Hetzel (p. 166-179).

XI

une noce à saint-michel.

Le réveil, au matin du 25 mai, fut morose à bord du Seamew. Depuis la veille, on aurait dû être parti, depuis l’avant-veille même, si un premier jour de retard n’avait été perdu avant d’atterrir à Fayal.

Personne n’avait songé à cette conséquence, pourtant logique, des événements de Tercère. Quand le Seamew avait quitté la rade d’Angra, aucun autre steamer n’y était mouillé. Pouvait-on prévoir que le Camoens y arriverait en temps utile pour rattraper les fugitifs à Saint-Michel ?

Parmi les passagers, peu acceptaient avec une âme tranquille ce nouvel incident du voyage. La plupart ne se gênaient pas pour manifester leur mauvaise humeur, et, non sans quelque injustice, attribuaient à Thompson la responsabilité de cette déconvenue, dont il était, à tout prendre, la première victime. Quel besoin de braver ouvertement les autorités de Tercère ? S’il avait agi avec plus de circonspection, l’affaire eût pris sans doute une autre tournure.

Bien plus ! quand on remontait aux origines, c’est alors que la faute de l’Agence apparaissait évidente. Si, contrairement à ses engagements, on n’était pas arrivé à Fayal le 18 au lieu du 17, on eût quitté Tercère dès le soir du 20 mai. Les passagers du Seamew n’eussent ainsi été mêlés en aucune façon à cette absurde histoire de voleurs dont on ne pouvait prévoir la solution.

Les irréconciliables Saunders et Hamilton se montraient, on serait surpris du contraire, les plus ardents à récriminer sur cette thèse. Aucune circonstance n’aurait pu être plus propice aux manifestations de leur hargneuse ponctualité. Le verbe haut, ils péroraient au milieu d’un cercle approbateur, au premier rang duquel figurait, tout en fumant sa pipe, Van Piperboom — de Rotterdam.

Le Hollandais avait-il compris dans quelle désagréable situation il se trouvait, ainsi que tous ses compagnons ? En tous cas, il n’était pas chiche de signes approbateurs, en écoutant, sans d’ailleurs y comprendre un mot, les périodes des leaders de l’opposition.

Don Hygino, lui aussi, se faisait remarquer parmi les plus enflammés. Il s’emportait en paroles violentes. Il menaçait, lui Portugais, son propre pays des représailles du Cabinet de Saint-James. Quel besoin de se déplacer travaillait donc le seigneur portugais ? Quelle importance avait un retard, pour un homme qui, à l’entendre, ne savait que faire de son temps ?

Thompson, quand il passait à côté du groupe hostile dont Saunders s’était constitué le grincheux Tyrtée, faisait humblement le gros dos. Dans son for intérieur, il excusait la mauvaise humeur de ses passagers. Proposer aux gens un agréable voyage d’un mois environ, leur faire verser dans ce but une somme respectable, puis les tenir bloqués dans le port de Ponta-Delgada, il y avait de quoi exaspérer les plus patients. Encore un peu, et ceux mêmes qui jusque-là lui étaient restés fidèles allaient l’abandonner, il le voyait, il le sentait. Sans se répandre en violentes récriminations comme Saunders, Hamilton et leurs sectateurs, certains, tels que le clergyman Cooley, avaient déjà insinué que, si les choses ne s’arrangeaient pas rapidement, ils renonceraient au voyage commencé et rentreraient en Angleterre par le vapeur qui passe mensuellement à Saint-Michel. C’était là un symptôme grave.

En regard de cette imposante opposition, quels partisans demeuraient à Thompson ? Uniquement la famille Blockhead, copiant servilement l’optimisme de son chef. L’excellent épicier honoraire arborait une face toujours aussi réjouie, et il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas, en somme, autrement mécontent de se trouver mêlé à des complications diplomatiques.

Quant aux Lindsay et à Roger, ils étaient neutres. Ni adversaires, ni partisans de l’Administration. Des indifférents, simplement. Ils se préoccupaient fort peu des incidents dont leurs compagnons étaient si fort émus. À Ponta-Delgada, comme ailleurs, Alice et Dolly avaient l’agrément de leur réciproque présence, et pouvaient s’égayer de la verve joyeuse de l’officier français.

Aidé par les facilités de la vie de bord, celui-ci s’était aisément emparé d’une place abandonnée par le maussade et taciturne Jack. Peu après le départ, les deux sœurs et lui ne se quittaient déjà plus, et leur intimité ne laissait pas de faire jaser les bonnes langues de leurs compagnons. Mais qu’importait aux libres Américaines ? Et Roger ne semblait pas se soucier davantage des cancans. Sans aucun mystère, il faisait bénéficier ses compagnes du précieux trésor de sa gaieté. Entre Dolly et lui particulièrement, c’était un éclat de rire perpétuel. En ce moment même, le nouvel incident était encore un prétexte à plaisanteries sans fin, et Roger ne cessait de s’égayer d’un voyage si bien organisé.

À cette intimité des trois passagers Robert se mêlait peu à peu. Quelle que fût sa réserve prudente, il aurait eu mauvaise grâce à résister trop rigoureusement aux avances de son compatriote et de Mrs. Lindsay, dont la curiosité était éveillée à son endroit. Il devenait donc moins sauvage, il causait. Et l’humble interprète, à mesure qu’il se laissait pénétrer, justifiait la flatteuse faveur des passagers qui l’admettaient en leur compagnie. Tout en restant sagement à sa place, il rejetait en quelque mesure auprès d’eux la livrée d’emprunt qu’il avait revêtue, il redevenait lui-même et s’abandonnait parfois à des causeries dans lesquelles il trouvait un charme toujours plus aigu. Lors de l’éboulement des Sept Cités, c’est au hasard seul qu’il avait reporté les remerciements d’Alice Lindsay. Hasard en tous cas singulièrement aidé par ses nouvelles habitudes, qui multipliaient les rencontres entre les deux sœurs et lui.

Mais, même en comptant ces indifférents au nombre de ses partisans résolus, Thompson était obligé de convenir que son armée était bien réduite, et il se torturait la cervelle à rechercher les moyens de mettre fin à une aussi lamentable situation. Le premier était évidemment un recours au consul britannique. Malheureusement l’interdiction d’avoir avec la terre la moindre communication le rendait impossible. Thompson tenta sans succès une démarche auprès du lieutenant commandant les forces de police à bord du Seamew. Il fallait attendre la perquisition. Jusque-là, rien à faire.

Le capitaine Pip assistait de loin au colloque qui aboutit à cette conclusion. Sans les entendre, il devinait les paroles des deux interlocuteurs, et, de colère, il pétrissait outrageusement le bout de son nez, tandis que ses prunelles divergeaient en un terrifiant strabisme. Voir son armateur réduit à cette humiliation de solliciter le bon vouloir d’un policier portugais, cela dépassait l’entendement du brave capitaine. Si Thompson l’eût consulté, assurément l’honnête marin eût conseillé quelque coup de tête, comme par exemple de sortir fièrement en plein jour, couleurs au vent, sous le canon des forts.

Mais Thompson ne songeait pas à recourir aux lumières de son capitaine. Tout entier à la conciliation, il s’efforçait de temporiser, en satisfaisant tout le monde. Tâche difficile, s’il en fût.

Quelqu’un de moins patient, c’était la pauvre Thargela. Sans ces malheureux incidents, le moment n’était plus éloigné où elle serait devenue la femme de Joachimo. L’envie la brûlait d’aller trouver cet officier inflexible, qui le serait moins peut-être pour elle. Elle n’hésita plus à tenter cette audacieuse démarche, quand elle vit Joachimo, venu à sa rencontre, lui faire de son canot des gestes désespérés.

Thargela se dirigea résolument vers l’officier de police et lui exposa la situation où la mettait l’arrêté du Gouverneur. Fut-ce la justice de sa cause, fut-ce plutôt le retentissement que cette histoire avait eu à travers l’île, ou simplement l’effet des beaux yeux de la suppliante ? Toujours est-il que l’officier se laissa convaincre. Il envoya à terre un émissaire, qui revint bientôt en apportant l’ordre de débarquer Thargela, à la condition qu’en arrivant à terre elle se soumettrait à une visite minutieuse de ses vêtements et de sa personne. Cette clause eût indiqué, si on ne l’avait su déjà, combien le blocus était sévère.

Libre, la jeune Açorienne fut prompte à profiter de sa liberté. Auparavant toutefois, elle prit le temps d’aller remercier Thompson et Alice Lindsay, qui s’était montrée particulièrement favorable à sa cause. À tous deux elle dit un grand merci, en les invitant gentiment à venir au bal de ses noces avec tous leurs compagnons.

Thompson, à cette invitation, ne répondit que par un pâle sourire, tandis qu’Alice l’acceptait, avec les seules restrictions imposées par les circonstances.

Son devoir de gratitude rempli, Thargela s’envola joyeusement.

Il était près de quatre heures, quand une grande embarcation amena le long du bord trois personnes qu’il était facile, à leurs allures, de reconnaître pour des magistrats, accompagnés de deux femmes dont le rôle futur demeurait incertain. Parmi les arrivants, Thompson reconnut au premier coup d’œil le corrégidor laconique auquel, deux jours plus tôt, il avait eu affaire. Ce fut celui-ci qui prit la parole, et cela au moyen d’un seul mot, que Robert traduisit aussitôt.

« Perquisition, » dit-il, en mettant le pied sur le pont.

Thompson s’inclina en silence et attendit le bon plaisir de ses visiteurs, qui, avant de procéder à la perquisition annoncée, s’étaient arrêtés quelques instants à la coupée, et jetaient au préalable sur l’ensemble du navire un coup d’œil investigateur.

Quand il jugea que cet examen avait assez duré, le corrégidor invita Thompson à faire monter les passagers sur le spardeck. La chose étant faite par avance, Thompson se borna à montrer du geste le cercle de visages inquiets dont ils étaient entourés.

« Messieurs, prononça le corrégidor, un vol estimé à dix mille contos de réis — (six millions de francs) — a été commis à Tercère. Une prime de un pour cent, soit cent contos de réis — (soixante mille francs) — est offerte à qui fera découvrir le voleur. C’est vous dire l’importance que le Gouvernement attache à cette affaire qui a soulevé d’indignation nos religieuses populations. En raison de la conduite suspecte de vos armateurs et de votre capitaine, — ici, le capitaine Pip échangea avec Artimon un regard de pitié, et, du haut de la passerelle, cracha dans la mer avec mépris, — le voleur est véhémentement soupçonné de se cacher parmi vous. Vous avez donc intérêt, si vous voulez dissiper tout malentendu, à vous prêter docilement aux instructions que je suis chargé de vous transmettre, et que je ferais au besoin exécuter par la force.

Le corrégidor fit une pause. Il avait débité d’une haleine ce discours évidemment préparé. Désormais, il allait revenir à son habituelle concision.

— Passagers sur le spardeck avec officiers, dit-il en se tournant vers Thompson, équipage sur le gaillard. Seront gardés par mes hommes, pendant que nous procéderons à la visite du bâtiment.

Conformément à cet ordre traduit par Robert, tous, jusqu’au capitaine mâchonnant rageusement sa moustache, se groupèrent sur le spardeck, tandis que les hommes d’équipage étaient refoulés sur le gaillard d’avant. Un seul des passagers se sépara de ses compagnons et s’engagea, sans que personne le vît, dans le couloir central conduisant aux cabines. Ce passager, c’était don Hygino.

Qu’avait-il donc à faire dans l’intérieur du navire ? Pourquoi ce Portugais, seul, désobéissait-il aux ordres de l’autorité portugaise ? Peut-être, après tout, allait-il simplement chercher ses deux frères qu’on avait à peine aperçus depuis leur embarquement.

— Vos passagers sont au complet ? demanda le corrégidor quand tout le monde fut réuni. Au reste, veuillez faire l’appel.

Thompson obtempéra à ce désir. Mais, arrivé aux dernières lignes, ce fut en vain qu’il appela don Hygino, don Jacopo et don Christopho da Veiga.

Le corrégidor fronça le sourcil.

— Faites venir ces messieurs, commanda-t-il.

Un domestique dépêché à leur recherche ramena bientôt les trois frères. Visiblement, ils n’étaient pas dans leur assiette. Rouges, congestionnés, on eût juré qu’ils sortaient d’une violente querelle.

— Comment se fait-il, messieurs, que vous ne soyez pas avec vos compagnons ? demanda le corrégidor d’un ton sévère.

Ce fut comme d’habitude don Hygino qui répondit au nom de ses frères comme au sien.

— Mes frères et moi, monsieur, dit-il paisiblement, nous ignorions votre présence à bord.

— Hum !… fit le corrégidor.

Robert ne dit rien. Il eût fait cependant le serment d’avoir aperçu tout à l’heure le noble Portugais mêlé aux autres passagers. Sagement, il garda pour lui cette observation.

Au reste, le corrégidor n’avait pas fini son enquête relative aux frères da Veiga.

— Vous êtes Portugais, je crois, messieurs ? demanda-t-il.

— En effet, répondit don Hygino.

— C’est à Londres que vous vous êtes embarqués à bord de ce navire ?

— Pardonnez-nous, monsieur, à Tercècre seulement, répliqua don Hygino.

— Hum ! fit pour la seconde fois le corrégidor, en lançant à don Hygino un regard perçant. Et, bien entendu, vous n’avez sur ce navire aucune relation personnelle ?

Hamilton bouillait intérieurement en écoutant cet incroyable interrogatoire. Parle-t-on ainsi à des gentlemen ? Il n’y put tenir.

— Pardon, monsieur, dit-il, ces messieurs da Veiga ne manquent pas de relations ici, et ils ne seraient pas embarrassés d’y trouver des répondants.

— À qui ai-je l’honneur ?… demanda le pointu corrégidor.

Hamilton se redressa de manière à friser un lumbago.

— Au baronnet sir Georges Hamilton, dit-il d’un ton rogue.

Le corrégidor ne parut pas autrement ébloui.

— Fort bien, monsieur, fort bien ! dit-il assez cavalièrement.

Puis, ayant recommandé une fois de plus à tous les passagers de ne quitter le spardeck sous aucun prétexte, il disparut par l’un des capots, tandis que don Hygino échangeait avec Hamilton une chaleureuse poignée de mains.

La perquisition était commencée. Successivement, les furets de la police allaient parcourir les soutes, la cale, la machinerie, le poste de l’équipage, pour finir par les cabines des passagers. Au cours de cette visite méticuleuse, conduite par un magistrat dont l’aspect disait la finesse, pas un coin, si caché fût-il, ne resterait certainement inexploré.

Les passagers durent attendre longtemps. Deux heures s’écoulèrent avant que le corrégidor revînt sur le pont. Quelques minutes après six heures, il reparut enfin. L’expression renfrognée de son visage montrait assez qu’il n’avait rien trouvé.

— Dépêchons, dépêchons, messieurs, dit-il, en mettant le pied sur le spardeck. Nous allons maintenant procéder à la visite du pont et des agrès. Pendant ce temps, ces messieurs et ces dames voudront bien laisser inspecter leur personne.

Un mouvement de révolte courut parmi les passagers. L’escorte de police resserra le cercle.

— Fort bien ! fort bien ! dit le corrégidor. Vous êtes libres. Je me contenterai d’emmener les récalcitrants, et de les incarcérer jusqu’à ce que le gouverneur ait statué. Gardes, veuillez commencer l’appel.

Toute résistance était impossible. L’un après l’autre, chaque passager descendit dans sa cabine respective en compagnie d’un agent. C’est alors que fut expliquée la présence des deux femmes amenées par le corrégidor.

Celui-ci achevait de parcourir le navire. Les cordages furent soulevés, des hommes furent envoyés dans les hunes et jusqu’à la pomme des mâts. Pas un recoin ne fut oublié, au cours de cette perquisition conduite avec une admirable méthode.

Mais le meilleur limier ne peut rien trouver où il n’y a rien, et il était écrit que le malin corrégidor reviendrait bredouille de cette chasse impossible. À sept heures, tout avait été vu et revu inutilement.

— Libre pratique vous est rendue, dit-il aigrement à Thompson en se dirigeant vers la coupée.

— Nous pouvons donc descendre à terre ?

— Parfaitement.

— Et quitter l’île aussi sans doute ? insinua Thompson.

— Pour cela, monsieur, répondit sèchement le corrégidor, vous voudrez bien attendre que nous ayons reçu une réponse au rapport que nous allons incessamment envoyer à Tercère. »

Et, tandis que Thompson demeurait sur place, accablé, le corrégidor disparut, emmenant avec lui son escorte d’agents, de visiteurs et de visiteuses. Seuls, dix hommes de police commandés par un lieutenant demeuraient à bord, chargés de surveiller le navire consigné.

Pendant le dîner, les conversations furent vives. On était unanime à qualifier sévèrement la conduite du gouvernement portugais. Retenir le Seamew avant la perquisition, passe encore ! Mais après !

On se lasse de tout cependant, de la colère comme du reste. Bientôt, Alice put, au milieu d’un calme relatif, se risquer à transmettre à ses compagnons l’invitation de la gentille Thargela. Cette invitation fut mieux accueillie qu’on n’eût pu le craindre de ces touristes irrités. Obligés de rester à bord toute cette longue journée, ils acceptèrent avec plaisir la perspective d’une promenade nocturne et d’un spectacle original. C’est donc à peu près au complet que, vers neuf heures, ils entrèrent dans la salle où Thargela célébrait par un bal son union avec son cher Joachimo, et dans laquelle une centaine d’hommes et femmes dansaient à l’aise aux sons d’une musique endiablée.

Des acclamations accueillirent les Anglais. N’étaient-ils pas les véritables artisans du bonheur des deux jeunes gens ? Sans leur présence, la noce n’eût pas été complète. Aussi, leur fit-on fête, et de bon cœur.

Un instant suspendues, les danses reprirent bientôt. Les quadrilles succédaient aux polkas, les valses aux mazurkas. Mais vers onze heures un cri général s’éleva :

« La landun ! la landun ! »

À ce signal, tous firent cercle, et Thargela et Joachimo se mirent en devoir de satisfaire leurs amis, en exécutant cette danse nationale, pour laquelle les Açoriens de toutes classes ont une véritable passion.

La landun est sœur jumelle du boléro espagnol. Ce sont mêmes piétinements, mêmes renversements souples, mêmes mines mutines et provocantes. Il est à croire que Thargela exécuta habilement cette difficile danse de caractère, car de longs applaudissements saluèrent le jeune couple quand les castagnettes firent silence.

Vers minuit, la fête battait son plein. Le vin de Fayal avait porté au comble la gaieté des danseurs. Les passagers du Seamew se disposèrent à partir.

Auparavant cependant, Alice Lindsay, après avoir pris l’avis de ses compagnons, résolut de mettre à exécution une pensée qui lui était venue. Puisque le hasard les avait mêlés aux destinées de ces jeunes gens, pourquoi, par un élan de cœur, ne pas achever ce qu’ils avaient commencé ? Thargela, qui avait si ingénument réclamé leur protection, l’avait obtenue. Restait maintenant à vivre. Certes, avec un courageux garçon comme Joachimo, le nouveau ménage avait toutes chances d’y parvenir largement. Mais une petite somme d’argent, que les touristes n’auraient pas de peine à réunir entre eux, faciliterait en tous cas singulièrement l’avenir. Ce serait la dot de Thargela, et Joachimo, devenu son heureux mari, aurait fait du même coup une bonne affaire. Avoir marié Thargela, c’était bien. Assurer son avenir, c’était mieux encore.

Alice tendit donc la main pour sa petite protégée, et il est juste de dire qu’aucun de ses compagnons ne lui marchanda son obole.

Blockhead, le premier, se saigna de deux livres (cinquante francs), ce qui est raisonnable pour un épicier honoraire, et Saunders, Thompson et Tigg ne crurent pas pouvoir donner une somme moindre.

Johnson eût donné aussi sans doute, si, fidèle à son serment, il n’était demeuré à bord du Seamew.

Roger, entre les mains de la gracieuse passagère, versa galamment cinq louis en or de France.

Hamilton, qui, malgré son fâcheux caractère, avait bon cœur au fond, diminua dans cette occasion ses capitaux d’une belle bank-note de quatre livres (cent francs), qui parut donnée avec plaisir.

Alice remercia chaudement le généreux baronnet ; puis, continuant sa charitable quête, elle demeura saisie, en se trouvant en face de Robert.

Sans lui dire un mot, sans paraître honteux de la modicité de son offrande, Robert, avec un geste plein d’une grâce fière, remit à la jolie quêteuse une pièce portugaise de mille réis (six francs), et tout d’un coup Alice se sentit rougir malgré elle, jusqu’à la racine des cheveux.

Irritée de cette faiblesse, dont elle n’eût pu dire la cause, Alice

La fête battait son plein.

remercia d’un signe de tête et, se détournant rapidement, sollicita le passager suivant.

Le passager suivant n’était autre que le noble don Hygino. Si Hamilton avait fait princièrement les choses, don Hygino les fit royalement. Une bank-note de quarante livres (mille francs), tel fut le don magnifique dont il gratifia Mrs. Lindsay. Peut-être y mit-il un peu trop d’ostentation, peut-être déplia-t-il la bank-note de manière que tout le monde pût en lire la valeur, avec une lenteur que le goût réprouvait. Mais c’était là péché de méridional, et Alice ne s’arrêta pas à de pareilles vétilles.

Électrisés par cet exemple, les autres passagers dénouèrent largement les cordons de leur bourse. Personne ne refusa son offrande, plus ou moins forte selon sa fortune.

La quête terminée, Alice annonça glorieusement un total de deux cents livres (cinq mille francs). C’était un résultat superbe. Pour l’obtenir, pour arrondir ainsi la somme, Alice avait dû s’imposer une large contribution personnelle. Mais elle n’imita pas l’ostentation vaniteuse de don Hygino, et, ce qu’elle donna, personne ne le sut.

Par le même sentiment de modestie et d’effacement volontaire, elle ne voulut pas remettre elle-même à la mariée cette dot inespérée. Elle chargea de ce soin les jeunes et sauvages époux qui faisaient à bord du Seamew un si singulier voyage. Ils étaient présents ce soir-là par grand hasard, et la commission leur revenait de droit.

Ce fut la jeune Anglaise qui porta à sa sœur portugaise la dot que l’on venait de constituer, et elle accompagna le cadeau d’un affectueux baiser. Elle ne voulut pas néanmoins taire le nom de la charitable passagère, à laquelle, en réalité, Thargela devait sa reconnaissance. Alice dut donc subir les remerciements enflammés de Thargela et de son mari. Cinq mille francs, c’était pour eux la fortune, et jamais ils n’oublieraient la bonne fée qui avait assuré leur bonheur.

Les autres passagers eurent leur part de cette explosion de gratitude, Thargela, fondant en larmes, allait de l’un à l’autre, et Joachimo, la tête perdue, serrait des mains et des mains au petit bonheur.

Il fallait cependant partir.

À grand’peine on calma l’émotion des nouveaux mariés, et les touristes se dirigèrent vers la porte de la salle, au milieu d’enthousiastes acclamations.

Jusqu’au bout, Thargela et Joachimo les escortèrent, les payant au centuple du bienfait par le spectacle de leur délicieuse émotion. Et, quand ils eurent enfin réussi à sortir, Thargela et Joachimo restèrent encore sur le pas de la porte, la main dans la main, les yeux ouverts sur la nuit, regardant s’effacer et disparaître ces passants d’un jour, ces voyageurs continuant un voyage qui, par la force de cette bonne action, ainsi semée en un coin du vaste monde, ne pouvait plus désormais être inutile.