L’Affaire de Tisza-Eszlar

L’Affaire de Tisza-Eszlar
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 681-692).
L’AFFAIRE DE TISZA-ESZLAR

Il arriva à Londres, en 1753, une aventure qui fit du bruit. Une jeune fille, Elisabeth Canning, avait disparu pendant un mois. A son retour, elle raconta que deux bandits l’avaient emportée et retenue de force dans une maison où elle avait failli laisser son honneur et sa vie. Miss Canning était une fort jolie personne, tout le monde s’intéressa à son malheur. Une plainte fut présentée au shérif, une enquête fut ordonnée, et peu s’en fallut que neuf innocens ne fussent condamnés à la corde. Mais on découvrit en temps utile que cette jeune aventurière avait menti, qu’elle s’était sauvée de chez ses parens pour aller accoucher quelque part. Comme le dit Voltaire, « toute la ville de Londres, qui avait pris paru pour elle, fut aussi honteuse qu’elle l’avait été lorsqu’un charlatan proposa de se mettre dans une bouteille de deux pintes, et que deux mille personnes étant venues à ce spectacle, il emporta leur argent et leur laissa sa bouteille, »

Dans l’affaire d’Elisabeth Canning, le shérif et les jurés entendirent facilement raison. C’est qu’il n’y avait en jeu aucune question confessionnelle. Il en fut autrement en France huit ans plus tard. Un jeune homme de Toulouse, qui avait l’humeur sombre et mélancolique, se pendit le soir du 13 octobre 1761. Aussitôt la populace environna la maison, et un fanatique déclara tout haut que ce jeune homme était un martyr, que son père, qui était protestant, l’avait étranglé pour prévenir son abjuration; d’autres affirmaient que la religion protestante ordonne aux pères et aux mères d’égorger ou d’étrangler leurs enfans quand ils veulent se faire catholiques. Le capitoul arriva sur les lieux avec ses assesseurs et il tint incontinent le crime pour prouvé. La procédure fut si vicieuse dans toutes ses formes que le parlement la cassa; mais le préjugé subsistait et le juge n’osa braver la clameur populaire. Tous les zélés voulaient déposer. Celui-ci avait vu dans l’obscurité, à travers le trou d’une serrure, des hommes qui couraient; celui-là disait « que sa femme lui avait dit qu’une nommée Maudrille lui avait dit qu’une inconnue lui avait dit avoir entendu les cris de la victime à l’autre extrémité de la ville. » Quoiqu’il parût inconcevable qu’un père âgé de soixante-cinq ans eût pendu de sa main un jeune homme de vingt-huit ans beaucoup plus robuste que lui, le malheureux Calas fut condamné au supplice de la roue.

Nous avons bonne opinion de nous-mêmes et du temps où nous vivons; nous aimons à croire, que dans ce siècle de lumière, de tolérance, de liberté de la presse et d’interrogatoires à portes ouvertes, les grandes iniquités judiciaires sont devenues impossibles, que, si la justice est toujours faillible, du moins elle ne se laisse plus corrompre par le fanatisme et que, d’un bout de l’Europe à l’autre. il ne se trouverait pas un juge pour condamner Calas. Ce qui se passe aujourd’hui dans un comitat hongrois est bien propre à rabaisser notre orgueil et nos fanfaronnades. Il se trouve que dans un pays qui mérite toutes nos sympathies et qui a souvent donné au monde de nobles exemples, il y a encore de ces magistrats dont Voltaire disait « que l’erreur universelle leur est sacrée, qu’ils n’ont pas le courage de détromper les peuples, qu’ils craignent le pouvoir du préjugé, que le fanatisme étant né du sein de la religion même, ils n’osent frapper le fils de peur de blesser la mère. » Toutefois, il faut convenir à notre honneur que les grands attentats à la justice sont devenus plus difficiles à commettre, qu’on y regarde à deux fois, que la main hésite avant de frapper, qu’on a des embarras de conscience, des perplexités, des scrupules incommodes. Ce qui le prouve, c’est la lenteur de cet interminable procès qui fait tant de bruit en Hongrie et dans tout le monde. Il semble que le magistrat ait cherché à retarder le jour où il devra se décider, coûte que coûte, à encourir la réprobation de toute l’Europe civilisée ou à braver en face le préjugé populaire, qui aura peine à lui pardonner son courage. Si, par impossible, l’israélite Salomon Schwartz et ses douze coreligionnaires n’étaient pas mis hors de cour, il y aurait eu tant de perversité dans les manœuvres ourdies pour préparer leur condamnation et une si coupable faiblesse dans le juge qui l’aurait accordée que les bourreaux de Calas en seraient réhabilités. Ils pouvaient dire : « Nous n’avons pas vu clair, nous n’avons pas su ce que nous faisions, notre conscience ne nous a jugés qu’après coup. » Le tribunal de Nyiregyhaza pourrait-il en dire autant ?

On connaît les faits. Il y a dans le comitat de Szabolcs, près de la Theiss, un village nommé Tisza-Eszlar, où protestans, catholiques et juifs semblaient jusqu’à ces derniers temps vivre en assez bonne harmonie; on s’aimait peu, mais ou se supportait. Une femme de ce village chargée de famille et peu fortunée, la veuve Solymosi, qui appartient à la confession réformée, avait placé en service chez une fermière dont elle est parente sa fille Esther, âgée de quatorze ans et quelques mois. Le samedi 1er avril 1882, la veille des Rameaux, vers onze heures du matin, la fermière, qui désirait repeindre sa maison, envoya Esther chercher de la couleur chez l’épicier, à trois kilomètres de la ferme. Elle part, on l’attend, elle ne revient pas. On se met à sa recherche, on ne la trouve pas. Qu’est-elle devenue? Quelques personnes qui l’ont rencontrée assurent que ce jour-là elle paraissait triste, et il est certain que sa vie n’était pas gaie, que sa maîtresse la grondait, la rudoyait. Le bruit courait aussi qu’elle avait fait une faute, qu’elle était grosse, que peut-être s’était-elle jetée dans la Theiss pour se dérober à sa honte et aux reproches de sa mère. Dans le fait, on ne sait rien. Elle seule pourrait dire ce qu’elle est devenue, et elle n’a pas reparu.

Cependant, deux mois et demi plus tard, le 18 juin, des bateliers ou flotteurs qui accompagnaient un train de bois descendu des Carpathes découvrirent à Tisza-Dada, à 20 kilomètres en aval d’Eszlar, le cadavre d’une jeune fille. Il fut retiré de l’eau, exposé, examiné. Tout le monde s’accorda à déclarer qu’il était vêtu comme l’était la pauvre enfant le jour de sa disparition. Venait-on de la retrouver? Les uns disaient oui, les autres non. Six personnes qui l’avaient souvent vue affirmèrent que c’était elle, et l’un des témoins signala à la jambe droite du cadavre ta cicatrice d’un coup de pied qu’Esther deux ans auparavant avait reçu d’une vache. Le lendemain, d’autres témoins choisis par la mère, qui restait incrédule, et par le juge de l’endroit, refusèrent de la reconnaître. Des experts désignés à cet effet s’appliquèrent à démontrer que le cadavre était celui d’une inconnue. Le tribunal en référa à trois professeurs de l’université de Pesth, lesquels après examen s’inscrivirent en faux contre les conclusions de l’expertise et déclarèrent que rien ne s’opposait à ce que le corps trouvé à Dada fût celui d’Esther Solymosi. Mais il y a sur les bords de la Theiss beaucoup de gens qui ont trouvé que cette occasion était excellente pour pendre quelques juifs. Ils ont compté leurs victimes, il leur en faut tant, ils entendent avoir leur compte. Que voulez-vous? C’est leur fantaisie, on aurait mauvaise grâce de ne pas la leur passer.

Ceux qui s’intéressent à l’histoire des religions et qui sont curieux de savoir comment naissent les légendes pourront étudier avec profit l’affaire de Tisza-Eszlar. Ils y verront comment elles se forment progressivement par l’application intrépide de cette méthode a priori qui décide qu’en dépt de l’évidence, telle chose est parce qu’elle doit être. Il y a dans le village d’Eszlar près de dix-neuf familles israélites. Cette petite communauté a sa synagogue, son sacristain et son schächter, ou boucher, qui lui sert aussi de chantre. Dès le soir même de la disparition d’Esther, les commères catholiques et réformées avaient décidé que ces dix-neuf familles devaient être pour quelque chose dans l’événement. Elles raisonnaient comme suit: « Nous avons commerce avec les juifs parce que nous avons besoin d’eux. Nous avons des vices et de petites vanités qui nous sont chères, et ils sont les pourvoyeurs de nos vanités et de nos vices. Nous aimons à boire, et ils nous vendent de l’eau-de-vie; nous manquons souvent d’argent, ils nous en prêtent à de gros intérêts. Nous vivons au jour le jour; ils sont prévoyans, ils pensent au lendemain. Nous dépensons plus que nous ne gagnons; ils amassent, ils thésaurisent, ils sont toujours plus riches que nous, donc c’est une race maudite, et ces abominables gens sont capables de tous les crimes, même de tuer un enfant. D’autre part, quelqu’un nous a dit que quelqu’un lui avait dit que les juifs, quoique leur loi leur interdise de mêler à leurs alimens du sang, qui est l’âme des animaux, ont coutume d’arroser de sang chrétien les pains sans levain de leurs pâques. Or Esther a disparu la veille de Pâques fleuries, donc il est évident qu’ils l’ont tuée pour avoir son sang. Il se trouve de plus que, le soir même, la mère d’Esther a rencontré Joseph Scharf, sacristain de la synagogue et cordonnier de son état. Ce Joseph a lâché de la consoler, de la rassurer sur le sort de sa fille en lui disant que naguère, à Hadju-Nanas, un enfant avait disparu, qu’on accusa les juifs de l’avoir enlevé et que quelques heures plus tard il se retrouva. Donc il est absolument certain que ce Scharf est un scélérat et que, puisque Esther a été égorgée, il a tout au moins trempé dans le crime. »

Les légendes ne naissent pas d’un seul coup; elles se forment pièce à pièce; c’est une œuvre collective; chacun fournit son document, son détail. Il fallut plus d’un jour à ces cervelles échauffées, à ces esprits en travail pour reconstituer l’aventure et la scène dans leur ensemble. On imagina d’abord que Scharf avait été l’égorgeur, que tout s’était passé dans sa maison. Mais cette première version avait mauvais air; elle manquait tout à la fois de grandeur, de style et de vraisemblance. On décida que le crime avait été perpétré dans la synagogue après le culte, en présence du dieu des juifs, et bientôt il se trouva deux femmes pour assurer que, le 1er avril, elles avaient cru entendre les cris d’un enfant qui appelait au secours. Seulement l’une les avait entendus le matin, l’autre dans l’après-midi. On les pria de se mettre d’accord; de concession en concession, elles en vinrent à déclarer que c’était vers midi que l’enfant avait crié. Le point important était d’avoir pour soi la mère d’Esther; on lui persuada facilement que les juifs seuls étaient capables d’avoir fait disparaître sa fille. Elle le crut, et bientôt elle en fut certaine. Quand on lui demande aujourd’hui d’où lui est venu ce soupçon, elle répond qu’elle a reçu une inspiration d’en haut, que c’est Dieu même qui lui a parlé. Qu’il est facile de le faire parler ! Comme il n’est pas là pour se défendre, il faut bien qu’il prenne à son compte toutes les sottises que lui ont fait dire les imbéciles de tous les temps. C’est un fumier qui s’amoncelle de siècle en siècle; il monte, monte toujours. Mais des syllogismes de bonnes femmes et de prétendues inspirations de Dieu ne suffisent pas dans un pays civilisé pour faire pendre juridiquement des juifs. Il faut encore un juge d’instruction qui, au lieu d’examiner le pour et le contre, de peser les témoignages, de démêler le vrai du faux, épouse aveuglément les passions des commères et tienne d’emblée les légendes pour articles de foi. Ce juge s’est rencontré, il s’appelle M. Bary, et c’est un terrible homme que M. Bary. Nous voulons croire qu’il aime la vérité, mais ses préjugés lui sont plus chers encore; nous voulons croire qu’il hait l’injustice, mais il déteste encore plus Israël et son Dieu. Il est permis à un juge d’instruction de bâtir des hypothèses et de s’en aider pour découvrir la vérité ; mais, quand il a les vertus de son métier, il se réserve le bénéfice d’inventaire, et si les faits démentent ses suppositions, il change de piste. Ce n’est pas ainsi que procède M. Bary. La conjecture qu’il a formée avant tout examen a pour lui la certitude d’un fait et l’autorité d’un dogme; il ne s’occupe plus que de se procurer de gré ou de force des témoignages qui la confirment. Tous ceux qui la contredisent sont des menteurs, il les traite d’impudens, il leur fait rentrer leur imposture dans la gorge. Il dit aux témoins : « Dites ce que je vous ordonne de dire, sinon vous passerez le reste de votre vie dans la nuit d’un cachot. » On l’en croit sans peine, il a l’humeur farouche, le geste autoritaire. Durant toute l’instruction, il a tenu le village d’Eszlar dans un véritable état de siège ; il suffisait d’entendre prononcer son nom pour pâlir, d’entrevoir son visage pour trembler.

Il faut cependant lui rendre cette justice que s’il menace les témoins qui ne disent pas ce qu’il leur commande de dire, d’habitude, il ne les bat pas; il se décharge de ce soin sur deux subalternes, qui paraissent s’en acquitter avec plaisir. L’un est un commissaire de la sûreté, ou chef de pandours, nommé Andréas Recski, lequel passe auprès de tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher pour posséder comme personne l’art d’extorquer des aveux aux prisonniers par des moyens peu doux; il a péché quelquefois par un excès de zèle, il s’est attiré de ce fait des peines disciplinaires. L’autre est le greffier Koloman Peczely, justicier plus étrange encore. On assure qu’en 1854, à l’âge de vingt-trois ans, il eut une liaison avec la femme d’un bourgeois de Miskolcz. Surpris par le mari, il l’étrangla avec le secours de sa maîtresse, le coupa en morceaux, l’enferma dans un sac, jeta le sac et l’homme dans la rivière. Le tribunal de Kaschau fut saisi de l’affaire. La note de police qui lui fut adressée portait que Peczely était « un homme sans mœurs de triste réputation, poursuivi plusieurs fois pour vol. » Il fut condamné à quinze ans de détention; en 1867, on lui fit grâce. Son histoire lui a été racontée en plein tribunal, il n’a point nié et ne s’est point déconcerté. Aujourd’hui ce vase d’élection rend des oracles il est l’instrument choisi de Dieu et du juge d’instruction pour protéger l’innocence, pour démasquer le crime.

M. Bary suppliait le ciel de lui envoyer un témoin qui eût aperçu, au moins par le trou d’une serrure, Esther égorgée par les juifs. Il l’a trouvé. Dès le second jour de l’enquête, il cita devant lui le fils aîné du sacristain, Moritz Scharf, âgé d’un peu plus de treize ans. Moritz lui rapporta, aussi nettement qu’il le put, tout ce qui, à sa connaissance, s’était passé le 1er avril soit dans sa famille, soit dans le temple; sa déposition fut conforme, de tout point, à celle de quarante personnes qui n’avaient pu se concerter. Furieux de ne pouvoir mater cette langue rebelle, M. Bary, par une décision illégale que rien ne justifiait, mit le jeune témoin en état d’arrestation et le confia aux soins du chef des pandours, qui, accompagné du recommandable Peczely, l’emmena dans sa maison particulière à Nagyfalu. Les domestiques de la maison témoignent, qu’après avoir été affamé, l’enfant fut souffleté et cravaché. Mais, selon Peczely, il faut se défier des mauvaises langues. Ce qui est certain, c’est que, à huit heures du soir, Moritz ne savait rien; à minuit, il savait tout et avait tout avoué.

Il raconta que, le matin du 1er avril, son père avait attiré chez lui Esther Solymosi, puis qu’il l’avait envoyée à la synagogue sous la garde d’un mendiant. Moritz avait entendu un cri, il était sorti, il avait collé son œil à la serrure du temple, il avait vu Esther étendue à terre. Trois hommes, qu’il désigna, la tenaient par les bras, par les jambes, par la tête. Le boucher Salomon Schwartz lui fit une profonde entaille à la gorge avec un couteau un peu plus grand qu’un couteau de cuisine et recueillit son sang dans deux assiettes, qu’il vida ensuite dans un pot. Ce qu’on fit du cadavre, Moritz ne le savait pas. Dès qu’il eut achevé son récit, on lui fit signer un procès-verbal et on le pria d’ajouter : « J’ai avoué tout cela sans qu’on me fît aucune violence. » Là-dessus, craignant que l’enfant ne se ravisât, Recski et Peczely expédièrent un exprès au juge d’instruction, lui recommandant d’accourir en hâte, sans attendre jusqu’au matin, « de peur, écrivaient-ils, que d’ici là l’affaire ne prît une autre tournure. » M. Bary ne se le fit pas dire deux fois : il sauta à bas de son lit, monta en voiture, et, à deux heures de la nuit, il obligeait Moritz à lui redire sa véridique histoire. Et voilà de quelle façon on découvre la vérité dans le comitat de Szabolcs. La méthode a priori, aidée d’une bonne cravache, fait des miracles.

En vain la déposition arrachée par la violence à un malheureux enfant est-elle frappée de nullité. En vain le récit qu’il a fait n’a-t-il pas le sens commun. En vain est-il inconcevable que les juifs eussent commis un si horrible attentat en plein jour, à l’endroit le plus fréquenté d’un gros village, à deux pas de maisons habitées par des chrétiens, sans prendre aucune précaution et dans une synagogue éclairée par une grande fenêtre à hauteur d’appui qui permet de voir tout ce qui s’y passe, sans qu’il soit besoin de regarder par la serrure. En vain les médecins ont-ils déclaré que, si les choses s’étaient passées comme le dit Moritz, le sang de la victime aurait jailli avec force et éclaboussé le parvis du temple comme les vêtemens des bourreaux qui n’offraient pas une trace de sang. En vain a-t-il été prouvé que les pains de la pâque étaient déjà pétris, cuits, distribués, et que le meurtre d’Esther n’eût servi de rien. En vain les personnes dénoncées pour y avoir pris part ont-elles démontré victorieusement leur alibi à l’aide d’irrécusables témoignages. En vain d’autres témoins qui ne sont pas juifs, ont-ils rencontré Esther vivante une heure après que les juifs l’avaient égorgée. En vain les invraisemblances s’ajoutent aux invraisemblances. Dans l’impétuosité de sa prévention, le juge Bary n’a pas eu un doute, il croit à l’histoire de Moritz comme à l’évangile. « Mettez d’un côté, a-t-on dit, une chose absurde et impossible et de l’autre cent témoins et cent raisonneurs, l’impossibilité doit démentir les témoignages et les raisonnemens. » Dans l’affaire de Tisza-Eszlar, il y a une chose absurde et impossible, affirmée par un enfant qui a été livré en proie toute une nuit à deux inquisiteurs et dont la déposition est infirmée par cent présomptions et par cent témoignages. Mais M. Bary hait les juifs, et pour les convaincre d’un crime, tous les moyens lui sont bons. Dieu nous garde d’avoir rien à démêler avec ce terrible homme ! Ses deux acolytes aidant, le plus honnête d’entre nous pourrait être convaincu par lui, comme le disait cet Anglais, « d’avoir mangé son père et sa mère tout entiers à son déjeuner en un demi-quart d’heure. »

Mais que de précautions n’a-t-il pas fallu prendre pour prévenir les repentirs de Moritz, pour l’empêcher de se rétracter! On y a pourvu; contrairement à toutes les lois hongroises, on l’a mis sous surveillance administrative. Après être resté trois mois en prison, il en a passé huit dans la maison du comitat, confié à un gardien qui a l’ordre de ne jamais le quitter, de veiller à ce qu’il ne parle à personne, à ce que personne ne lui parle. Ce témoin séquestré ne voit que des pandours et des heiduques, et pour compléter ce bel ouvrage, un prêtre s’est chargé de le convertir, de lui faire renier le judaïsme, de lui apprendre à mépriser son père. Peut-être lui a-t-il enseigné aussi qu’un bon chrétien ne compromet pas le salut de son âme en portant un faux témoignage contre Israël. Tel on l’a vu apparaître devant le tribunal de Nyiregyhaza, où sa figure, son attitude, ont produit sur l’assistance une ineffaçable impression, à la fois plein d’assurance dans son langage, débitant sa petite histoire comme un enfant récite sa leçon, répétant sans se lasser les mêmes choses dans les mêmes termes, et cependant embarrassé de ses bras, de ses jambes, surtout de ses yeux; agité de mouvemens fébriles, se cramponnant à la barre qui entoure le siège du président, aussi effaré qu’un naufragé qui se noie et détournant piteusement la tête pour se dérober au supplice que lui infligeait son père en cherchant son regard. Mais, par intervalles, le sentiment de son importance prévalait sur son embarras, sur la honte et sur l’épouvante de son action, et lui faisait commettre des imprudences. On l’a entendu déclarer qu’il n’a plus besoin de ses parens, qu’il ne les connaît plus, que son avenir est assuré, que de très grands personnages s’intéressent à lui, qu’il mangera toute sa vie du pain blanc. Cet enfant terrible s’est écrié un jour : « Je ne veux plus être juif, parce qu’on m’a certifié que sous peu on chasserait tous les juifs de Hongrie, » Il faut croire que ce jeune homme était né avec d’heureuses dispositions; mais il faut convenir aussi que ce qu’il est devenu en quelques mois fait un prodigieux honneur à l’éducation que lui ont donnée des pandours assistés d’un cafard.

Cependant la découverte d’un cadavre à Tisza-Dada fut un incident fort désagréable pour M. Bary. Ce cadavre était celui d’une jeune fille morte par submersion et ne portant la trace d’aucune entaille à la gorge. Si c’était Esther, Moritz avait menti et l’accusation croulait. Aussi procéda-t-on avec beaucoup de précaution à l’examen du corps, la défense n’y fut point convoquée. On choisit pour experts un simple étudiant en médecine, qui n’en savait pas long, et deux médecins qu’on voit souvent dans le château de M. Onody, le plus féroce des antisémites. L’avis contraire des trois professeurs de Pesth, dont le désintéressement en cette affaire égalait l’autorité, ne fit aucune impression sur M. Bary, quoique leur verdict eût été confirmé de Vienne par l’un des maîtres de la science, M. Hofmann. On entendait que ce cadavre, qui semblait déposer en faveur des juifs, servît à les confondre et à les perdre. Une nouvelle légende circula. On prétendit qu’il y avait eu substitution de corps, que pour en imposer à la justice, les juifs étaient parvenus à se procurer une morte, qu’ils avaient habillée des vêtemens d’Esther. Les bateliers ou flotteurs qui avaient trouvé le cadavre furent cités et interrogés. Ces pauvres gens, venus la plupart du comitat de Marmaros et du pied des Carpathes, n’avaient appris dans toute leur vie, comme l’a dit l’un d’eux, « qu’à manier la rame, à passer à droite ou à gauche des moulins, à aborder quand il faisait du vent, à manger, à boire et à dormir. » Juifs ou chrétiens, les quinze flotteurs répondirent ingénument aux questions qu’on leur adressait d’un ton farouche; ils racontèrent tous de la même manière comment le cadavre avait été trouvé. Heureusement, Recski et Peczely n’étaient pas loin, ils se chargèrent de les faire parler, ils déployèrent à cet effet toute leur industrie, tout leur génie. Menaces, promesses, mauvais traitemens, tortures aimables et raffinées, ils eurent recours à toutes les rubriques de leur métier. Ils enfermèrent leurs captifs dans des poulaillers ou dans des étables à cochons; ils contraignirent les uns à s’ingurgiter des titres d’eau, ils condamnèrent ceux qui avaient les yeux malades à regarder fixement le soleil. Le commissaire de Dada leur vint en aide avec ses verges et ses poucettes.

Quelques-uns de ces prisonniers résistèrent jusqu’au bout. L’un d’eux, Israélite de débile complexion et de chétive apparence, se comporta comme un héros. Le juge d’instruction, n’en pouvant rien tirer, lui appliqua un soufflet et fit venir ses estafiers. On le menaça de le bâtonner; il répondit que ce qu’on voulait lui faire dire était faux, qu’il avait vingt-quatre témoins à citer. On lui asséna sur la mâchoire trois-coups de poing qui firent jaillir le sang. Il refusa d’avouer. On lui fît avaler tant d’eau qu’il se laissa tomber à terre pour la rendre; quand il l’eut rendue, on lui administra trois verres d’eau salée. Il refusa d’avouer. On lui lia les mains derrière le dos, et le commissaire le prit par une des boucles de ses cheveux, l’un de ses assistans par une autre; ils tirèrent si fort que les deux boucles leur restèrent dans la main. Il refusa d’avouer. On le déshabilla, on le coucha sur la paille, on le menaça de le pendre par les pieds. Puis on l’obligea de courir jusqu’à Eszlar devant le cheval d’un pandour. La chaleur était étouffante, il n’en pouvait plus, il refusa d’avouer. On finit par l’enfermer dans un cabinet noir. Il y demeura trois semaines et y tomba gravement malade, demandant toujours qu’on entendît ses témoins sans que personne consentît à les entendre.

Tous n’ont pas été aussi héroïques qu’Auschel Vogel. Plusieurs ont fini par se prêter, de guerre lasse, à tout ce qu’on leur demandait. L’un d’eux, se sentant mourir, confessa que le cadavre lui avait été remis par deux juifs d’Eszlar. On rassembla aussitôt tous les juifs d’Eszlar, on les fit ranger en file dans une cour grillée par le soleil. Au bout d’un quart d’heure on dit à Jankel Smilovics : « Va-t’en chercher dans la cour les deux hommes qui t’ont remis le cadavre. » De son propre aveu, il en prit deux dans le tas, sans choisir, au hasard, les deux premiers qui lui tombèrent sous la main et qu’il n’avait jamais vus de sa vie. Parmi les flotteurs du comitat de Marmaros, ceux qui s’étaient laissé arracher de mensongers aveux n’eurent pas plus tôt recouvré leur liberté et regagné leur pays natal qu’ils s’empressèrent de déclarer, devant le maire de Szeklencze, qu’ils avaient outrageusement menti parce qu’on les avait indignement torturés. Un seul a rétracté sa rétractation, et il persiste à témoigner que les juifs ont livré le cadavre à ses compagnons eu leur promettant beaucoup d’argent s’ils l’attachaient à leur train de bois et le remorquaient jusqu’à Dada. Comme le jeune Moritz, il débite sa leçon avec une incompaable sûreté de mémoire. Mais les objections le déconcertent, il s’embarrasse dans ses réponses, il affirme avoir vu certaines choses à la clarté de la lune, et le calendrier fait foi que la lune était alors dans son dernier quart, que la lune était invisible entre huit et neuf heures. Quand on le presse, il s’écrie: « Que voulez-vous? J’étais ivre. » Un, enfant tourmenté par des pandours et un batelier pris de vin, qui voit la lune quand il n’y a point de lune, il n’en faut pas davantage à un juge d’instruction pour faire pendre des juifs.

Quelle que soit l’autorité dont paraît jouir M. Bary, l’acte monstrueux d’accusation qu’il a péniblement échafaudé par les moyens qu’on sait n’eût pas résisté à deux heures de discussion publique, si les passions populaires n’étaient venues en aide aux accusateurs. La ville de Nyiregyhaza, où siège le tribunal, a offert de singuliers spectacles. Quand on vit que la barque faisait eau de toutes parts, qu’elle allait sombrer, chacun s’employa à la radouber de son mieux, chacun apporta son étoupe et son goudron. Comme l’a dit en pleine audience l’un des avocats, M. Eötvös, il s’est formé à Nyiregyhaza une agence qui s’occupe activement et sans vergogne d’intimider les témoins à décharge, d’encourager et d’endoctriner les autres. Étranges témoins ! ce ne sont pas eux qui déposent, c’est le teinturier. La plupart sont revenus sur leurs premières déclarations, ils affirment n’avoir pas vu ce qu’ils ont vu, avoir vu ce qu’ils n’ont pas vu. Ils brouillent les lieux et les temps ; ce qui était arrivé l’après-midi s’est passé le matin. Ceux qui avaient reconnu Esther dans la noyée qu’on a retirée de la Theiss se défendent de l’avoir reconnue. Ceux qui avaient certifié qu’Esther avait comme le cadavre les yeux noirs soutiennent qu’elle les avait bleus. Une jeune fille qui l’avait vue causer avec sa sœur deux heures après que les juifs avaient tous quitté la synagogue a été rouée de coups par ses parens qui l’accusent de faux témoignage. On a vu une vieille femme accourir tout éperdue pour déposer; quand on lui a demandé qui l’avait fait, venir, elle a répondu : « Le bruit courait à Eszlar que les juifs gagneraient leur procès, j’ai voulu sauver mon âme de l’enfer. » Et les palinodies succèdent aux palinodies, les parjures aux parjures, les scandales aux scandales.

Voilà les ravages que peut exercer le fanatisme parmi des populations qui ne sont ni méchantes ni malhonnêtes; mais quand il s’agit du juif, tout est permis. Il ne faudrait pas croire qu’en Hongrie l’aversion pour Israël ne se rencontre que dans le peuple; ce sentiment est plus vif encore dans les classes aisées et instruites. On raconte qu’un des Hongrois venus cette année à Paris pour assister à la fête du 14 juillet éprouva en entrant à l’Elysée un étonnement mêlé de dégoût et qu’il dit à quelqu’un : « Voyez plutôt, il n’y a ici que des Juifs. » Ce Magyar, qui voyait partout Jéhovah, avait aperçu autour de lui quelques barbes taillées en pointe, et pour les Magyars,. une barbe pointue est la marque du juif.

Il entre bien des élémens divers dans cette passion violente et venimeuse qu’on a baptisée du nom d’antisémitisme. Les Israélites de Hongrie sont la plupart d’origine allemande, et jusqu’au jour où la Hongrie recouvra ses franchises, ils firent cause commune avec l’Allemand; ils tiennent volontiers le parti du plus fort. Dans les provinces du Sud, ils font bon ménage avec les chrétiens, ils ont cessé de faire leur pot à part et on les traite avec tolérance. Mais dans les comitats du Nord, on les considère comme des étrangers; la Galicie est proche et ils en viennent. A la question de race et à la haine de Jéhovah se mêlent des inquiétudes, des jalousies d’intérêts. Chaque nation a ses défauts; les Magyars ont assez de nobles qualités pour qu’il leur soit permis d’avoir leurs faiblesses. On assure qu’ils ont du faste, que leur dépense n’est pas toujours proportionnée à leur revenu. De là naissent des embarras, on a besoin du juif, on se met à sa merci, et il n’est miséricordieux que pour le juif. Les grands seigneurs sont protégés contre ses convoitises par la loi des majorats, qui leur interdit d’aliéner leurs biens; sans cette loi tutélaire, Jéhovah aurait envahi depuis longtemps leurs domaines, et beaucoup d’entre eux seraient sur la paille. Mais le bourgeois, le petit gentilhomme campagnard, qui sont en relations constantes avec le juif, ne sont point protégés contre lui, ils sont libres de lui donner hypothèque sur leurs biens, et trop souvent cette aventure finit mal. Si demain tous les Israélites étaient expulsés de Hongrie, plus d’un château entrerait en joie, et nombre de débiteurs qui redoutent le jour des échéances pousseraient un long soupir de soulagement. Mais ce sont là des sentimens auxquels il est dangereux de s’abandonner. L’antisémitisme donne de tristes exemples au socialisme anarchique, et le socialisme profite de tous les exemples qu’on lui donne. Il y avait jadis un prophète nommé Isaïe, qui disait : « Malheur à vous qui ravagez et violentez ! car un jour vous serez violentés et ravagés. »

Le public qui se presse aux audiences du tribunal de Nyiregyhaza se recrute principalement dans la gentry des environs, et l’attitude de ce public a souvent été fâcheuse. Il parle tout haut, il s’agite, il gesticule. Le récit des tortures endurées par les prisonniers de Racsky le fait rire aux larmes. Il insulte les témoins à décharge, ses murmures et ses vociférations couvrent la voix de la défense, il crie aux accusés : « Quoi que vous disiez, vous serez pendus. » Il y a là des femmes charmantes qui se font remarquer également par l’exquise élégance de leur toilette et par l’emportement de leurs fureurs. Ces jolies femmes demandent du sang, elles en ont soif, elles comptent sur la galanterie des juges pour leur en faire boire.

Les antisémites sont fort exigeans; ils sont mécontens de tout le monde, la justice ne sera jamais assez injuste pour les satisfaire. Ils accusent de tiédeur le président du tribunal, et Dieu sait pourtant les peines que s’est données le comte Korniss pour leur être agréable. Il traite les défenseurs avec une sécheresse hautaine et les accusés avec tout le mépris qu’il convient d’avoir pour une impure vermine. Il est indulgent pour les témoins à charge qui se coupent, il couvre de sa paternelle protection le joli garçon qui a vu tant de choses par le trou d’une serrure. Que de fois ne l’a-t-il pas tiré d’un mauvais pas où il s’embourbait ! Mais, si les antisémites reprochent sa tiédeur au président, ils n’oût pas assez de poumons pour dénoncer les trahisons du ministère public. Dès le premier jour, M. Szeyffert, substitut du procureur-général, n’a pas craint de déclarer que la façon dont M. Bary conduisait une instruction lui semblait médiocrement édifiante, et, au cours des débats, il a manifesté en toute rencontre les insurmontables dégoûts que lui inspirait la naïve impudence de certains témoins. Avec une loyauté qui l’honore, il a déserté l’accusation. Aussi est-il en butte aux menaces, aux injures, aux outrages. Le roi de Moab avait commandé au prophète Balaam de maudire ses ennemis, et Balaam les bénit. M. Szeyffert ne bénit pas les juifs, il ne s’écrie pas : « Que tes tentes sont belles, ô Jacob ! Que tes demeures sont agréables, ô Israël ! » mais il tient pour démontré que le corps trouvé dans la Theiss était celui d’Esther, il désire, il réclame l’acquittement des treize accusés, et on ne saurait trop admirer son courage.

Le 11 octobre 1882, un député hongrois, interpellant le ministre de l’intérieur, lui avait demandé si Nyiregyhaza était un endroit bien choisi pour y juger les prétendus assassins d’Esther, si la justice s’y sentirait libre. Le ministre s’appliqua à le rassurer, et l’événement fait foi qu’il l’a trop rassuré. Après les violences exercées dans l’instruction, après les tentatives des antisémites pour intimider les témoins et le tribunal, après tant d’irrégularités, tant d’incidens odieux, les juges de Nyiregyhaza ne sauraient sans forfaire à l’honneur céder à l’entraînement de leurs préventions. Si l’arrêt qu’ils vont rendre était une sentence de condamnation, ils passeraient dans l’Europe entière pour avoir commis un de ces assassinats juridiques qui déshonorent une magistrature. Toute l’eau de la Theiss ne laverait pas leurs mains, la tache de sang reparaîtrait toujours. Espérons que cet arrêt fera voir qu’il y a des juges dans le comitat de Szabolcs. Aussi bien, il n’y a déjà eu que trop de scandales ; ce qui s’est passé n’a que trop prouvé que le fanatisme est un monstre dont il faut couper les griffes et briser les dents. La déplorable affaire de Tisza-Eszlar a contristé les âmes pieuses, elle a donné aux mécréans le droit de dire une fois de plus avec Schiller : « Si on me demande pourquoi je n’ai pas de religion, je répondrai que c’est par religion. »


G. VALBERT.