Hetzel (p. 95-107).

VII

le ciel se couvre.

L’aube naissait à peine, quand un vacarme assourdissant interrompit le sommeil des hôtes du Seamew. La machine grondait, le pont résonnait sous la chute de corps lourds. Les plus obstinés dormeurs durent céder. Maugréant, pestant, les passagers, jusqu’au dernier, avaient fait, avant sept heures, leur apparition sur le spardeck, privé ce jour-là de son habituel lavage.

Le long du bord, des chalands étaient amarrés, portant des sacs de charbon que le treuil enlevait et précipitait dans la soute.

« C’est charmant ! dit Saunders à très haute voix, à un moment où Thompson passait près de lui. Comme si on n’aurait pas pu embarquer ce charbon deux heures plus tard !

Cette juste observation rencontra de l’écho.

— C’est évident, approuva avec énergie sir Hamilton.

— C’est évident ! » répéta le pasteur Cooley, d’ordinaire plus conciliant, au milieu des murmures de tous les passagers.

Thompson ne vit rien, n’entendit rien. Souriant, il traversait les groupes, et, le premier, riait du contre-temps. Après tout, affirmait-il, rien de meilleur que de se lever tôt ! Comment n’aurait-on pas été désarmé par cette indestructible gaieté ?

Le programme, ce jour-là, annonçait une excursion à la « Caldeira » ou « Chaudière », nom habituel des volcans aux Açores. Le départ se fit correctement à huit heures. Sur le quai, une troupe d’ânes et d’âniers attendait les voyageurs.

Malgré les promesses de l’hôtelier, aucun cheval n’humiliait par sa présence ses cousins dégénérés. Rien que des ânes. Soixante-cinq ânes et soixante-cinq âniers, à raison d’un homme par animal. À la vue de ce nombreux troupeau, des protestations s’élevèrent de nouveau parmi les touristes. Aller à ânes ! Beaucoup s’y refusèrent d’abord avec énergie. Les uns, tels que le pasteur, alléguèrent leurs rhumatismes, d’autres, comme lady Heilbuth, mirent en avant des raisons de pudeur, d’autres enfin, et particulièrement sir Hamilton, parlèrent de leur dignité compromise. Saunders, lui, ne donna aucune raison, et ne fut pas néanmoins le plus timide dans ses récriminations. Thompson dut parlementer longuement. Pendant un quart d’heure, les cris des femmes, les jurons des âniers, les demandes, appels, interjections se fondirent en une dissonante harmonie.

Au fond, la majorité s’amusait de bon cœur. Renfermés durant sept jours, embrigadés le huitième, les touristes s’égayaient en somme de cette promenade imprévue. Ces magistrats, ces officiers, négociants, rentiers, dont était formé le chargement humain du Seamew, tous gens graves par l’état et par l’âge, redevenaient jeunes pour un jour, et bientôt, jeunes ou non, minces ou bedonnants, enfourchèrent joyeusement les ânes indifférents et paisibles. Saunders, la face plus froide à mesure que la gaieté de ses compagnons s’accentuait, sauta en selle le dernier, sans prononcer une parole.

Tigg avait été le premier.

Pendant que la discussion suivait son cours, Bess et Mary, ses deux anges gardiens, n’avaient pas perdu leur temps. Successivement, elles avaient examiné les soixante-cinq ânes, passé la revue de toutes les selles, et s’étaient assuré les trois montures les meilleures et les plus confortablement garnies. Tigg, bon gré mal gré, avait dû s’installer sur l’un de ces ânes, après quoi, les misses Blockhead avaient continué à l’entourer de leurs tendres soins. Était-il bien ? Ne lui manquait-il rien ? Leurs blanches mains avaient réglé la longueur de ses étriers. Elles lui eussent mis la bride en main, si l’âne açorien eût comporté cet accessoire, ou quoique ce fût lui ressemblant.

Aux Açores, les rênes sont remplacées par un ânier. Armé

il demeura impassible.

d’un long aiguillon avec lequel il le dirige, l’ânier marche à côté de l’animal. Maître Aliboron va-t-il trop vite, ou descend-il une pente un peu raide, l’ânier le retient tout simplement par la queue.

« Affaire de latitude ! dit Roger en riant. Chez nous, le mors n’est pas du même côté, voilà tout ! »

Quand tout le monde fut prêt, Thompson s’aperçut que trois ânes demeuraient sans propriétaires. L’énergique trembleur Johnson était, selon sa promesse, parmi les absents. Quant aux deux autres, ils n’étaient et ne pouvaient être que le jeune ménage devenu invisible depuis la veille.

À huit heures et demie, la cavalcade — analcade serait plus exact — se mit en mouvement. En tête, « analcadait » Thompson, flanqué de son lieutenant Robert, et, derrière eux, le régiment suivait deux par deux.

En remontant la rue principale de Horta, cette troupe de soixante-deux cavaliers, escortée par soixante-deux piétons, fit nécessairement révolution. Tous ceux qui ne s’étaient pas oubliés dans la douceur matinale des draps parurent aux portes et aux fenêtres. De ceux-là, fut le cérémonieux Luiz Monteiro. Drapé noblement dans un vaste manteau, accoudé dans une pose pleine de dignité contre le chambranle de sa porte, il regarda défiler la longue théorie des touristes, sans qu’aucun mouvement trahît les agitations possibles de son âme. À un certain moment pourtant, cette statue de la politesse parut s’animer, son regard brilla : sir Hamilton passait.

Bien que privé du secours de son lorgnon, le baronnet eut néanmoins le bonheur de reconnaître son inflexible professeur de civilité et, la mort dans l’âme, il dessina un superbe salut. Ce salut, le fier Luiz Monteiro le rendit en se courbant jusqu’à terre, et rentra immédiatement dans sa boutique. Sans doute, apaisé, allait-il procéder à la réparation promise !

On arriva bientôt à l’endroit où la rue principale se divise en deux branches. La tête de la colonne s’engageait dans celle de droite, quand un cri s’éleva, suivi de piétinements et d’exclamations confuses. Tous s’arrêtèrent sur place, et Thompson, revenant sur ses pas, se porta rapidement sur le théâtre de l’incident.

À l’un des derniers rangs, deux corps gisaient sur le pavé inégal. L’un, celui d’un âne, l’autre, à peine moins vaste, celui de van Piperboom — de Rotterdam.

Celui-ci du moins était sans blessure. Thompson le vit se relever paisiblement et contempler d’un air triste sa malheureuse monture. L’âne açorien a beau en effet être un robuste animal, il est des limites à sa force. Ces limites, van Piperboom les avait franchies, et, de la rupture de quelque vaisseau, ou par toute autre cause, son âne était mort, bien mort, et ne se releva pas.

Ce ne fut pas sans un énorme tapage que cette constatation put être faite. Dix minutes s’écoulèrent au milieu des éclats de rire des touristes et des exclamations des guides, avant que le décès de l’âne fût officiellement reconnu. Restait à trouver le remède. Toute autre monture n’allait-elle pas avoir le même sort ?

« Que diable ! s’écria Thompson impatienté, nous n’allons pas rester ici jusqu’au soir ! Si un âne ne suffit pas, qu’on en mette deux ! »

En entendant cette proposition fidèlement traduite par Robert, l’ânier se frappa le front d’un air inspiré, et rapidement il dévala la pente. Quelques instants plus tard, on le vit revenir, accompagné de trois de ses collègues, escortant avec lui quatre animaux frais. Un appareil bizarre, fait de deux fortes perches munies en leur milieu de sangles disposées en forme de fauteuil, réunissait les ânes deux à deux. Piperboom, aux applaudissements de ses compagnons, fut hissé à grands renforts de bras sur l’un de ces sièges improvisés, et la caravane put enfin continuer sa route.

Robert, à la prière de Thompson, demanda toutefois auparavant quel était l’usage des deux ânes jumelés qui suivaient à vide. L’ânier interrogé mesura de l’œil la masse inquiétante de son voyageur.

« Un relais ! » dit-il.

Si rapidement qu’on eût opéré, neuf heures sonnaient quand la colonne se remit en marche. Thompson fit recommander au guide de tête de se hâter le plus possible. Il n’y avait pas de temps à perdre, si l’on voulait franchir avant la nuit, aller et retour, les dix-huit kilomètres séparant la Caldeira de Horta. Mais le guide interpellé secoua la tête d’une manière peu encourageante, et les ânes ne firent pas une enjambée de plus. Robert calma de son mieux l’impatient Thompson, en lui expliquant qu’on tenterait vainement de modifier l’allure toujours pareille d’un âne açorien. Ce sont bêtes placides. On apprécierait par contre la sûreté de leur sabot dans les difficiles chemins qu’il faudrait affronter bientôt.

« Pour le moment, la route est bonne en tous cas », grommela Thompson.

La route, assez étroite, ne présentait en effet aucune difficulté particulière. Après avoir traversé, au sortir de Horta, de belles plantations d’orangers, la colonne se trouvait maintenant dans une large vallée, aux flancs couverts de champs et de prairies parsemés de bouquets de hêtres. La pente douce et régulière offrait aux pieds des animaux un appui solide. Mais, à mesure que les touristes s’éloignaient de la mer, l’aspect du pays se modifia. Aux hêtres succédèrent d’abord les pins, pressés les uns contre les autres, puis par degrés toute culture cessa, et la route, devenue sentier, fit un crochet vers la gauche et s’éleva en lacets sur le flanc de la vallée rétrécie.

C’est alors que les ânes montrèrent ce dont ils étaient capables. Bien secondés par leurs conducteurs qui les excitaient de la voix et de l’aiguillon, les bonnes bêtes, pendant une heure et demie, s’élevèrent sans un faux pas sur ce raidillon au sol rocailleux et fuyant.

Au cours de cette ascension, il arriva que Piperboom fut dans une position assez critique. À de brusques tournants, son hamac se trouva plus d’une fois suspendu au dehors du sentier tracé. Il demeura impassible, il faut le reconnaître, et, s’il éprouva quelque crainte, la combustion de sa pipe n’en fut pas troublée un seul instant.

Parvenus au sommet de ce difficile sentier, les touristes débouchèrent dans une nouvelle vallée beaucoup plus large que la précédente et développée en une sorte de plateau entouré de collines. Là, Piperboom changea de fauteuil, afin de laisser aux huit pattes de l’autre un repos mérité.

Quand les voyageurs jetèrent autour d’eux un premier regard, ils purent se croire transportés dans un autre pays. La pauvreté remplaçait l’abondance. Partout les signes de la richesse naturelle et de l’incurie humaine. De tous côtés, une terre fertile que les habitants indolents abandonnaient aux mauvaises herbes. Seuls, quelques champs de lupin, de manioc ou d’ignames, verdoyaient, tôt bornés par la désolation environnante. À des étendues d’herbes folles succédaient des étendues de broussailles, faites de myrtes, de genévriers, de buis, de cèdres rabougris, que le sentier traversait ou contournait. Quelques cabanes, masures plutôt, apparaissaient de loin en loin. Un seul village, encombré de porcs et de chiens au milieu desquels on eut peine à se frayer passage, fut rencontré vers onze heures et demie. Après, ce fut la solitude. Les rares habitants que l’on croisait, des femmes pour la plupart, passaient graves et silencieux, enveloppés dans les plis de leur vaste manteau, le visage caché sous la retombée d’un énorme capuchon. Tout disait la misère de ces îles, dont la vie, en raison du manque de routes, s’est concentrée sur le littoral.

Il était une heure bien sonnée, quand on parvint au point extrême de la Caldeira, à 1021 mètres d’altitude. Exténués, mourants de faim, les voyageurs se répandaient en récriminations. Hamilton et Saunders n’étaient plus seuls à se plaindre du mépris dans lequel on tenait le programme. Les meilleurs estomacs faisant d’ordinaire les meilleurs caractères, rien d’étonnant si les gens habituellement les plus paisibles se montraient à cette heure les plus ardents à protester.

Mais, tout à coup, les légitimes griefs furent oubliés…

Les voyageurs venaient d’arriver au sommet de la Caldeira. Si Anglais, c’est-à-dire si indifférents qu’ils fussent, ils ne purent le demeurer devant le spectacle sublime offert à leurs yeux.

Sous l’immensité de l’azur, au milieu de la mer enflammée par un soleil triomphal, l’île se déployait à leurs pieds. Elle apparaissait toute, nettement dessinée, avec ses pics secondaires, ses contreforts, ses vallons, ses ruisseaux, ses récifs brodés d’écume neigeuse. Vers le Nord-Est, le sommet de Gracieuse surgissait dans le lointain. Plus près et plus à l’Est, la longue île de Saint-Georges semblait s’étendre mollement sur les vagues comme sur une couche berceuse, et, par-dessus ses montagnes et ses plaines, une vapeur indécise montrait la place de Tercère aux confins de l’horizon reculé. Au Nord, à l’Ouest, au Sud, rien n’était que l’espace. Le regard, suivant dans ces directions une impeccable courbe, se heurtait soudain, revenu à l’Est, à la masse gigantesque de Pico.

Par un hasard très rare, le Pic, débarrassé de brumes, s’élançait d’une seule venue dans le ciel lumineux. Royal, il dépassait de mille mètres son entourage de monts plus humbles, et s’érigeait, orgueilleux et dominateur, dans la glorieuse paix de ce beau jour.

Après cinq minutes de contemplation, on se remit en marche, et, deux cents mètres plus loin, ce fut un spectacle d’un autre genre. Devant les touristes alignés sur la crête dessinant un circuit régulier de six kilomètres, l’ancien cratère du volcan se creusait. Là, le sol s’effondrait, descendant d’un seul coup ce qu’on avait eu tant de peine à gravir. Sur les parois de ce gouffre de six cents mètres, des arêtes tourmentées rayonnaient du centre à la circonférence, formant entre elles d’étroits vallons obstrués par une impénétrable végétation. Tout au fond, sous les rayons perpendiculaires du soleil, étincelait un petit lac, que l’ennui d’un Anglais peupla naguère de cyprins aux écailles d’or et d’argent. Autour de ce lac, des moutons paissaient mettant des taches blanches sur le vert clair de l’herbe et le vert plus sombre des fourrés.

Le programme comportait une descente au fond du cratère éteint. Toutefois, en raison de l’heure tardive, Thompson osa proposer de donner pour cette fois une entorse à la règle. Le croirait-on, certains protestèrent. Mais les autres, en bien plus grand nombre, opinèrent pour un prompt retour. Nouveauté imprévue ! sir Hamilton fut le plus farouche de ces contempteurs de la loi. C’est qu’en vérité sa situation était par trop misérable. En vain il avait religieusement suivi la direction du doigt indicateur de Robert, en vain il s’était consciencieusement tourné vers Pico, Saint-Georges, Gracieuse, Tercère, vers ce lac enfin enfoncé dans les profondeurs de la montagne, sir Hamilton, privé de son indispensable lorgnon, n’avait rien vu de toutes ces merveilles, et l’admiration, pour lui moins que pour tout autre, ne pouvait contrebalancer les souffrances de l’estomac.

La majorité l’emporta, comme il est d’usage, et la colonne refit en sens inverse le chemin parcouru. Au reste, il y fallut moins de temps. À deux heures et quart, les touristes parvenaient au village déjà traversé. C’est là qu’on devait déjeuner. Ainsi l’avait déclaré Thompson.

Les plus intrépides se sentirent inquiets en pénétrant dans ce village misérable, comptant à peine une douzaine de masures. On se demanda comment Thompson avait jamais pu espérer y trouver à déjeuner pour cent vingt-sept mâchoires exaspérées par un jeûne prolongé. On put constater, d’ailleurs, que Thompson n’avait aucune lumière à cet égard, et qu’il comptait uniquement sur sa chance pour résoudre ce problème ardu.

La caravane s’était arrêtée au milieu du sentier élargi formant la rue du village. Ânes, âniers, touristes, attendaient immobiles, entourés d’une affluence de porcs et de chiens mêlés d’enfants à la mine hébétée, dont le nombre faisait honneur à la fécondité légendaire des épouses açoriennes.

Après avoir longtemps promené autour de lui un regard angoissé, Thompson enfin prit son parti. Appelant Robert à son secours, il se dirigea vers la plus vaste chaumière, sur la porte de laquelle un homme à l’air de brigand s’accoudait, en contemplant le spectacle pour lui insolite de la caravane anglaise. Ce ne fut pas sans peine que Robert réussit à comprendre le patois barbare de ce paysan. Il y parvint cependant, et Thompson put annoncer que le déjeuner serait servi dans une heure.

À cette annonce, de violents murmures éclatèrent. C’était dépasser les bornes. Thompson dut déployer tout son génie. Allant de l’un à l’autre, il prodigua les amabilités les plus délicates, les compliments les plus flatteurs. Qu’on lui fît crédit de cette heure. Il avait annoncé que le déjeuner serait prêt à trois heures et demie, il le serait.

Il le fut.

Le paysan s’était éloigné rapidement. Il revint bientôt accompagné de deux indigènes mâles et de cinq ou six du sexe opposé. Tout ce monde conduisait les animaux qui devaient faire les frais du repas, et parmi lesquels figurait une vache à la tête ornée de cornes gracieuses, et dont la taille ne dépassait pas quatre-vingts centimètres, soit à peu près celle d’un gros chien.

« C’est une vache de Corvo, dit Robert. Cette île a la spécialité de cet élevage de modèle parfait mais réduit. »

Le troupeau et ses conducteurs disparurent dans l’intérieur. Une heure plus tard, Thompson put annoncer que le déjeuner était prêt.

Ce fut un repas bien singulier.

Quelques-uns des touristes seulement avaient réussi à trouver place dans la maison. Les autres s’étaient installés le mieux possible en plein air, qui sur le pas d’une porte, qui sur une grosse pierre. Chacun, sur ses genoux, tenait une calebasse, à laquelle était dévolu le rôle de l’assiette absente. Quant aux cuillères et fourchettes, il eut été insensé d’y songer.

En voyant ces préparatifs, Saunders s’égayait fort. Était-il possible que des gens convenables tolérassent l’incroyable désinvolture avec laquelle les traitait ce Thompson ? Des protestations allaient naître, des déchirements survenir, et des drames. Saunders, à cette pensée, se sentait d’une humeur charmante.

Et, de fait, il semblait bien que la colère couvât au cœur des passagers. Ils parlaient peu. Absence d’études préalables des excursions, manque total d’organisation, on prenait évidemment fort mal ces fantaisies de l’Administrateur Général.

Robert comprenait aussi, et autant que Saunders, à quelle épreuve Thompson, par son imprévoyance, mettait la patience de ses souscripteurs. Quel repas, pour ces bourgeois aisés habitués au confort, pour ces femmes élégantes et riches ! Mais, contrairement à Saunders, loin de s’égayer de cette situation, il s’efforçait de réparer dans la mesure de ses forces les erreurs de son chef hiérarchique.

En furetant dans les masures du village, il découvrit une petite table à peu près convenable et des escabeaux à peu près complets. Aidé de Roger, il transporta à l’ombre d’un cèdre ce butin, qui fut offert aux dames Lindsay. En continuant leur chasse, les deux jeunes gens firent d’autres trouvailles. Des serviettes, quelque vaisselle, des couteaux, trois couverts d’étain, — presque du luxe ! — En peu de minutes, les trois passagères américaines eurent devant elles une table du plus séduisant aspect.

Si les deux Français avaient eu besoin d’un salaire, ils se fussent jugés largement payés par le regard dont les gratifièrent les deux sœurs. Évidemment, ils leur avaient sauvé plus que la vie, en leur évitant de manger avec les doigts. Mais tout payement eut été usuraire. Cette chasse mouvementée avait été par elle-même un plaisir. Emporté par la gaieté, Robert sortait de son habituelle réserve. Il riait, plaisantait, et, sur l’invitation de Roger, il ne fit aucune difficulté pour prendre place à la table dressée grâce à son zèle ingénieux.

Cependant, on commençait à servir le déjeuner, si l’on peut employer cet euphémisme. Les cuisiniers improvisés s’étaient transformés en pittoresques maîtres d’hôtel. Transportant au milieu des groupes capricieusement disséminés une vaste marmite en terre, ils emplissaient les calebasses d’une sorte de ragoût bizarre, assez fortement pimenté pour faire passer le vin épais du pays. D’autres rustiques serviteurs disposaient à côté des convives des quignons de pain propres à exciter l’effroi des estomacs les plus robustes par leurs proportions colossales.

« Pays du pain, ici, expliqua Robert en réponse à une exclamation d’Alice. Aucun de ces paysans qui en consomme moins de deux livres par jour. Un de leurs proverbes affirme que « tout avec le pain fait l’homme sain ».

Il était douteux que les estomacs européens se montrassent d’équivalente capacité. Pas un des voyageurs qui n’esquissât une grimace en enfonçant la dent dans cette pâte grossière faite avec la farine du maïs.

Les Lindsay et leurs compagnons prenaient gaiement leur parti de cet insolite repas. La table, toute blanche grâce aux serviettes juxtaposées, donnait à l’aventure un air de fête champêtre. On s’amusait juvénilement. Robert oubliait qu’il était l’interprète du Seamew. Pour une heure, il redevenait un homme comme les autres, et se montrait tel qu’il était, c’est-à-dire charmant et plein d’entrain. Malheureusement, tandis qu’il rejetait inconsciemment le fardeau de sa position, celle-ci ne le lâchait pas. Un insignifiant détail allait le rappeler à la réalité des choses.

Au ragoût avait succédé une salade. Ce n’était certes pas le moment de se montrer difficile. Cependant, malgré le vinaigre dont elle était largement assaisonnée, cette exécrable salade fit pousser des cris à tous les convives. Robert, appelé par Thompson, dut interroger le paysan.

« C’est du lupin, Excellence, répondit celui-ci.

— Eh bien ! reprit Robert, il est coriace, votre lupin.

— Coriace ? répéta le paysan.

— Oui. Coriace, dur.

— Je ne sais pas, dit l’indigène d’un air stupide. Je ne trouve pas ça dur, moi.

— Ah ! vous ne trouvez pas cela dur ?… Et ce n’est pas salé non plus, sans doute ?

— Ah ! pour salé, c’est salé. C’est l’eau de mer, Excellence. Le lupin y sera resté trop longtemps.

— Bon, dit Robert. Mais pourquoi avoir mis ce lupin dans l’eau de mer ?

— Pour enlever son amertume, Excellence.

— Eh bien ! mon ami, je suis fâché de vous dire que l’amertume est restée.

— Alors, fit le paysan sans s’émouvoir, c’est qu’il n’a pas trempé assez longtemps. »

Il n’y avait évidemment rien à tirer de ce rustre. Le mieux était de se résigner en silence. Les convives se rejetèrent donc sur le pain de maïs, dont, contrairement aux prévisions, plus d’un estomac britannique estima la quantité insuffisante.

Robert fit comme les autres. Mais sa gaieté s’était envolée. Il ne reprit pas place à la table joyeuse. Solitairement, il acheva son repas, revenu à la réserve, dont il regrettait déjà d’être sorti un instant.

Vers quatre heures un quart, la caravane se remit en marche. Le temps pressant, les ânes durent coûte que coûte adopter le pas accéléré. La descente du sentier en lacets fut des plus mouvementées. Accrochés aux queues de leurs bêtes, les âniers se laissaient traîner sur la pente raide et glissante. Les femmes, les hommes même, poussèrent plus d’une exclamation d’inquiétude. Seul, Piperboom continua de montrer un front serein. Après avoir englouti des quantités énormes de lupin sans donner aucun signe de malaise, il se laissait tranquillement bercer par ses deux ânes. Confortablement installé, il dédaignait les difficultés de la route, et, paisible, il s’entourait de l’éternel nuage de fumée dont il charmait son éternel repos.

Dans la rue de Horta, Hamilton, accompagné de Robert, s’empressa d’aller réclamer son lorgnon, qui lui fut remis avec de grandes démonstrations de politesse, auxquelles il se garda de répondre. Ses désirs satisfaits, il revenait immédiatement à son insolence naturelle.

À huit heures, les ânes et les âniers renvoyés et payés, tous les voyageurs, toilette faite, se retrouvèrent, exténués, affamés, autour de la table du Seamew, et jamais la cuisine du maître-coq n’eut autant de succès.

Revenus quelques instants auparavant, les jeunes mariés étaient aussi à la table commune. Où avaient-ils passé ces jours ? Peut-être ne le savaient-ils pas. Évidemment, ils n’avaient rien vu, et, maintenant encore, ils ne voyaient rien de ce qui n’était pas eux-mêmes.

Saunders, lui, n’avait pas les mêmes raisons d’être distrait. Et ce qu’il discernait remplissait d’aise cet aimable gentleman. Quelle différence entre ce dîner et celui de la veille ! Hier, on causait gaiement, on était joyeux. Aujourd’hui, les convives montraient des visages sombres et mangeaient en silence. Décidément, cette fantaisie du déjeuner ne passait pas aussi bien que Thompson avait osé l’espérer. Saunders ne put jusqu’au bout contenir son bonheur. Il fallait nécessairement que Thompson en reçût quelque éclaboussure.

« Steward ! appela-t-il d’une voix éclatante, encore un peu de ce romsteck, je vous prie.

Puis, s’adressant à travers la table au baronnet, son compère :

— La nourriture des hôtels de premier ordre, ajouta-t-il avec une ironique emphase, a du moins cela de bon qu’elle rend supportable celle du bord. »

Thompson sauta sur sa chaise comme s’il eût été piqué par un insecte. Il ne répliqua rien cependant. Et vraiment, qu’aurait-il pu répondre ? L’opposition, cette fois, avait pour elle l’opinion publique.