L’Affaire du Tonkin/01/01

LIVRE PREMIER

TRAITÉS DE TIEN-TSIN ET DE HUÉ
Décembre 1882 à Juin 1884.

CHAPITRE PREMIER

Situation en 1882.

Situation au Tonkin en décembre 1882. — Droits et politique de la France. — Nécessité de poursuivre l’action commencée. — Éventualité d’une intervention de la Chine.

Décembre 1882.

Durant les derniers mois de l’année 1882, on ne se préoccupait guère en France de la question du Tonkin. L’attention restait fixée sur l’Égypte, que l’Angleterre avait occupée à la faveur de nos défaillances. Dans le public, on savait que nous avions acquis par traité une sorte de protectorat sur l’Annam, mais que l’exercice en était depuis longtemps paralysé par le mauvais vouloir du roi Tu-Duc. Aucune des obligations mises à mises à la charge du Gouvernement annamite n’était remplie. La situation même de nos agents au Tonkin était menacée. Dès 1881, les Chambres avaient voté un crédit « pour permettre au Gouvernement d’exercer une action plus efficace sur le Gouvernement annamite. » Les choses en étaient arrivées à ce point qu’un acte de vigueur était devenu nécessaire.

Le 25 avril 1882, Henri Rivière, commandant notre station navale de Cochinchine, s’était emparé de la citadelle de Hanoï.

On avait applaudi à l’exploit du brillant officier, qui venait, avec 500 hommes, d’enlever une place fortifiée, défendue par plusieurs milliers de soldats et armée d’une puissante artillerie. On n’ignorait pas que le Gouvernement étudiait de nouvelles opérations destinées à asseoir solidement notre influence sur l’Annam. Mais personne n’élevait la voix pour demander le rappel de nos troupes ; personne ne conseillait de recommencer la liquidation où s’étaient effondrés les résultats de l’expédition de Francis Garnier.

L’étude attentive de tous les éléments alors connus de la situation démontrait, d’une part, que nous étions engagés de manière à ne pouvoir reculer sans dommage pour notre prestige et pour nos intérêts en Orient ; d’autre part, que nous avions à tenir compte de la Chine, comme d’un facteur important dans le règlement de la question.

Les complications survenues dans nos rapports avec l’Annam étaient la conséquence fatale de l’état de choses créé par le traité franco-annamite du 15 mars 1874. — Par cet acte nous avions reconnu l’entière indépendance de l’Annam vis-à-vis de toute Puissance étrangère, et nous nous étions engagés à lui donner l’appui nécessaire pour maintenir l’ordre à l’intérieur et pour se défendre contre toute attaque. En retour, l’Annam s’était obligé à conformer sa politique extérieure à la nôtre.

Les contractants n’avaient pas tardé à être en désaccord sur la portée de leurs engagements. L'Annam n’y voyait qu’un traité d’amitié et d’alliance éventuelle. Nous estimions, au contraire, que le traité constituait à notre profit un protectorat', puisqu’il nous conférait à la fois la charge de défendre le royaume contre toute agression et le droit de diriger sa politique extérieure.

Ne sont-ce pas là, en effet, les véritables attributs du protectorat ? Au point de vue conventionnel, notre thèse était incontestable et fournissait une base juridique à nos revendications. Il était toutefois regrettable que la rédaction du traité ne fût pas plus explicite, et que notre attitude n’eût pas, dès le début, prévenu toute équivoque. Durant plusieurs années, nous n’avions manifesté par aucun acte la volonté de retenir et d’exercer le protectorat. C’est en 1879 seulement que nos intentions s’étaient affirmées ouvertement ; mais le malentendu était déjà complet, et l’Annam ne pouvait être ramené par de simples pourparlers à notre manière de voir. Depuis lors, pas un des Ministres, qui s’étaient succédé aux départements des Affaires étrangères et de la Marine, n’avait méconnu la nécessité d’affirmer les droits de la France, et de les mettre à l’abri des contestations, soit par un nouveau traité avec la cour de Hué, soit par d’autres mesures.

Du reste, les événements ne permettaient plus de tergiverser. Non seulement le Gouvernement annamite ne remplissait aucune de ses obligations conventionnelles à notre égard ; mais ses procédés vexatoires rendaient intolérable la position de notre chargé d’affaires à Hué.

Au Tonkin, la situation était pire encore. Une insurrection y avait éclaté, et des troupes chinoises étaient intervenues pour rétablir l'ordre ; nos consuls et leur petite escorte étaient en butte à l’hostilité des mandarins, menacés par les forces rebelles et par les armées chinoises. Dès 1880, nous avions pensé à une expédition, pour occuper solidement le bassin du Fleuve-Rouge jusqu’à sa partie supérieure. Ce projet avait été écarté ; mais on avait laissé au Gouverneur de la Cochinchine le soin de « relever le prestige de l’autorité française amoindrie par nos hésitations et nos faiblesses. » On lui avait recommandé, il est vrai, de ne pas « se lancer dans les aventures d’une conquête militaire ; » mais on l’avait autorisé à envoyer sur les côtes du Tonkin l’effectif naval dont il pouvait disposer, et, s’il le jugeait bon, à appuyer sa démonstration par un léger accroissement des garnisons de Hanoï et de Haïphong.

Conformément à ces instructions, M. le Le Myre de Vilors avait pris, en janvier 1882, le parti de doubler la garnison de Hanoï. À son tour, il avait recommandé à son lieutenant d’être modéré et de n’avoir recours aux armes qu’en cas d’absolue nécessité. Cependant, quatre mois plus tard, un choc avait lieu, et le commandant Rivière plantait glorieusement le drapeau français sur la citadelle bombardée. L’expédition se trouvait ainsi engagée. La retraite n’était plus possible sans dommage pour le prestige de nos armes et pour notre influence. Il fallait aller de l’avant, si les dangers de l’entreprise n’étaient pas hors de proportion avec les avantages que la France pouvait en attendre.

Dès ce moment, il s’agissait de nous établir en maîtres au Tonkin, et de faire prévaloir notre direction sur l’Annam, flanqué, au Nord et au Sud, par nos établissements du Tonkin et de la Cochinchine. Le but prochain ou éloigné était l’acquisition d’un vaste empire colonial dans l’Indo-Chine. La France y avait-elle intérêt ?

Oui, sans doute.

Cette affirmation est basée sur l’étude de tous les renseignements qu’il était possible de réunir alors. Elle a été confirmée, depuis, par de nouveaux éléments d’appréciation et par les discussions nombreuses auxquelles a été soumis le problème. La possession du marché du Tonkin et de l’Annam, l’ouverture de débouchés nouveaux et privilégiés, la mise en exploitation d’un pays riche, un point d’appui et de ravitaillement pour notre marine, un stimulant pour notre commerce et pour notre industrie ; l’avantage de faire contrepoids à l’influence anglaise, de nous créer des titres en Orient et d’affirmer par un acte de vigueur notre volonté de reprendre le rang qui nous convient parmi les nations : voilà, succinctement résumés, les motifs principaux qui, en 1882, ont déterminé nos hommes d’État à poursuivre l’entreprise du Tonkin. La question est encore discutée ; tous les arguments ont été produits, et chacun a sa conviction faite. L’histoire prononcera. Il suffit d’avoir indiqué ici les motifs d’une politique coloniale, qui ne devait entraîner pour la France aucun effort exagéré, aucun péril.

Quelles résistances pouvait-on prévoir à la fin 1882 ? Celle des Annamites et celle des bandes connues sous le nom de Pavillons-Noirs, tantôt alliés, tantôt ennemis des Annamites ? Il était difficile d’en faire cas, en songeant au fait d’armes du commandant Rivière, à la facilité avec laquelle sa poignée d’hommes se maintenait depuis lors au cœur du pays ennemi. Du reste, le Ministre de la Marine avait tout récemment fait le compte des forces nécessaires pour mener à fin l’entreprise. En octobre 1882, l’amiral Jauréguiberry évaluait à 8000 hommes de troupes françaises et 3000 hommes de de troupes indigènes l’effectif du corps expéditionnaire, qui suffirait avec l’appui d’une escadre de six bâtiments pour l’établissement et le maintien de notre protectorat. M. Duclerc, président du Conseil, et l’amiral avaient déjà reconnu d’un commun accord qu’un crédit annuel de dix millions environ couvrirait les frais. Dans une pareille mesure, l’expédition projetée ne pouvait compromettre ni la force militaire, ni les finances de la France.

Une seule éventualité était à considérer : c’était l’intervention armée de la Chine. On n’ignorait pas que la Chine revendiquait un droit de suzeraineté sur l’Annam, et qu’elle entretenait au Tonkin des troupes requises par le Gouvernement annamite lui-même pour rétablir l’ordre troublé des bandes rebelles.

En ce qui touche le droit de suzeraineté, notre siège était fait depuis longtemps. Par le traité de 1874, nous avions reconnu l’entière indépendance de l’Annam vis-à-vis de toute puissance étrangère. Ce traité, nous l’avions notifié dès 1875 à la Chine, qui n’avait fait aucune protestation formelle. Nous pensions même, — d’après une traduction inexacte d’une dépêche du prince Kong — que, les liens de vassalité de l’Annam s’étant depuis longtemps relâchés, la Cour de Pékin n’y attachait plus qu’un intérêt historique. Au commencement de 1882, Gambetta avait déclaré nettement au marquis Tseng, que nous n’admettrions pas « que le Gouvernement chinois vient contester un traité existant et déjà entré dans la période d’application depuis près de huit années. » Au mois de mai suivant, M. de Freyeinet avait complété cette déclaration, en ajoutant que les mesures relatives à l’exécution du traité de 1874 « concernaient exclusivement les deux états signataires, et qu’en conséquence nous n’avions aucune explication à fournir au Gouvernement chinois. » Enfin, M. Duclerc avait, plus récemment encore, fait entendre que les affaires du Tonkin regardaient exclusivement la France et l’Annam, et que nous ne pourrions y admettre en aucun cas l’ingérence du Céleste Empire. » Notre Ministre à au Ministre de Chine

Pékin avait été invité à tenir le même langage. Une attitude résolue, basée sur un titre certain, était la seule qui convînt à notre dignité, la seule efficace pour couper court à toute velléité d’intervention de la Chine.

Les premiers résultats de cette politique ne pouvaient que nous y engager davantage. Les déclarations faites à notre Ministre en Chine permettaient de penser, dès le mois de mars 1882, « que le Gouvernement chinois, en dépit de la vivacité de langage de son représentant à Paris, ne mettrait pas d’obstacle à la réalisation de nos projets sur l’Annam, en tant que nous nous bornerions les droits conférés au Gouvernement de la République par le traité franco-annamite de 1874. » Au mois de mai, M. Bourée écrivait, Au sortir d’une conférence avec le Tsong-li-Yamen, « que de toute façon, on serait très philosophe à Pékin sur ce que nous croirions devoir faire au Tonkin, pourvu que nous ménagions des susceptibilités qui semblaient n’avoir nul souci de devenir agressives. » Au mois de septembre encore, M. Duclerc croyait, d’après les rapports de M. Bourée, avoir « tout lieu d’espérer que nos bons rapports avec la Chine ne seraient pas sérieusement troublés par notre expédition sur le Song-Koï. »

Ces dispositions conciliantes, dont les symptômes se succédaient depuis le début de notre action, ne pouvaient que nous encourager à maintenir un ferme langage. La Chine entretenait encore, il est vrai, des troupes régulières au Tonkin, sous le prétexte d’y rétablir l’ordre. Mais n’y avait-elle pas envoyé déjà un corps expéditionnaire dans les mêmes conditions en 1874, et ne l’avait-elle pas rappelé sur notre demande ? Cette fois encore, elle ne tarderait pas à retirer ses soldats, quand elle nous verrait résolus à une occupation effective du pays. Il n’y avait aucun motif de croire qu’elle voulût s’opposer par la force à notre entreprise.

Ainsi, position prise vis-à-vis de la Chine, aucune probabilité sérieuse de conflit armé, nécessité d’une attitude ferme et d’une observation assidue : voilà les enseignements que fournissait l'examen des faits et de nos rapports avec le Gouvernement chinois.

La conclusion de cette étude était que la France ne pouvait, sans grave dommage, se retirer du Tonkin ; qu’elle avait, au contraire, intérêt à y poursuivre la fondation d’un établissement définitif ; qu’elle n’aurait besoin, pour réussir, d’aucun effort excessif, si elle joignait à une prudente fermeté l’esprit de suite, qui est, en extrême Orient plus qu’ailleurs, la condition essentielle du succès.