L’Africaine de Meyerbeer à l’Opéra

L’Africaine de Meyerbeer à l’Opéra
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 424-446).
L'AFRICAINE
DE MEYERBEER

« Un musicien est responsable du sujet qu’il traite, et vous ne vous imaginez pas peut-être qu’on mette un libretto dans la main d’un compositeur comme dans celle d’un enfant l’on met une pomme. » Déjà, du temps où Weber se prononçait de la sorte, la musique ne suffisait plus à faire à elle seule l’intérêt et la fortune d’un opéra. On n’en était point encore à cette prescription toute récente de l’école de l’avenir, à savoir qu’en bonne règle et forme il ne pouvait y avoir dans un opéra qu’un texte unique, lequel, paroles et musique, devait sortir de la même main ; mais le précepte allait s’affirmant chaque jour en Allemagne, et tandis que nos voisins l’exploitaient à leur manière en y cherchant l’absolu, le système, nous qui l’avions inventé, nous nous contentions d’en user librement. On a prétendu que, plus encore qu’Auber, Rossini et Meyerbeer, Scribe était le véritable auteur de l’opéra moderne ; c’est sans doute beaucoup dire. Je ne saurais nier pourtant que cet esprit si chercheur, si adroit, si inventif dans ses comédies de genre, ait apporté dans les combinaisons de ses grands ouvrages destinés à la musique un sens du romantisme le plus dramatique, un art jusqu’alors inconnu de parler aux masses, de les entraîner. Scribe, dans l’acception littéraire du mot, n’exécutait pas : dans ses drames les mieux réussis du Théâtre-Français, le Verre d’eau, une Chaîne, un style impossible gâte souvent les meilleures scènes ; mais dans un opéra le drame ne vaut que par la conception, et, quant au style, le musicien se charge d’en avoir pour tout le monde. Ce n’est pas en vain qu’on dit : « le maître. » Qu’importent le vers, la prosodie ? Des élémens dont ailleurs vit la poésie, — images, nombre, rimes, — il fait un bûcher des cendres duquel, comme un phénix, la musique va naître. Métastase, qui fut le Scribe de son temps, donnait tout à la forme, à la plasticité du poème, sorte d’échafaudage pour servir à l’édifice du compositeur. Chez Scribe au contraire, c’est la situation qui domine, la forme ne compte pas, l’œuvre ne vaut ni par le style ni par la couleur ; mais comme matière à contrastes, comme programme musical, c’est quelquefois admirable. Vous y retrouvez jusqu’aux tendances politiques du moment. On conçoit quel immense parti dut tirer d’un pareil ouvrier le génie d’un Meyerbeer avec sa double vocation de critique et d’artiste. Meyerbeer ne fut jamais un simple musicien. Ni ses conditions de naissance et de fortune, ni le mode de son éducation n’étaient de nature à faire de lui ce qu’on appelle un spécialiste. Il arrivait à la musique par la grande route de la vie et non par le chemin de l’école. de la ses variations d’esthétique, son cosmopolitisme, de là certaines contradictions douloureusement ressenties au fond de l’être qui furent comme les revendications tragiques du destin dans son existence d’olympien. Je ne pense pas qu’on doive juger un grand artiste uniquement d’après la mesure absolue de son art. S’il fut le moins naïf des inventeurs, sa haute raison, la vaste culture de son esprit le mirent à même de faire pour cet art plus que nul autre n’avait fait, et d’élever en quelque sorte d’un degré le niveau social de la musique en lui ménageant son entrée dans ce cercle magique où elle allait se rencontrer avec la poésie, la littérature et la vie politique de son temps. De ce que l’art y perdit, la cause de l’intelligence en profita. Il est certes permis à notre époque de déplorer qu’on n’y sache plus peindre aussi naïvement qu’un Giotto ; mais, tout en déplorant ce grand malheur, on peut également s’en réjouir.

Scribe convenait à Meyerbeer. Ce n’était point, comme avec Auber, une association de deux esprits de même famille se complétant l’un par l’autre ; c’était une sorte de commerce indépendant entre consommateur et fabricant. Poète autant qu’on peut l’être, Meyerbeer n’avait besoin que d’un metteur en œuvre habile à donner force de situation à l’idée qu’il apportait. Cette idée, Scribe ne la comprenait pas toujours du premier coup ; il la désoriginalisait, lui donnait couleur bourgeoise, et c’était au tour de Meyerbeer, la reprenant de ses mains, de lui rendre sa virtualité première. On eût dit une pierre précieuse, émeraude, rubis ou diamant, devenue terne sous le souffle du lapidaire, et dont l’art de ce Cellini rallumait l’éclat naturel.

Ainsi s’étaient faits Robert le Diable, les Huguenots, ainsi se forma l’Africaine. Ce grand esprit, incessamment en voie de recherches,. aimait à se poser des problèmes en apparence inabordables à la musique. E pur si muove ; il semble que de cette parole de Galilée en prison soit sorti son Vasco de Gama, l’homme de l’idée implacable, de la protestation démoniaque, l’inspiré, l’halluciné, qui sur la paille des cachots entend des voix qui l’appellent de l’autre côté des océans. Il va sans dire que ce personnage tout de convention ne se rattache par aucun point à l’histoire. La figure, telle que d’abord on nous la représente, offrirait plutôt certains traits de ressemblance avec Christophe Colomb. Scribe, à la rigueur, pouvait confondre, et pour les besoins de la pièce passer au compte de son héros les persécutions dont fut l’objet l’illustre navigateur génois. Que Vasco de Gama, qui jusqu’à la mort ne connut que les faveurs des hommes et de la fortune, supporte ici mille désastres, que l’inquisition et le pouvoir temporel l’accablent de leurs anathèmes et de leurs supplices chaque fois qu’il veut ouvrir la bouche pour la gloire future de sa patrie, le ciel me garde de prétendre récriminer, au nom d’un ridicule pédantisme, contre de pareilles licences qu’il faudrait inventer à l’Opéra, si de tout temps elles n’avaient existé. Cependant, si avec Scribe je renonce volontiers à discuter un point d’histoire, j’entends, lorsque j’ai affaire à Meyerbeer, que la loi des caractères soit respectée. Ainsi, à mesure que nous avançons dans l’ouvrage, le personnage de Vasco se complique d’élémens trop étrangers à sa nature ; il y a, qu’on me passe le mot, bifurcation. Jamais ce martyr de sa découverte, ce fou sublime que nous avons connu aux premiers actes, ne saurait ouvrir son âme aux extases embrasées des deux derniers. L’intensité de l’idée exclut ici la domination d’un sentiment. Un Christophe Colomb, un Galilée, un Vasco de Gama, mis au théâtre, ne peuvent intéresser que dans les conditions particulières de leur lutte avec la destinée. Lorsque Meyerbeer place entre deux femmes ce héros qu’il vient de peindre à si grands traits dans la magnifique scène du conseil, Meyerbeer manque à la logique du caractère de son Vasco, et le musicien, dominant chez lui l’esthéticien, cède à cette loi fascinatrice qui veut que dans un opéra le héros soit toujours un ténor et que le ténor soit toujours amoureux.

Or ce n’est pas simplement d’une femme, mais de deux, que Vasco de Gama est amoureux. Il met à passer de la blanche à la noire et de la noire à la blanche une légèreté d’évolution faite pour déconcerter l’intérêt qui s’attache à un jeune premier, à plus forte raison incompatible avec la grandeur du type proposé d’abord. « Sire, vous êtes vous-même une cérémonie ! » sans aller jusqu’à cette apostrophe que le pinceau d’un Titien semble adresser à la figure d’un Philippe II, j’aurais voulu plus d’esprit de suite dans l’attitude de ce caractère, je m’attendais à plus de fanatisme dans l’idée. L’homme qui brave l’anathème pour donner un monde à son pays n’a point de ces velléités à la Faublas. Il est vrai que, si le portrait historique perd beaucoup à cette circonstance, la partition y gagne d’incomparables trésors de mélodie. Évidemment, sans cette entorse donnée à la composition systématique du personnage de Vasco, le splendide duo du quatrième acte n’aurait pas vu le jour, une page éclatante celle-là, qui, dès l’entrée en matière, tourne au chef-d’œuvre, et va se développant dans une gamme telle que, lorsque vient la fin, vous vous dites : Le duo de Valentine et de Raoul dans les Huguenots a trouvé son pendant, s’il n’est dépassé ! — D’ailleurs, proclamons-le tout de suite, la richesse mélodique fait de cet opéra un ouvrage à part entre les meilleurs du maître. Le flot ici coule à pleins bords ; c’est inspiré, puissant jusqu’à l’exubérance, d’une abondance, d’une plénitude de formes, de couleur et de vie à la Véronèse. J’entendais raconter d’avance que Meyerbeer avait pour cette fois modifié sa manière, donné davantage à la voix des chanteurs. Ce qui s’était dit d’un changement de style avant Guillaume Tell se publiait au sujet de l’Africaine. L’opinion, les dispositions du personnel d’un théâtre, quand ce théâtre est l’Opéra, comptent pour beaucoup dans l’effet que l’ouvrage qu’on répète doit produire. De la scène et de l’orchestre, cette opinion se répand dans la ville, et souvent c’est elle qui décide du premier applaudissement, lequel à son tour décide du succès de la soirée. Je sais que tout ce monde-là d’habitude juge individuellement, et que la question d’art l’influence moins que la question de ses convenances particulières. Cependant cette fois ces dispositions ne pouvaient que parler en faveur de l’ouvrage, car avec Meyerbeer on était bien sûr qu’elles ne seraient pas achetées au prix de reprochables concessions.

Ce n’est pas seulement de ses forces, mais aussi et surtout de ses faiblesses qu’un esprit vraiment progressif prend conseil. On lui avait tant dit : « Vous n’êtes pas un mélodiste, » qu’à la fin il se lassa de l’objection et voulut répondre par une de ces évolutions de la dernière heure qui sont faites pour confondre la critique en lui venant montrer sous un point de vue tout nouveau l’artiste qu’elle s’imaginait avoir une fois pour toutes caractérisé. Qui jamais aurait cru avant Guillaume Tell que le Rossini de Tancrède et d’Otello serait capable de s’élever à ce sentiment de la vérité dramatique ? De même du Meyerbeer de l’Africaine ouvrant l’écluse à des flots de mélodie qui ne tarissent plus. Ampleur, élégance, une variété de rhythmes, un luxe de timbres dans l’orchestre à vous éblouir ! D’ordinaire les mélodies d’un maître se reconnaissent à certaine désinvoiture ; sans se ressembler, elles ont l’air de famille, comme ces filles de grande maison toutes belles et charmantes, dont le type, à quelques modifications près, se retrouve dans tel portrait d’aïeule peint au XVe siècle. Ici pourtant la mélodie affecte d’autres tours, d’autres formes ; sans tourner à l’italianisme, elle devient vocale. On sent que Meyerbeer a dû se dire que, si l’orchestre a pris de nos jours des proportions gigantesques, la voix humaine reste ce qu’elle était au temps de Mozart, et d’un autre côté cet intérêt tout spécial n’est jamais acquis aux dépens de l’idée. Pour occuper une plus grande place dans l’œuvre du maître, le beau musical n’exclut pas, tant s’en faut, le beau esthétique. L’Africaine et Nélusko sont deux figures qui déjà ont pris rang à côté des plus vivantes créations de ce Titien de la musique. Si dans le caractère de Vasco divers traits se contredisent, si la débordante imagination du musicien met en faute la logique du penseur, quelle vérité d’expression, de mouvement, d’attitude, ne se retrouve pas dans les personnages de second plan, toujours si curieusement étudiés, si nettement présentés chez Meyerbeer ! Prenez l’inquisiteur portugais et le grand-prêtre de Brahma, et voyez comme les deux têtes se profilent sur le fond du tableau, chacune marquée d’une sorte d’individualité de fanatisme. L’antithèse, à mesure qu’on avance, élargit son domaine. Deux religions, comme dans les Huguenots, ne lui suffisent plus, il lui faut deux mondes. Si quelque chose en cette œuvre de tant de vie et de force pouvait trahir la vieillesse d’un maître, ce serait l’entassement des beautés qu’on y rencontre. Les idées s’y enroulent avec une luxuriance de forêt vierge. Ne vous attendez pas au ne quid nimis d’Horace, mais bien plutôt à toute espèce de développemens, de surcroît. Ce génie, oubliant la mort, thésaurisait en se disant qu’après tout il en serait quitte à un moment donné pour jeter à la mer quelques poignées d’or.

La sève, débordant d’abondance et de force,
Sortait en gouttes d’or des fentes de l’écorce.


Sève trop puissante, trop vigoureusement productive, et dont en même temps que le chêne superbe se nourrissait le gui. L’émondeur de la dernière heure a manqué. Là est le mal. Ne l’exagérons pas.

C’est bien vite fait de se récrier. On regarde à sa montre, il est minuit, et le cinquième acte commence à peine : donc il y a des longueurs. Va pour les longueurs ; mais pour abréger comment s’y prendre ? Meyerbeer seul eût pu raccourcir, couper, parce que lui seul pouvait recoudre. L’eût-il fait, s’il eût vécu ? On en douterait presque, lorsqu’on songe aux conditions d’une œuvre si profondément méditée, calculée, élaborée, où l’effet savamment combiné d’un passage trouvé sublime ressort souvent de tout un système d’engrenage dont le travail, objet d’admiration pour le vrai juge, échappe aux regards du vulgaire. Comme Molière préparant par des scènes courtes ses grandes scènes, Meyerbeer a dans l’économie de son architecture dramatique des juxtapositions qui sont le secret du génie. Le mieux est donc de ne se prononcer qu’avec réserve et de prendre en patience ces prétendues longueurs, qui, pour devenir des beautés de premier ordre, n’ont besoin que d’être entendues assez de fois. Vous ne comprenez pas, c’est possible ; en ce cas, ouvrez vos oreilles, ouvrez surtout vos intelligences, et apprenez à comprendre. « Le diable est vieux, » dit le Méphisto du second Faust à ses petits amis de l’auditoire, et il leur conseille de tâcher de vieillir à leur tour pour le comprendre. Ce serait en effet trop magnifique d’entrer ainsi de plain-pied dans tous les sanctuaires de la pensée. Il semble, à voir la hâte de certaines gens, qu’il n’y ait qu’à payer sa stalle à l’orchestre pour avoir droit à la révélation immédiate de tout ce que renferme une partition. C’est le temps, ne l’oublions pas, qui fait les chefs-d’œuvre. Il faut qu’à leur esprit se mêle l’esprit d’une génération qui, les fréquentant, les expliquant, s’imprègne de leur vie et leur communique la sienne propre. On s’étonnera sans doute dans quinze ans que la partition de l’Africaine ait pu paraître obscure à bien des critiques, de même qu’aujourd’hui nous nous étonnons qu’un pareil blâme ait pu jadis être adressé aux Huguenots. Au reste, plus l’œuvre est magistrale, et moins elle échappe à cette destinée. La conscience de leur valeur, de leur autorité désormais incontestée, inspire aux natures énergiques le goût des tentatives difficiles. Le possible ne leur suffit plus ; c’est à leurs yeux désormais quelque chose de trop quotidien, de terre à terre. Le vulgaire, qu’en avançant toujours vers l’idéal mystérieux ils ont fini par perdre tout à fait de vue, cesse bientôt de les comprendre. Le second Faust, la neuvième symphonie, l’Africaine, œuvres de vieillard ! s’écrie-t-il. Œuvres de maîtres qui, forts du droit qu’ils se sont acquis par vingt chefs-d’œuvre consacrés de commander à la foule, dédaignent de s’informer de ses besoins, de ses caprices. Où en serait-on, et que deviendrait la cause du progrès dans l’art, si ceux-là que leur génie autorise ne se servaient d’une situation exceptionnelle pour faire œuvre d’initiateur, et par des tentatives neuves, hardies, douteuses même quelquefois, ne travaillaient à préparer l’avenir ?

J’ignore encore aujourd’hui si l’Africaine n’est pas le chef-d’œuvre de Meyerbeer, mais je sens que c’est un chef-d’œuvre. Dès la fin du premier acte, les amis du maître savaient à quoi s’en tenir sur la portée de cette musique, et ses ennemis aussi, ceux qui, avec dix ou douze enfans perdus de l’Allemagne raisonnante et raisonneuse, affectent de méconnaître l’importance de ce nom et disent bouffonnement « la période Wagner-Liszt » pour caractériser une époque où les Huguenots et le Prophète ont vu le jour. Il y a au théâtre de ces manifestations auxquelles bon gré mal gré on doit céder. Vous entrez, et tout de suite, après quelques mesures d’une large introduction établie sur deux thèmes de l’ouvrage, empruntés l’un à la romance d’Inès, l’autre au septuor, — après cette romance agréable et un terzettino bien conduit, d’un style élevé, contenu, — vous nagez en pleine atmosphère de génie. Interrogez Scribe, il vous répondra qu’il s’agit du fret d’un navire. Le conseil du roi de Portugal va-t-il admettre ou rejeter l’offre de Vasco de Gama ? L’état fournira-t-il des subsides à l’hypothèse du navigateur ? Une simple question de budget. Maintenant écoutez Meyerbeer et voyez ce spectacle : vous assistez au mouvement d’une grande assemblée, on délibère, on juge, on vote. Les têtes peu à peu s’échauffent, les passions éclatent. Vasco, repoussé, éconduit, se révolte, l’inquisition lance son anathème ; c’est la progression dramatique du premier acte de Roméo et Juliette, ayant pour cadre le sénat d’Othello. Je ne suis pas ici pour parler violons et. clarinettes et chercher naïvement par quelle sorte de procédés techniques de semblables effets peuvent être obtenus. La science du rhythme et des combinaisons enharmoniques, Spohr et Mendelssohn l’ont eue à l’égal de Meyerbeer ; l’instinct suprême des sonorités de l’orchestre assure à l’auteur de Tannhäuser son meilleur titre à la renommée, Rossini a le flot mélodique plus abondant ; mais ce que nul parmi les contemporains ne possède à pareil degré, c’est l’art de poser une situation, de faire vivre et mouvoir ses personnages, d’entourer une action dramatique de tout l’intérêt historique, de tout le pittoresque qu’elle comporte. « Les ennemis sont où je les voulais, » écrivait Frédéric de Prusse ; Meyerbeer en peut dire autant de son public : il l’amène, le fixe où il veut. Vous êtes en pleine Europe du XVe siècle, au milieu d’un congrès de princes de l’église et d’hommes d’état ; laissez agir sa pensée plus rapide que le fil électrique, et tout à l’heure elle vous aura transporté à des milliers de lieues, sous des climats dont vous percevrez aussitôt la couleur et l’atmosphère. Chez Meyerbeer, le musicien ne se sépare pas du dramaturge ; même dans ses compositions de moindre importance, il s’attache au pathétique, à l’accent. Musices seminarium accentus ; exemples, parmi ses mélodies, le Moine, Rachel et Nephtali, morceaux où la surcharge harmonique prédomine, où le texte n’avance qu’à pas lourds, écrasé par le poids de la modulation. C’est qu’à ses yeux l’opéra seul existe. Toute musique instrumentale ou vocale n’en saurait être que le prélude ; de ce principe unique toute vie procède. Il avait beau vouloir s’émançiper, tenter des digressions de côté et d’autre, force était toujours d’y revenir, car le théâtre exerçait sur son génie une sorte d’influence démoniaque. Invinciblement ses lectures les plus graves, ses méditations l’y ramenaient ; il poursuivait, relançait la situation jusque dans l’Evangile. « Lazare, lève-toi ! » que n’eût-il pas donné pour pouvoir mettre en musique ce cri sublime du Sauveur ! « Vous n’y songez pas, lui disions-nous un jour à ce sujet : un opéra de Lazare est impossible, faites un oratorio. » Mais non, il eût voulu aussi le décor, le spectacle. Cette évocation surhumaine, c’eût été le rayon de lumière dans une toile de Rembrandt. Il fallait à son tableau le jeu des ombres, les combinaisons de la mise en scène ; l’idéal entrevu était de peindre au réel la vie d’un Dieu.

Contraint d’y renoncer, il revenait à l’histoire, écrivait cette page admirable du premier acte de l’Africaine, dont la grandeur vous émerveille. Que d’invention dans ce finale, de rhythmes, d’incidens ! Quelle puissance tour à tour et quelle distinction caractéristique dans ces périodes accompagnant, commentant, nuançant les divers mouvemens de l’action ! Le conseil entre en scène sur une marche à rhythme pointé d’une belle ordonnance, puis tout aussitôt éclate l’invocation des évêques appelant les lumières d’en haut sur les travaux de l’assemblée : phrase imposante, d’une simplicité, d’une grandeur suprême, plusieurs fois ramenée et toujours heureusement au double point de vue de l’intérêt musical et dramatique, tout un chœur d’hommes vocalisant à pleine voix et à l’unisson ! Sur un de ces rhythmes brillans, superbes, qui sont comme des coups de pinceau d’un Véronèse, entre Vasco de Gama. Il raconte le désastre de la flotte, expose sa demande. Rien qui sente la prouesse, l’emphase du chanteur de cavatine : un récitatif excellent, plein de calme, de dignité, serrant le texte. Les esclaves sont introduits, le mode change. Un prélude bizarre les amène : pressentiment, ressouvenir de ces contrées lointaines dont Sélika et Nélusko sont comme les échantillons présentés au conseil par Vasco. « Nommez votre patrie ! » leur enjoint le président. Ils se taisent. Sélika pourtant va parler, séduite, fascinée par l’irrésistible supplication de Vasco. L’esclave l’en empêche. On renvoie tout ce monde, et la discussion s’établit : opposition des voix de basse du côté des prêtres représentant la droite et des voix de ténor formant la gauche. Entre le vieil esprit du passé et les idées nouvelles, la lutte s’engage, s’envenime ; la querelle menace de tourner au scandale, lorsque les évêques se lèvent sur leur banc et de nouveau entonnent ce splendide Veni Creator dont les trois dernières mesures, après l’immense explosion de la phrase principale, ont la gravité solennelle de l’Amen liturgique. Rentré en scène, Vasco apprend que ses projets sont rejetés comme insensés ; il s’indigne, maudit ses juges, et l’anathème proposé par le grand inquisiteur est repris par les évêques dans un ensemble à l’unisson, dernier effort du génie et qu’il faut désespérer de rendre avec des mots.

Quant à moi, pareil début, j’en dois convenir, ne laissait pas de m’effrayer un peu. Qui n’a entendu parler de cette fameuse porte de Mindos que Diogène conseillait aux habitans de fermer avec soin de peur que leur petite ville ne passât dessous pour s’en aller ? Bien des œuvres, j’imagine, et des plus recommandables de notre temps, courraient en pareil cas même danger ; mais, en construisant ce vestibule colossal, l’architecte avait d’avance calculé les proportions de son édifice. Pour ceux qui ont entendu cette scène, je n’ajouterai rien maintenant, car ils savent ce qu’elle contient de beautés de tout genre, et pour l’immense majorité du public qui l’ignore, je la renvoie au quatrième acte des Huguenots. Elle n’a qu’à se rappeler et à se dire que c’est quelque chose d’approchant, sinon de supérieur.

Au second acte, la gamme change ; mais l’intérêt musical ne faiblit pas. Les caractères se posent. Voici d’abord Sélika, l’Africaine, aux pieds de Vasco endormi dans sa prison. Elle veille, elle épie, inquiète, caressante, jalouse. Son amour, à peine révélé, a des bonds de panthère, soupire et gronde, s’irrite et s’apaise, éclate en cris de rage au nom d’Inès que le rêve de Vasco vient lui livrer, ou se résout en langueurs énervantes dans un chant de berceuse indienne délicieusement balancé au-dessus des tintemens argentins du triangle. À ce monologue d’un charme exquis succède une scène de drame. L’esclave a compris les troubles de sa maîtresse et n’imagine rien de mieux que d’assassiner Vasco pour sauver d’un faux pas la majesté royale, car c’est une reine que cette Sélika amenée en Europe par Vasco de Gama au retour d’une première expédition. Toutefois, au moment de frapper, Nélusko hésite, et, désarmé par un regard de la reine, tombe à ses genoux. Où trouver une voix plus émue, plus pathétique ? Involontairement vous pensez à Ruy Blas, au ver de terre amoureux d’une étoile. C’est le même accent de soumission, mais plus humble, plus prosterné, comme il convient à la nature abrupte. À cette passion rampante et féline, Meyerbeer opposera tout à l’heure le caractère chevaleresque et tout en dehors de son héros.

Vasco se réveille, congédie l’esclave, et soudain engage avec Sélika un duo coupé à l’italienne, et que traverse un généreux souffle mélodique. Puis vient le septuor, morceau capital de l’acte. Inès, une de ces princesses malencontreuses qu’on retrouve partout dans les opéras de Scribe, — la même personne éplorée qui dans la Muette s’appelle Elvire, Eudoxie dans la Juive, Isabelle dans Robert le Diable, Rafaëla dans Haydée, — Inès apporte sa grâce au prisonnier d’état. Vasco est libre, mais elle désormais, hélas ! ne l’est plus, car cet ordre d’élargissement signé par le roi n’a pu être obtenu qu’au prix d’un mariage avec l’amiral dom Pedro. Tel est le programme dont Meyerbeer a tiré sa scène. On n’imagine pas plus de noblesse, d’autorité dans les développemens, d’élégance dans les détails : cors en sourdine, violons, tenues des instrumens de bois, timbales ; chaque péripétie amène un motif, une idée ; les dessins se croisent, soutenant le récit. On les suit, on les voit, tandis que le drame musical va son train, promener leurs arabesques dans l’orchestre. C’est d’une distinction, d’une dignité de l’on et de manière qui vous rappellent les meilleurs passages des Huguenots, et avec cela un mouvement dramatique imperturbable : chaque personnage, chaque voix maintenus à leur poste de passion, de combat, une de ces périodes à la Meyerbeer magnifiquement modulées, qui s’avancent, comme la nuée, grosses de tous les orages d’une situation, et après avoir éclaté sur un point fondent en rosée. Sur les dernières mesures, l’orchestre laisse les voix à découvert, et le morceau se termine par un mouvement lent en éteignant le son. On se prend à songer aux Huguenots, et aussi à la Chanson de mai. Meyerbeer ne savait pas faire petit : jusque dans le joli, l’agréable, il portait son romantisme ; il avait, en fait d’art, les raffinemens d’un voluptueux ; il lui fallait passer d’un genre à l’autre, goûter à tout. Le même homme tourmenté de combinaisons colossales qui, par le cinquième acte de Robert le Diable, le quatrième du Prophète, introduisait l’église dans le théâtre, allait à certains momens rêver d’idylles, de chansons. Les hauteurs l’attiraient ; mais tout en montant, déjà il aspirait à descendre. Les sensations du beau ne lui suffisaient pas, il voulait celles de l’aimable. C’était en toute chose un curieux. Suivez, dans cette Chanson de mai, la progression qui, doucement accentuée d’abord, finit par se résoudre sur le mot amour avec une force, un éclat dont l’expression rappelle le même procédé employé dans le trio de Robert le Diable et dans cet admirable septuor de l’Africaine. C’est un diminutif de sa pensée, mais c’est toujours sa pensée raisonnant, calculant ses effets, composant.

Ici nous touchons au vaisseau. L’océan, de loin, s’annonce au voyageur ; vous ne l’apercevez pas encore, que déjà l’air salé, certaines rumeurs vagues trahissent son approche. Écoutez dans l’orchestre ce bruit de flots, ce roulis. Là, derrière le rideau, quelque chose flotte : c’est le vaisseau. La toile se lève : ô désappointement ! On en avait trop parlé, de cette caravelle. Ça, le vaisseau de l’Africaine ! Vous plaisantez ; mais c’est le décor d’Haydée surchargé d’un étage. Le public impatient attendait la manœuvre ; la manœuvre n’est point venue, ou si peu qu’on se demandait ce qu’il fallait penser d’une telle mystification. A Vienne, à Londres, les choses se font plus simplement et en, quelques semaines. Nous autres, nous avons la manie de tout compliquer : beaucoup dire et au demeurant ne rien inventer, s’agiter dans le vide ! On jette l’or par les fenêtres, on gaspille le temps, et pour arriver à ce beau résultat on s’expose à compromettre les destinées d’un chef-d’œuvre en retardant jusqu’aux chaleurs une représentation qui aurait pu avoir lieu trois mois plus tôt.

Musicalement, ce troisième acte me semble inférieur à ceux qui précèdent. J’y trouve trop de remplissage descriptif, de pittoresque hors de propos. Les malveillans d’outre-Rhin, qui prétendent que le style dramatique français, tel que l’ont compris Auber et Meyerbeer, n’est jamais qu’un mélange d’airs à boire et de prières avec la scène de folie obligée, qu’une éternelle opposition d’hymnes religieux et de bacchanales, ne manqueront pas d’exploiter l’argument. Le fait est que pour que ces rapprochemens antithétiques aient au théâtre une action sérieuse, il faut qu’ils soient une nécessité même de la situation. Or vous n’assistez là qu’à une sorte de passe-temps musical admirablement combiné, je l’avoue, mais qui ne répond point à la curiosité pressante du moment. Tous les jours on bat la diane à bord, tous les jours, au lever du soleil, les marins font leur prière. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir ce qui s’agite sur un bâtiment quelconque, mais comment, sur ce vaisseau que j’ai devant les yeux, vont se comporter les diverses passions de votre drame ; — C’est à coup sûr un très rare morceau que cette prière où, d’en bas et d’en haut, les voix d’un double chœur s’enchevêtrent, se coordonnent, large plain-chant posé par les voix d’hommes auxquelles répond l’invocation des femmes. Toutefois ces sortes d’effets chez Meyerbeer n’étonnent plus. Le maître a si souvent prouvé sa force et son adresse et dans les Huguenots, et dans l’Étoile du Nord et dans le Prophète, tant de beautés d’ailleurs se disputent l’attention, que l’accessoire, même réussi, même admirable au point de vue spécifique, à tort.

A vrai dire, l’intérêt ne commence qu’au moment où Nélusko commande la manœuvre. Dès le début de l’acte, on le voit aller, venir, s’agiter à l’arrière, comme une bête fauve dans sa cage. L’amiral dom Pedro l’a nommé pilote du navire. Il parle, donne un ordre : « tournez au nord, » quelques mesures de récitatif sans accompagnement écrites d’une main souveraine. M. Faure attaque, prolonge, accentue superbement cette phrase d’une intonation très difficile. Sa voix se développe à l’aise, flexible, onctueuse, étoffée. Du reste, cette maestria d’exécution, M. Faure l’étend sur tout le rôle, qu’il compose, joue et chante en artiste français pénétré de la grande tradition des Nourrit, des Levasseur, des Duprez. Impossible de mieux sentir, de mieux dire : sinistre à la fois et pathétique, rampant et superbe, fier et doux, tigre et chien, il représente au réel le caractère entrevu par Meyerbeer. Il a le geste sobre, ce mélange de souplesse et de dignité propre aux races primitives, l’intention juste, la pose vraie, et dans son chant comme dans son jeu cette autorité que donne à un artiste d’expérience et de talent la conscience non exagérée, mais parfaitement établie de son mérite.

La ballade du géant des mers Adamastor, avec les violons battant la corde du bois de leur archet, me paraît moins originale que bizarre. Encore un de ces morceaux à tiroir, de ces boléros < que réprouve la convenance dramatique, et dont il semble que notre système d’opéra doive inexorablement subir la peine ! Est-ce donc une chose indispensable et passée à jamais dans nos mœurs que cette ballade à propos de tout et de rien ? Point d’opéra-comique, de grand opéra qu’elle n’afflige de son parasitisme. Nolens, volens, jusqu’au bout vous l’entendrez. Meyerbeer lui-même, à cette loi d’une poétique ridicule, se croyait obligé de se conformer. La situation a beau ne s’y prêter aucunement, on a d’ingénieux moyens pour la forcer. « Comme dit la ballade, » insinue adroitement le personnage en quête d’une occasion de placer son mot, et le chœur aussitôt de donner dans ce compérage et de faire cercle en chantant : « Écoutons ! » Combien, depuis celle de Robert le Diable, n’en a-t-on pas entendu de ces ballades ? Scribe en avait un répertoire interminable ; il en mettait partout pour ceux qui les aiment ou plutôt qui les aimaient, car le goût de cette ritournelle est passé, et tout l’art d’un Meyerbeer ici n’a pu le réchauffer. D’ailleurs Meyerbeer ne fut jamais l’homme des poncifs. Son style y perd ses qualités géniales, s’y embrouille. Empêtrée dans ces mauvaises rimes, son inspiration s’essoufflait tout à l’heure ; voyez-la maintenant reprendre son vol et s’élancer au-devant de Vasco de Gama, dont la chevaleresque entrée en scène s’annonce par une de ces phrases qui sont comme un flot de lumière électrique projeté devant un personnage. Celui qui marche dans une telle musique ne saurait être qu’un héros. Avec son entrée, le drame se serre, hausse le ton, et ce troisième acte, qui va se terminer en féerie du Châtelet par des incendies, des massacres et des polkas, jette son dernier éclat dans une scène dont le conflit rappelle le fameux finale de la pomme dans Guillaume Tell, et qui musicalement vaut cette page de Rossini.

Au quatrième acte, les richesses ne se comptent plus, vous marchez d’admirations en éblouissemens. Cette musique elle-même est un spectacle. L’Inde immense s’ouvre à vous, l’Inde pittoresque et sacrée ; jusque dans les mystérieuses profondeurs du ciel d’Indra, de la formidable trimurti brahmanique, plonge l’œil de votre intelligence. Le libretto raconte que nous sommes à Madagascar. En cela comme en tant d’autres choses, le libretto ne sait ce qu’il dit : d’abord parce que jamais Vasco de Gama ne mit le pied à Madagascar, ensuite parce que les pays de la côte d’Afrique où l’illustre navigateur portugais aborda ne connaissaient en fait de religion que le plus grossier fétichisme. Nous sommes dans une île de l’invention de Meyerbeer, une de ces îles comme Shakspeare en découvrit. Le génie a sa géographie à soi, il a sa flore, il a sa faune. Meyerbeer était en vérité bien homme à se contenter de simples sauvages ordinaires ! Voyez-vous l’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète entassant Ossa sur Pélion pour faire danser à des nègres une bamboula ? Sylvœ sint consule dignœ. Va pour une île inconnue, mais à la condition que ces sauvages-là se rattacheront aux traditions d’un monde hiérarchiquement constitué depuis des siècles, qu’ils auront la soie et la pourpre, les diamans, les perles, les rubis, pour se vêtir et se parer, qu’on trouvera chez eux des pagodes de marbre et d’or, des bayadères, des brahmines, des livres sacrés, toutes les poésies, toutes les croyances, toutes les pompes d’une révélation religieuse authentique, d’un culte sérieux, où le génie se puisse prendre.

Lorsque dans le Dieu et la Bayadère M. Auber met en scène Brahma, le spirituel compositeur fait de sa musique un badinage, une fine et charmante ironie. On sent qu’elle procède en droite ligne du style de Candide et de Zadig. Ce Brahma n’est pas un dieu, c’est un ténor, et son incarnation, sa migration terrestres, semblent n’avoir pour but que de piquer, d’émoustiller à l’allusion un parterre voltairien et travaillé jusqu’à l’absurde par sa haine du jésuitisme, implacable marotte du moment. Le Berlinois Meyerbeer envisage les choses d’un autre point de vue. L’élément religieux l’attire, mais par ses grands côtés ; il s’adresse à l’idée, à la substance dont sa musique sera comme l’émanation. « Brahma, Vichnou, Siva ! » s’écrie son mystagogue éperdu de fanatisme, et soudain le frisson vous saisit, la trimurti symbolique se montre à vous dans sa rosace de lotus, au milieu d’un fouillis inextricable de têtes constellées, de jambes et de bras qui se croisent, s’enroulent, se tordent en brandissant des sceptres, des javelots, des arcs, des poignées de serpens. Jamais nul mieux que Meyerbeer ne sut évoquer le génie des religions. A cette entrée de la reine, saluée à la fois par l’orchestre et par une bande militaire d’instrumens de Sax placée sur la scène, à cet appel sublime du vieux pontife, les profondeurs du temple d’Ellora semblent répondre. Et plus tard, lorsque brahmine et sacrificateurs ont disparu et que vous entendez ce vieillard démoniaque poursuivre au dehors sa théurgie, vous croyez assister de fait à l’incantation. Décidément les spirites et les somnambules sont des niais. Il n’existe ici-bas de vrai médium que le génie. Voulez-vous voir Indra, Surya, Varuna, Parana, Yama, princes de l’air, des flots, du soleil, des vents, de la justice et de la mort, écoutez et dites ensuite combien de temps il faudrait faire manœuvrer des tables tournantes avant d’en savoir sur ce chapitre de la mythologie hindoue autant que Meyerbeer vous en aura révélé dans cette solennelle mélopée dont Gluck lui-même n’aurait pas inventé le caractère, car Gluck n’avait connu ni les Hammer ni les Humboldt.

M. Obin fait une création de cette figure de brahmine empreinte de l’hébétement farouche de l’extase orientale. Il a le masque glacé, l’œil terne, l’attitude raide, impassible. Assis sur son trône de granit rose, la tiare en tête, voilé de blanc, long, muet, émacié par le jeûne, les pèlerinages et toutes les ivresses de la vie mentale, vous le prendriez pour une idole de Pradschapati. S’il se dresse, s’il parle, ses bras se décollent à peine, il a le geste rare, étroit ; mais en revanche dans cette voix superbe invoquant, maudissant, exorcisant, que d’énergie féroce, de flammes concentrées qui se font jour ! On dirait un volcan jetant sa lave, puis, le ravage consommé, se refermant aussitôt sous ses neiges. Ce personnage n’a que deux scènes, mais il vit et se meut dans l’œuvre de Meyerbeer avec une originalité de physionomie dont il faut savoir gré au chanteur d’avoir compris et rendu la puissance. — Maintenant essayez de déguiser votre grand-prêtre en parfait sauvage, tatoué, peinturluré, coiffé de plumes ; au lieu de Brahma, Vichnou, Siva, faites-lui évoquer Mamajambo ! et si vous amenez le public dans votre jeu, si vous réussissez à l’émouvoir, à le convaincre, nous consentons à nous ranger à l’opinion de toute une critique à la fois hardie en ses découvertes et on ne peut plus judicieuse, laquelle veut absolument que Meyerbeer ait commis une bévue en intronisant la religion brahmanique chez des peuplades reconnues pour n’avoir jamais adoré que des fétiches. Les danses mêmes ont ce caractère sacré. Ces motifs d’un charme délicieux, ces rhythmes timbrés de vibrations étranges, inouïes, respirent les langueurs nostalgiques de l’être absorbé par l’être. La parole ne se prête pas à ces délicatesses : c’est comme si vous vouliez trancher des lis avec un glaive de combat ; la danse, de nature plus musicale, joue avec les dispositions de l’âme, rend-les soupirs inarticulés de la créature. Toute idée doit pouvoir être présentée à son plein et entier avantage par les moyens dont dispose l’art dans lequel on la prétend produire. Si.les moyens sont insuffisans, c’est à l’artiste d’abandonner, son idée. Meyerbeer connaissait cette vérité, la pratiquait. Quand un sujet l’avait une fois tenté, il ne le quittait plus, convaincu d’ailleurs que la musique peut tout étudier, tout commenter, tout rendre, depuis le spectacle d’une grande assemblée délibérante jusqu’aux mystères d’un dogme religieux.

Entre le premier acte politique et catholique de l’Africaine et le quatrième, véritable oratorio du panthéisme, que d’espaces franchis, d’océans parcourus ! Vasco, mettant le pied sur le sol de sa découverte, contemple la nature qui l’entoure, se promène ébloui, ouvre son âme à tous les enchantemens d’un songe édénique. Il s’enivre et se pâme aux ineffables délices de cette terre promise, dont l’orchestre, tandis que sa voix plane adagio, vous raconte les bruits, les gazouillemens, les parfums, les merveilles : mélodie adorable, exclamation suprême du ravissement se détachant sur le trémolo des flûtes et les tenues suraiguës des violons, dont par intervalle un roulement sourd des timbales ouate le son ! Tant de rêverie colore cette musique, elle a l’accent si pittoresque, si pénétrant que la lumière d’un monde nouveau vous inonde. Au-dessus des massifs de gardénias neigeux, de roses jaunes, le cocotier étend ses palmes, d’innombrables ruisseaux venus de l’intérieur de l’île baignent de tous côtés une végétation luxuriante ; à ses bras de fer, qui défient la hache des guerriers, le thuya tient suspendus ses fruits énormes ; le platane à tige pourprée déploie ses feuilles parcheminées larges d’une a une et d’un vert sombre. De ces cimes, de ces taillis descend, comme un bruit de bavardage humain, l’imperturbable conversation des perroquets ; partout, dans des flots de soleil, des miroitemens d’ailes, des sifflemens d’oiseaux, des bourdonnemens d’insectes ! À ce cantabile, à cet air rayonnant d’inspiration succède un morceau d’ensemble conduit par Nélusko, puis enfin, après le magnifique intermède des épousailles, le duo.

Nous sommes au quatrième acte d’un opéra de Meyerbeer : la parole est au ténor et à la femme, il s’agit d’une scène d’amour ; que déraisons pour évoquer le plus dangereux des parallèles ! Il est vrai que de ces sortes de périls le maître n’en a cure. Bien loin de les redouter, on croirait au contraire qu’il les recherche. On a dit d’une personne célèbre qu’elle avait des amans pour se prouver à elle-même qu’elle ne vieillissait point ; Meyerbeer aimait à se porter de ces défis. « Je n’ai pourtant pas fait que le quatrième acte des Huguenots, » répétait-il souvent, impatienté de cette obstination avec laquelle à tout propos on lui jetait son chef-d’œuvre à la tête, et nous ne pouvons nous empêcher de voir une certaine coquetterie dans cette façon de rappeler deux fois dans l’Africaine ce souvenir involontaire des Huguenots. Toujours est-il qu’il fallait se sentir à l’esprit et au cœur des ressources peu communes pour oser, quand on avait au théâtre de pareils antécédens, débuter par un prologue affectant la taille et l’envergure du terrible épisode de la bénédiction des poignards et terminer son quatrième acte par un duo d’amour.

Disons-le tout d’abord, ce duo de l’Africaine n’a de rapport avec celui des Huguenots qu’en tant que chef-d’œuvre du même maître, car pour le reste, expression, coupe, mouvement d’idées, ces deux merveilles diffèrent absolument l’une de l’autre et se valent sans se ressembler. Tout ceci pourtant n’empêchera pas nombre de braves gens, pressés d’émettre leur avis, de vous dire à brûle-pourpoint : « Moi, j’aime mieux le duo des Huguenots. » C’est possible ; mais qu’en savez-vous ? Pourquoi si fort vous dépêcher de nous vouloir apprendre ce que vous-mêmes nécessairement vous ignorez ? Il y a dix ans, quinze ans, vingt ans peut-être que vous entendez le duo des Huguenots chanté par les ténors les plus fameux, les plus divers, par les plus séduisantes cantatrices. À ces souvenirs d’art, d’autres tout personnels de jeunesse et d’amour se sont mêlés, et c’est ainsi prévenus que vous n’hésitez pas à vous prononcer ! Supposons que Meyerbeer eût vécu, pareille histoire se serait renouvelée à son prochain ouvrage, et alors c’eût été le duo de l’Africaine que les esprits avisés dont je parle eussent non moins judicieusement opposé à tel morceau proclamé par l’admiration publique, car la musique de l’Africaine, d’ici là, aurait eu le temps de se compléter, de se fixer, de se faire, le vin nouveau exalte, enivre, mais il n’est point classique.

Qu’on se donne seulement la peine de réfléchir aux deux situations. Le Raoul des Huguenots aime sans retour, sa flamme tout entier le possède ; il ne voit que Valentine, ne veut qu’elle. Dans le présent comme dans l’avenir ; sa tendresse, ses désirs, sont infinis, exclusifs. Dans le duo de l’Africaine, Vasco de Gama n’obéit qu’au délire du moment ; son amour n’est qu’un élancement, une insolation : la pensée d’Inès ne l’a quitté que pour le ressaisir, et c’est de cette lutte, où les sens irrésistiblement vont triompher, que le musicien a tiré le motif, l’intérêt de son poème. — Comme dessin, couleur, juste disposition des voix et de l’orchestre, je n’imagine pas qu’on puisse rien citer de plus exquis. La mélodie, partout répandue à profusion dans le chef-d’œuvre, ici se vaporise en essence, en bouquet. Figurez-vous tout un monceau de fleurs des tropiques dont on aurait extrait l’esprit : c’est cet esprit même qu’on respire. « O transports, ô douce extase ! » la phrase éclate, d’abord lancée à pleine voix par Sélika, dont le transport fait explosion, et Vasco d’y répondre par une rêverie à mezza voce d’une volupté, d’une ivresse tout embrasée des ardeurs d’une nuit nuptiale d’Orient. Bientôt l’alanguissement les gagne tous les deux, le soupir meurt sur leurs lèvres entr’ouvertes, et leurs voix, enlacées dans cette tierce inénarrable, s’éteignent et pâment, au milieu des susurremens de l’orchestre, en un de ces baisers où tout l’être se dissout. — On peut dire de M. Naudin qu’il met son rôle entier dans cette phrase. Jusqu’alors on ne s’explique point trop la raison d’être à l’Opéra de ce chanteur empêtré, maladroit, qui parle un français macaronique et joue avec une pantomime et des airs de fantoche ; mais ce quatrième acte vous dédommage des mécomptes. Dès le cantabile de l’air de Vasco, l’intérêt commence, et quand arrive le duo, le virtuose accompli se retrouve. C’est à lui que vous rendez les armes, oubliant tout pour cette voix charmante, la seule capable aujourd’hui peut-être de rendre une telle musique avec cet art divin des demi-teintes.

On frémit vraiment lorsqu’on pense aux difficultés de ce rôle de Vasco de Gama. Scribe disait : « Il y faudrait Talma et Rubini ! » Talma, c’était beaucoup, et j’imagine qu’en évoquant ce nom, Scribe cherchait surtout à se convaincre lui-même qu’il avait fait en ce poème œuvre de tragédie. Quoi qu’il en soit, le rôle, tel que le maître l’a compris et exécuté, affecte un double caractère de virtuosité qui le place hors de la portée ordinaire des chanteurs. Sans cesser d’appartenir à la race héroïque des personnages du répertoire français de Meyerbeer, le Vasco de Gama de l’Africaine a davantage la désinvolture italienne. Il pose la voix, ténorise, abonde dans les tours et détours de ce bell’canto che nell’ anima si sente. C’est à cette partie du rôle que M. Naudin répond merveilleusement ; pour le reste, on voudrait un Nourrit, un Duprez, un Roger. Ne pouvant tout avoir à la fois, entre l’artiste et le virtuose il a bien fallu choisir. Meyerbeer, entendant M. Naudin dans Cosi fan tutte, ne s’y était pas trompé ; lui, si habile à saisir en un clin d’œil le fort et le faible de chacun, il savait dès lors à quoi s’en tenir. C’est en même temps le bon et le mauvais côté des virtuoses de résumer un rôle dans une phrase ; or ce duo vaut tout un rôle, et comme M. Naudin le dit avec un charme d’expression dont nul autre ne serait capable, je ne me sens point le courage de me plaindre.

Meyerbeer, ne l’oublions pas, avait commencé par composer jadis dans le style italien. Quoi de plus naturel qu’arrivé à l’apogée de sa puissance magistrale, il se soit souvenu de cette première manière et des avantages qu’il en pouvait tirer pour des combinaisons nouvelles ? De même qu’il italianisait autrefois en faisant du côté de l’orchestre et de l’expression dramatique ses réserves d’Allemand, de même on retrouve dans l’Africaine une plénitude mélodique, un tour aisé de période qui, chez l’auteur des Huguenots, de l’Étoile du Nord et du Prophète, vous rappellent délicieusement l’auteur d’Emma di Resburgo et du Crociato. Impossible de mieux se résumer, de mieux finir. Cette partition, à défaut d’autre mérite, aurait encore ce caractère singulier d’être un abrégé de l’œuvre du maître en son ensemble. Elle témoigne non pas seulement de la grandeur, mais aussi de l’unité de conception, de l’homogénéité de ce génie encyclopédique, car, à travers tous ses changemens de style, toutes ses variations, Meyerbeer, en somme, est toujours resté fidèle à lui-même. Sans rien désavouer de ses anciens principes en ce qu’ils pouvaient avoir de bon, il a su mettre à profit les nouveaux en ce qu’ils pouvaient avoir d’utile et aussi de bon, s’arrangeant de manière à voir incessamment s’accroître ses richesses, et passant d’une esthétique à l’autre à peu près comme ferait un musulman converti qui, tout en goûtant chrétiennement au jus de la treille, se voudrait néanmoins réserver un coin des jouissances du paradis de Mahomet. Nombre de gens d’esprit rare, Halévy, Verdi, ont essayé de jouer ce jeu ; ils ont perdu leur peine, car pour être Meyerbeer il fallait plus d’école, de talent, de génie, de patience, de fortune, de bonheur ; il fallait surtout une conscience esthétique plus vaste que la plupart des artistes modernes n’en possèdent.

Du cinquième acte de l’Africaine, il ne reste au théâtre qu’un duo et la scène de mort sous le mancenillier. Ce duo entre les deux femmes, et dont la situation rappelle celui de Norma et d’Adalgise, ne doit pas, même après tant de beautés, passer inaperçu. On y rencontre dans la partie de Sélika des élans sublimes. La phrase qui revient à trois reprises sur ces mots : « Et pourtant il t’aimera toujours ! » a des sanglots qui vous déchirent. C’est le noluit consolari biblique traduit en sons dans le plus beau langage. Insistons en passant sur cette expression douloureuse, navrante, du personnage de Sélika. Conçue entre les Huguenots et le Prophète, il semble que cette figure ait pour mission de relier entre elles Valentine et Fidès. De l’amante de Raoul elle procède par les violences, les élancemens passionnés, et par ce deuil de l’âme laissé pressentir la mater dolorosa de Jean de Leyde. Jamais la grande corde de la tristesse ne vibra chez Meyerbeer d’un accent plus profond et plus vrai. — Le décor change ; l’arbre apparaît. Sinistre, solitaire, immense, il se dresse au bord de la mer ; des fleurs d’un rouge de sang pendent en grappes à ses branches, jonchent le sol à son ombre. « L’horrible est beau, le beau est horrible ! » À cette ombre, une femme va venir s’étendre pour mourir. On regarde, on écoute, on attend. C’est le silence, le recueillement de la nature avant l’orage ; puis soudain la salle entière se lève comme mue par un ressort ; à l’anxiété muette succède l’enthousiasme ; on s’émerveille, on bat des mains, on crie. Que s’est-il donc passé ? Presque rien : l’orchestre vient de jouer une phrase de seize mesures, une ritournelle !

Comment un si colossal effet peut être produit, les philistins ordinaires de la tablature vont vous le dire en quatre mots. C’est la chose du monde la plus simple et la plus connue : un unisson de tous les instrumens à cordes appuyés de deux bassons ; les violons attaquent le chant sur le grave, les altos sur la troisième corde, et les violoncelles à l’aigu ; les instrumens de diapason diffèrent, au lieu de chanter à l’octave, ramassent au même plan toutes leurs forces. — Vous le voyez, il suffisait d’ouvrir son codex de conservatoire. Quelle criante injustice pourtant et quelle détestable ironie du sort que lorsque tant de pauvres diables voués à l’obscurité connaissent de semblables formules, il n’y ait que les hommes de génie qui en profitent, ces odieux accapareurs ! L’expression de cet incomparable exorde est ce qu’on peut entendre de plus navrant. En même temps que l’oreille est éblouie, le cœur se brise ; cela chante la mort sur un ton de fête, c’est triomphal comme une fanfare, âpre et strident comme la douleur, implacable comme Vénus. Qu’importe le pays, l’héroïne ? l’art a parlé, il veut, et, consacrée par ces seize mesures d’une sublime symphonie, la légende d’une pauvre reine de sauvages vaut l’épopée d’Ariane, de Phèdre, de Didon ! Le solennel fait bientôt placé aux douces élégies de la mourante, les fureurs sont apaisées, l’agonie commence. Sélika poursuit de son pardon le navire qui s’éloigne. Cette atmosphère vénéneuse qu’elle absorbe à longs traits, ces fleurs qu’elle arrache par grappes et respire la pénètrent de leurs influences ; ivresse charmante, extase suprême d’amour dont une phrase idéale du violoncelle, trois fois répétée et chaque fois plus haute, marque les périodes ; hymne de volupté dans l’immolation, dont un chœur aérien commente le délire et que toutes les harpes accompagnent. Ce dénoûment n’est pas seulement d’un grand musicien, mais aussi d’un poète. Schubert et Goethe s’y donnent la main, le Schubert de la mélodie du Roi des aulnes, le Goethe orientaliste de la ballade du Dieu et la Bayadère.

En présence d’une pareille scène, on comprend, on approuve les éternelles tergiversations de Meyerbeer. Où trouver en effet l’interprète de ce rôle ? Comment découvrir dans un même sujet, avec cette complexion poétique d’une Malibran par exemple, la vigueur de tempérament nécessaire pour tout le reste du rôle ? Ce personnage de Sélika, s’il est le résumé des principales créations du maître, est bien plus encore peut-être un résumé des cantatrices qui depuis vingt ans se sont succédé à l’Opéra et ailleurs. L’abeille fait son miel de toutes fleurs. De chaque voix qu’il entendait, de chaque talent qui passait devant ses yeux, Meyerbeer savait extraire le meilleur, l’essentiel. Comme Don Juan, qui la narine au vent s’écrie : « senti odor di femina ! » vous flairez au passage, en écoutant cette musique, certaines individualités dont la trace a marqué. Ici c’est Pauline Viardot, la Rosine Stoltz, plus loin Sophie Cruvelli. Des trois, laquelle choisirait-on, si c’était possible ? On serait fort embarrassé de répondre. On fait comme Meyerbeer, on doute, on hésite ; pour former l’idéal entrevu, aucune isolément ne suffirait ; on rêve un composé des trois.

Ajouterai-je qu’à cet idéal Mme Marie Sax ne répond pas absolument ? Qui donc l’ignore ? Et pourtant elle remplit le rôle, chose énorme ! du commencement à la fin, mène sa tâche avec honneur, et je ne vois pas de quelle cantatrice actuelle on en pourrait dire autant. Si dans la scène du dénouement l’interprétation laisse à désirer, si la distinction, le charme, la poésie manquent, la partie énergique, sauvage du rôle est rendue puissamment. Au premier acte, quand elle entre avec Nélusko dans la salle du conseil, elle contemple la nouveauté de ce spectacle avec des étonnemens farouches où se mêle un grand air de dignité. Elle dit bien la phrase pathétique de son duo du cinquième acte, et réussit surtout dans l’accentuation douloureuse du caractère. La voix de Mme Marie Sax, d’une étendue, d’un timbre, d’une égalité magnifiques, n’aurait besoin que d’être modérée. Cette force de résonnance trop souvent pousse au cri, l’âme y est, mais non le style, et le style, c’est la cantatrice ; ce qui n’empêche pas Mme Sax de moduler très agréablement la berceuse indienne du second acte et d’avoir un élan superbe dans le duo capital du quatrième sur cette phrase : « O transports ! ô douce extase ! » qu’elle attaque en vraie fille du soleil. Somme toute, Mme Marie Sax est une Africaine fort sortable. Elle joue et chante le rôle ; sans chercher à savoir ce qui se passe au-delà de son horizon ; ce qu’a voulu, ce qu’a rêvé Meyerbeer, elle s’évertuera corps et âme à le faire si vous le lui dites, mais je doute que d’elle-même elle songe à s’en rendre compte. Elle exécute, ne crée pas. Une voix splendide, beaucoup de bonne volonté, de l’intelligence et de la passion, — le maître, après avoir mûrement réfléchi, avait jugé que par le temps qui court ces élémens lui devaient suffire. Tâchons de ne pas nous montrer plus difficiles.

Nous n’aimons point les classifications et pensons qu’il ne nous sied pas de distribuer des places aux chefs-d’œuvre ; toutefois, si quelqu’un nous demandait quel rang dans l’œuvre de Meyerbeer nous assignons à cette partition de l’Africaine, nous qui jusqu’à présent n’avons cessé de regarder le Prophète comme la plus haute, la plus puissante manifestation de ce génie, nous n’hésiterions pas à répondre : « Mettez les quatre ouvrages à leur ordre, non point de représentation, mais de naissance, et que ce soit la date qui prononce. » De Robert le Diable aux Huguenots, des Huguenots à l’Africaine, de l’Africaine au Prophète, ainsi l’on irait, toujours ascensionnellement ; mais pourquoi vouloir classer, étiqueter ? Qu’importent au public nos préférences ? « N’est pas beau ce qui est beau, dit un proverbe italien, mais seulement ce qui plaît. » Sans accepter dans toute sa latitude cette esthétique de casuiste, je ne la crois pas de nature à mettre en péril les droits du génie, attendu que ce qui est beau finit toujours par plaire. Les envieux s’agitent, les impuissans profitent de l’occasion pour catéchiser le troupeau des imbéciles, et ni les uns ni les autres ne veulent comprendre que ce qu’ils disent là à propos de l’Africaine s’est dit jadis à propos de l’Armide de Gluck, des Noces de Figaro et du Don Juan de Mozart, du Freyschütz, d’Euryanthe, du Barbier même de Rossini, sifflé à Rome, et de son Otello, que Stendhal jugeait trop allemand. Que n’a-t-on pas écrit dans le temps sur la partition de Robert le Diable, à laquelle on reprochait également de durer sept heures, et que les critiques d’alors appelaient une interminable encyclopédie musicale, un pot-pourri de tous les styles, un panorama de toutes les fantasmagories ! « On ne va point entendre un opéra de Meyerbeer, on va le voir ! » s’écrie un esthéticien d’outre-Rhin, M. Carrière, ajoutant, non sans quelque naïveté, que dans ce mot terrible est contenue la meilleure sentence du public à l’endroit de cette mélopée spectaculeuse ! Les Allemands sont impitoyables, ils ne pardonneront jamais à Meyerbeer d’avoir pris en France le point d’appui de sa renommée, de les avoir voulu conquérir de chez nous, pas plus qu’ils ne pardonnèrent à la Schroeder-Devrient ses excursions dans le répertoire italien. Elle était sublime jouant, chantant Fidelio ; elle avait l’esprit, le physique du rôle : son gracieux visage, sa taille divinement tournée, semblaient faits à souhait pour le travestissement ; mais voulait-elle d’aventure jouer, chanter le Roméo de Bellini, la déchéance était complète ; plus de voix, de talent, les habits d’homme ne seyaient même plus à sa taille. A l’égard de Meyerbeer, l’animosité devient quelquefois si féroce que vraiment c’est à n’y pas croire. On fait litière des Huguenots, du Prophète, et pour glorifier quels masques, justes dieux !

Non raggionam di lei, ma passa e guarda.

On reproche à Meyerbeer ses accouplemens monstrueux d’instrumens, ses ophicléides, ses bombardes, toute cette artillerie de gros calibre qui se contentait jadis de pousser le son, et qu’il fait évoluer constamment par toutes les directions de l’échelle chromatique, et en même temps on s’émerveille sur ce caractère de grandeur et de magnificence dont sa musique porte l’empreinte. Et ceux qui réprouvent le plus les moyens acclament l’effet. Cependant, pour être un grand coloriste, il faut employer des couleurs, je suppose, et les couleurs en musique, ce sont les sonorités. Du jeu des timbres, de leur contraste naît la lumière. Cet art des contrastes, où Meyerbeer avait déjà tant inventé, semble avoir dit son dernier mot dans l’orchestre de l’Africaine. Horace, entendant cet orchestre, ne se contenterait plus de dire ut pictura poesis, il ajouterait à son vers musica. Après avoir bien admiré l’ouvrage en son ensemble, donnez-vous un soir le régal tout particulier de cette instrumentation, placez-vous au fond d’une loge, les yeux demi-clos, n’écoutez, ne suivez que l’orchestre, et, selon que vous serez musicien ou simplement homme de goût, je vous promets une étude ou un plaisir de l’intérêt le plus rare, le plus exquis. Chez Meyerbeer, les effets d’instrumentation ne s’annulent jamais l’un par l’autre, ainsi qu’il arrive chez la plupart des symphonistes de l’école de Weber. S’il éclate, s’il tonne, c’est comme Jupiter, à son heure, et non pas coup sur coup et pendant ses cinq actes. Il prend son temps, mesure, distribue, organise, déchaîne ses forces avec une science de dynamique dont l’auteur du Freyschütz et d’Euryanthe lui-même ne connut pas toujours le secret ; tantôt parcimonieux, tantôt prodigue, curieux jusqu’à la préciosité dans la modération comme dans l’excès. On se rappelle la viole d’amour des Huguenots, le basson accompagnant seul l’introduction du trio du cinquième acte. Dans l’Africaine, cette main habile continue à pondérer, à s’exercer, à ménager à plaisir les contrastes, elle sème les vents pour recueillir non la tempête, mais le calme, déchaîne le simoun pour mieux préparer le frais repos de l’oasis. Entre les foudroyantes explosions de la scène du conseil et les combinaisons chorales de l’épisode du navire, vous avez tout le second acte, écrit en demi-teinte, avec ses bruits voilés, ses rhythmes suaves qu’accompagnent, dans la berceuse de Sélika, les violons divisés à l’aigu, et dont les argentines vibrations du triangle marquent les voluptueuses ondulations. — Recherche, maniérisme ! s’écrient les docteurs de la loi. Un art qui se complaît ainsi dans l’emploi, l’exagération des moyens techniques, ne saurait être qu’un art de décadence. — Well roared, lion ! — Le malheur veut que, depuis que le monde est monde, ces belles choses-là se répètent. On les a dites de Michel-Ange, qui, en peignant la Sixtine, ouvrait la voie aux Carrache, de Beethoven, à qui, dans la neuvième symphonie, les ressources semblent manquer désormais pour l’expression de sa pensée ; « Meyerbeer, lui aussi, a voulu trop faire, il a transgressé les limites de la musique, méconnu les conditions normales de l’opéra moderne après l’avoir en quelque sorte créé, et le moule s’est brisé entre ses mains. » A cela on ajoute : « L’Africaine serait-elle le chef-d’œuvre que vous pensez, qu’il faudrait encore se lamenter, car, après un pareil déploiement de mise en scène musicale, après ce luxe d’imagination, ces dépenses de voix, cette pompe orchestrale, rien n’est plus possible au théâtre en fait d’opéras. » J’avoue, quant à moi, que l’argument me touche peu. J’ignore où nous allons et trouve puéril de débattre cette éternelle question de progrès et de décadence que les esprits oiseux s’amusent à ramener sur le tapis chaque fois qu’il naît un chef-d’œuvre. Si c’est la décadence, les musiciens de l’avenir réagiront contre ce prétendu vacarme symphonique en revenant à la musette des aïeux, et je souhaite à leur auditoire bien du plaisir. Si c’est au contraire le progrès, comme j’aime à le croire, il est permis de se faire dès aujourd’hui une assez belle idée des générations qui nous succéderont, car ce ne seront point assurément des hommes ordinaires, mais de fiers titans, ceux qui, ayant pris comme point de départ en musique soit la neuvième symphonie de Beethoven, soit la partition de l’Africaine, trouveront moyen de mettre entre ce point de départ et le but l’espace parcouru par Beethoven et Meyerbeer dans leur carrière.

Le beau musical ne se définit pas. C’est quelque chose qui vous ravit l’âme, vous saisit, vous empoigne pour se résoudre en un sentiment mêlé de joie et de tristesse. Cela s’appelait la grâce, le charme au temps d’Apelle, non dans le sens de ce qui fait le prix d’une toile du Corrége, mais bien plutôt pour exprimer ce quelque chose d’inexprimable, je le répète, qui caractérise la Joconde du Vinci, la sonate en ut dièze mineur, l’air de Sarastro dans la Flûte enchantée, le duo du quatrième acte des Huguenots, celui du quatrième acte de l’Africaine, et vous force à vous écrier : « Regardez, écoutez, cela est divin ! » Quiconque n’a point en soi le don d’être ému de la sorte pourra discourir d’un chef-d’œuvre, en apprécier les côtés techniques ; mais le chef-d’œuvre en tant que manifestation de l’idéal, du beau, restera éternellement pour lui lettre close. Les âmes artistes possèdent seules cette faculté de sentir, privilège que rien ne remplace, ni les fortes combinaisons de l’entendement, ni l’ingéniosité poétique. L’esprit de Dieu souffle où il veut. Que cette idée nous fasse prendre en patience la période où nous vivons, et consolons-nous en pensant que le beau, en tant que manifestation absolue, ne saurait être ni avoir été le monopole de tel ou tel siècle. Cherchons ce qui est vrai dans l’heure présente, et non ce qui adviendra de l’heure qui va suivre. La question est de savoir ce qui musicalement est beau au moment où je parle, et non de m’occuper des éventualités d’une résultante sur laquelle l’avenir prononcera. On ne fait pas la philosophie de l’histoire avant l’histoire.


F. DE LAGENEVAIS.