L’Affaire du Luxembourg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 515-539).
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II.

LE RETOUR DE M. DE BISMARCK À BERLIN. — LES ENTRETIENS DE M. DE BISMARCK AVEC M. BENEDETTI.


IV. — LE RETOUR DU COMTE DE BISMARCK DE VARZIN.

On était à la fin de novembre ; M. de Bismarck n’avait pas reparu à Berlin depuis les premiers jours du mois de septembre. Sa santé était sérieusement compromise ; il souffrait de varices aux jambes, son estomac était délabré et son système nerveux profondément ébranlé. Sa forte constitution n’avait pu résister à la vie fiévreuse qu’il avait menée, à la tension continue de toutes ses facultés. Son énervement était extrême, au point qu’on se demandait si jamais il retrouverait les forces nécessaires pour mener à bonne fin l’œuvre si glorieusement commencée. Depuis son départ, tous les rouages du gouvernement, que compliquaient l’annexion des nouvelles provinces et la création de la Confédération du Nord, avaient peine à jouer. Il semblait que la tâche qu’on avait entreprise eût dépassé le but et qu’on eût trop auguré de la force d’assimilation de la Prusse. On allait jusqu’à regretter et à considérer comme une faute l’annexion du Hanovre en face de l’hostilité violente et irréconciliable de ses populations. Tout était suspendu. La politique extérieure marchait à la dérive sans boussole ; les fils en étaient sinon rompus, du moins enchevêtrés. Les influences les plus diverses s’exerçaient autour du roi, les rivalités s’accentuaient. Déjà tout bas on commençait à se préoccuper du remplacement du premier ministre ; M. de Savigny et M. de Goltz se disputaient sa succession ; lorsque M. de Bismarck rentra brusquement en scène. Son apparition à la chambre fut un coup de théâtre ; elle fut aussi un triomphe. Pour lui, la roche Tarpéienne avait précédé le Capitole.

M. Benedetti avait repris possession de son poste le 15 novembre. Il avait retrouvé Berlin en liesse, savourant les joies de la conquête. « Je ne connais pas de plaisir plus grand pour un mortel, disait Frédéric II, que de joindre des domaines interrompus pour faire un tout de ses possessions. » On semblait avoir oublié, en apparence du moins, l’intervention française qui, à Nikolsbourg, avait marchandé à la Prusse le bénéfice de ses victoires, car le roi envoyait à notre ambassadeur, pour sa bienvenue, la plus haute de ses distinctions : le grand cordon de l’Aigle-Noir. M. Benedetti allait renouer ses relations avec le président du conseil dans des conditions toutes nouvelles. Sa tâche n’était pas enviable ; les rôles étaient intervertis, nous n’avions plus rien à offrir, mais tout à demander. Bien des événemens avaient surgi depuis les derniers entretiens du ministre prussien et de l’ambassadeur de France. L’Orient était troublé, et à Rome il s’était produit un incident qui ne pouvait nous laisser indifférens. On avait appris que M. Harry d’Arnim, qui a acquis depuis une si grande notoriété, avait offert au pape spontanément, au nom de son souverain, l’hospitalité en Allemagne. La politique prussienne, si effacée jusqu’alors à Rome, s’était affirmée subitement d’une manière imprévue et désobligeante pour notre influence. C’était le premier choc de deux politiques, désormais rivales, sur un terrain étranger à l’Allemagne, où jamais elles ne semblaient devoir se rencontrer. On pouvait se demander si le gouvernement prussien n’allait pas partout en Europe se poser l’égal de la France et contre-carrer son action.

Interpellé par M. Benedetti, M. de Thile répondit que M. d’Arnim n’avait reçu aucune instruction spéciale et que rien dans ses dépêches les plus récentes n’indiquait qu’il eût fait la démarche qu’on lui prêtait. M. de Thile se conformait à son rôle. Sa tâche, comme en 1870, était de tout ignorer et de tout nier. « Je suis l’esprit qui nie, » disait Méphistophélès. Mais l’incident avait trop de gravité pour n’être pas approfondi : d’ailleurs on était fixé, c’était du pape lui-même qu’on avait appris l’offre qui lui avait été faite par M. d’Arnim. Peu de jours après, M. de Thile, questionné à nouveau, dut revenir sur ses dénégations ; il reconnut, après plus ample informé que M. d’Arnim, en entendant le pape se plaindre de la situation dépendante et précaire qui lui était faite, lui avait, en effet, de son propre mouvement, en prévision de son départ de Rome, offert un refuge dans les états du roi.

La politique a ses mécomptes, mais il en est qu’un gouvernement ressent tout particulièrement ; l’offre faite au pape par l’ambassadeur de Prusse était de ce nombre. Le gouvernement de l’empereur avait été touché au vif dans une de ses fibres les plus sensibles. Il ne reprit contenance qu’au retour de M. de Bismarck. Il apprit alors que M. d’Arnim n’avait agi que sous l’influence ultramontaine de son beau-frère, M. de Savigny[1], et que le premier ministre, loin d’approuver la sollicitude insolite témoignée au pape par l’ambassadeur du roi, s’était plaint vivement de la déviation regrettable qu’on avait fait subir à sa politique pendant son absence. L’heure n’était pas venue pour la Prusse de s’affirmer au dehors, elle était en pleine gestation intérieure, et le moment était mal choisi pour irriter l’Italie et ajouter aux ressentimens de la France par des manifestations sans objet contraires à ses traditions. Tout lui commandait, tant qu’elle n’aurait pas digéré ses nouvelles provinces et réorganisé son armée, de faire oublier ses violences et agréer par l’Europe la transformation qu’elle poursuivait en Allemagne.

M. de Bismarck était un grand charmeur ; il n’eut pas de peine à nous calmer ; on rassure aisément ceux qui ne demandent qu’à être rassurés. Il savait que M. de Moustier, comme tous ceux de nos ambassadeurs qui ont passé à Constantinople, s’exagérait volontiers la portée de nos intérêts en Orient ; il nous par la Turcs et Candiotes. Les pacifier et les réconcilier était d’après lui le grand intérêt du moment. Il importait de conjurer le démembrement de l’empire ottoman et de préserver la paix du monde. La Prusse nous seconderait dans cette grande tâche et réglerait son pas sur le nôtre. Comment, après de telles assurances, mettre en doute le désir sincère de M. de Bismarck de nous réconcilier avec le passé et de nous donner pour l’avenir des gages certains de ses bonnes dispositions ? Il avait évité, il est vrai, de s’expliquer sur l’Allemagne ; mais si de ce côté la situation restait obscure, l’horizon s’était du moins éclairci du côté de l’Italie et de l’Orient. Le péril présent était conjuré, on n’en demandait pas davantage.

Les rapports qui arrivaient d’Allemagne semblaient confirmer les tendances conciliantes du cabinet de Berlin, avec des réserves toutefois au sujet de ses armemens.

« M. de Bismarck, écrivait-on, depuis son retour de Varzin, semble vouloir imprimer un temps d’arrêt à sa politique d’expansion, trop vigoureusement accentuée pendant son absence. Les hommes politiques les plus entreprenans éprouvent parfois le besoin de se recueillir. On comprend, du reste, que le premier ministre du roi de Prusse, tout impatient qu’il soit de réaliser son œuvre, s’arrête hésitant dans sa marche lorsqu’il voit l’Autriche se relever sous une direction habile et énergique plus vite qu’il ne l’espérait, et que sa diplomatie attentive lui signale à Pétersbourg des dispositions marquées à s’entendre avec la France sur la question orientale, et que, même à Florence, se manifestent des symptômes de réaction contre ses tendances. Les résistances qu’il rencontre à l’intérieur lui commandent d’ailleurs une grande circonspection au dehors. Il s’agit de resserrer sans perte de temps et de rendre indissolubles les liens qui viennent d’être contractés au nord sous l’empire de la violence et au sud sous le sentiment d’une crainte irréfléchie, avant que l’Europe ait le temps de se reconnaître. Se servir de la France comme d’un épouvantail, ou bien représenter le cabinet de Berlin et le cabinet des Tuileries unis dans les rapports les plus confians, sont les moyens dont le gouvernement prussien fait usage tour à tour et toujours avec succès. Son intérêt semble lui conseiller aujourd’hui d’affecter la modération et d’éviter tout ce qui pourrait porter atteinte aux susceptibilités de la France. Tout indique, ses manifestations officielles aussi bien que le langage des journaux qu’il inspire, que son attention exclusive se reporte sur la Confédération du Nord et que, loin d’encourager les états du Midi, il leur recommande de s’armer de patience et de laisser au temps et à des conjonctures plus favorables, après s’être toutefois organisés militairement, le soin de terminer l’œuvre dont dépend le salut de l’Allemagne. On accepterait volontiers ces assurances tranquillisantes comme l’expression sincère de la pensée prussienne, sans le fait des armemens qui, loin d’être ralentis, semblent être poussés chaque jour avec plus de vigueur. Il est vrai que, sans nier ces armemens, ce qui serait difficile, on cherche à en atténuer la portée en leur prêtant un caractère purement défensif et en insistant sur la nécessité d’adopter un système uniforme pour tous les contingens formant la Confédération du Nord. Je ne voudrais pas amoindrir pour ma part la valeur de ces explications, mais il est impossible à l’observateur le plus modéré de n’être pas frappé de la précipitation avec laquelle s’exécutent des commandes hors de toutes proportions pour l’armée régulière d’un gouvernement fort de son désintéressement et d’un pays qui n’aurait d’autre pensée que celle de la défense[2]. »

M. Benedetti n’était pas indifférent au sort des Candiotes, mais la sollicitude qu’ils lui inspiraient n’allait pas jusqu’à lui faire oublier les pourparlers du mois d’août ; il lui tardait de savoir si les projets d’alliance qu’il avait concertés avec M. de Bismarck étaient arrivés à maturité. L’entretien eut lieu le 3 décembre. M. de Bismarck n’avait pas son entrain habituel ; il était visiblement contrarié de l’interrogatoire. Il protestait de ses dispositions personnelles à l’égard des deux conventions, celle du Luxembourg aussi bien que celle de la Belgique, mais il ignorait encore ce qu’en pensait le roi ; l’occasion lui avait manqué pour le préparer, il allait s’y appliquer. Toutefois, il ne cachait pas que le prince royal l’avait interpellé en lui disant : « On parle d’une alliance avec la France : contre qui est-elle dirigée ? Je ne sache pas que l’Autriche et la Russie soient en état de nous menacer. » Le ministre prétendait qu’il s’était borné à des réponses évasives, mais comment le prince avait pu être informé des négociations, alors que le roi était censé les ignorer encore, c’est ce qu’il n’expliquait pas. Quoi qu’il en fût, le secret qu’on s’était promis réciproquement avait été violé. Le fait était regrettable et symptomatique. L’ambassadeur tenait à savoir si le prince s’était montré hostile à l’alliance : « Il craint, répondit M. de Bismarck, qu’une alliance entre nos deux pays ne désoblige le gouvernement de sa belle-mère. »

Il était évident que loin d’avancer on avait reculé. M. Benedetti voulut en avoir le cœur net, il insista sur la nécessité de prendre une résolution. M. de Bismarck lui promit de ne rien négliger pour se mettre promptement en mesure de lui répondre. « Mais je m’attends, écrivait M, Benedetti à M. de Moustier, à des lenteurs calculées, contre lesquelles je réclamerai votre concours. J’irai avec prudence, mais vous penserez comme moi qu’il est nécessaire de pénétrer sans plus de retards les véritables intentions de la cour de Berlin, et que, si nous ne devons rien brusquer, nous ne saurions non plus continuer des pourparlers destinés à rester sans résultat. »

C’était un fâcheux début. Ce n’est pas ainsi que procèdent les gouvernemens qui poursuivent une alliance commandée par les intérêts de leur politique. Tout dans leur attitude, leur empressement, la cordialité de leurs explications, témoigne du prix qu’ils y attachent. On tient les fers au feu ; on ne fait pas le mort pendant trois mois, c’est à Paris qu’on expédie le général de Manteuffel et non pas à Pétersbourg, et quand l’alliance à laquelle on travaille ne peut avoir qu’un but, la paix, on ne procède pas à des arméniens qui préparent la guerre. L’attitude équivoque du premier ministre devait donner à penser au gouvernement impérial. Il était temps encore pour lui de revenir sur ses pas et de s’en tenir à la politique expectante. C’était l’avis de M. Benedetti et c’était le sentiment de M. de Moustier. Il est des préfaces qui disposent mal en faveur d’un livre. Mais l’empereur était sous le charme de M. de Goltz, il croyait à son dévoûment et à sa sincérité ; il s’exagérait son influence à Berlin, comme il s’exagérait celle de M. Nigra à Florence. Or M. de Goltz affirmait que rien n’était compromis, qu’il suffirait de tempérer le zèle de M. Benedetti, qui, au lieu de laisser au président du conseil le temps de se retourner et de préparer le roi, le poussait l’épée dans les reins.

L’axe de la politique européenne était violemment déplacé depuis la bataille de Sadowa ; s’il ne passait pas encore à Berlin, il ne passait plus par Paris. L’empereur se refusait à le reconnaître, il persistait à croire que l’alliance française s’imposait à la Prusse victorieuse et résolue désormais à ne chercher son point d’appui que dans le sentiment national. Il ne se doutait pas que, grisée par ses succès, pleine de confiance dans ses hommes de guerre et dans son armement, elle entendait se passer du bon vouloir de son voisin et exploiter à son profit des ressentimens qui n’étaient plus un danger pour elle. Il poussait la méconnaissance de la politique prussienne jusqu’à lui demander d’adhérer à un projet de convention qui nous eût permis de nous dégager des difficultés italiennes, en substituant aux garanties que la convention du 15 septembre assurait au gouvernement pontifical celles de toutes les puissances européennes. L’occasion était toute trouvée. Il ne dépendait que de notre futur allié de nous donner un gage manifeste de ses bonnes dispositions. Mais, loin de nous seconder, M. de Bismarck désavoua M. de Goltz, qui « pendant son absence, disait-il, sous l’inspiration de M. de Savigny, s’était étrangement trompé en contribuant à entretenir des espérances qu’il serait difficile de réaliser. » Il ne se souciait pas de nous tendre la perche, il avait au contraire le plus grand intérêt à détourner notre attention de l’Allemagne, à nous laisser aux prises avec le pape, qui nous reprochait de le livrer aux Italiens, et avec le cabinet de Florence, qui s’irritait des obstacles que nous opposions à ses revendications nationales.

Il manquait à la politique impériale une qualité essentielle, le « bon sens européen, » cette faculté précieuse qui permet aux hommes d’état de se rendre un compte exact des intérêts des autres pays et des nécessités qui en découlent pour leurs gouvernemens.

M. Benedetti recevait l’ordre d’attendre et d’observer. Le rôle d’observateur ne laissait pas que d’être pénible pour la diplomatie française. Elle assistait à la destruction de la vieille Allemagne ; elle regrettait le passé et appréhendait l’avenir ; ses correspondances étaient chagrines ; elle signalait chaque jour des infractions nouvelles au traité de Prague, elle rappelait au gouvernement de l’empereur qu’on armait aux portes de la France. « Les approvisionnemens elles munitions s’accumulent dans les places fortes, écrivait-on d’Allemagne, les travaux sont poussés dans les arsenaux avec une activité fébrile, les crédits sont dépassés, tout ce qui rentre au trésor passe aux dépenses militaires. On organise la landwehr dans les nouvelles provinces et on la réorganise dans les anciennes. Suivant les données les plus récentes, les forces totales de la Confédération du Nord sur le pied de guerre s’élèveront à huit cent quatre-vingt-douze mille hommes et, en y ajoutant les contingens du Midi, on obtiendrait un total de un million cent mille hommes et de vingt-quatre mille cent officiers, tandis que la France ne pourrait mettre sur pied de guerre que quatre cent seize mille hommes, tous les dépôts compris. J’ajouterai qu’on médite un nouveau plan de mobilisation, que déjà l’on dresse les listes el les tableaux relatifs aux réserves, à la landwehr et aux chevaux et qu’on se propose de les communiquer, dès qu’ils seront prêts, aux autorités qui participent au recrutement. On veut qu’en cas d’une mobilisation ordonnée par le roi, tout le monde soit prêt et que, du général en chef au sergent-major et du président de province au secrétaire d’arrondissement, personne n’ignore le concours qu’il aura à prêter pour que tous les rouages de l’armée entrent en mouvement dès que le mot de mobilisation sera prononcé. On espère qu’avec ce nouveau plan, l’armée entière pourra être mobilisée en douze jours et concentrée quelques jours après. On pourrait alors, au premier signal, jeter plus de deux cent mille hommes sur nos frontières. Ambitieuse et réfléchie, la Prusse a été la première à se rendre compte de la transformation qu’a subie de nos jours l’art de faire la guerre et à comprendre que désormais, avec les chemins de fer et les télégraphes, une campagne sera nécessairement courte ; que le succès dépendra de deux ou trois batailles décisives et que l’avantage restera à celui qui aura su le plus vite jeter sur un point donné les forces les plus considérables. Aussi son attention se reporte-t-elle tout entière sur les chemins de fer comme sur un des agens principaux de la stratégie moderne… On calcule que, sur les lignes allant de l’est à l’ouest, on pourrait expédier par jour douze trains militaires dans une direction et douze dans l’autre et que quatre-vingt-dix-huit trains suffiraient au transport d’un corps d’armée. La Prusse veut évidemment pouvoir, le cas échéant, nous gagner de vitesse ; elle espère compenser la supériorité qu’elle reconnaît au soldat français par la rapidité de ses mouvemens et par la force numérique. Elle se flatte qu’en arrêtant ses combinaisons à l’avance et non pas sous le coup des événemens, elle pourra s’assurer tous les avantages de l’offensive et porter la guerre sur notre territoire[3]. »

Du reste, les questions militaires étaient en ce moment à l’ordre du jour. L’Europe présentait l’aspect d’un arsenal. Tout le monde fondait des canons et fabriquait fiévreusement des fusils à aiguille. L’Angleterre ne résistait pas à l’entraînement général ; elle armait sur terre et sur mer, elle fortifiait ses côtes, elle mettait Malte et Gibraltar en état de défense. Les résultats foudroyans de la guerre de Bohême étaient un enseignement pour tous les gouvernemens, ils étaient une révélation pour la Prusse elle-même. Ses généraux, bien que pénétrés de la supériorité de leur armée, ne s’étaient pas doutés de la puissance irrésistible de son organisation et de son armement. Ils ne cachaient pas au baron Stoffel, notre attaché militaire, combien ils en étaient étonnés et émerveillés. Mais ce qu’ils ne lui disaient pas, c’est que déjà ils tiraient parti des expériences de la campagne pour perfectionner l’instrument qui leur avait valu la victoire et pour l’élever au niveau de plus ambitieux desseins.

La réorganisation de l’armée était le gros souci de l’empereur ; il s’apercevait tardivement que les combinaisons politiques les plus savantes ne pouvaient aboutir si elles n’étaient pas soutenues par une puissante organisation militaire. Il s’était endormi dans une sécurité décevante, sans tenir compte des expériences faites en Crimée et en Italie, et il s’était réveillé le 3 juillet au bruit du canon de Sadowa, n’ayant pas cinquante mille hommes au service de sa politique. Il reconnaissait qu’il avait méconnu les exigences de la guerre moderne, que ses effectifs étaient insuffisans, son armement défectueux, les arsenaux vides, la discipline relâchée ; il s’apercevait aussi que le système de défense de nos places fortes n’était plus conforme au tir des canons rayés et que ses généraux, tout vaillans qu’ils fussent, au lieu de se tenir au courant de la transformation que les chemins de fer et les télégraphes avaient fait subir à l’art de la guerre, en étaient restés aux souvenirs du premier empire et aux campagnes d’Afrique. Il cherchait en vain autour de lui un de ces hommes éminens qui, comme Gouvion Saint-Cyr, marquent dans l’histoire militaire d’un pays. Moins heureux que le roi de Prusse, il n’avait eu à son service ni un général à la hauteur de la stratégie nouvelle, ni même un administrateur en état de procéder avec la science et la rapidité voulues aux réformes que l’exemple de la campagne de Bohême rendait nécessaires et urgentes. Peut-être aussi lui manquait-il le don de découvrir et de choisir les hommes.

Tout était à créer ou à refaire sous le coup des événemens. Il s’agissait de gagner la Prusse de vitesse et d’assurer l’inviolabilité du territoire. Il fallait avant tout un nouveau fusil, car on attribuait alors au fusil à aiguille plus qu’aux causes morales le succès de la campagne de Bohême, et l’on craignait que le soldat français, si impressionnable, ne se décourageât en sentant l’infériorité de son armement. L’empereur convoqua ses maréchaux et ses généraux à Compiègne ; il fit appel à leurs lumières, à leur patriotisme, il demanda à la commission qu’il présidait chaque jour le service obligatoire et, en vue d’une mobilisation rapide, la création de corps d’armée distincts, indépendans les uns des autres et se suffisant à eux-mêmes, tels que nous les avons organisés depuis[4]. Mais depuis qu’il avait perdu le prestige du succès, il n’avait plus l’autorité morale suffisante pour faire prévaloir, même dans ses conseils, des mesures aussi radicales. Les ministres, si obéissans autrefois, commençaient à discuter : ils comptaient moins avec sa volonté qu’avec les exigences de l’opinion publique. Ils objectèrent que le pays n’était pas préparé à de tels sacrifices, que lui imposer le service obligatoire serait ajouter à son mécontentement et que les députés, soucieux avant tout de l’esprit des populations et de leur réélection, ne consentiraient jamais à sanctionner une mesure aussi impopulaire. L’empereur dut se résigner et transiger. Le 12 décembre, le Moniteur publiait le résultat des travaux de la commission. Le gouvernement demandait la création d’une garde nationale mobile pour la défense des côtes et des places fortes. Il réclamait une armée de huit cent mille hommes, dont la moitié, affectée à la réserve, était divisée en deux bans ; le premier pouvait être appelé par une simple décision du ministre de la guerre, le second par un décret impérial. Le service actif était de six ans, ainsi que celui de la réserve. C’était enlever au corps législatif le vote du contingent et mettre six cent mille hommes à la disposition permanente du ministre de la guerre. Le projet, qui pourtant n’était qu’un palliatif, souleva de si vives réclamations que le gouvernement se crut obligé de déclarer par la voie de ses journaux que ce travail n’avait rien de définitif, que ce n’était qu’une étude susceptible de toutes les modifications.

Le danger était à nos portes ; n’eût-il pas mieux valu le révéler au pays, faire appel à son patriotisme, que d’user ses forces et son temps à transiger avec une opinion publique mobile et nerveuse, qui poussait inconsciemment à la guerre, et qui cependant se révoltait à l’idée des sacrifices qu’elle imposerait ?


V. — LA REPRISE DES ENTRETIENS DU COMTE DE BISMARCK AVEC M. BENEDETTI.

Depuis l’entretien du 3 décembre, il n’avait plus été question du Luxembourg entre l’ambassadeur de France et le président du conseil. L’un, fidèle à sa consigne, observait la réserve que lui prescrivaient ses instructions ; l’autre était censé poser des jalons dans l’esprit du roi pour le convertir à nos idées.

M. de Moustier ne soufflait plus mot dans sa correspondance de l’alliance prussienne, il s’absorbait dans les affaires de Rome, il s’occupait de l’exécution du traité du 15 septembre et des garanties à donner au pape, et surtout des affaires d’Orient, qui lui étaient devenues plus chères encore depuis qu’il était appelé à les diriger. Constantinople était d’ailleurs le terrain où il espérait se rencontrer avec la Russie et détendre les liens qu’elle avait pu contracter lors de la mission du général de Manteuffel. Il avait d’autant moins hâte de reprendre les pourparlers avec la Prusse que les renseignemens d’Allemagne persistaient à n’être pas rassurans. Il venait de recevoir un document qu’une main mystérieuse, mais à coup sûre prussienne, nous avait communiqué sous le manteau de la cheminée, et qui, ajuste titre, lui donnait à réfléchir. C’était un mémorandum qui traitait précisément de l’occupation de la forteresse de Luxembourg et dont les conclusions étaient des plus comminatoires. On n’admettait pas que la ville de Luxembourg pût se relever de sa servitude militaire ; on disait que, si les droits exercés par la Confédération germanique étaient éteints, il existait des droits antérieurs en vertu du traité intervenu le 11 mai 1815 entre les Pays-Bas, l’Autriche, l’Angleterre, la Russie et la Prusse, qui donnait à la place un caractère non-seulement allemand, mais européen. La Prusse, en un mot, maintenait son droit de garnison, non comme successeur de la diète, mais comme déléguée de l’Europe. « La position militaire de la Prusse doit rester intacte, disait le mémorandum, et le gouvernement prussien a la volonté et la puissance de défendre ses droits au besoin par son armée et jusqu’à son dernier soldat[5]. » L’avertissement, bien qu’indirect, s’imposait à nos méditations. Il était difficile à M. de Bismarck de renier ses engagemens, mais rien n’empêchait le ministre des affaires étrangères de Prusse de nous prévenir par voie détournée que le cabinet de Berlin ne se souciait plus de les exécuter.

Les affaires intérieures, si lourdes à ce moment, étaient l’unique préoccupation du conseil des ministres. Elles étaient multiples et d’un intérêt exceptionnel. C’était la réorganisation de l’armée qui devait permettre à la France de reprendre son ascendant en Europe ; c’étaient les réformes libérales que l’empereur se proposait d’octroyer au pays pour se faire pardonner les mécomptes de sa politique extérieure, c’était enfin l’exposition universelle qui devait, au printemps, attirer à Paris les peuples et les souverains, et qui, sans Sadowa, eût été pour l’empire une véritable apothéose. On délibérait à la fois sur les travaux de la paix et sur les préparatifs de la guerre, contraste étrange amené par des événemens qu’on n’avait su ni prévoir ni diriger. Cependant la réunion des chambres approchait, et l’on commençait à comprendre que, pour faire accepter à la France de lourdes charges militaires, il ne suffisait pas de lui concéder quelques libertés, mais qu’il fallait encore la réconcilier par un succès diplomatique avec les événemens du dehors.

C’est ainsi que tout naturellement, par la force des choses, on se trouvait ramené à mettre le cabinet de Berlin en demeure d’exécuter les engagemens qu’il avait pris en maintes circonstances et qu’au commencement de septembre il avait offert spontanément de consacrer par un traité solennel d’alliance offensive et défensive.

M. Rouher allait rentrer en scène, sur le terrain de la politique extérieure, mais cette fois avec le plein assentiment du ministre des affaires étrangères, qui ne demandait pas mieux que de s’effacer et de laisser au vice-président du conseil le soin de reprendre les négociations qui avaient précédé son entrée au ministère. Le ministre d’état conféra avec l’ambassadeur de Prusse. Son thème était tout tracé : l’ouverture prochaine des chambres et la nécessité qui lui incombait personnellement de rassurer l’opinion publique sur les relations des deux pays. Il fit comprendre à M. de Goltz que le moment de s’expliquer était arrivé, que les pourparlers ouverts depuis plusieurs mois ne pouvaient rester plus longtemps en suspens, qu’il nous importait à tous les points de vue de savoir si le gouvernement prussien avait réellement l’intention de maintenir sa garnison dans la forteresse du Luxembourg et d’incorporer le pays à la Confédération du Nord. M. Rouher ajoutait qu’il était loin de la pensée du gouvernement français, en demandant des explications, de prendre vis-à-vis du gouvernement prussien une attitude qui portât à aucun degré le caractère d’une pression, et encore moins celui d’une menace, malgré le changement survenu dans l’attitude du premier ministre du roi Guillaume. « Mais il importe de savoir, disait le ministre d’état, si malgré les apparences, M. de Bismarck n’a pas renoncé à suivre, vis-à-vis de la France, la ligne de conduite qu’une haute inspiration politique lui avait suggérée d’abord. Si sa réponse n’est pas conforme à nos vues ni à des espérances qu’on n’eût pas dû provoquer, si l’on n’a ]>as la ferme intention de les réaliser, nous saurons du moins à quoi nous en tenir avant l’ouverture de la session. »

La question était ainsi officiellement posée, et il ne restait plus au ministre des affaires étrangères qu’à envoyer des instructions à notre ambassadeur pour le mettre en mesure de la résoudre : « Malgré notre résolution de nous renfermer dans une attitude tout à fait expectante, écrivait M. de Moustier à la date du 7 janvier, il ne nous est plus possible d’empêcher les choses d’avoir leur cours. Les chambres vont s’ouvrir, et notre langage, qui restera toujours calme, ne saurait toutefois avoir exactement la même nuance dans toutes les hypothèses. C’est ce que M. Rouher, avec l’autorisation de l’empereur, a essayé de faire comprendre dernièrement au comte de Goltz, en s’appuyant sur les exigences de notre politique intérieure et en se plaçant au point de vue personnel des obligations que lui imposent ses fonctions de ministre d’état. »

Lord Palmerston écrivait, en 1831, à lord Granville, son ambassadeur à Paris, lorsque M. de Talleyrand réclamait le Luxembourg : « Les gouvernemens, en France, ont une manie singulière ; ils s’imaginent, lorsqu’ils sont harcelés par leurs difficultés intérieures, que, pour les maintenir, on doit leur permettre de se prévaloir d’un succès au dehors, serait-ce au prix d’un acte injuste, malhonnête et contraire aux traités. » La revendication du Luxembourg, impliquant le consentement des populations, que le gouvernement de l’empereur adressait au cabinet de Berlin, en invoquant comme M. de Talleyrand ses difficultés intérieures, n’avait rien d’injuste ni de malhonnête, mais elle avait en politique un tort plus grave : elle était périlleuse. M. de Moustier le sentait si bien qu’il disait à M. Benedetti : « Certainement, le comte de Bismarck a le droit de repousser notre alliance, même après nous avoir offert la sienne, et de garder le Luxembourg après nous l’avoir promis. Mais faille tout cela sans nous en donner aucun motif, sans colorer en aucune façon un procédé qui tout au moins doit nous surprendre, c’est une chose vraiment étrange et qui déconcerte toutes les habitudes comme tous les calculs diplomatiques. Si, au contraire, il a toujours envie de faire honneur à ses engagemens précédens, sa conduite est bien plus inexcusable encore. Quoi qu’il en soit, nous devons, comme je l’ai dit, répondre prochainement aux légitimes préoccupations du pays et des grands corps de l’état. Il y a là un fait qui s’impose tellement qu’il rend presque nécessaire la démarche que l’empereur désire que vous fassiez sans retard près du gouvernement du roi Guillaume. Le comte de Goltz a dû déjà la faire pressentir à sa cour, et vos explications sauront lui maintenir son véritable caractère et sa véritable origine que je viens d’indiquer. »

M. de Moustier ajoutait à ces considérations générales des argumens spéciaux ; il s’arrêtait à des combinaisons nouvelles pour faciliter au cabinet de Berlin les concessions qu’on lui demandait ; il s’expliquait sans détour et sans céder aux arrière-pensées de tant de ministres qui, en prévision d’un échec, se ménagent les moyens de désavouer ceux qui les servent. M. Benedetti savait cette fois à quoi s’en tenir ; il n’était plus comme à Nikolsbourg livré à ses propres inspirations. Il manquait toutefois à M. de Moustier, lorsqu’il rédigeait ses instructions, comme à l’ambassadeur qui devait les interpréter, une chose essentielle : la foi dans le succès. L’un et l’autre sentaient qu’ils s’engageaient sur un terrain scabreux. Mais ils étaient dominés par une volonté supérieure, celle de l’empereur, qui, lui-même, croyait céder à la pression de l’opinion publique, tandis que le destin lui faisait expier les fautes de son imprévoyance.

M. de Bismarck pouvait attendre de pied ferme les interpellations de l’ambassadeur de France. Il se trouvait dans une situation défensive à tous égards excellente. Il pouvait, sans renier les avances qu’il nous avait faites et les engagemens que personnellement il avait pris, se couvrir des scrupules du roi et des objections stratégiques que faisait valoir l’état-major général contre l’abandon d’une place telle que Luxembourg. Il avait tout l’avantage du terrain dans la lutte diplomatique qui allait s’ouvrir. Tandis que le roi Guillaume restait dans l’ombre pour n’apparaître que comme argument suprême, l’empereur était à découvert. L’un pouvait à son gré ratifier ou renier les engagemens de son ministre ; le second, au contraire, était directement compromis dans le débat sans pouvoir désavouer le langage que l’ambassadeur tenait en son nom et encore moins revenir sur les paroles qu’il avait échangées avec M. de Goltz. La stratégie de M. de Bismarck n’était autre que celle de Richelieu et de tous les grands hommes d’état qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire. Tout puissant qu’il fût, le cardinal ne manquait jamais de se retrancher derrière la volonté de son roi, soit pour avancer, soit pour reculer, suivant les convenances de sa politique.

M. de Bismarck, depuis l’entretien du 3 décembre, avait eu tout un mois pour préparer le roi et le convertir à nos vues. Il disait l’avoir tenté maintes fois sans réussir. Il était parvenu cependant à s’assurer d’utiles auxiliaires. Le ministre de la guerre et le chef d’état-major général avaient fini par reconnaître que la position militaire qu’il s’agissait de nous livrer ne présentait pas l’importance qu’ils y avaient attachée d’abord et qu’on pouvait y renoncer à la rigueur, si par ce sacrifice on devait assurer à la Prusse l’avantage politique qu’elle en attendait. Malheureusement les argumens du général de Roon et du général de Moltke étaient restés impuissans devant les scrupules de sa majesté. « Le roi, disait M. de Bismarck, est esclave du devoir, et il s’imagine que son devoir lui commande de ne pas retirer ses troupes d’une place dont la garde lui a été confiée par l’Europe. » Le ministre ne voyait qu’un seul moyen de vaincre une résistance aussi opiniâtre, c’était de provoquer dans le Luxembourg une manifestation populaire assez caractérisée pour convaincre sa majesté que la retraite de son armée était ardemment désirée. Le ministre en revenait au conseil qu’il nous avait donné dès l’origine. « Compromettez-vous, nous avait-il dit, et nous vous défendrons en nous compromettant à notre tour. » Mais l’ambassadeur trouvait que c’était beaucoup demander aux gens que de les engager « à se compromettre » sans les prémunir contre les accidens par de solides garanties. Comment d’ailleurs provoquer des manifestations d’une efficacité incertaine sans se découvrir et sans porter atteinte à l’amour-propre si chatouilleux de l’armée prussienne ?

Mais M. de Bismarck estimait qu’avec un peu de savoir-faire, il serait aisé de parer à ces inconvéniens. « Vous avez de gros banquiers luxembourgeois à Paris, disait-il, qui sont tout-puissans dans leur pays, et ils ne demanderont pas mieux que de vous rendre service. Une démonstration poursuivie avec modération et sans bruit n’agiterait personne et suffirait pour faciliter au roi ses résolutions. » Il insinuait un autre moyen qui, disait-il, serait infaillible ; ce serait de faire réclamer par les notables ou par la chambre de commerce le démantèlement de la place comme une conséquence de la situation nouvelle créée en Allemagne et comme un gage de paix et de concorde entre les puissances.

Demander à la France de démanteler de ses propres mains l’œuvre de Vauban pour la satisfaction de s’annexer cent quatre-vingt-dix-neuf mille habitans, c’était se faire du sentiment de notre dignité une étrange idée. M. Benedetti témoigna par son silence combien l’offre était déplaisante ; il n’aurait pu la relever qu’en termes indignés et il n’avait pas mission d’amener une rupture.

En somme, nos affaires n’avaient pas cheminé d’un pas ; l’alliance française répugnait toujours au roi, et l’intérêt de son système défensif, autant que son point d’honneur militaire, ne lui permettaient pas d’évacuer le Luxembourg. Telle était la réalité des choses, et il fallait qu’on eût à Paris une somme d’illusions bien grande pour s’y méprendre. Les négociations poursuivies dans de pareilles conditions n’avaient aucune chance d’aboutir.

La situation qui était faite à notre représentant auprès de la cour de Prusse était étrange et nouvelle dans l’histoire de la diplomatie. M. Benedetti ne traitait ni avec le roi ni même avec son gouvernement ; il n’avait en face de lui que la personne de M. de Bismarck, qui, causant et ne stipulant pas, n’offrait aucune garantie officielle et se dérobait à tout instant soit derrière la volonté royale, soit derrière les objections du parti militaire. Il ne pouvait approcher le roi qu’après avoir sollicité une audience motivée, et recourir à ce moyen quelque peu solennel, c’était risquer d’indisposer le ministre et de tout compromettre. À Paris, les choses ne se passaient pas de la sorte. L’ambassadeur du roi Guillaume trouvait moyen de s’introduire à chaque heure dans le cabinet de l’empereur ; il était l’invité de toutes les séries à Compiègne et à Fontainebleau, et il pouvait ainsi, dans le contact de l’intimité, en dehors du contrôle du ministre des affaires étrangères, traiter directement avec le souverain et lui arracher par surprise, comme il avait réussi à le faire le 23 juillet, les concessions les plus regrettables.

M. Benedetti sentait ce que sa situation avait d’anormal et de délicat ; il s’en plaignait et menaçait même par momens de quitter son poste si l’on devait permettre à M. de Goltz d’empiéter sur ses prérogatives. Mais il retirait sa démission sur les instances de ses amis ; il connaissait leurs embarras ; il savait qu’ils avaient à cœur de prouver au pays que le gouvernement n’était pas sorti les mains vides des événemens.

C’est sous cette préoccupation qu’il reprenait ses pourparlers avec le ministre prussien, qu’il le serrait de près, le harcelait de questions et lui demandait itérativement de tenter de nouveaux assauts, avec le concours du général de Moltke, pour obtenir du roi la résolution spontanée d’évacuer la citadelle de Luxembourg. C’était en effet la solution la plus simple ; une décision spontanée du roi tranchait toutes les difficultés, elle était le gage le plus manifeste du bon vouloir de la Prusse. M. de Bismarck ne l’entendait pas ainsi. « Soit, disait-il ; mais si, comme je le prévois, mes efforts restent infructueux, tout sera compromis, et nous le regretterons d’autant plus que nous touchons au moment où il faudra paraître devant le Reichstag et lui présenter une double solution touchant la question du Luxembourg et du Limbourg. Il faudra que je m’explique et que je prenne des engagemens qui ne me laisseront plus aucune liberté d’action. Il y a donc urgence pour vous comme pour nous, et je ne puis que vous engager à suivre la voie que je vous ai ouverte et qui est, à mon avis, la plus courte et la plus sûre. » Il restait après ce long entretien, qui n’avait porté que sur le Luxembourg, à s’expliquer sur l’alliance, dont les dispositions avaient été libellées par l’ambassadeur et le président du conseil dans les premiers jours de septembre. M. de Bismarck répondait évasivement, se retranchait derrière le caractère du roi et les hésitations de son esprit. Il disait qu’il lui avait fallu, pour le décider à courir les chances d’une guerre contre l’Autriche, plus de quatre années d’efforts incessans, mais il voulait bien reconnaître qu’il ne pouvait exiger de nous une patience aussi persévérante. Il avouait du reste que le roi reculait devant l’idée d’une alliance offensive avec la France, qui l’obligerait à nous prêter le concours de toutes ses forces pour l’acquisition de la Belgique ; mais il estimait qu’il aurait moins de peine à lui faire partager ses vues en lui présentant l’alliance sous une forme purement défensive, qui n’engagerait la Prusse qu’à une neutralité bienveillante dans toutes les éventualités auxquelles pourrait donner lieu notre extension vers le nord. « Sur ce terrain, disait-il, il lui serait facile de faire appel aux sentimens de sa majesté et de l’amener à rendre à l’empereur les services qu’il en avait obtenus pendant la dernière guerre. » — « Je ne suppose pas, disait M. Benedetti en terminant le résumé de cet important entretien, qu’il se joue à Berlin une comédie concertée à l’avance. J’admets la bonne foi du président du conseil et je veux admettre que nous devons le suivre sur le terrain où il se place et continuer les négociations en adhérant à ses combinaisons ; mais ce n’est qu’à la condition de nous tenir sur nos gardes et de nous préparer à toutes les éventualités. »

On a dit souvent que la dépêche était le confessionnal des diplomates. La confession que M. Benedetti envoyait à M. de Moustier était absolue et sans réticences ; elle était écrite au sortir de l’entretien et reproduisait en une vingtaine de pages, avec la fidélité d’une photographie, dans toutes leurs nuances, les paroles échangées.

Il appartenait au gouvernement de l’empereur de décider s’il n’était pas dangereux de continuer des négociations engagées dans de telles conditions. À l’heure même où le président du conseil débattait avec M. Benedetti la question du Luxembourg et lui proposait une alliance défensive, il signait à nos portes avec le grand-duc de Bade une convention militaire qui, sous un déguisement transparent, plaçait des sentinelles prussiennes sur le pont de Kehl, livrait le ministère de la guerre à un général sorti des cadres prussiens, transformait l’armée badoise pour la rattacher secrètement à celle de la Confédération du Nord et ouvrait les portes de Rastadt à la Prusse en cas de guerre. « Votre Excellence sera sans doute émue, écrivait-on d’Allemagne, en voyant avec quelle précipitation et sans doute contrairement à ses assurances officielles, le cabinet de Berlin poursuit jusqu’à nos frontières la réalisation de son programme[6]. »

Paris est la ville du monde où les impressions sont les plus vives, mais aussi les plus fugitives. Dans un milieu aussi fiévreux, il est difficile de se reconnaître et de méditer les enseignemens du dehors. On s’alarme aisément, mais on reprend plus vite encore confiance. Aussi la tâche du comte de Goltz n’avait-elle rien d’ingrat. Il lui suffisait d’atténuer et de nier, pour dissiper les nuages et détourner notre attention des faits les plus inquiétans. Pour lui, la convention badoise n’était qu’une fable[7] et l’entretien que M. de Bismarck avait eu avec M. Benedetti n’avait rien qui dût nous préoccuper. Il nous exhortait à ne pas abandonner la partie, convaincu que son ministre aurait le dernier mot. Déjà l’empereur avait accepté le plan que nous traçait M. de Bismarck et se disposait à suivre la voie qui d’après lui, « était la plus courte et la plus sûre, » lorsque M. de Goltz vint informer M. de Moustier, que le roi, toujours perplexe, s’en était remis à une commission militaire pour décider de l’abandon du Luxembourg. L’ambassadeur avait reçu une lettre fort inquiète de son ministre, qui lui confiait que le général de Moltke, si bien disposé d’abord, s’était subitement dégagé et demandait que l’évacuation de la forteresse fût subordonnée à son démantèlement.

Tous ces faux-fuyans mettaient la patience de l’empereur à une rude épreuve. La sagesse lui conseillait de rompre, mais son amour-propre était trop engagé pour lui permettre de reculer. Les insinuations du cabinet de Berlin soulevèrent son indignation. Il déclara ne plus vouloir d’une alliance qui s’offrait dans de telles conditions, mais il recula devant une rupture.

« L’empereur ne veut du Luxembourg, écrivait M. de Moustier, qu’avec la forteresse, il me l’a déclaré de la façon la plus catégorique. Soulever cette question, c’est compromettre dès le début une négociation déjà suffisamment délicate. C’est risquer, en suivant la voie indiquée par M. de Bismarck, de se trouver conduit là où l’on ne voudrait pas aller et où l’on désire peut-être nous amener adroitement. Quant à l’alliance, du moment que la Prusse ne se jette pas dans nos bras, comme elle paraissait vouloir le faire il y a quelques mois, nous aurions tort de chercher à forcer son tempérament. L’alliance offensive et défensive n’aurait plus dans ces conditions les avantages qu’elle pouvait offrir, si elle eût été acceptée de part et d’autre, pleinement et sans hésitation. L’important pour nous c’est d’être assurés que dans aucune hypothèse nous ne trouverons la Prusse engagée contre nous dans une coalition et que sa neutralité nous serait acquise quoi que nous fissions. Le comte de Goltz m’assure que nous pouvons y compter. Il va même jusqu’à offrir une neutralité bienveillante, prête à se transformer en neutralité armée à notre profit, si nous étions engagés dans une guerre avec l’Angleterre par exemple. Reste à savoir dans quelle mesure et dans quelle forme nous devrions constater ces bonnes dispositions ; s’il faudrait faire une convention ou simplement échanger des notes. L’empereur, à qui je viens de lire cette lettre et qui trouve qu’elle rend bien sa pensée, incline vers ce dernier parti. Il craint de se lier trop à son tour avec qui ne se lie pas très nettement. »

La question du démantèlement n’était qu’un ballon d’essai. On ne l’avait soulevée que pour mesurer l’énergie de notre tempérament. Il est toujours utile de connaître la force morale des gouvernemens avec lesquels on traite. Le refus indigné de l’empereur prouvait qu’on avait trop auguré de sa condescendance. Il ne restait plus qu’à atténuer la portée de l’incident. Aussi M. de Bismarck s’empressait-il de reconnaître que le général de Moltke ne s’était pas déjugé du jour au lendemain, comme il l’avait craint d’abord. Il n’était pas homme assurément à déclarer qu’une forteresse placée en avant des frontières prussiennes était sans valeur, mais il était toujours prêt à déclarer, sans violenter sa conscience, que l’occupation serait plus onéreuse qu’avantageuse.

« Nous ne voudrions pas prendre un engagement qui nous liât, » avait dit le baron de Manteuffel, lors de la guerre de la Crimée, dans une circulaire restée célèbre dans les annales de la diplomatie. C’était le mot de la situation. On voulait s’allier, mais sans se lier. Aussi rien ne pouvait-il être plus agréable à M. de Bismarck que de voir le gouvernement impérial disposé à le relever du traité d’alliance offensive qu’il nous avait offert et prêt à réduire à une neutralité bienveillante, permettant d’équivoquer, l’étendue de ses engagemens. Notre recul le rendait joyeux et expansif. Il se plaisait à reconnaître que la France ne pouvait tolérer les remaniemens de toute nature qui s’opéraient en Allemagne sans être dédommagée. Une entente entre les deux gouvernemens lui paraissait d’autant plus désirable qu’il ne se faisait aucune illusion sur les sentimens de l’Autriche. Il savait qu’elle poursuivait la revanche et qu’elle ne négligeait aucun effort pour s’assurer notre concours. C’est ce qu’il ne cessait de représenter à son souverain en toute occasion, mais le roi était irrésolu, craintif ; pour le déterminer à prendre un parti, il faudrait plus que des indications, des conjectures, il faudrait un événement, une circonstance grave. « Pourquoi l’empereur met-il un si grand soin à éteindre le feu qui menace de s’allumer en Orient ? La France et la Prusse pourraient s’y chauffer ensemble. Vous n’avez pas plus que nous un intérêt direct ou immédiat dans le Levant, et, si les choses s’y compliquaient, il faudrait bien nous entendre. « Frédéric II, de son propre aveu, n’avait jamais eu de plan arrêté d’avance ; il se réglait toujours sur la marche des événemens et la conduite de ses adversaires. C’était le système de M. de Bismarck, il passait d’une combinaison à une autre suivant les besoins du moment. Le 3 décembre, il trouvait qu’il importait de conjurer le démembrement de l’empire ottoman et de préserver la paix du monde ; il s’offrait à nous seconder dans cette grande tâche et à régler son pas sur le nôtre ; trois semaines plus tard, sans souci des transitions, il nous proposait tout à coup de faire flamber l’Orient, de nous chauffer à son brasier et de chercher dans ses décombres le moyen de satisfaire nos communes ambitions.

Tandis que M. Benedetti avec une entière confiance, et M. de Bismarck avec une sincérité relative, débattaient les conditions d’une alliance, qui devait permettre à la Prusse le passage du Mein et à la France l’annexion de la Belgique, on colportait dans les cercles diplomatiques de Berlin une de ces nouvelles « qui se donnent en mille, » comme l’écrivait Mme de Sévigné, tant elles déroutent toutes les prévisions. On parlait à voix basse et comme d’un événement d’une grande portée du mariage du comte de Flandres avec la princesse Marie de Hohenzollern. On ne s’y méprenait pas, c’était un coup droit porté aux convoitises de la politique impériale. Il était dit que la maison de Hohenzollern serait fatale à l’empereur.

Le mariage du comte de Flandres avait été imaginé et poursuivi secrètement par le baron Nothomb, ministre de Belgique à Berlin. Déjà, en 1813, à la conférence de Londres, où tout jeune il représentait son gouvernement naissant, M. Nothomb avait contribué pour une bonne part à faire avorter les projets de M. de Talleyrand qui, suivant l’expression de lord Palmerston, combattait comme un lion pour obtenir en échange de la neutralité belge la réunion du Luxembourg à la France. C’était un homme de grande valeur, d’une expérience consommée, le type accompli du représentant d’un état neutre, sans passion, sans parti-pris, rond d’allures, toujours prêt à obliger ses collègues, mais de force à les bien juger et à deviner les secrets de leur portefeuille. Il était au nombre des rares diplomates qui avaient pressenti M. de Bismarck. C’est lui qui écrivait lors de son entrée au pouvoir en 1862, rappelant le mot de Ruy Blas : « Sera-t-il Richelieu ou sera-t-il Alberoni ? » C’est lui aussi qui en 1850, peu de semaines avant Olmutz, avait dit du roi Frédéric-Guillaume : « Vous verrez qu’il ira jusqu’au bord de l’abîme, pour se retourner et tomber dans la boue. » Il avait le mot pittoresque et typique. Sans préventions contre la France, il reconnaissait les bienfaits de la révolution de 1789 ; il admirait surtout le code civil. Nos ministres qui se succédaient à Berlin sans relâche, — on en compta jusqu’à huit dans l’espace de quatre années de 1848 à la fin de 1852[8], — étaient heureux de recourir à son expérience. Il les initiait à l’étiquette formaliste de la cour, les mettait au courant des précédens, leur signalait les écueils et, en quelques traits caractéristiques, rehaussés par des anecdotes piquantes, il leur faisait le portrait des princes et des hommes marquans dans la politique. — Peut-être trouvait-il qu’à instruire et à renseigner les autres, on s’instruisait et se renseignait soi-même : Discimus docendo. — Il est aujourd’hui le Nestor de la diplomatie européenne. Il a suivi de près, depuis quarante ans, toutes les transformations de la politique prussienne, il a assisté à ses défaillances et à ses relèvemens glorieux. L’empereur Guillaume tient à sa personne comme on tient aux vieux compagnons avec lesquels on a parcouru les longues étapes de la vie, et le prince chancelier, qui lui sait gré d’avoir deviné sa fortune, affecte d’oublier les traits railleurs décochés parfois à M. de Bismarck. Le baron Nothomb avait l’ouïe trop fine et la vue trop pénétrante pour ne pas se rendre compte de la partie qui se jouait entre la France et la Prusse aux dépens de son pays. Il lisait dans le jeu du ministre prussien ; il savait que la Belgique était son atout principal et que, s’il mettait peu d’empressement à s’en dessaisir, les circonstances pourraient bien un jour ou l’autre être plus fortes que son habileté. Aussi, pour couvrir son pays contre de fâcheuses surprises, ne vit-il qu’un moyen : c’était de le placer par des liens de famille sous l’égide personnelle du roi de Prusse. Il partit pour Bruxelles et, sans prévenir sa cour ni son gouvernement, il dit à brûle-pourpoint au comte de Flandres, qu’une légère surdité détournait du mariage : « Je vous marie ! — Peste ! lui dit le prince, et avec qui donc, je vous prie ? — Avec la princesse Marie de Hohenzollern ni plus ni moins. — La connaissez-vous ? — Non. — Eh bien, alors ? — Je suis renseigné, je vous la garantis charmante. » Le lendemain, le roi Léopold II sollicitait l’intervention de la reine Victoria auprès du roi Guillaume, et quelques semaines après, le mariage était résolu sans que M. de Bismarck se doutât, dit la légende, d’où était parti le coup qui l’atteignait inopinément dans ses négociations dilatoires avec la France. L’événement était grave, il pouvait nous ouvrir les yeux et faire tomber les dernières écailles. Aussi le ministre eut-il hâte de rassurer l’ambassadeur de France sur la portée du mariage. Il tenait à nous convaincre que ce mariage n’était pas son œuvre, qu’il avait au contraire appelé l’attention du prince de Hohenzollern sur l’instabilité de la monarchie belge. Il tenait surtout à nous bien convaincre qu’il ne s’agissait que d’une affaire de famille, qui ne constituerait ni un lien nouveau, ni une solidarité quelconque entre Bruxelles et la politique prussienne. C’était la théorie dont sa diplomatie devait se prévaloir d’une façon sanglante en 1870.

La tactique de M. de Bismarck s’accentuait de plus en plus. Elle consistait à intervertir les rôles. Il cherchait à se soustraire à ses engagemens et à nous constituer ses débiteurs. Au lieu de payer la traite que, dans des momens d’embarras, il nous avait fournie sur le Luxembourg, il nous offrait à titre de paiement un billet à longue échéance sur la Belgique, avec des clauses résolutoires et conditionnelles, et sans autre garantie qu’une neutralité équivoque. M. Benedetti avait beau le serrer de près, il lui glissait dans la main. À chaque instant, il soulevait de nouvelles difficultés et d’autres prétentions. Au lieu de se défendre, de justifier ses infractions journalières et flagrantes au traité de Prague et d’expliquer l’inexécution de ses engagemens dans le Schleswig, il prenait l’offensive et nous prêtait les arrière-pensées les plus ténébreuses. Il craignait que les concessions qui nous seraient faites, loin d’apaiser les esprits en France, ne les excitassent au contraire, et que le grand-duché ne lût une première étape pour arriver plus sûrement sur le Rhin. Il disait que la correspondance du comte de Goltz, que l’empereur et l’impératrice persistaient à considérer comme leur interprète le plus dévoué auprès de la cour de Prusse, n’était rien moins que satisfaisante, que le comte représentait le gouvernement de l’empereur comme traîné à la remorque d’une opinion publique irritée, jalouse et belliqueuse. Il allait, pour justifier son attitude, jusqu’à nous reprocher de méconnaître les avances si cordiales qu’il nous faisait en Orient. Il en concluait tout naturellement que nos dispositions s’étaient altérées et que, si nous nous refusions à l’alliance pour nous en tenir au Luxembourg, ce n’était en réalité que pour être mieux à même de marcher sur Mayence.

Tout cela n’était guère encourageant. Cependant l’empereur et son ambassadeur, tout en étant désagréablement affectés par le langage du ministre prussien, espéraient encore alors qu’ils désespéraient. M. Benedetti passait d’une alternative à une autre. Il lui arrivait dans la même lettre d’émettre des hypothèses optimistes et les réflexions les plus inquiétantes. « Une fois à Luxembourg, écrivait-il le 18 février, nous serons sur le chemin de Bruxelles, et il vaut mieux y aller avec la neutralité de la Prusse que de nous exposer à combattre en nous alliant avec l’Autriche. » — Mais bientôt après il disait : « N’oublions pas que, tandis que M. de Bismarck nous propose de mettre le feu à la Turquie et que M. de Goltz nous offre la neutralité de la Prusse, et même sa neutralité armée, on redouble d’efforts à Berlin pour se mettre politiquement et militairement en état de faire face à toutes les éventualités. »

Ces avertissemens étaient d’autant plus sages que l’ouverture du parlement du Nord était proche et que la polémique des journaux indiquait déjà que la question du Luxembourg y serait certainement soulevée. Sans aller jusqu’à soupçonner le gouvernement prussien d’inspirer cette polémique et de songer à provoquer lui-même les interpellations, il était à prévoir du moins que, non-seulement celui-ci éviterait défroisser le sentiment public allemand, mais qu’il pourrait bien être amené à prendre des engagemens qui rendraient impossible la cession du grand-duché.

Aussi M. de Moustier, avant d’ouvrir ses négociations avec le gouvernement de La Haye, jugeait-il indispensable de se mettre au net avec M. de Bismarck. Il adressait à notre ambassadeur une lettre, soi-disant confidentielle, avec l’ordre secret d’en donner lecture au président du conseil. C’était la récapitulation rapide des engagemens que le ministre prussien avait pris avec le cabinet des Tuileries, et en même temps une réponse aux reproches qu’on nous adressait de faire un pas en arrière et de ne plus vouloir de l’alliance. « Pour rendre à ma conversation avec le comte de Goltz son véritable caractère, écrivait le ministre des affaires étrangères, j’ai besoin de remonter au début de la négociation et de faire appel à la mémoire et à l’équité du comte de Bismarck. Lorsque vous êtes revenu en France au mois de septembre dernier, la négociation qui nous occupe aujourd’hui semblait si avancée que je ne faisais, non plus que vous, en prenant possession du ministère, aucun doute qu’elle ne dût arriver à conclusion dès que vous seriez de retour à Berlin et que la santé du premier ministre lui permettrait de s’en occuper. Le projet de traité était tout prêt ; il n’y avait plus qu’à le signer. Aucune objection, aucun acte de notre part ne s’était produit alors, et ne s’est produit depuis, qui pût en retarder le moment, encore moins remettre les choses en question. »

Ce point établi, M. de Moustier démontrait que ce n’était pas le gouvernement de l’empereur qui avait suivi depuis lors une marche rétrograde, comme on se plaisait à le lui reprocher ; il en faisait remonter la responsabilité à M. de Bismarck, qui, dès son retour de Varzin, avait tenu un langage énigmatique, plein de réticences, nous avait fait pressentir des difficultés de tout genre, et nous avait demandé, en s’appuyant sur les hésitations du roi, de réduire nos engagemens à une simple convention de neutralité. « C’est en présence de ces objections que j’ai dit au comte de Goltz, ajoutait-il, qu’il n’entrait pas dans nos intentions, quelle que fût notre ardeur de donner suite à nos premiers projets, de violenter les sentimens du cabinet de Berlin, ni de le presser de dépasser la mesure de son tempérament. Ce n’est donc pas nous qui avons pris l’initiative d’un pas en arrière. » Aussi, pour dissiper tous les malentendus, M. de Moustier autorisait-il l’ambassadeur à déclarer au cabinet de Berlin, au nom de l’empereur : 1o que nous n’avions aucun projet éventuel sur les Provinces rhénanes ; 2o que nous n’avions jamais considéré la cession du Luxembourg que comme un moyen efficace qui s’offrait à la Prusse de donner à l’opinion publique en France un légitime et utile apaisement, et enfin, 3o que nous étions prêts à signer le projet d’alliance, tel qu’il avait été préparé et rédigé au mois d’août 1866. — Le ministre remarquait, non sans le regretter, qu’il y avait déjà beaucoup de temps perdu ; il jugeait qu’il importait de ne pas laisser sans nécessité cette situation se prolonger encore, et il pensait qu’il ne fallait pas ajourner la solution, comme le proposait M. de Bismarck, jusqu’au moment où les deux souverains pourraient se rencontrer. Il croyait qu’il valait mieux déblayer le terrain derrière eux et ne pas leur laisser tout à faire. « J’ai fait part à l’empereur, disait-il en terminant, des intentions du roi Guillaume de venir à Paris lors de l’exposition universelle ; il en a témoigné une vive et sincère satisfaction. Vous ne devez pas le laisser ignorer à M. le comte de Bismarck. »

Au moment où ces explications, qui devaient dissiper de fâcheux malentendus et ramener M. de Bismarck à des vues plus conciliantes, partaient pour Berlin, les chambres se réunissaient. C’était pour la première fois que l’empereur, depuis les échecs subis par sa politique intérieure, se retrouvait en présence des grands corps de l’état. On savait que son discours consacrerait les importantes réformes dans les institutions impériales, qu’il avait annoncées dans sa lettre du 19 janvier au ministre d’état. Mais on était surtout anxieux de connaître sa pensée sur les événemens qui venaient de s’accomplir au dehors, sur le rôle que la France y avait rempli, et sur les changemens qui en seraient la conséquence. L’empereur appuya de l’autorité de sa parole, aussi bien que des vues prophétiques du captif de Sainte-Hélène, les conclusions de la circulaire La Valette, qui consacrait la théorie des grandes agglomérations. Il constata la fin de l’expédition du Mexique, le concert des puissances en Orient, les garanties données au pape, et les bons rapports existant entre la France et les autres états de l’Europe.

« Rien dans les circonstances présentes, disait-il, ne saurait éveiller nos inquiétudes, et j’ai la ferme confiance que la paix ne sera pas troublée. »

Mais, encore froissé du soin prémédité que le roi Guillaume avait mis, lors de l’ouverture des chambres prussiennes, à passer sous silence sa neutralité et sa médiation, il rappelait, dans un fier langage, qu’il avait suffi de sa parole pour arrêter l’armée victorieuse de la Prusse aux portes de Vienne. La phrase, qui sonnait comme un défi, fut acclamée par les chambres. Elle reflétait les passions qui couvaient au fond des cœurs ; mais elle eut à Berlin le plus fâcheux retentissement. Elle y réveillait d’amers souvenirs ; elle rappelait au roi qu’on lui avait disputé le prix de ses victoires, qu’on lui avait arraché la Saxe, et qu’en lui imposant la ligne du Mein, on avait tracé des limites à son ambition. Pour une satisfaction passagère d’amour-pro}>re, l’empereur compromettait l’action de sa diplomatie ; elle devait en éprouver le contre-coup aussitôt. Le lendemain, au bal de la cour, le roi ne s’exprimait avec notre ambassadeur, au sujet du discours, qu’avec une extrême réserve, sur un ton qui contrastait avec son affabilité habituelle. Il se déclara satisfait de la manière dont l’empereur envisageait l’état de l’Europe, mais il évita de parler de sa personne, et ne fit aucune allusion aux rapports des deux pays. — Le silence est pour les rois, aussi bien que pour les peuples, le moyen de marquer leur déplaisir. — M. Benedetti se replia sur M. de Bismarck : « Le discours est pacifique, conciliant et libéral, lui dit le ministre, et je remarque que l’empereur rappelle que la France nous a arrêtés aux portes de Vienne. Je constate l’exactitude de l’assertion, et je comprends qu’il ait mentionné le fait dans son discours. » Il n’en dit pas davantage, laissant à ses journaux le soin de compléter sa pensée et de commenter le silence du roi. « Suivant son habitude, l’empereur s’est plu, disaient-ils, à faire à la France de savantes leçons sur la nouvelle application du principe des nationalités en Allemagne et à rappeler son intervention à Nikolsbourg. Reste à savoir si la fierté de son langage se concilie avec l’évacuation du Mexique et celle de Rome. »

Il devenait de plus en plus évident qu’il était passé le temps où l’empereur pouvait dire : « Quand la France est satisfaite, l’Europe est contente. » Il était loin aussi le temps où des acclamations saluaient son passage à travers l’Allemagne, alors qu’il se rendait à Stuttgart, où l’attendait l’empereur Alexandre. Il était alors à l’apogée de la puissance ; tous les regards se dirigeaient vers lui, tous recherchaient son bon vouloir, et peut-être son règne se serait-il terminé glorieux, s’il avait pu renoncer à des idées préconçues, résister aux entraînemens d’une opinion publique plus généreuse que réfléchie, et appeler en plein succès le pays au partage du pouvoir et de la responsabilité.

À quelques jours de là, à l’ouverture du parlement du Nord, le roi sortait de son silence sans paraître se préoccuper de l’impression que ses paroles produiraient à Paris. Il indiquait clairement la volonté de la Prusse d’étendre sa prépondérance sur toute l’Allemagne. Il recommandait l’union aux Allemands, en revendiquant pour le gouvernement prussien, le plus puissant des états confédérés, la direction des destinées communes. Il annonçait que les rapports nationaux qui s’établiraient entre le Nord et le Midi seraient consacrés par des garanties réciproques, pour assurer la sécurité du territoire allemand ; il laissait ainsi pressentir, et M. de Bismarck commençait à ne plus le cacher, que des arrangemens militaires ne tarderaient pas à intervenir entre la Confédération du Nord et les gouvernemens méridionaux. « M. de Bismarck, en commentant le discours royal, écrivait M. Benedetti, m’a donné à entendre que, si rien n’était fait encore, comme il me l’a affirmé, des conventions militaires n’en étaient pas moins imminentes. )> Ainsi, à la date du 25 février 1867, M. de Bismarck reculait encore devant l’aveu des traités d’alliance qu’il avait imposés aux états du Midi lors de la conclusion de la paix et dont l’existence avait été révélée au gouvernement impérial dès le mois de novembre 1866. Il se bornait à les faire pressentir, mais il devait bientôt jeter le masque et apprendre à l’empereur, de la façon la plus brutale, que sa diplomatie ne l’avait que trop bien renseigné.


G. ROTHAN.

  1. M. de Savigny, d’origine française et descendant d’une famille réfugiée en Prusse après la révocation de l’édit de Nantes, s’était converti au catholicisme. Il avait vécu longtemps à Paris et conservait un vif souvenir des relations qu’il y avait contractées dans le monde doctrinaire et particulièrement de ses rapports avec M. de Montalembert. Il recherchait notre diplomatie par inclination autant que par calcul. Il s’appliquait à la familiariser avec l’idée d’une grande Prusse. Comme politique, il était de l’école de M. de Bismarck, il soutenait les mêmes thèses avec moins de verve, mais avec plus de charme ; il excellait dans l’art de persifler et de discréditer les petits souverains de la Confédération, et à Francfort, à la veille de la guerre, il prouva au sein de la diète qu’il savait aussi par des traits incisifs les pousser aux résolutions extrêmes. Mais tout habile et tout spirituel qu’il fût, il n’était pas exempt de faiblesses ; enclin à la vanité, il était d’une susceptibilité maladive. M. de Bismarck connaissait ses travers ; tant qu’il trouva en lui un auxiliaire utile, il fit semblant de les ignorer ; mais le jour où il put le soupçonner de convoiter le litre de chancelier de la Confédération du Nord, il s’appliqua à l’exaspérer et à le pousser à bout. M. de Savigny donna sa démission avec un tel éclat, que le roi dut l’abandonner comme il abandonna plus tard son beau-frère, M. Harry d’Arnim, au ressentiment de son ministre. À quelques jours de là, M. de Bismarck répondait à M. de Schleinitz, qui le félicitait de sa présidence : « Vous pouvez me féliciter doublement, car non-seulement je suis chancelier, mais j’ai encore la bonne fortune d’être débarrassé de Savigny ! » Ce fut l’oraison funèbre de vieilles relations et de bien des services rendus.
  2. Dépêche de Francfort.
  3. Dépêche de Francfort
  4. M. de Persigny conseillait à l’empereur d’émettre un emprunt de 1 milliard sous le prétexte de compléter le réseau des chemins de fer, mais en réalité pour organiser la défense.
  5. Dépêche de Francfort.
  6. Dépêche de Francfort.
  7. Le général prussien, M. de Beyer, arrivait à Carlsruhe quinze jours plus tard il prenait la direction du ministère de la guerre, réorganisait l’armée badoise sur le modèle prussien et la rattachait secrètement au 8e corps d’armée.
  8. Le marquis de Dalmatie, M. E. Arago, M. de Circourt, M. Armand Lefèvre, M. de Lurdes, M. de Persigny, le baron de Varennes, le marquis de Moustier.