Librairie Édouard Champion (p. 43-75).
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II.

RÉPONSE À DES OBJECTIONS.

Quelques jours avant que son livre parût en librairie, M. Abel Lefranc l’annonça dans le Petit Parisien. Comme de juste, il se contentait de donner dans cet article ses conclusions en les faisant suivre d’un très vague aperçu de son argumentation ; comment faire tenir, même en résumé, dans une chronique d’une colonne et demie ce qui lui a paru exiger deux gros volumes de 700 pages ? Néanmoins quelques journalistes, ayant lu ce « papier », prirent feu là-dessus avec imprudence. M. Léon Daudet, notamment, répondit dans l’Action française du 7 décembre par un pamphlet d’une verve excellente, où il montrait qu’on peut prouver que le duc de Morny est l’auteur de la Comédie humaine de Balzac par des arguments analogues à ceux de M. Abel Lefranc. Il est vrai que M. Léon Daudet ignorait, et pour cause, les arguments de M. Abel Lefranc. Mais il croyait les connaître, et beaucoup de gens qui n’ont lu que l’article du Petit Parisien et celui de l’Action française demeurent persuadés, en toute bonne foi, qu’ils sont au courant de l’affaire Shakespeare. Tel est l’inconvénient des articles de journaux.

Ils en ont un autre : c’est de mécontenter M. André Beaunier[1]. M. André Beaunier désapprouve qu’un professeur au Collège de France annonce ses découvertes dans le Petit Parisien. Il estime qu’en agissant ainsi, M. Abel Lefranc ne s’est pas comporté comme font le plus souvent les érudits, «  gens discrets, secrets, et qui trouvent de jolies choses peu importantes ». Mais on peut se demander si à l’ordinaire cette discrétion des érudits n’est pas, pour ainsi dire, involontaire : je crains qu’il n’en soit peu, en effet, qui aient jamais eu l’occasion d’écarter pudiquement les sollicitations d’un grand journal. Et puis il peut arriver que des érudits découvrent des choses qui ne soient pas peu importantes. Enfin, quand même elles le seraient, il ne serait pas désagréable de voir les grands journaux s’en occuper : il me semble que si l’on arrivait à captiver les lecteurs du Petit Parisien par des controverses d’histoire littéraire, cela ne pourrait que profiter aux bonnes lettres et à la paix civile. Ah ! plaise aux dieux que les gazettes à fort tirage parviennent à intéresser leurs lecteurs à ces pacifiques querelles !… En somme, je serais bien plutôt porté à féliciter M. Abel Lefranc d’avoir réussi à insérer aux premières colonnes du Petit Parisien un article sur l’affaire Shakespeare qu’à l’en blâmer avec M. André Beaunier.

Certes, que ce soit Stanley ou que ce soit l’acteur Shakespeare qui ait composé le théâtre que l’on publie sous le nom de celui-ci, cela ne rend ni plus ni moins belle la Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark ; c’est là une vérité évidente et au reste si généralement appréciée que nul (ou peu s’en faut) de ceux qui ont rendu compte dans les gazettes de l’affaire Shakespeare n’a négligé de la rappeler. Mais la plupart ont cru devoir ajouter quelques considérations dédaigneuses, bien que condescendantes, et plaisantes, mais usagées, sur la critique historique en général et l’érudition en particulier. Il y a sur ce sujet quelques clichés fort goûtés.

M. André Fontainas, par exemple, les a exprimés à nouveau avec une charmante conviction dans un article du Mercure de France[2] intitulé les Pucerons sur le rosier de Shakespeare. Ces pucerons ce sont les écrivains qui ont étudié l’œuvre du grand poète, notamment Milton, Voltaire, Hugo et M. Fontainas lui-même. M. Fontainas, comme on le sent, ne partage pas l’opinion d’Oscar Wilde, qui estimait que la critique est très supérieure à l’art. Ah ! comme M. Fontainas a raison ! La critique est un art, en effet, comme la poésie, et Oscar Wilde les opposait bien à tort. Mais ce n’est pas cette considération qui inspire à M. Fontainas le dédain qu’il éprouve pour les critiques ; et, à vrai dire, il n’est pas aisé de deviner les motifs de M. Fontainas.

Quoi qu’il en soit, je dois avouer qu’en achevant la lecture de son article j’ai bien failli être de son avis : on ne saurait, en effet, rien trouver qui justifie mieux la sévère opinion de M. Fontainas sur la critique que l’étude critique de M. Fontainas lui-même. Son procédé ordinaire consiste à grouper des faits inexacts et à les présenter avec une ironie habile et socratique de manière à réfuter par l’absurde les arguments et les raisonnements qu’il prête à ses adversaires, mais qui ne sont pas ceux de ses adversaires. C’est fort curieux, réellement, comme on va voir. Je ne choisis nullement ; je prends le début de sa discussion :

Il [Shakespeare] est né à Stratford-sur-Avon, ce qui, au sentiment de plusieurs, constitue déjà une infériorité [vous sentez l’ironie ? ] ; ses adversaires l’appellent, d’un ton étrangement dédaigneux, l’homme de Stratford ou le Stratfordien…

On appelle parfois Jeanne d’Arc « la bonne Lorraine », ou même « la Pucelle de Lorraine », pour la commodité de la phrase et sans aucune intention de dédain… Mais continuons :

Aucun document n’a révélé aux intrépides chercheurs quelles pouvaient être les matières qu’on enseignait à l’école de Stratford ni qu’il existât une école à Stratford [les lecteurs du Mercure de France auraient tort de se fier aux renseignements de M. Fontainas, mais on le verra mieux tout à l’heure]. On conçoit l’indignation de M. Abel Lefranc, professeur au Collège de France, quand les « Stratfordiens », comme il dit, se permettent, en l’absence des moindres preuves écrites ou imprimées, de présumer que, dans cette école, qui peut-être n’exista pas, le jeune Shakespeare a reçu une instruction sensiblement analogue à celle qui se donnait dans des écoles, réellement existantes, de villes ou de bourgs égaux en importance à Stratford… Non content d’être un ignorant, Shakespeare ne laisse entrevoir entre les ténèbres épaisses de son existence que la certitude d’actes assez répréhensibles et qui font peu d’honneur à sa moralité privée. Il avait fort jeune épousé une femme des environs ; il eut d’elle plusieurs enfants ; soudain, un jour, à la suite d’un fait de braconnage sur les terres d’un grand seigneur, il disparut de Stratford, se réfugia à Londres, y mena une vie de misère telle qu’il s’en trouva réduit à appeler les voitures à la porte des théâtres, ce qui lui inspira sans doute le goût de la scène et lui fut l’occasion d’être engagé dans une compagnie d’acteurs… Dans son testament, qui ne parle ni d’art ni de poésie ni même de livres, il affecte envers sa pauvre femme de ne lui assigner en partage que le second, par la qualité, des lits de la maison, etc.

Or, le raisonnement prêté à M. Abel Lefranc n’est pas le raisonnement de M. Abel Lefranc ; ce qui « fait peu d’honneur à la moralité privée de Shakespeare », ce n’est pas d’avoir épousé fort jeune une femme, mais de l’avoir engrossée préalablement (mon Dieu, ce n’est pas un acte de vertu) ; s’il disparut de Stratford, ce ne fut pas après un fait de braconnage, attendu que l’histoire des daims dérobés est une légende ; si ce fut pour se réfugier à Londres, on n’en sait rien ; s’il mena dans cette ville une vie de misère, il n’y fut pas chasseur à la porte d’un théâtre, comme se le figure M. Fontainas, car les taxis n’étaient pas encore inventés et les coches même étaient si rares qu’on n’avait apparemment que bien rarement l’occasion de les « appeler» ; si son testament ne parle pas d’art et de poésie, c’est que les notaires de ce temps recevaient au moins aussi rarement que ceux d’aujourd’hui des testaments en vers ; mais, s’il ne parle pas de livres, cela ne peut s’expliquer que par une raison : c’est que Shakespeare n’en possédait pas, attendu que les livres étaient alors infiniment précieux et mentionnés toujours dans les testaments.

Ce court spécimen de la manière de M. Fontainas suffit, il me semble, à faire sentir combien il serait inutile de pousser plus loin l’examen de son article. Et, puisque sa conception de la critique historique paraît ainsi sujette à caution, il s’ensuit que le jugement qu’il porte sur celle-ci ne l’est pas moins. Mais, encore une fois, cet article du Mercure de France est intéressant parce qu’il illustre un lieu commun fort goûté dans certains milieux où la culture en général, et particulièrement les philologues, ont mauvaise presse, comme on dit : c’est que la critique érudite est une chose ridicule dont on ne saurait parler qu’avec un dédain indulgent.

Pourtant, si nous avons aujourd’hui, des pièces shakespeariennes, un texte assez correct, convenablement ponctué et dont la plupart des obscurités ont été éclaircies et des difficultés commentées, un texte lisible en un mot, c’est au travail assidu des philologues et des érudits qu’on le doit. Grâce à ces bons jardiniers, le rosier de Shakespeare s’épanouit admirablement pour nous. Et, n’auraient-elles point d’autre mérite, les controverses au sujet du véritable auteur de l’immortel théâtre auraient au moins celui d’avoir suscité une foule de travaux dont nous bénéficions : pour répondre aux partisans de Bacon ou de Rutland, on a mieux lu, examiné de plus près, mieux compris, mieux goûté que jamais les pièces shakespeariennes. Si bien que je me reproche d’avoir dit tout à l’heure que le nom de l’auteur était un problème amusant, mais sans grande importance ; ce ton légèrement ironique, qui est celui de M. Fontainas, me semble le modèle même de la fausse élégance. Il ne saurait être indifférent, en effet, à qui aime passionnément Hamlet (à moins qu’il ne manque absolument d’imagination), de savoir que, dans certaines circonstances de sa vie, l’auteur a pu éprouver lui-même ce que ressent son trouble héros, ni même de connaître de quelle anecdote « vécue » il a tiré sa pièce et de mesurer mieux ainsi la grandeur de son génie. Il est naturel de chercher à bien connaître ce que l’on aime, et le savant qui découvre du nouveau sur une de nos œuvres préférées fait beaucoup pour notre bonheur. On est très ingrat pour les érudits. N’est-ce pas grâce à eux que le laurier peut couronner aujourd’hui les ruines du mont Palatin et les rosiers fleurir le jardin de la maison des Vestales ? N’êtes-vous pas heureux de connaître le canevas sur lequel maître François, devenu le premier de nos romanciers réalistes, a brodé son Gargantua et son Pantagruel ? Est-ce peu de chose que de mieux sentir par l’histoire de la cabale des dévots la puissante vie qui anime Tartufe ? Et ne seriez-vous pas fort aise d’être assuré que le torse du Belvédère, par exemple, est vraiment celui d’Hercule jouant de la grande lyre ou de refaire, même en pensée, les voyages d’Ulysse à travers la Méditerranée ? Dédaigner la philologie et l’érudition, c’est encore une fois faire paraître un cruel défaut d’imagination. Et, certes, je ne dis pas cela pour M. André Beaunier, qui nous a montré dans ses Amies de Chateaubriand ou dans son Joubert qu’on en peut tirer les livres les plus charmants, mais pour réagir, s’il se peut, contre un lieu commun dont on use vraiment avec un peu d’abus : car c’est merveille combien, dans les gazettes, on méprise à l’ordinaire ce qu’on y nomme les « querelles d’érudits », et d’autant plus, d’ailleurs, que les rédacteurs sont moins célèbres et les revues moins connues.



M. Ch.-V. Langlois (je crois) constatait un jour que, historiquement, l’existence du diable est mieux établie que celle de Pisistrate. Il avait raison : nous ne devons pas oublier que l’histoire est une « petite science conjecturale » et que ses conclusions les plus rigoureuses ne sont jamais que des hypothèses très vraisemblables. On démontre une proposition arithmétique, mais, en faveur d’une thèse historique, on plaide…

Or, dans un long plaidoyer on rencontre presque nécessairement des arguments qui ne semblent rien moins que péremptoires à côté d’autres arguments qu’on trouve meilleurs, alors même qu’on ne les estime pas convaincants. Il arrive encore qu’on trouve la plaidoirie tout entière mal faite. L’avocat adverse profite de ces faiblesses aussi adroitement qu’il peut. Mais le juge ne juge pas la plaidoirie ; il juge la cause ; aussi s’applique-t-il seulement à apprécier la valeur des arguments, à écarter ceux qui lui semblent faibles et à retenir ceux qui lui paraissent les plus forts pour les peser, les confronter avec les raisons contraires et saisir, s’il se peut, la vérité.

Certes, il est un peu lourd de se poser en juge quand on est critique. La critique littéraire entendue comme il faut n’est, il me semble, qu’un genre comme la poésie ou le roman, et celui peut-être où il est le plus difficile d’exceller, puisque les grands critiques ont toujours été beaucoup plus rares que les grands poètes ou les grands romanciers… M. Beaunier a beaucoup trop d’esprit pour se piquer de juger les œuvres et les hommes ex cathedra ; pourtant, lorsqu’il s’agit de décider si M. Abel Lefranc a gagné ou non le procès qu’il fait à Shakespeare, il lui faut bien s’ériger pour le moins en arbitre ; et en ce cas pourquoi, au lieu de s’attacher presque uniquement à dire ce que valent selon lui les arguments de M. Lefranc, s’attache-t-il tant à blâmer la façon dont ceux-ci sont exprimés ?

Quand même Sous le masque de Shakespeare serait (et il ne l’est pas) un livre composé d’une façon pitoyable, écrit en dépit du bon sens, « extrêmement pétulant et criard », beaucoup trop affirmatif, que sais-je ? — bref, quand il aurait tous les défauts que M. Beaunier lui reproche, la thèse qui s’y trouve exposée n’en pourrait pas moins être juste, et en somme c’est là le seul point intéressant.

Ainsi, je veux bien que M. Lefranc, qui a mis des « peut-être » et des « probablement » dans son exposé partout où il en fallait honnêtement mettre, ait donné une forme trop catégorique à ses conclusions ; mais qu’est-ce que cela fait, en somme ? La vérité historique n’est jamais qu’une forte probabilité, et ce qu’on appelle résoudre un problème du passé, c’est seulement mettre de son côté le maximum de chances de vérité. Si M. Lefranc eût conclu que Stanley est très vraisemblablement et que Shakespeare n’est très vraisemblablement pas l’auteur de Roméo et Juliette, des Joyeuses commères de Windsor, d’Hamlet, de la Tempête, est-ce que cela ferait au fond une grande différence ?

Il paraît que oui, puisque M. Beaunier reproche si rudement à son adversaire d’avoir négligé les précautions oratoires. Ah ! comme il est sévère, cet André Beaunier !… Mais venons à sa discussion.



Selon les adversaires de Shakespeare, celui-ci n’a pu écrire son œuvre parce qu’il était (c’est M. André Beaunier qui parle) « un ignorant, un homme grossier, fils d’un boucher, boucher lui-même et puis valet d’acteurs ». On répondrait à M. Lefranc (continue le critique) : « Non, ce Shakespeare n’était pas si grossier, puisqu’il a composé ce théâtre fameux et beau. » — Autrement dit : Je ne crois pas que Shakespeare n’ait pas pu composer son théâtre parce que je crois que son théâtre est de lui. Et M. André Beaunier pourrait aussi bien écrire : Je ne crois pas qu’Ossian n’ait pas pu composer les poèmes publiés par Mac Pherson parce que je crois que ces poèmes sont de lui. C’est là un credo auquel il n’y a rien à répondre.

Pourtant, on ne vous dit pas si vaguement que l’acteur Shakespeare était trop ignorant et grossier pour écrire ses pièces : on vous fait observer (notamment) qu’il quitta Stratford en 1587 probablement ou au plus tôt en 1585 ; qu’il ne pouvait savoir à cette époque que ce qu’il avait appris dans son école de village, qui n’était pas des meilleures et où il était allé durant cinq ou six ans, moins de temps que les autres jeunes rustres ; qu’ensuite il devint valet d’acteurs ou quelque chose d’approchant ; que pourtant sa première pièce, composée au plus tard trois ou cinq ans après son départ de Stratford, est pleine d’allusions aux intrigues secrètes de la cour de Navarre, la deuxième tirée d’un poème espagnol dont la première traduction anglaise est de 1598, la troisième des Ménechmes de Plaute, traduits seulement en 1595 ; qu’au reste l’auteur des pièces shakespeariennes savait parfaitement le français, suffisamment le latin et l’espagnol, et l’italien, et la langue de la basoche. On vous allègue là des faits. « Rien n’est plus méprisable qu’un fait », disait un jour Royer-Collard. Discutez les faits relatifs à Shakespeare si vous les jugez mal établis. Mais, vraiment, ne croyez pas les réfuter en bloc par un acte de foi, car croire en Shakespeare ne nous est pas commandé par l’Église.

M. Lefranc a écrit que « sur toute la formation de Shakespeare » et sur sa vie de comédien nous ne savons rien ou peu s’en faut ; que sa « vie morale et intellectuelle nous échappe totalement », et d’autres choses de ce genre ; et pourtant il dit ailleurs que l’œuvre shakespearienne « ne concorde pas avec la personnalité ni avec le caractère de Shakespeare tels que les données biographiques permettent de les concevoir ». Quelles contradictions ! s’écrie André Beaunier. — En effet, la plaidoirie n’est point parfaite, j’en tombe d’accord ; mais ce n’est point la plaidoirie qui m’intéresse, c’est la thèse qu’elle soutient ; et est-ce que l’on ne comprend point par le contexte ce qu’il veut dire, ce M. Lefranc ?

À un endroit, il veut faire ressortir que nous n’avons aucun renseignement contemporain sur le caractère, les mœurs, la conversation, l’aspect physique, bref la personnalité de celui qui a signé ce théâtre admirable. C’est un fait surprenant : ce comédien-auteur, d’une intelligence, d’une imagination, d’une verve éblouissantes, capable d’écrire au courant de la plume trente-sept chefs-d’œuvre en vingt ans, et qui, en même temps qu’il fut ce poète, fut un acteur, un directeur et un remarquable homme d’affaires, il était si peu intéressant, si terne, que, bien qu’il fût très connu, ses contemporains n’ont pas pris à lui le moindre intérêt. Car il y a bien quelques louanges de son style, telles qu’un écrivain peut en décerner à un autre écrivain qu’il ne connaît pas ; mais, encore un coup, il n’y a pas de renseignements sur sa personne physique ou morale. Seul, Ben Jonson dit quelques mots de son caractère (j’en parlerai plus loin). Et beaucoup de gens se sont étonnés de cela avant M. Lefranc.

Pourtant nous avons d’autre part des documents d’archives sur l’acteur Shakespeare : nous connaissons sa vie, nous savons qu’il était villageois ignorant, histrion, bon manager, usurier ; que cet homme d’argent ne prit jamais le moindre intérêt à la publication que des pirates faisaient de ses pièces à son détriment ; que cet artiste les laissa paraître tronquées, défigurées par des additions considérables et absurdes sans s’émouvoir ; que, dès qu’il le put, il « réalisa le rêve de toute sa vie[3] » en cessant d’écrire et en se retirant dans sa bourgade natale, où il vécut en paysan parvenu, âpre au gain, aimant le piot et son ami l’usurier Dix-pour-Cent ; qu’à sa mort il ne possédait pas un seul livre ; que ses deux filles ne savaient pas écrire, etc. ; et cela nous étonne, et il semble à M. Lefranc que l’œuvre ne concorde pas bien « avec la personnalité ni avec le caractère de Shakespeare tels que les données biographiques permettent de les concevoir ». Vous avez raison : ce passage, sous cette forme, et isolé du contexte, paraît bien contredire ceux que vous avez cités précédemment. Et encore, lorsque, après avoir expliqué que Stanley dissimula son génie avec le plus grand soin, M. Lefranc se demande si le noble comte n’a pas choisi exprès pour prête-nom un homme qui notoirement fût incapable d’avoir composé l’œuvre, il n’est pas très conséquent, et j’aime que vous le compariez (de la façon la plus flatteuse) à la vergognosa de Pise… Cependant M. Beaunier lui-même, est-ce qu’il n’a pas écrit (p. 706) que, parmi les contemporains de Stanley, « aucun n’a découvert la noble fraude » ? Puis, quelques lignes plus bas, que cette même fraude, ce secret, « seuls de très malins conspirateurs l’ont un peu découvert » ? Contradiction, contradiction !… Ah ! ne soyons pas si sévères ! Certes, les contradictions de M. Lefranc sont plus graves que ce lapsus. Mais il n’y a pas grand intérêt, quant au fond de l’affaire, à opposer quelques phrases malheureuses cueillies çà et là dans un livre touffu. Laissons la forme ; voyons seulement les faits et les déductions immédiates qu’on en peut tirer. Si vous jugez que les premiers sont mal établis et les secondes mal faites, c’est cela seulement qui importe.

Et maintenant M. Beaunier répond avec un grand soin à des arguments très faibles. Je pense comme lui que l’anecdote de Burbage, non, il vaut mieux ne pas la prendre au tragique ni s’abandonner à aucune considération au sujet des portraits et de l’écriture de William Shakespeare. Je me suis gardé de rien dire de tout cela en résumant plus haut la thèse des partisans de William Stanley. Quant au témoignage de Robert Greene, il n’y a pas de doute : il établit que William Shakespeare était au moins capable de « gonfler un vers blanc ». Et, quand M. Célestin Demblon prétend démontrer que Shakespeare ne savait pas écrire, je trouve cela d’une fantaisie exagérée, puisque M. Célestin Demblon donne lui-même la preuve du contraire… J’admets volontiers que William Shakespeare a pu adapter, mettre au point pour la scène les pièces de Stanley dont certaines étaient injouables. Il me semble seulement qu’il ne savait pas ce qu’il fallait savoir et qu’il n’était pas ce qu’il fallait être pour les écrire.

Remarquez d’ailleurs qu’il ne nous est pas nécessaire, à nous, de prouver que Shakespeare ne peut absolument pas être l’auteur de l’œuvre qui lui est attribuée. Si nous montrons seulement qu’il y a quelque doute, c’est assez. Les orthodoxes de la foi shakespearienne ne peuvent pas admettre le moindre doute. Mais nous ne sommes que des hérétiques : un peut-être suffit pour justifier nos recherches.

… Et nous voilà arrivés aux deux tiers de l’article de M. André Beaunier et nous n’avons pas vu la moitié du premier volume de M. Lefranc : comme impatienté, le critique passe à toute allure sur le reste de l’ouvrage. Ah ! certes, il n’est pas tenu d’en examiner un à un les arguments : il y faudrait trop de place ; mais j’aurais aimé de savoir ce qu’il peut répondre à quelques-uns d’entre eux qui me paraissent bons et ingénieux, comme les identifications de Peines d’amour perdues, qui dénotent que l’auteur avait une si curieuse connaissance de la cour de Navarre, et les remarques tirées du Songe d’une nuit d’été. M. Lefranc a eu un tort : son tome I a paru au début de décembre 1918, son tome II vers le 15 janvier 1919 seulement, si bien que c’est surtout le premier que les critiques ont eu le temps d’étudier ; or, ces notes, que je goûte, sont dans le second : je n’ai pas de chance.

Nous savons par le témoignage d’un agent secret que William Stanley composait des pièces pour le théâtre avec une telle passion qu’il ne prenait aucun souci des affaires publiques ni de sa propre carrière politique, et M. Beaunier reconnaît que « ce n’est pas rien du tout ». Mais nous savons aussi que Spenser, ami des Derby, rangeait Stanley parmi les mécènes et les écrivains de l’aristocratie contemporaine, et M. Beaunier ne parle pas de cela.

M. Lefranc remarque que la censure ecclésiastique n’a pas condamné les sonnets, bien que fort vifs ; cela l’étonne : cela peut s’expliquer, pense-t-il, parce qu’il « s’agissait d’un scholar appartenant à l’une des plus grandes familles d’Angleterre ». Alors André Beaunier se demande si M. Lefranc plaisante — car André Beaunier n’a jamais entendu dire que la justice puisse être différente selon qu’elle s’adresse aux grands ou aux petits.

Le roi Jacques poursuivait la sorcellerie et l’occultisme avec la dernière rigueur ; il avait même composé de sa main un livre contre la démonologie. Or, la Tempête est une apologie de la magie. Il est surprenant que Shakespeare, tel qu’on nous le représente, c’est-à-dire regardant sa profession comme un pur métier de bon rapport, ait couru ce risque inutile, et non moins surprenant que l’autorité n’ait rien dit ; mais c’est moins surprenant si l’auteur était un artiste et un très grand seigneur. À quoi M. Beaunier réplique que l’opinion publique ignorait que la pièce fût du comte Derby, et que, l’eût-elle su, elle n’aurait pas toléré davantage l’éloge des sciences occultes. Mais il ne s’agit pas de l’opinion publique : il s’agit de l’autorité. Et, d’ailleurs, où M. Beaunier prend-il que l’opinion publique était défavorable à la magie ? Jamais les sciences défendues n’ont eu plus de succès qu’à cette époque.

Laissons le Danemark : il n’est pas insulté dans Hamlet. Laissons l’ « hommage rendu à la reine Élisabeth » dans le Songe d’une nuit d’été : il n’est pas si hardi. — Mais M. André Beaunier ne conteste pas que la dédicace des poèmes à lord Southampton soit familière ; il dit : « Ce qui est surprenant, c’est que, pour écrire en vieil ami au comte de Southampton, le comte de Derby prenne le nom d’un vil acteur… » M. Beaunier ne plaisante pas.

La comédie des Joyeuses commères de Windsor contient des « allusions au chapitre de la Jarretière et aux cérémonies de la réception des nouveaux chevaliers  ». Cela n’est pas niable ni nié. M. André Beaunier n’est pas persuadé que la pièce soit le « remerciement d’un chevalier nouvellement promu ». Mettons seulement qu’elle a été composée à l’occasion d’une cérémonie de la Jarretière. Le sixième comte de Derby reçut la Jarretière en 1601. Or, dit le critique, on ne croit plus que la comédie des Joyeuses commères ait été composée en 1601 : « M. Lefranc le croit encore, afin de placer à la même année le cadeau et le remerciement. » Mais non ! On le croit parce que, si des commentateurs reportent à 1598 la composition des Joyeuses commères, c’est afin de la rapprocher de Henri IV, où figurent déjà Sir John Falstaff et Mrs Quickly : telle est leur seule raison. Elle est faible : les personnages n’ont ni le même âge ni le même caractère dans les deux pièces ; et la première édition des Joyeuses commères est de 1602 seulement… — « Et, son remerciement, le nouveau chevalier le signe du nom d’un rustre ! » — Mais si ce n’est pas un remerciement ?

On sent bien que, au fond, c’est le principe même de la thèse qui paraît impossible à M. Beaunier, et qui l’irrite. Comment croire que les contemporains et la postérité se soient laissé tromper par une mystification de ce genre ? Mais supposez qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre admirable : vous l’admettriez plus aisément. Or, ce n’est qu’au xviiie siècle que Shakespeare a été classé parmi les hommes de génie. Son temps le regardait comme un auteur de divertissements sans importance, et, s’il n’avait pas fait les sonnets « sucrés », il aurait été à peine rangé parmi les artistes. Qui aurait songé à l’égaler à Jonson, à Spenser, à Beaumont, à Drayton ? Wither en 1613, William Browne en 1616, Pacham en 1622, nommant les écrivains de leur temps, l’omettent. Le Daïphantus en 1604 oppose l’art d’un Sidney à la vulgarité de l’ « ami Shakespeare ». Jonson le trouve « sans art », Webster le classe au second plan, à côté de Dekker et Heywood. Les éditeurs qui réunirent pour la première fois ses œuvres en 1623 s’excusent presque de réimprimer « ces bagatelles », et ils tirèrent leur volume à 250 exemplaires, croit-on. On lit, en marge de celui que conserve notre Bibliothèque nationale, les jugements qu’y inscrivit un des premiers lecteurs : il déclare beaucoup de pièces « indifférentes » ; celle des Joyeuses commères « bonne » ; le Songe et la Mégère apprivoisée sont « assez bonnes » ; la Tempête « meilleure dans Dryden »… Quand on songe à cela, on conçoit mieux que le comte de Derby ait pu ne pas revendiquer son œuvre.



Il y a plaisir à répondre à M. André Beaunier. Il est sévère, trop sévère pour le livre, mais il en discute avec attention, tout au moins partiellement, l’argumentation. Mme la comtesse de Chantbrun, née Longworth, qui n’est pas moins sévère, la dédaigne, et cela fait une grande différence[4].

Non que l’on doive dédaigner le dédain de Mme de Chambrun : cette dame a composé jadis des études sur Shakespeare. En sorte que l’on pourrait lire avec intérêt les raisons qu’elle aurait à opposer à celles de M. Lefranc. Malheureusement, si elle connaît bien Shakespeare, tout donne à penser qu’elle connaît mal M. Lefranc ou plutôt son livre, et, comme justement elle entreprend de le contredire, cela ne laisse pas de nuire à son argumentation… Puis, de quel droit aussi Mme de Chambrun, née Longworth, tranche-t-elle sur ce ton définitif et magistral ?

Écoutez-la. La thèse de M. Lefranc, affirme-t-elle, n’est qu’une « compilation de tous les arguments qui ont déjà servi à d’autres » ; elle ne « se différencie » que fort peu de celle des critiques qui ont admis que le véritable auteur des œuvres shakespeariennes est Bacon, Rutland ou quelque tertium quid. — Pourtant, je ne crois pas m’avancer beaucoup en disant qu’en dehors du quart du premier volume, consacré à établir du mieux possible que l’acteur Shakespeare ne saurait être l’auteur de l’œuvre publiée sous son nom, il n’est pas, pour ainsi dire, un seul argument dans l’ouvrage de M. Lefranc qu’ait pu utiliser un de ses prédécesseurs, et pour cette raison péremptoire que son dessein est différent, voire opposé : comment les mêmes considérations pourraient-elles servir à montrer que l’auteur des pièces shakespeariennes est Bacon, Rutland, un tertium quid ou lord Derby ?

Il suffit au reste d’ouvrir le livre pour s’en convaincre. Mme de Chambrun l’a ouvert et même étudié, puisqu’elle le discute, et pourtant elle déclare que c’est par « pure intuition » que M. Lefranc désigne William Stanley — en 650 pages… Ah ! comme elle exagère ! Elle ajoute que le professeur au Collège de France « feint d’ignorer » une « masse de documents  » (masse mystérieuse) ; qu’il s’est « uniquement documenté dans des plaidoiries de parti pris » ; que, « pour relever ses inexactitudes, il faudrait écrire autant de pages qu’en contient son livre »… que sais-je ? Et tout cela est vague — malveillant, mais vague. Il n’y a pas de pire danger pour l’historien que le vague et la malveillance. Ne nous y laissons pas entraîner : contentons-nous d’examiner ce qui, dans les dires de Mme de Chambrun, l’est moins.

Voici. D’abord M. Lefranc « consacre la première partie de son livre à la négation pure et simple du génie ». Parfaitement. Et pourquoi ? Parce qu’il trouve étonnant qu’un « valet d’acteurs », ou en tout cas (car ce n’est là qu’une « tradition ») un pauvre hère gagnant sa vie à de très humbles besognes, mais qui nécessairement lui prenaient du temps, ait pu en trois ou cinq ans apprendre tout ce qu’il fallait savoir pour composer les premières pièces de Shakespeare ! Il eût été étudiant, disposant d’abondants loisirs, que ce serait déjà peu croyable. Il paraît que c’est nier le génie que de dire cela.

Voyez pourtant à quelles hypothèses aventureuses on est réduit pour expliquer que Shakespeare ait marqué dès ses débuts tant de connaissances variées. Génial, mais débarquant de son village, il paraît subitement latiniste. — Rien d’étonnant, explique Mme de Chambrun : ne le trouvons-nous pas lié (quelques années plus tard) avec le lettré lord Southampton ? — Il connaît la littérature italienne, la littérature espagnole et (non pas mal, mais bien) le français. — Rien d’étonnant : ne le voyons-nous pas en rapport (mais plus tard aussi) avec Florio ? — Il est parfaitement au courant des intrigues amoureuses, des petites histoires de la cour du roi Henri et de la reine Margot à Nérac. — Rien d’étonnant : ne connaissait-il pas lord Southampton, lequel connaissait Essex, lequel avait peut-être rencontré à Noyon (bien après la composition de Peines Famour perdues) le maréchal Biron, lequel ne pouvait manquer de se souvenir des petits événements qui s’étaient passés à la cour de Navarre quinze à vingt ans plus tôt ?… Mais j’y songe : c’est bien, sauf erreur, M. Abel Lefranc qui a découvert que Peines d’amour perdues était une pièce pleine d’allusions à la cour de Nérac ; alors il n’a pas recueilli tous ses arguments dans les ouvrages de ses prédécesseurs, ce professeur, décidément ?

Au fond, il faut une étonnante ingéniosité pour expliquer comment Shakespeare peut être l’auteur du théâtre. Mais faut-il donc également si peu de critique ? À part Mme de Chambrun, aucun historien ne saurait ignorer avec décence, à cette heure, que les signatures de Shakespeare sur l’Ovide de Bodleian, le Montaigne du British Museum et le Plutarque de Greenwich sont fausses. Si elle veut s’en convaincre, qu’elle parcoure seulement l’étude de Sir E. M.  Thompson dans Shakespeare’s England ; c’est un ouvrage de vulgarisation fort accessible.

On ne peut pas tout savoir. Pourtant, il ne faut pas traduire « common players » par « troupe ambulante ». M. Lefranc a traduit « common players » par « acteurs professionnels ». Il aurait mieux fait de dire : « Acteurs publics. » Mais, au fond, c’est la même chose. Et il ne faut pas, à cause de cela, accuser cet infortuné professeur d’une noirceur diabolique comme celle de « sembler ignorer » pour la commodité de sa démonstration que « le texte common players s’applique aux troupes ambulantes et non pas à une compagnie particulière constituée sous l’égide d’un grand seigneur ». Car toutes les troupes d’acteurs étaient alors ambulantes et il n’en était pas une seule qui n’appartînt à un grand seigneur, vu que la loi le voulait ainsi.

M. Jusserand s’étonne que le nom de Shakespeare ne se rencontre pas une seule fois dans les innombrables pièces liminaires que les poètes demandaient à leurs amis lorsqu’ils risquaient la publication d’un livre ; il y a de quoi. Et comment ne pas être surpris également de ce que les deux poèmes de Shakespeare aient paru sans le moindre sonnet introductif ? Le décès de Jonson suscita trente-trois éloges funèbres ; celui de Shakespeare ne suscita rien… Ah ! si ! comme dit Mme de Chambrun, il fut « pleuré six fois », sept ans après sa mort, dans l’édition posthume qu’on donna de ses œuvres en 1623. À quoi l’on voit que rien n’est nouveau sous le soleil et que les éditeurs, déjà, connaissaient la réclame… Quant à l’histoire du prétendu filleul de Shakespeare, d’Avenant, et de sa poésie, à onze ans, Mme de Chambrun veut rire, je crois.

Venons à Ben Jonson. Beaucoup de gens se sont étonnés que nul contemporain ne nous ait parlé de la personnalité de Shakespeare, et cela est surprenant en effet. Mais ici Mme de Chambrun proteste : elle a découvert les Discoveries de Jonson (que citent depuis bien longtemps toutes les biographies de Shakespeare sans exception). C’est un ouvrage traduit plus ou moins littéralement du grec et du latin, le dernier de Jonson, posthume, et où il a, comme on dit, versé ses fonds de tiroirs. On y lit ce témoignage :

J’aimais l’homme et suis aussi dévoué à sa mémoire que quiconque et il était en effet honnête, d’une nature libre et ouverte ; il avait une imagination excellente, des inventions heureuses, des expressions polies, une facilité si grande qu’il avait besoin d’être réfréné…

Voilà les premiers renseignements que nous ayons. Ils sont intéressants ; malheureusement, ils ne sont pas contemporains de celui que Mme de Chambrun appelle l’ « homme Shakespeare » : ils sont postérieurs de vingt ans environ à sa mort. Les Discoveries datent en effet des toutes dernières années de Jonson et n’ont été publiées, après sa mort, qu’en 1641-1642, on ne sait dans quelles conditions (voir là-dessus les travaux de M. Maurice Castelain). Et puis ce n’est pas tout ce que nous dit Jonson : il nous dit encore que Shakespeare « n’effaçait jamais une ligne » lorsqu’il écrivait. C’est là une affirmation singulière : quelque facilité qu’on lui accorde, il est impossible de croire que l’auteur d’Hamlet ait pu composer ses trente-sept pièces d’un seul jet, sans une reprise. L’affirmation de Jonson est pourtant toujours prise à la lettre, et voici pourquoi : les auteurs de la première édition des œuvres, qui parut en 1623 in-folio, déclarent qu’il ne se trouve « à peu près aucune rature » sur les manuscrits qu’ils ont entre les mains. Pour peu croyable que ce soit, il n’existe pas encore d’étude véritablement critique et scientifique des textes de Shakespeare. Mais on s’accorde à reconnaître que la compilation des éditeurs de 1623 a été faite d’après les copies que possédait la troupe, car les rédactions qu’ils publient sont souvent « moins bonnes que celles des petites éditions isolées publiées antérieurement d’après des manuscrits plus anciens ». C’est-à-dire que ce que les éditeurs de 1623 prenaient ou affectaient de prendre pour des autographes de Shakespeare n’étaient que des copies de théâtre. Jonson a participé à l’édition in-folio. Il paraît donc à peu près certain que, lorsqu’il parlait vers la fin de sa vie des manuscrits de Shakespeare, c’était à ces mêmes copies de théâtre qu’il songeait. Et cette confusion ne fait pas grand honneur à son sens critique. Il est plus que douteux que Jonson ait été réellement lié avec Shakespeare. Mais il faudrait reprendre de près l’histoire de leurs rapports.

J’arrive aux poèmes. Mme de Chambrun trouve que les deux dédicaces de Vénus et Adonis (1593) et de Lucrèce (1594) marquent une extrême modestie. — En effet, mais une certaine familiarité aussi. Qu’on veuille bien les comparer à d’autres dédicaces adressées par des gens de lettres de cette époque à de grands seigneurs — à celle de l’édition in-folio de 1623 par exemple — et l’on se demandera par quel miracle un auteur encore peu connu, et pis : un simple acteur, aurait pu écrire publiquement au comte de Southampton sur un ton à ce point dénué d’humilité. Ce serait vraiment une grande erreur que de s’imaginer qu’au temps d’Élisabeth les histrions jouissaient dans le monde de la considération qu’ils y ont aujourd’hui.

Quant aux énigmatiques Shake-Speares Sonnets, ils sont, dit Mme de Chambrun, « la clef avec laquelle le poète nous a ouvert son cœur ». Hélas ! la serrure est bien embrouillée, car sait-on par combien de systèmes on a tenté de les expliquer jusqu’à présent, ces sonnets ? Environ soixante-dix, sauf erreur. Aussi ai-je été enchanté de voir que M. Lefranc s’est abstenu d’en ajouter un soixante et onzième et qu’il les a laissés de côté avec une prudence louable. Quant aux considérations sur le jeune lord, la dame brune et mariée et Mary Fitton, personne blonde et célibataire, dois-je l’avouer ? elles me rappellent fâcheusement celles où excellent les tireuses de cartes. Ne prenons pas trop au sérieux la graphologie, je le veux bien, mais défions-nous du « grand jeu ».

Mme de Chambrun assure que les Sonnets sont adressés, comme Vénus et Adonis, comme Lucrèce, à lord Southampton. Elle oublie d’indiquer que ce n’est là qu’une hypothèse. Au juste, le livre est dédié à Mr W. H. On admet le plus souvent que ce Mr W. H. (et non H. W.) n’est autre que lord Henry Wriothesley, comte de Southampton. C’est une supposition vraisemblable. Mais on en a fait d’autres qui ne le sont pas beaucoup moins. Car, à prendre à la lettre les derniers vers du sonnet 25, par exemple, l’auteur félicite celui à qui il s’adresse de n’être pas plus que lui-même d’une condition brillante[5]. Il semble d’ailleurs que le recueil ait paru sans aucune participation de l’auteur. Pourquoi ? Ah ! c’est une question mystérieuse que celle des Sonnets.

Le poète s’adresse à un jeune homme qu’il appelle lord (seigneur) de son amour et qu’il aime, en effet, d’une curieuse passion ; mais tenons compte de l’exagération euphuiste. Mme de Chambrun signale d’abord le passage que voici : « Mon attachement, dit le poète, est si grand qu’un pauvre esprit comme le mien peut le faire paraître nu, manquant de mots pour le parer. Mais j’espère qu’une pensée charitable en vêtira la nudité jusqu’au jour où l’étoile inconnue qui guide ma marche jettera sur moi quelque beau rayon et habillera mon amour en guenilles de façon à le rendre digne de tes bontés. Alors, j’oserai te dire hautement combien je t’aime… » Quelle humilité ! s’écrie Mme de Chambrun. — Pourtant vous entendez bien qu’il n’est pas là question d’argent, n’est-ce pas ? Alors où voyez-vous rien qui dénote un histrion ? Ce sont façons de langage euphuistes.

L’exemple est assez mal choisi. Mais je m’empresse de reconnaître qu’en plusieurs autres sonnets l’auteur se donne comme un homme de petite condition. — Et comment cela pourra-t-il jamais démontrer qu’il n’est point William Stanley, sixième comte de Derby, puisque William Stanley se cachait sous le masque de Shakespeare ? — Mais poursuivons les extraits faits par Mme de Chambrun. Sonnet 36 :

Je dois désormais cesser de te reconnaître de peur que mon infamie pleurée ne te fasse honte. Et tu ne peux plus m’honorer d’une attention publique sans retirer cet honneur à ton nom.

Ne fais pas cela ! Je t’aime de telle sorte que, comme tu es à moi, à moi est ta réputation.

Puis dans les sonnets 110 et 111 :

Hélas ! c’est vrai : je suis allé de côté et d’autre et je me suis travesti en bouffon…

Oh ! grondez à mon sujet la Fortune…, qui ne m’a laissé d’autre ressource que la ressource publique qui nourrit ma vie publique !

C’est là ce qui fait que le stigmate est sur mon nom et que ma nature est presque toujours marquée du métier qu’elle fait, comme la main du teinturier…

Le volume contient 154 pièces. Si l’on cueillait ainsi pour les prendre à la lettre quelques vers de Musset ou de Hugo, on en tirerait de curieuses conclusions sur la vie de leurs auteurs. Mais admettons avec Mme de Chambrun que l’auteur des sonnets 36, 110 et 111 se donne pour acteur. Quel argument en pourrait-on tirer contre la thèse que je défends ? Il va de soi en effet que, du moment que William Stanley voulait passer pour William Shakespeare, il devait parler comme William Shakespeare et non pas comme William Stanley. Du moins, il me semble…

Reste le sonnet 78. Mme de Chambrun se demande « comment Stanley, universitaire pourvu d’un précepteur lettré avec lequel il voyage longuement sur le continent, aurait pu dire au jeune Mécène dans le sonnet 78 » :

Je t’ai si souvent invoqué pour ma muse et tu as donné à mes vers une aide si éclatante que toutes les autres plumes, d’après mon exemple, répandent leur poésie sous ton patronage.

Tes yeux, qui ont appris à un muet à chanter jusqu’au ciel et à la lourde ignorance à voler dans les airs, ont ajouté des plumes à l’aile de la science et donné au talent une double majesté.

Toutefois sois fier surtout de mon œuvre, car elle est due à ton influence et née de toi. Dans les travaux des autres, tu ne fais qu’améliorer le style.

Et embellir leur art de tes grâces suaves. Mais tu es tout mon art à moi et tu grandis jusqu’à la science mon ignorance grossière.

Franchement, pensez-vous que celui qui a écrit ces vers ne peut absolument pas avoir été un « universitaire pourvu d’un précepteur lettré dans sa jeunesse » ? Et ne pensez-vous pas enfin que Mme la comtesse de Chambrun va un peu loin aussi quand elle s’étonne que William Stanley ait cessé d’écrire « juste au moment où William Shakespeare cessait de vivre » ? Ah ! ce serait surprenant en effet !… Mais c’est purement et simplement inexact. Que Mme de Chambrun veuille bien ouvrir une biographie de Shakespeare, n’importe laquelle : elle y trouvera, à côté du texte de Jonson et des sonnets qu’elle nous… révèle, que Shakespeare posa sa plume et renonça pour toujours à la littérature un bon nombre d’années avant sa propre mort, si bien qu’il est assez difficile de déterminer si c’est Stanley qui cessa d’écrire en même temps que Shakespeare, ou Shakespeare en même temps que Stanley, réellement… Et, quand on est forcé d’admettre que l’auteur de la Tempête a pu quitter en 1611 son génie de poète comme on abandonne un emploi de chef de bureau pour vivre au milieu d’illettrés, sans un livre dans sa maison, quand on est forcé d’admettre une pareille énormité, il semble illogique de ne pas accepter que lord Derby, que nous voyons vers le même temps renoncer peu à peu, comme un sage, à ses charges et à une partie de sa fortune pour se retirer dans sa ville favorite de Chester, ait pu dire adieu au théâtre, comme fit après lui un autre grand poète qui s’appelait Racine.

Voilà ce qu’on peut essayer de répondre aux adversaires de William Stanley. Mais il me semble bien que leurs principales objections sont des raisons de sentiment.

Une pareille erreur de plusieurs siècles sur une œuvre si sublime, cela paraît invraisemblable en effet. Je crois que s’il s’agissait d’un poète sans génie, on trouverait l’erreur moins choquante. Et pourtant elle le serait tout autant. — Quoi ! il se serait trouvé un homme qui, ayant composé l’œuvre de Shakespeare, n’en aurait pas même revendiqué la gloire ? — Mais ce n’est guère qu’au XVIIIe siècle, je le répète, que le génie de l’auteur d’Hamlet a été reconnu. Aux yeux de ses contemporains, il n’a été qu’un amuseur : seuls, les Sonnets passaient pour une véritable œuvre d’art ; encore ne suffirent-ils pas à placer leur auteur au premier rang. Et cela fait sentir comment lord Derby a pu ne pas réclamer la paternité qui lui revenait.

C’était un original, ce sixième comte de Derby, et le peu qu’on sait encore de lui porte à croire que sa biographie serait le sujet d’un curieux livre. Ah ! comme l’œuvre shakespearienne s’explique mieux si l’on admet que Stanley en a été l’auteur ! Lettré, voyageur, amateur de théâtre, ayant étudié le droit, parlant à merveille le français, passionnément musicien, tel que les documents nous le révèlent, il n’avait pas d’ambition politique. Pourquoi ? Parce qu’il était tout adonné à la composition de mystérieuses pièces de théâtre, nous disent les deux lettres de Fenner. Lui seul a pu écrire Peines d’amour perdues. Et quelles crises intérieures ces mêmes documents permettent de soupçonner chez lui ! À partir de la mort de son frère, il règne une atmosphère tragique chez les Derby. William Stanley connut des heures d’angoisse : il fut sourdement accusé d’empoisonnement ; il eut de cruels démêlés familiaux et sa violence envers sa femme, les scènes de jalousie que vit le château de Knowsley, puis sa retraite à Chester (sa ville de prédilection, qui tient une place remarquable dans les pièces shakespeariennes), tout cela donne à penser. Son entourage le trouvait bizarre, fantasque : on ne le comprenait pas. C’était certainement un homme qui avait, comme on dit, de la vie intérieure.

Mais pourquoi aurait-il écrit sous le nom de Shakespeare ? — J’ai dit plus haut ce que je crois… Ne jugeons pas le passé d’après nos idées modernes. L’époque d’Élisabeth fut une époque d’étonnante fécondité littéraire, mais elle n’attachait pas aux livres l’importance que nous leur donnons. Tout le monde écrivait : c’était la mode ; il était de « bon ton » (comme nous dirions) de ne pas publier ou tout au moins de signer de pseudonymes. Combien de seigneurs — comme lord Oxford, le propre beau-frère de William Stanley, qui fut un dramaturge excellent et dont pas une ligne ne nous est connue — ont inscrit, selon l’expression de Greene (qui fut familier des Derby), le nom « d’un autre Batillus » en tête de leurs vers !… Qui sait maintenant si le comte d’Oxford n’était pas un homme de génie ? Encore un coup, personne, à cette époque, ne considérait comme un écrivain admirable l’auteur du Songe et d’Hamlet.

Lorsque Shakespeare abandonna sa bourgade natale, ce fut, dit-on, pour suivre la troupe du comte de Leicester, qui, en quittant Stratford, s’en fut directement chez les Derby, à Lathom House. Là, ces comédiens plurent, puisque, leur protecteur étant mort sur ces entrefaites, ils furent adoptés par le frère aîné de William Stanley. Et ainsi ce dernier fit la connaissance du jeune Shakespeare. Que se passa-t-il entre eux ? On ne le saura jamais. Peut-être le lord eut-il l’idée de mettre par jeu sous le nom du jeune villageois, naïvement passionné de théâtre, quelque pièce de lui. Et alors on imagine… Non, ne m’apprenez pas qu’il y aurait à écrire sur ce thème une nouvelle dans le goût du Capitaine Fracasse : je le sais.

Les contemporains n’ont fait aucune allusion à cette situation peu ordinaire. — Et s’ils l’ignoraient ? — Mais, réplique M. André Beaunier, l’ignoraient-ils, décidément, ou non ? Vous n’êtes pas fort net sur ce point. — Et comment l’être ? Nous sommes ici dans le domaine des pures hypothèses. On peut croire que le secret a été plus ou moins bien gardé… Et, si même quelques personnes ont su quelque chose du mystère, pourquoi voulez-vous absolument qu’elles l’aient publié ? Encore une fois, qu’un grand seigneur se divertît à écrire sous le nom d’un acteur des pièces qu’on jugeait sans grande importance, cela ne dut point paraître alors si étonnant que cela nous le semble à nous, qui trouvons ces pièces sublimes. Et, quand vous admettez qu’un homme comme celui qui, selon vous, les a écrites, un homme doué de cette imagination ailée, de cette poésie, de cette facilité, de ce génie verbal et ensemble de cette « intelligence pratique », a pu passer sa vie dans un milieu d’intellectuels et d’écrivains professionnels sans susciter la moindre curiosité, sans donner à un seul d’entre eux l’idée de parler de lui, de le décrire (sauf à Ben Jonson, et bien vaguement, et vingt ans après sa mort), non, vous ne devez pas trouver extraordinaire qu’il ne nous soit parvenu aucune allusion au secret de William Stanley ; le premier cas n’est pas plus surprenant que le second.

L’acteur Shakespeare ne fut pas illettré. J’admets volontiers qu’il a eu une certaine part de collaboration aux pièces ; certaines étaient injouables et paraissent avoir été remaniées : s’il a « mis au point » l’œuvre d’un amateur, est-ce que cela ne se fait pas couramment de nos jours ? Mais il n’a pas pu les écrire : tout y révèle une autre main. Et de très sérieux indices donnent à penser que cette main fut celle de William Stanley.





  1. Voir la Revue des Deux Mondes du 1er février 1919.
  2. Numéro du 16 mars 1919.
  3. C’est l’expression d’un « stratfordien » convaincu, M. Jusserand.
  4. Voir ses articles dans la Revue, 1er-15 février 1919 ; l’Opinion, 15 janvier 1919, et le Journal des Débats du 24 février 1919.
  5. C’était l’avis d’Oscar Wilde, qui a raillé fort comiquement les trop subtils exégètes des sonnets. Il cite à l’appui de son opinion le sonnet 25, qui se termine ainsi : « Heureux suis-je donc, moi qui aime et qui suis aimé sans pouvoir infliger la disgrâce ni la subir. »