L’Afrique inconnue


L’AFRIQUE INCONNUE,

1860-1862
PAR G. LEJEAN.

Il est assez curieux d’étudier ces courants de curiosité savante, qui précipitent, pendant certaines périodes, vers certains points donnés, l’activité des explorateurs et l’intérêt du public entier. Pendant longtemps, c’est l’Amérique qui a été « cette actualité » (le mot n’était pas encore inventé) ; plus tard, c’est l’Océanie ; depuis quarante ans, c’est l’Afrique. Certes, sur d’autres points du monde nous assistons à des découvertes ou à des tentatives dignes de concentrer l’attention ; pour ne parler que du fleuve Amour (ce pauvre fleuve géant que nos écrivains s’ingénient à nommer Amur ou Amoor, pour éviter d’inoffensives plaisanteries et le voisinage de la carte du Tendre), n’est-ce pas un spectacle assez original, un peu comique même, de voir la Russie, après avoir tissé dans l’ombre sa toile savante et industrieuse sur presque tout le parcours de ce grand fleuve, jeter tout à coup une lumière immense sur cette belle conquête qui honore autant les savants que les diplomates, et lancer d’une seule fois dans la circulation une masse de découvertes capables d’illustrer dix voyageurs ?

Et cependant, la vogue est à l’Afrique. Il serait trop long d’en exposer les motifs, mystères encore à dévoiler, prestige des grands noms, nature violente et meurtrière où l’homme n’est pas seul à créer le drame, et quels drames ! Et malgré l’attrait qui jette chaque année dix ou douze hommes résolus en pâture au sphinx veillant à la porte du désert, il faudra encore bien des années et bien des victimes avant qu’on reconnaisse les traits généraux de cette géographie bizarre, irrégulière et comme déhanchée.

Depuis le beau voyage de Livingstone qui nous a révélé tant de choses sur les magnifiques régions d’où sort le Zambèse, le domaine de l’inconnu s’est trouvé, en Afrique, circonscrit de moitié. Il n’y a aujourd’hui qu’un seul espace sur lequel les voyageurs européens n’aient pas l’ombre d’une donnée certaine. Le contour de cette région peut être dessiné par une ligne qui part des montagnes de Cristal sur le Gabon, va rejoindre les cataractes de Jellala sur le Congo, gagne à l’est la ville de Mua-taya-nvo, capitale du Muropua, puis passe successivement par les points suivants : Lucenda, capitale du Cazembe ; la rive ouest du lac Ujiji, la ville de Kibuga, les diverses tribus au couchant du fleuve Blanc, le Tertyt, les États musulmans de Baghirmi et Adamoua, le mont Labul, et enfin le Gabon. On peut suivre la plus grande partie de ce périmètre sur la carte qui accompagne cet article.

Ce qui a empêché de pousser plus loin les découvertes dans cette région, c’est l’absence probable de grands États pouvant offrir quelques garanties aux voyageurs européens. On a fait plusieurs voyages dans les empires de Dahomey, d’Achanti, de Congo, dont les souverains font respecter à de grandes distances les blancs qui visitent leurs États avec leur autorisation ; mais on s’aventure moins volontiers dans des pays où l’on est exposé à être rançonné de cinq en cinq lieues par des tribus qui se détruisent et parfois se mangent les unes les autres. M. Fresnel, dans son étude sur le Ouaday, a donné des itinéraires de caravanes allant de ce pays vers le sud : Barth nous en a transmis quelques autres ; quant aux données des Portugais sur le pays au nord du Congo, elles se réduisent à huit ou dix noms, et Bowdich, qui étudiait ces régions il y a quarante ans, est le seul à nous avoir transmis des notes confuses sur les territoires et les tribus avoisinant le Gabon. L’Afrique centro-équatoriale n’en est pas moins restée un blanc immaculé sur nos cartes, depuis qu’il a fallu renoncer au bénéfice des découvertes fantastiques du malheureux Douville.

Dans ces dernières années, il y avait à Sierra-Leone un missionnaire allemand appartenant à la Church Missionary Society de Londres, le Rév. Koelle, qui, frappé du grand nombre de travailleurs noirs (esclaves affranchis) de diverses tribus africaines réunies sur ce point comme dans une colonie expérimentale, eut l’idée d’interroger séparément ces noirs et de leur demander une liste de mots dans leur langue maternelle et diverses notions géographiques sur leur pays. Il arriva ainsi à constater ll’existence à Sierra-Leone d’individus de deux cents tribus distinctes, toutes comprises, sauf cinq ou six, entre le 15° parallèle nord et le 15° sud, c’est-à-dire appartenant à la Guinée, à la Sénégambie, au Soudan et aux contrées habitées par la race Cafre-Molua. C’est à cette enquête si précieuse que nous empruntons une grande partie des renseignements qui vont suivre. M. Kœlle s’est interdit rigoureusement tout commentaire sur les données plus ou moins naïves transmises par les noirs : « Living natives, dit-il, were the only source from which the information was derived : no book or vocabulary of any sort was consulted. »

La géographie physique est celle qui change le moins : essayons d’en deviner les principaux traits pour le pays qui nous occupe, et qui n’a pas moins de cinq cents lieues de long sur trois cents de large. Y a-t-il, dans cette vaste étendue de pays, quelque grande artère fluviale ? On a quelquefois supposé que le Gabon n’était que l’embouchure d’un grand fleuve venant de l’est, et l’importance de son estuaire semblait favoriser cette hypothèse. Un savant géographe allemand appelle même le Gabon un des cinq fleuves africains de premier ordre. Mais d’une part, M. Dumesnil, lieutenant de vaisseau, qui a remonté la rivière principale du Gabon (le Como) en 1857, à quelques lieues au-dessus de Gango, n’a plus trouvé à cette distance qu’un cours d’eau à peine navigable à des canots : le Gabon n’est donc qu’un estuaire. D’autre part, les derniers travaux de M. Vallon, lieutenant de vaisseau, sur divers golfes de la côte de Guinée entre la Cazemance et Sierra-Leone, ont donné la certitude que ces golfes ne sont, pour la plupart, que des impasses creusées par la double action de la mer et des torrents pluvieux qui descendent du plateau intérieur. Les observations faites sur le Gabon s’appliquent aux autres rivières du golfe de Biafra.

Barth nous a décrit le cours inférieur de plusieurs grands affluents qui viennent finir au Niger et au Tchad, comme le Benué ou la mère des eaux, le Serbeoyel et le Chary, que d’autres nomment Bousô. Nul doute que ces superbes cours d’eau n’aient un cours supérieur assez long, qu’on peut libéralement évaluer à 100 lieues. Tout élément d’évaluation manque pour les affluents du Nil, marqués sur notre carte : quant au Keilak, il serait hasardeux de lui donner plus de 220 lieues. Mais même en exagérant l’importance des bassins du Nil, du Tchad, du Niger, du Congo et des grands lacs de l’est, il restera toujours un énorme vide qui doit former un bassin intérieur, à moins qu’on ne suppose que ce soit un désert brûlé, ce qui est inadmissible, comme nous l’allons voir.

Cherchons d’abord dans le livre de M. Kœlle s’il est parlé d’un grand fleuve voisin de l’équateur.

En partant du pays des Diwola (rivière Cameroons), on arrive après un long voyage, au pays de Mfut, où coule la rivière de Deba, qui se franchit à gué en certains endroits, durant la saison sèche. La Deba vient du pays de Ndob, et vers Onbenkoa elle reçoit une rivière moindre, appelée Mepoan, dont l’eau est rouge comme le feu, et qui est guéable dans la saison sèche : à quelque distance au-dessous du confluent, les eaux rouges du Mepoan gardent leur couleur et ne se mêlent point à celles du fleuve principal. — La Deba s’appelle aussi Liba et Riba, et coule à l’est, vers le pays de Rufuma, où elle tombe dans le grand lac Liba. — Avant cela, elle coule du pays de Momenya à celui de Boréfo : le premier n’est qu’à deux ou trois jours de Papiah, qui est à l’ouest de Param. Or, la capitale du Param est à une heure du grand fleuve Nen, qui vient du pays de Kob à l’est : « il est si large que d’une rive on ne peut pas voir l’autre : et là où il est le plus étroit, si on regarde un homme placé sur la rive opposée, il ne paraît pas plus grand qu’un enfant. »

Dans la carte qu’il a dressée pour accompagner la Polyglotta, M. Petermann regarde le Nen comme identique à la Tchadda, et place le pays de Param vers le Korrorofa ; mais il suffit de comparer les huit ou dix passages où il est question de ce fleuve, pour reconnaître : 1o que le Nen, le Deba, le Riba sont un seul et même fleuve ; 2o que ce fleuve coule de l’ouest à l’est ; 3o qu’il va finir dans un grand lac. Il s’agit donc ici d’un bassin central bien distinct, à moins que le lac n’ait un déversoir, ce dont il n’est fait mention nulle part.

Param a pour capitale Bepot, à une heure de Nen, comme je l’ai dit. Dans ce pays, les hommes seuls ont des vêtements, les femmes sont absolument nues. Il y a une trentaine d’années, les Tebale (Peulhs) envahirent la contrée et y commirent les excès les plus affreux : ils arrachèrent les yeux aux hommes et les lâchèrent ensuite, éventrèrent les femmes enceintes, saisirent les petits enfants par les jambes et leur brisèrent la tête contre des arbres, firent un grand feu et y jetèrent vivants quatre cents enfants de la famille du roi et des autres grandes familles du pays. « Ah ! concluait l’informateur de M. Kœlle, Nyamsi de Bepot, l’homme noir est bien méchant, pour vrai : l’homme blanc ne sait point combien l’homme noir est méchant ! »

Les principales contrées du bassin de Deba sont, outre l’empire de Mom, dont nous parlerons plus loin, le Bayon et le Rufuma.

Bayon est un grand pays qui tire son nom d’un roi puissant nommé Ion, dont la capitale, nommée Pati, est si grande qu’il faut une journée pour la traverser. La ville n’est plus qu’une ruine depuis que les Tebale l’ont prise. La chose arriva un peu avant le lever du jour : la place fut détruite par le feu, et la population se sauva dans toutes les directions. L’informateur de M. Kœlle, qui se nommait Ion, s’enfuit avec beaucoup d’autres, au pays de Paza, où il fut réduit en esclavage.

La ville et le district de Pati sont à une journée de la rivière Nen, qui les sépare des districts de Palen et Paketu, lesquels parlent une langue différente : les pays de Papak à l’ouest et de Pamban au nord parlent, au contraire, la langue bayon. Les Bayon sont anthropophages en temps de guerre, mais à part cela, ils jouissent d’une certaine civilisation.

En descendant le fleuve, à quatre semaines de marche à l’est de Pati, on arrive à la contrée des Rufuma ou Lufuma, peuple de belle taille, vigoureux et guerrier, vêtu de peaux de singes noirs, et combattant armés d’épées, de lances et de flèches. Ils sont aussi cannibales à la guerre. Le roi Ion, dont on a parlé plus haut, leur fut envoyé en ambassade et leur apporta un présent de sel.

Ils habitent les bords du beau lac Liba ou Riba, si vaste que nul homme n’en peut voir la fin. Le limon de ce lac passe pour une friandise recherchée : on le recueille dans de longs bambous creux qu’on enfonce dans l’eau.

Le lac Riba est-il un des quatre grands lacs de la chaîne Nyanza, reconnue l’an dernier ? Le nom de Rufuma, que porte une des rivières de la côte occidentale d’Afrique, tendrait à le faire supposer : mais les lacs Ukéréoué et Ujiji ne paraissent recevoir aucune rivière importante, et les deux autres lacs sont situés à des distances qui ne concordent point avec les données de la Polyglotta. Je fais grâce au lecteur des calculs qui m’autorisent, jusqu’à découvertes postérieures, à faire un cinquième lac de Riba.

Sur la rive du même lac habite un peuple de nains appelés Kenkob. Ils ont trois ou quatre pieds de haut, sont paisibles, timides, vivent du produit de leur chasse, et ont un si bon naturel, « que si l’un d’eux, par exemple, a tué un éléphant, il le donne tout entier aux autres. » Le nègre Sise, du pays de Bagba, parla au révérend d’un peuple appelé Betsan, qui demeure sur les bords du fleuve Riba et n’a que trois à cinq pieds (anglais) de haut. Les Betsan sont d’excellents chasseurs et vivent du produit de leur chasse, qu’ils échangent contre le millet de leurs voisins les Rufuma. Ils sont très-pacifiques, et ne font jamais la guerre. Ils s’habillent de l’écorce de l’arbre njor, en la battant, l’aplatissant et la faisant sécher. Ils ne cultivent point la terre, et changent de résidence toutes les six ou toutes les douze lieues ; leurs maisons, faites d’écorces, sont très-aisées à transporter.


Depuis que ces lignes sont écrites, les limites de l’Afrique inconnue se sont rétrécies sur plusieurs points. Le Gabon, malgré son insalubrité et l’état barbare de ses populations, a été un point de départ pour des explorations hardies. Un jeune lieutenant de vaisseau, M. Braouézec, a réussi à visiter tous les affluents du Gabon, et ses notes de voyage (qui seront, nous l’espérons bien, suivies d’une publication de plus longue haleine) ont tranché le problème dont nous avons parlé plus haut et donné raison à nos prévisions. Le Gabon est un petit golfe et rien de plus. Le très-curieux voyage de M. Duchaillu, mais dont la valeur scientifique est très-contestée, ajouterait, selon lui, à nos connaissances celle d’une zone de près de cent lieues de profondeur dans l’intérieur, et de quelques fleuves assez importants. À l’extrémité opposée du Soudan, l’excursion de M. Petherich, celle de M. Castel-Bolognesi jusqu’à la frontière des Nyamnyam, dont le Tour du Monde publiera prochainement la narration, notre voyage au Bahr-el-Gazal et l’importante carte dressée par M. Jules Poncet pour les mêmes régions ont dévoilé au public européen une autre zone qui atteint, ou peu s’en faut, le vingtième degré de longitude (est de Paris). Une carte spéciale que nous publierons prochainement permettra à nos lecteurs de saisir d’un coup d’œil cet ensemble de découvertes bien plus facilement que les explications les plus développées.

G. Lejean.