenbourg ou par lui-même. Toutes ces sommes consenties et payées, quelques années s’écoulent, et le même duc qui naguère a signé cette renonciation et donné quittance transmet à son fils le duc Frédéric d’Augustenbourg, le lendemain de la mort du roi dont il a obtenu son pardon et un tel contrat, les mêmes prétentions qu’il a si bien vendues. C’est le cas de dire avec la comédie : Hé ! rendez donc l’argent[3] !

Voilà pourtant avec quels faux titres le nouveau prétendant s’offre à l’Europe, en demandant qu’on démembre pour lui une monarchie souveraine et qu’on foule aux pieds un traité solennel. Ces titres, fussent-ils plus sérieux, ne sont-ils pas primés encore par beaucoup d’autres ? Annulez le traité de Londres : qu’importe ? Ce traité n’a été que la constatation et la reconnaissance par l’Europe des conventions très régulières qui avaient été faites auparavant. Comment M. le duc d’Augustenbourg et les petites cours allemandes, ses’ fidèles alliées, oublient-ils qu’alors même se présenteraient de nouveau, avant les prétentions qu’on veut faire valoir, les incontestables droits de la princesse Louise et ensuite ceux de l’empereur de Russie ?

En résumé, et quelques raisonnemens qu’on puisse opposer aux prétentions anti-danoises, où en sont aujourd’hui les perspectives de guerre, et à quelle distance est-on d’une telle extrémité ? Il est certain que le Danemark, et nous pouvons ajouter l’Europe, a tout à craindre de la passion qui possède en ce moment l’Allemagne. Tout un parti nombreux et d’une excessive ardeur répand des proclamations, ouvre des bureaux d’enrôlemens volontaires, organise des souscriptions, et demande à grands cris l’occupation immédiate des duchés par une force allemande quelconque. Ce parti a failli l’emporter dans la diète de Francfort, et la mesure qu’il a fait adopter aurait coupé court à tout espoir de conciliation ; mais il se compose des démocrates allemands avec le National Verein à leur tête, et de tels chefs, très habiles agitateurs, il est vrai, ne règnent cependant pas encore en maîtres sur toute l’Allemagne. Leurs agens s’entendent à merveille à faire signer des adresses et à répandre des pamphlets ; pourtant, dans les duchés, ils n’ont réussi ni à soulever le Lauenbourg, qui reste entièrement fidèle au nouveau roi Christian IX, ni à disposer en leur faveur une partie même du Slesvig : dans le Holstein seulement, ils ont recueilli un certain nombre d’adhésions en faveur du duc Frédéric d’Augustenbourg. En Allemagne, il est curieux de voir les combats qu’ils ont à livrer contre les dispositions des classes moyennes, dès qu’il s’agit de passer à l’action, et contre celles des grandes cours, mises en défiance contre toute témérité. Leur mécontentement est extrême par exemple contre la bourgeoisie de la ville libre de Hambourg, où le directeur de la police a recommandé la réserve aux journaux et interdit les meetings et les levées de corps francs. Les violentes harangues et les placards injurieux n’ont pas manqué contre ces magistrats d’une ville allemande qui osaient douter du droit national contre le Danemark, contre ces banquiers où les souscriptions populaires trouvaient fort mauvais accueil, contre ces riches négocians enfin auxquels « le souffle empesté du dieu Mammon a fait perdre le sens, » et qui, par un mauvais calcul, « paieront plus cher leur perfidie envers la patrie allemande qu’ils n’eussent payé une juste rupture avec un ennemi sans pudeur. » Quant aux cours d’Allemagne, les plus petites sont, il est vrai, tout à la dévotion du National Verein, elles lui ont servi de berceau et lui préparent des asiles. Parmi celles de second ordre, on conçoit aisément que la Bavière, encore sous le coup de la révolution de Grèce, et non signataire du traité de Londres, ait une conduite fort nettement décidée, et, pour ce qui touche la Saxe, il y a peut-être lieu d’y redouter l’activité de M. de Beust : on entend dire volontiers à Dresde que ce premier ministre « a la tête trop grosse pour un royaume de cette étendue ; » mais les grandes cours, quel que soit leur besoin de popularité au milieu de leurs embarras intérieurs, ne sont pas sans réfléchir sur la responsabilité qui résulterait pour elles d’une action politique, et elles ont assez de force pour ne pas se livrer d’elles-mêmes à un entraînement extérieur et dangereux. La Prusse et l’Autriche ont ainsi fait contrepoids, dans les dernières résolutions de la diète de Francfort, à la minorité qui voulait une occupation immédiate des duchés ; à la majorité très faible, il est vrai, de 8 voix contre 7, elles ont fait décider l’exécution pure et simple en réservant la question de la succession. Toutefois la situation de MM. de Bismark et de Rechberg n’en est pas devenue plus facile en présence des chambres de Berlin et de Vienne. On reproche ici à M. de Rechberg de s’être associé au ministère prussien, et l’on se montre assez peu ardent d’ailleurs pour une agitation qui profiterait surtout au parti national et démocratique, c’est-à-dire à l’Allemagne du nord. La situation de M. de Bismark paraît plus difficile encore. Faut-il croire qu’à la cour de Berlin une influence suprême ait voulu à tout prix soutenir le prétendant à la suite d’une quasi-promesse de vassalité, et que le premier ministre, avant de pouvoir reconnaître nettement, de concert avec la cour de Vienne, les obligations du traité de Londres, ait presque dû offrir sa démission, pendant que la chambre des députés luttait auprès du roi en faveur du duc d’Augustenbourg ? Ce qui est sûr, c’est que, par certains côtés du moins, comme diversion au débat parlementaire, comme solution de la question militaire depuis si longtemps pendante, la question des duchés, renaissant avec une telle ardeur, a dû plaire à cette cour, et c’est précisément sur cette pente funeste que nous craignons de voir les complications actuelles se précipiter vers la guerre.

Le Danemark de son côté vient de faire une concession nouvelle en abolissant, il y a quelques jours, les ordonnances du 30 mars concernant l’administration intérieure du Holstein. Par cette mesure, il a enlevé tout prétexte à l’exécution allemande, puisqu’il a fait table rase. Une récente proclamation de Christian IX annonce de nouvelles libertés aux Holsteinois. Si la population pouvait prendre le dessus et se débarrasser des influences seigneuriales qui la dominent, tout serait bien vite concilié entre un gouvernement qui offre autant de libertés qu’on en peut vouloir et des peuples qui, livrés à eux-mêmes, n’auraient aucune raison pour refuser de telles offres. Demandera-t-on encore au Danemark d’abolir la constitution du 18 novembre dernier, destinée à régler les affaires communes entre le Danemark propre et le duché de Slesvig ? En vérité nous ne savons si la nation danoise y consentira jamais, quand même son gouvernement serait de cet avis. Aujourd’hui l’union est complète entre le Danemark et son nouveau roi ; Christian IX, en acceptant la constitution du 18 novembre dès les premiers jours de son avènement, a mérité les applaudissemens et la confiance de son peuple ; mais le souvenir de cet acte récent et solennel exige aussi que la nouvelle charte ne soit pas mise en question. Si le Danemark croit devoir faire encore cette concession, nous craindrons pour lui une série désormais illimitée de mécomptes, comme nous craignions hier une attaque violente et imméritée : nous voulons espérer que l’abolition des ordonnances du 30 mars suffira pour faire retarder l’exécution fédérale et ajourner la lutte.

Une fois encore l’Europe se tourne vers les grandes puissances pour invoquer leur autorité médiatrice. Les envoyés extraordinaires chargés de complimenter le nouveau roi à l’occasion de son avènement vont se trouver réunis à Copenhague. Leurs instructions leur permettront-elles d’intervenir avec fruit ? On paraît croire en Allemagne qu’ils multiplieront les conseils de prudence, mais sans que leurs gouvernemens, fort peu décidés à une action commune, veuillent reconnaître encore la question comme européenne. Il faudra cependant un jour ou l’autre consentir à voir dans le germe le fruit à venir. Le rétablissement de la paix entre le Danemark et l’Allemagne, l’arrangement simultané des deux questions soulevées aujourd’hui ne seront possibles qu’à une seule condition : c’est que l’Allemagne renonce à se mêler des affaires du Slesvig, et n’est-ce pas là une affaire absolument européenne ? Le débat se réduit, à vrai dire, bien que l’Allemagne ne veuille pas l’avouer, à ce seul point. Il ne s’agit pas de M. le duc d’Augustenbourg, à qui peu de gens en réalité s’intéressent ; il s’agit du Slesvig, que l’Allemagne veut toujours attirer à elle, et que le Danemark ne peut laisser écarter de lui sans signer sa propre déchéance. Or sait-on bien que le seul document sur lequel on s’appuie est en dernière analyse la charte du 6 mars 1460, qui affirme l’inséparable union du Slesvig avec le Holstein ? N’est-elle donc pas enfin déchirée, cette capitulation du XVe siècle, par les actes solennels de 1720, par les renonciations diverses de tant de prétendans, et n’est-il pas ridicule que, si près, de nous, des discussions de droit purement féodal, de droit du XVe siècle, cent fois mises à néant, mais renaissant encore et se mêlant d’une façon bizarre aux passions démocratiques de notre temps, viennent en plein XIXe siècle menacer sérieusement notre sécurité ?


A. Geffroy.
  1. M. de Lagrèze en a récemment publié une traduction (1 volume in-18, chez Dentu). On sait que le frère du roi de Suède, le prince Oscar, est aussi un poète distingué.
  2. Voyez, sur les limites qu’il convient d’assigner à cette vague doctrine, un livre fermement écrit : Du Principe des Nationalités, par M. Louis Joly ; Didier, 1863.
  3. D’après ce qui a transpiré en Allemagne des négociations récentes entre les cours de Berlin et de Vienne, on serait tombé d’accord sur la convenance qu’il y aurait à ce que le prétendant restituât les 3 millions de thalers au prix desquels son père a vendu les droits des Augustenbourg. Cela est fort bien ; mais le Danemark a le droit sans doute de refuser le remboursement.