Hetzel (p. 465-479).

XIV

quittes !

À Tombouctou ! C’est-à-dire dans cette ville où semblent se centraliser tous les mystères de la mystérieuse Afrique, dans cette ville aux portes infranchissables pendant des siècles, qui, peu de mois plus tard, devaient pourtant s’ouvrir devant les colonnes françaises.

Mais le Maure ne pouvait prévoir l’avenir et conduisait ses prisonniers au centre légendaire de toutes les transactions du désert, au grand marché des esclaves.

En réalité, il était peu probable qu’il les amenât lui-même à destination. Les pilleurs d’épaves qui infestent les côtes de l’Atlantique s’éloignent rarement à une telle distance de la mer. Vraisemblablement, la bande des Maures, ainsi que cela se fait d’ordinaire, vendrait, à mi-chemin, ses prisonniers à quelque caravane de Touareg, sous la garde desquels s’achèverait le voyage.

Ce détail n’avait, au surplus, qu’une bien mince importance pour les misérables naufragés. Que ce fût sous la conduite d’un cheik maure ou d’un cheik targui, c’étaient, dans tous les cas, plus de quinze cents kilomètres à franchir, et un tel parcours exigerait au moins deux mois et demi. De ceux qui partaient, combien arriveraient au but ? Combien jalonneraient de leurs os blanchis la longue route déjà si souvent jalonnée ?

La première journée ne parut naturellement pas trop pénible. On était reposé, l’eau était abondante et saine. Mais il n’en serait plus de même, quand la succession des lieues ferait saigner les pieds fatigués et meurtris, quand on n’aurait plus, pour calmer la soif allumée par un soleil de feu, qu’une eau corrompue et parcimonieusement distribuée.

Hamilton et Blockhead, du moins, ne connaîtraient pas ces tortures et leur échapperaient par la mort. Mal remis encore de leur fièvre, à peine entrés en convalescence, la force leur manqua dès le début. Déjà, le matin, ils avaient éprouvé la plus grande peine à faire l’étape, et ils s’étaient laissés tomber comme des masses au moment de la sieste. Mais, l’après-midi, ce fut bien autre chose. Leurs membres engourdis refusèrent tout service, et au bout de quelques kilomètres, il leur devint impossible de faire un pas de plus.

À partir de cet instant, un martyre incessant commença pour eux et pour leurs compagnons. Tombant presque à chaque pas, se relevant pour retomber aussitôt, ils étaient traînés par le reste de la colonne. Le soir, au moment de la halte définitive, ils ressemblaient plus à des cadavres qu’à des créatures vivantes, et nul ne douta que le lendemain ne fût leur dernier jour.

Fort heureusement, les autres naufragés supportaient mieux l’épreuve.

En tête, ainsi qu’il a été dit, s’avançait le capitaine Pip, un peu désorienté au milieu de ces dunes semblables à des vagues qu’un navire n’aurait pu entr’ouvrir sous son étrave. Le capitaine espérait-il toujours ? C’était probable, car un caractère de cette trempe ne saurait, dans aucune circonstance, être accessible au désespoir. Son visage, aussi fermé et froid que de coutume, ne donnait d’ailleurs aucune indication à cet égard. Au surplus, il n’en était pas besoin. Son aspect eut suffi à gonfler de courage le cœur du plus lâche.

La plaie du coup de matraque avait séché toute seule au soleil. Du sang, qui d’abord en avait abondamment coulé, la moustache, la poitrine et l’épaule étaient devenues rougeâtres. Certains eussent pu avoir l’air terrible ainsi. Mais telle n’était pas la caractéristique du capitaine, dont tout l’être ne disait que l’invincible volonté. Le premier de ses marins, il marchait d’un pas ferme comme son âme, et, rien qu’à le voir, on se sentait gagné par son énergie et son espérance tenace.

Depuis son dernier dialogue avec le cheik, il n’avait pas prononcé vingt paroles, et encore ces rares confidences avaient-elles été adressées exclusivement au fidèle Artimon, qui, la langue pendante, trottinait à côté de son maitre.

« Master ! avait d’abord simplement dit le capitaine, d’une voix pleine de tendresse que le chien avait parfaitement su discerner.

Puis, une demi-heure plus tard, le capitaine s’était montré plus explicite.

Après avoir préalablement louché d’une effrayante manière et craché avec mépris dans la direction du cheik :

— Master ! avait-il formulé du ton le plus affirmatif, nous sommes dans une péripétie, par la barbe de ma mère ! »

Et Artimon de secouer ses longues oreilles, comme contraint à une fâcheuse approbation.

Depuis, le capitaine n’avait plus ouvert la bouche. De temps en temps, l’homme regardait le chien et le chien regardait l’homme, voilà tout. Mais que ces regards valaient de discours !

À l’étape, Artimon s’assit sur son derrière, quand son maître s’étendit sur le sable. Et celui-ci partagea avec son chien sa maigre pitance et l’eau qui lui fut parcimonieusement distribuée.

Après le capitaine, venaient l’état-major, l’équipage et les serviteurs divers du Seamew défunt, se suivant dans un classement qui n’avait rien de hiérarchique. Que pensaient-ils, ceux-là ? En tous cas, ils subordonnaient leurs opinions personnelles celles du commandant qui avait la charge de penser pour tous. Tant que le chef aurait confiance, ils ne désespéreraient pas. L’ordre d’agir, s’il devait être donné, les trouverait prêts, à quelque moment qu’il arrivât.

Au dernier matelot, succédait le premier passager, auquel faisait suite la longue file de ses compagnons.

Les femmes, pour la plupart, pleuraient ou se lamentaient à mi-voix, et surtout les épouses et les filles d’Hamilton et de Blockhead, assistant, impuissantes, à l’agonie de leurs pères et de leurs maris.

Les hommes se montraient plus fermes en général, chacun traduisant son énergie dans la forme particulière à son caractère. Si Piperboom avait faim, Johnson avait soif. Si le clergyman Cooley puisait dans la prière un secours efficace, Baker par contre ne décolérait pas, et ne cessait de mâchonner les plus terrifiantes menaces. Quant à Thompson, l’âme en déroute, il pensait uniquement à la sacoche qui lui avait été subtilisée.

Roger, lui, trouvait encore la force de l’ironie. Placé près de Dolly, il s’acharnait à relever le moral de la jeune fille en la faisant rire, par la contagion d’une gaieté héroïquement simulée.

En premier lieu, abordant son sujet habituel, il avait daubé largement sur l’imprévu de cet invraisemblable voyage. Au fond, rien était-il plus comique que le spectacle de ces gens, partis faire un petit tour à Madère, en train de se transformer en explorateurs du Sahara ? Dolly n’ayant pas paru goûter toute la finesse de ce comique un peu spécial, Roger, piqué au jeu et jurant de faire oublier à la jeune fille les tristesses de la route, était bravement entré dans le vaste champ du calembour. Depuis lors, c’était un feu roulant de coq-à-l’âne, plus ou moins hilarants, de mots plus ou moins bien venus, pour lesquels tout lui était bon, le cheik, les Maures, le Sahara, le ciel et la terre, si bien qu’enfin un frais éclat de rire vint le récompenser de tant d’efforts. Roger conclut alors que tout cela n’était pas sérieux, que le coup de main de ces moricauds, à si faible distance du Sénégal, constituait une folie, que l’on serait délivré le lendemain au plus tard, et que, d’ailleurs, on se délivrerait très bien soi-même au besoin.

Comment Dolly n’aurait-elle pas eu confiance en d’aussi consolantes affirmations ? La situation pouvait-elle être réellement grave, quand Roger plaisantait d’un cœur si léger ! D’ailleurs elle n’avait qu’à regarder sa sœur, pour que ses dernières inquiétudes fussent dissipées.

Alice ne plaisantait pas, elle, car ce n’était pas sa manière, mais sur son visage éclatait la sérénité de son âme. Malgré le départ de la caravane, malgré le temps qui s’écoulait, malgré tout, elle ne doutait pas de la délivrance. Oui, le salut viendrait, Roger avait raison de l’affirmer, et tout ceci n’était qu’une épreuve qui resterait sans durée.

Soutenue, portée par ces deux volontés, Dolly ignora le découragement, et quand, le soir, elle s’endormit à l’abri d’une tente, que le cheik, pour des motifs de lui connus, avait fait dresser spécialement pour ses deux prisonnières, elle avait la certitude de se réveiller dans la liberté.

L’aube, pourtant, la réveilla prisonnière. Les sauveurs attendus n’étaient pas venus pendant la nuit, et une nouvelle journée commençait qui allait ajouter d’autres kilomètres de sable entre les naufragés et la mer.

Pourtant, à leur grand étonnement, le signal du départ ne leur fut pas donné à l’heure de la veille. Le soleil s’éleva sur l’horizon, atteignit le zénith, sans qu’aucun préparatif parût être fait parmi l’escorte.

Quelle pouvait être la cause de cette prolongation imprévue de la halte ? À cet égard, toutes les suppositions étaient permises, mais, seule, Alice possédait les éléments d’une hypothèse plausible.

Réveillée la première, ce matin même, elle avait aperçu Jack Lindsay et le cheik en conférence. Écouté avec ce calme particulier aux Orientaux, Jack parlait en mettant dans son discours toute l’animation dont son caractère sombre était susceptible. Évidemment, il cherchait à prouver quelque chose, il plaidait. Au demeurant, le cheik et lui semblaient être les meilleurs amis du monde, et, si invraisemblable que cela fût, Alice eut le sentiment qu’ils avaient eu des relations antérieures.

Et en vérité sa perspicacité ne l’égarait pas. Oui, le cheik et Jack Lindsay se connaissaient.

Après avoir vu Robert tomber, Jack, qui, ne pouvant prévoir l’intervention d’Artimon, considérait son ennemi comme mort, s’était empressé de poursuivre la réalisation du plan qu’il avait formé.

Ce plan était d’une monstrueuse simplicité.

Puisqu’il lui était interdit d’atteindre isolément sa belle-sœur, trop bien protégée au milieu de ses compagnons, sans s’exposer lui-même à des représailles, il frapperait tout le monde. Il avait, en conséquence, commencé par supprimer Robert, puis, ayant ainsi rendu impossible l’arrivée de tout secours, il s’était aventuré dans le désert en quête d’alliés. Sur cette côte parcourue par des pillards, que les naufragés attirent, comme les batailles attirent les corbeaux, il rencontrerait sûrement quelque bande, dût-il pour cela sillonner plusieurs jours le désert.

Il n’avait pas eu si longtemps à attendre. Avant la fin du jour suivant, assailli à l’improviste par une dizaine de Maures Oulad-Delim, il s’était vu traîner devant le cheik avec lequel il conversait maintenant, et réduit à une captivité qui mettait le comble à ses vœux.

Cet Oulad-Delim, qui comprenait un peu l’anglais, avait aussitôt essayé d’interroger son prisonnier dans cette langue, et celui-ci avait répondu aux questions de la meilleure grâce du monde. Il avait dit son nom : Jack Lindsay, en ajoutant qu’à peu de distance se trouvait un grand nombre d’Européens, parmi lesquels sa propre femme, qui, puissamment riche, payerait volontiers une forte rançon pour la commune délivrance d’elle-même et de son mari.

Mis de cette façon sur la piste, les Maures avaient envahi le camp, et Roger, dans une bonne intention, avait, en somme, confirmé les premiers renseignements donnés par Jack Lindsay. Ainsi s’expliquait la satisfaction du cheik en entendant le nom de l’une de ses prisonnières et la nouvelle assurance de la richesse de sa famille. Ainsi s’expliquait aussi qu’il eût conçu assez de confiance dans les affirmations du prétendu mari de celle-ci, pour se sentir ébranlé par les observations que le fourbe se risquait à lui faire dès le second jour du voyage, au point de prolonger la halte pendant une journée entière.

Patiemment, Jack Lindsay se dirigeait vers son but. Avoir fait tomber la caravane aux mains des Maures ne pouvait lui être profitable, que s’il réussissait à recouvrer personnellement sa liberté.

Il s’était donc risqué à démontrer au cheik l’illogisme de sa conduite. Il lui avait représenté que, s’il emmenait ainsi tout le monde jusqu’à Tombouctou, personne n’aurait la possibilité de lui verser les rançons auxquelles il lui plairait de tarifer les libertés. En ce qui concernait particulièrement sa femme, à lui, Jack Lindsay, capable, il le répétait, de verser à elle seule une somme considérable, comment se la procurerait-elle, quand elle serait hors d’état de communiquer avec l’Amérique et l’Europe ? N’était-il pas plus naturel que l’un des passagers, et de préférence Jack Lindsay, fût, des maintenant, mené sous escorte jusqu’aux possessions françaises où il lui serait facile de s’embarquer. Il se hâterait alors de réunir la rançon de sa femme, et en même temps celles des autres naufragés, puis il reviendrait dans un endroit fixé, en Tripolitaine par exemple, ou à Tombouctou, ou ailleurs, verser les sommes convenues contre la liberté de tous.

Jack Lindsay avait fait valoir par tous les moyens ces observations très justes en réalité, et il avait eu la joie de les voir accueillies. Le cheik avait décidé que l’on resterait au repos durant toute cette journée, qu’il occupa à fixer les rançons de ses divers prisonniers.

Jack Lindsay touchait au but. Ces rançons, qu’il irait soi-disant chercher, il se garderait bien de les réunir en réalité. Les naufragés se débrouilleraient comme ils le voudraient. Pour lui, il se contenterait d’aller tout simplement en Amérique, où, tôt ou tard, il parviendrait bien à faire reconnaître le décès de sa belle-sœur, et à en hériter par conséquent, fût-ce au prix de quelques… irrégularités que son habileté, il s’en flattait, saurait bien rendre inoffensives.

Certes, l’idée de laisser derrière lui tant d’accusateurs possibles, et qui pouvaient devenir des accusateurs terribles, si jamais l’un d’eux recouvrait sa liberté, ne lui souriait qu’à demi. Mais il n’avait pas le choix des moyens. D’ailleurs, gardé par les Africains féroces et par le désert, plus féroce encore, un prisonnier s’échappe-t-il jamais ?

Toutefois, une dernière difficulté se dressait devant Jack. S’il voulait partir sans encombre, il fallait nécessairement que son départ eût lieu avec l’assentiment général. Le cheik, en effet, allait informer les naufragés du chiffre auquel il avait fixé chaque rançon et leur apprendre le nom de l’émissaire choisi. Jack devait donc jouer jusqu’au bout la comédie du dévouement, faire des promesses de circonstance, accepter les lettres de tous, quitte à jeter à l’eau à la première occasion cette correspondance inutile. À cela, pas de difficulté, car Jack estimait avec juste raison que ses compagnons n’avaient aucun motif de le suspecter plutôt qu’un autre.

Malheureusement, il jugeait tout cela moins simple, en pensant à sa belle-sœur. De celle-là aussi le consentement était nécessaire. Il constituait même le consentement principal. Jack réussirait-il à l’obtenir ?

Pourquoi pas ? se disait-il. Et cependant, en se rappelant, de quelle façon Alice avait refusé le nom qu’il lui offrait, en songeant à la scène du Curral das Freias, une inquiétude le troublait.

Entre sa belle-sœur et lui, une explication était en tous cas nécessaire. Pourtant, son hésitation était telle, que, durant toute cette journée de repos, il en recula l’instant d’heure en heure. La nuit tombait, quand, se décidant tout à coup à en finir, il franchissait enfin le seuil de la tente où Alice avait trouvé refuge.

Alice était seule. Assise sur le sol, le menton dans la main, elle songeait, à peine éclairée par une rudimentaire lampe à l’huile, dont la lueur fumeuse mourait avant d’avoir atteint les parois de la tente.

En entendant Jack, elle se redressa brusquement, puis attendit qu’il voulût bien donner l’explication de sa visite. Mais celui-ci était embarrassé. Il ne savait comment entrer en matière. Un long moment, il resta silencieux, sans qu’Alice fît aucun effort pour l’aider à vaincre sa gêne.

« Bonsoir, Alice, dit enfin Jack. Vous m’excuserez de vous importuner à pareille heure. J’ai à vous faire une communication qui ne souffre pas de retard.

Alice persista dans son silence, sans manifester la moindre curiosité.

— Vous avez remarqué que la caravane n’a pas continué sa route aujourd’hui, reprit Jack avec une timidité croissante, et vous vous en êtes sans doute étonnée. Je l’étais également, quand le cheik m’a donné ce soir les raisons de sa conduite.

À ce point, Jack fit une pause, espérant un mot d’encouragement qui ne vint pas.

— Comme vous le savez, poursuivit-il, c’est dans un pur but de lucre que les Maures ont envahi notre camp. Leur objectif est beaucoup moins de nous réduire en esclavage, que de tirer de fortes rançons de ceux qui sont en état d’en verser. Mais ces rançons, il faut encore que l’on puisse se les procurer, et c’est pourquoi le cheik a décidé de rester ici le temps nécessaire pour envoyer jusqu’aux possessions françaises l’un de nous choisi par lui, qui, au nom des autres naufragés et au sien propre, réunirait les sommes exigées et irait les verser à un endroit fixé contre remise des prisonniers.

Jack fit inutilement une nouvelle pause, afin de provoquer une interruption.

— Vous ne me demandez pas, suggéra-t-il, qui de nous le cheik a choisi pour cette mission ?

— J’attends que vous me le disiez, répondit Alice d’une voix calme qui ne rassura pas son beau-frère.

— En effet, dit-il en souriant avec effort.

Toutefois, il considéra que quelques périphrases supplémentaires ne seraient pas superflues.

— Vous devez penser, reprit-il, que l’attention du cheik s’est portée spécialement sur Dolly et sur vous, après ce que lui a dit M. de Sorgues. Le fait qu’on vous a dressé cette tente suffirait au besoin à vous en convaincre. C’est donc votre rançon, qui sera la plus forte, que le cheik tient par-dessus tout à recouvrer. D’autre part, il a été très frappé de la similitude de nos noms, et il m’a longuement interrogé à ce sujet. J’ai cru bien faire en me permettant un mensonge analogue à celui de M. de Sorgues. Bref, Alice, afin d’avoir plus de pouvoir pour votre défense, et bien que cela, hélas ! ne soit pas vrai, j’ai dit au cheik que j’étais votre mari.

Jack, après avoir prononcé ces mots, guetta un signe d’approbation ou de désaveu. Alice ne fit ni l’un ni l’autre. Elle écoutait, simplement, attendant la conclusion. Cette conclusion, il fallait bien enfin la formuler.

— Certes, s’écria Jack, j’ai été bien surpris du résultat de mon mensonge. Dès qu’il connut les prétendus liens qui nous unissent, le cheik pensa, et en cela il ne se trompe pas, que j’apporterais à votre délivrance plus de dévouement que pas un de nos compagnons, et il me choisit sur-le-champ pour aller réunir les rançons exigées.

Ses vaisseaux brûlés, Jack respira largement. Alice n’avait pas bronché.

Décidément, cela marchait tout seul.

— J’espère, continua-t-il d’une voix plus assurée, que vous ne désapprouverez pas le choix du cheik et que vous consentirez à me confier les lettres et les signatures nécessaires pour me procurer les sommes que je devrai rapporter.

— Je ne vous remettrai pas ces lettres, dit avec froideur Alice, en fixant plus attentivement son beau-frère.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons.

— Ayez la bonté de me les dire, repartit vivement Jack, et discutons-les en bons parents, si vous le voulez bien.

— En premier lieu, déclara Alice posément, sachez que je suis opposée à l’envoi d’un messager quelconque en ce moment.

— Vous me paraissez oublier que M. Morgand est parti nous chercher du secours.

— Il est parti, mais il ne revient pas, objecta Jack.

— Il reviendra, affirma Alice d’un ton d’invincible certitude.

— Je ne pense pas, dit Jack avec une ironie dont il ne fut pas maître.

Alice se sentit le cœur étreint par une subite angoisse. D’un effort énergique, elle dompta cette faiblesse, et, debout maintenant, bien en face de son misérable beau-frère :

— Qu’en savez-vous ? dit-elle.

Jack fut effrayé du changement et, prudemment, battit en retraite.

— Rien, c’est évident, balbutia-t-il, rien… Ce ne sont que des pressentiments… Mais, pour moi, je suis persuadé que M. Morgand, qu’il ait ou non échoué dans sa tentative, ne reviendra pas, et que nous n’avons pas de temps à perdre pour essayer de reconquérir notre liberté avec nos seules ressources.

Alice avait repris tout son calme.

— Je ne suis pas éloignée de croire, dit-elle lentement, que vous possédiez, en effet, des renseignements particuliers sur le voyage héroïque que M. Morgand a entrepris pour le salut commun…

— Que voulez-vous dire ? interrompit Jack d’une voix tremblante.

— Il peut donc se faire, continua imperturbablement Alice, que vous ayez raison et que M. Morgand ait trouvé la mort dans sa tentative, Toutefois, vous me permettrez d’être d’un avis différent. Pour ma part, jusqu’au moment où la longueur du temps écoulé m’aura prouvé mon erreur, j’aurai dans son retour une inébranlable foi.

La chaleur avec laquelle Alice avait prononcé ces derniers mots montrait que, sur ce point, elle serait irréductible.

— Soit ! accorda Jack. Je ne vois pas, d’ailleurs, en quoi la possibilité du retour de M. Morgand est un obstacle à la combinaison qui m’a été proposée. Quel inconvénient peut-il y avoir à mettre deux chances de notre côté ?

— Je crois vous avoir dit, repartit Alice, que j’avais deux objections à formuler contre votre projet. Je ne vous ai dit que la première.

— Quelle est donc l’autre ?

— La seconde objection, formula Alice en se redressant de toute sa taille, c’est que je blâme formellement le choix du messager. Non seulement je ne favoriserai pas votre départ en vous remettant les lettres que vous me demandez, mais encore je m’y opposerai de tout mon pouvoir, en commençant par réduire votre mensonge à néant.

— Vraiment, Alice, insista Jack, devenu livide en voyant s’écrouler ses projets, quel motif avez-vous d’agir ainsi ?

— Le meilleur de tous, dit Alice. La conviction où je suis que vous ne reviendriez pas.

Jack, terrifié, recula jusqu’à la paroi de la tente. Ses intentions percées à jour, son plan devenait irréalisable. Il tenta cependant un dernier effort.

— Quelle effroyable accusation, Alice ! s’écria-t-il en cherchant à mettre de la douleur dans sa voix. Que vous ai-je fait pour que vous me suspectiez ainsi ?

— Hélas ! répondit tristement Alice, je me souviens du Curral das Freias !

Le Curral das Freias ! Ainsi donc, Alice avait vu, et, depuis lors, avertie, elle avait pu lire, comme dans un livre, dans l’âme malsaine de son beau-frère.

Celui-ci comprit sur-le-champ que la partie était perdue. Il n’essaya pas une justification à l’avance inutile. Tout son cœur de boue lui remonta aux lèvres.

— Soit ! siffla-t-il. Mais je ne conçois pas que vous ayez l’aplomb de me reprocher le Curral das Freias. Sans moi, auriez-vous été sauvée par un beau jeune homme, comme dans les romans ?

Alice, indignée, dédaigna de répondre au venimeux insulteur.

D’un bond, Alice s’était élancée sur Jack Lindsay.

Elle se bornait à le congédier du geste, lorsqu’une voix s’éleva tout à coup du seuil de la tente, que la lumière de la lampe laissait dans une ombre incertaine.

— Ne craignez rien, madame, disait-on. Je suis là.

Alice et Jack s’étaient retournés en tremblant du côté de cette voix décisive et calme et, soudain, tous deux poussèrent un cri, cri de bonheur pour Alice, rugissement de fureur pour Jack, quand le visiteur inattendu pénétra dans le cercle de lumière.

Robert Morgand était devant eux.

Robert Morgand vivant ! Jack perdit la raison dans l’excès de sa colère.

— Eh ! bégaya-t-il, sa langue paralysée par la rage, c’est le beau jeune homme lui-même ! En quoi une discussion de famille peut-elle intéresser le cicérone Morgand ?

Robert, toujours calme, fit un pas vers Jack Lindsay. Mais, entre les deux hommes, Alice s’interposa. D’un geste hautain, elle obtint le silence.

— M. le marquis de Gramond a le droit de connaître tout ce qui regarde sa femme, dit-elle en couvrant de ses regards illuminés son beau-frère impuissant.

— Voilà un marquisat bien subit ! ricana celui-ci. C’est sans doute à Tombouctou que vous espérez convoler ?

Une pensée subite lui traversa l’esprit. Si Robert était là, il ne devait pas y être seul. Le camp, sans doute, était au pouvoir des Français ramenés par lui, et ce qu’avait annoncé Alice cessait, par conséquent, d’être une chimère pour devenir une réalité. À cette pensée, un flot de fureur le souleva de nouveau. Il porta la main à sa ceinture, et l’en retira armée de ce même revolver avec lequel déjà il s’était essayé dans l’assassinat.

— Vous n’êtes pas encore marquise ! cria-t-il en dirigeant le canon vers Robert.

Mais Alice veillait.

D’un bond, elle s’était élancée sur Jack Lindsay. Avec une force décuplée, elle se cramponnait à son bras, le désarmait. Le coup partit cependant, mais la balle déviée se perdit à travers le toit de la tente.

— Quittes ! dit Alice, avec un sourire de triomphe, en jetant le revolver fumant aux pieds de Robert.

Au coup de feu de Jack, d’autres coups de feu répondirent immédiatement. Un ouragan de balles déchira l’air. Des cris éclatèrent, mélange de jurons en plusieurs langues.

Jack Lindsay avait chancelé. Française ou arabe, une balle s’était égarée dans la tente et avait frappé à mort le misérable. À peine eut-il le temps de porter les deux mains à sa poitrine, qu’il s’écroulait sur le sol.

Alice, hors d’état de rien comprendre à ce qui arrivait, se tourna vers Robert, une question sur les lèvres. Les événements ne lui laissèrent pas le loisir de parler.

Comme une trombe, la tente fut emportée, un tourbillon d’hommes passa en hurlant, et, entraînée par Robert qui aussitôt repartit dans l’ombre, Alice se retrouvait au milieu des autres femmes de la caravane. Toutes étaient là, y compris Dolly qui serra sa sœur dans ses bras.

Bientôt d’ailleurs, Robert revenait, suivi du capitaine, de Roger de Sorgues et de tous les autres naufragés. En manquait-il ? Le lendemain seulement, il serait possible de s’en assurer.

Une demi-heure plus tard, après avoir rassemblé ses hommes, placé ses grand’gardes, pris toutes ses précautions contre un retour offensif de l’ennemi, un officier français arrivait, le dernier. Le joyeux sourire de la victoire sur les lèvres, bien en vue dans la lumière éclatante de la lune, il salua les dames d’un geste circulaire, et, s’adressant directement à Robert :

« Les moricauds sont dispersés, mon cher monsieur, dit-il gaiement.

Mais sans attendre un remerciement bien naturel, il s’était élancé.

— Tiens ! de Sorgues ! s’écria-t-il en apercevant Roger. Vous en étiez donc ?

— Comment va, mon cher Beaudoin ? répondit Roger. Et pourquoi n’en aurais-je pas été, s’il vous plaît ?

— Elle est bonne ! » affirma philosophiquement l’officier français en allumant une cigarette.