Dentu (p. 73-112).

IV

Lorsque Noël et le père Tabaret furent assis en face l’un de l’autre dans la pièce où travaillait l’avocat, une fois la porte soigneusement fermée, le bonhomme eut une inquiétude.

— Et si votre mère avait besoin de quelque chose ? remarqua-t-il.

— Si madame Gerdy sonne, répondit le jeune homme d’un ton sec, la domestique ira voir.

Cette indifférence, ce froid dédain confondaient le père Tabaret, habitué aux rapports toujours si affectueux de la mère et du fils.

— De grâce, Noël, dit-il, calmez-vous, ne vous laissez pas dominer par un mouvement d’irritation. Vous avez eu, je le vois, quelque petite pique avec votre mère, vous l’aurez oubliée demain. Quittez donc ce ton glacial que vous prenez en parlant d’elle. Pourquoi cette affectation à l’appeler madame Gerdy ?

— Pourquoi ? répondit l’avocat d’une voix sourde, pourquoi !…

Il quitta son fauteuil, fit au hasard quelques pas dans son cabinet, et revenant se placer près du bonhomme, il dit :

— Parce que, monsieur Tabaret, madame Gerdy n’est pas ma mère.

Cette phrase tomba comme un coup de bâton sur la tête du vieux policier. Il fut étourdi.

— Oh ! fit-il de ce ton qu’on prend pour repousser une proposition impossible ! Oh ! songez-vous à ce que vous dites, mon enfant. Est-ce croyable, est-ce vraisemblable ?

— Oui ! c’est invraisemblable, répondit Noël avec une certaine emphase qui lui était habituelle, c’est incroyable, et cependant c’est vrai. C’est-à-dire que depuis trente-trois ans, depuis ma naissance, cette femme joue la plus merveilleuse et la plus indigne des comédies au profit de son fils, car elle a un fils, et à mon détriment à moi.

— Mon ami, voulut commencer le père Tabaret, qui dans le lointain de cette révélation entrevoyait le fantôme de la veuve Lerouge.

Mais Noël ne l’écoutait pas et semblait à peine en état de l’entendre. Ce garçon si froid et si réservé, si « en dedans, » ne contenait plus sa colère. Au bruit de ses propres paroles, il s’animait comme un bon cheval au son des grelots de ses harnais.

— Fut-il jamais, continua-t-il, un homme aussi cruellement trompé que moi et plus misérablement pris pour dupe ! Et moi qui aimais cette femme, qui ne savais quels témoignages d’affection lui prodiguer, qui lui sacrifiais ma jeunesse ! Comme elle a dû rire de moi ! Son infamie date du moment où, pour la première fois, elle m’a pris sur ses genoux. Et jusqu’à ces jours passés, elle a soutenu, sans une heure de défaillance, son exécrable rôle. Son amour pour moi, hypocrisie ! son dévouement, fausseté ! ses caresses, mensonge ! Et je l’adorais ! Ah ! que ne puis-je lui reprendre tous les baisers que je lui donnais en échange de ses baisers de Judas. Et pourquoi cet héroïsme de fourberies, tant de soin, tant de duplicité ? Pour me trahir plus sûrement, pour me dépouiller, me voler, pour donner à son bâtard tout ce qui m’appartient, à moi : mon nom, un grand nom ; ma fortune, une fortune immense…

— Nous brûlons, pensait Tabaret, en qui se réveillait le collaborateur de Gévrol.

Tout haut il dit :

— C’est bien grave, tout ce que vous dites là, cher Noël, c’est terriblement grave. Il faut supposer à madame Gerdy une audace et une habileté qu’on trouve rarement réunies chez une femme. Elle a dû être aidée, conseillée, poussée, peut-être. Quels ont été ses complices ? elle ne pouvait agir seule. Son mari lui-même…

— Son mari ! interrompit l’avocat avec un rire amer. Ah ! vous avez donné dans le veuvage, vous aussi. Non, il n’y avait pas de mari ; feu Gerdy n’a jamais existé. J’étais bâtard, cher M. Tabaret, très-bâtard ; Noël, fils de la fille Gerdy et de père inconnu.

— Seigneur ! s’écria le bonhomme, c’est pour cela que votre mariage avec mademoiselle Levernois n’a pu se faire il y a quatre ans ?

— Oui, c’est pour cela, mon vieil ami. Et que de malheurs il évitait ce mariage avec une jeune fille que j’aimais ! Pourtant, je n’en ai pas voulu, alors, à celle que j’appelais ma mère. Elle pleurait, elle s’accusait, elle se désolait, et moi, naïf, je la consolais de mon mieux, je séchais ses larmes, je l’excusais à ses propres yeux. Non, il n’y avait pas de mari… Est-ce que les femmes comme elle ont des maris ! Elle était la maîtresse de mon père, et le jour où il a été rassasié d’elle, il l’a quittée en lui jetant trois cent mille francs, le prix des plaisirs qu’elle lui donnait.

Noël aurait continué longtemps sans doute ses déclarations furibondes. Le père Tabaret l’arrêta. Le bonhomme sentait venir une histoire de tout point semblable à celle qu’il avait imaginée, et l’impatience vaniteuse de savoir s’il avait deviné lui faisait presque oublier de s’apitoyer sur les infortunes de Noël.

— Cher enfant, dit-il, ne nous égarons pas. Vous me demandez un conseil ? Je suis peut-être le seul à pouvoir vous le donner bon. Allons donc au but. Comment avez-vous appris cela ? Avez-vous des preuves, où sont-elles ?

Le ton décidé du bonhomme aurait dû éveiller l’attention de Noël. Mais il n’y prit pas garde. Il n’avait pas le loisir de s’arrêter à réfléchir. Il répondit donc :

— Je sais cela depuis trois semaines. Je dois cette découverte au hasard. J’ai des preuves morales importantes, mais ce ne sont que des preuves morales. Un mot de la veuve Lerouge, un seul mot les rendait décisives. Ce mot, elle ne peut plus le prononcer puisqu’on l’a tuée, mais elle me l’avait dit à moi. Maintenant, madame Gerdy niera tout, je la connais ; la tête sur le billot elle nierait. Mon père sans doute se tournera contre moi… Je suis sûr, j’ai des preuves, ce crime rend vaine ma certitude et frappe mes preuves de nullité.

— Expliquez-moi bien tout, reprit après un moment de réflexion le père Tabaret, tout, vous m’entendez bien. Les vieux sont quelquefois de bon conseil. Nous aviserons après.

— Il y a trois semaines, commença Noël, ayant besoin de quelques titres anciens, j’ouvris pour les chercher le secrétaire de madame Gerdy. Involontairement je dérangeai une tablette : des papiers tombèrent de droite et de gauche et un paquet de lettres me sauta en plein visage. Un instinct machinal que je ne saurais expliquer me poussa à dénouer cette correspondance, et, poussé par une invincible curiosité, je lus la première lettre qui me tomba sous la main.

— Vous avez eu tort, opina le père Tabaret.

— Soit ; enfin, je lus. Au bout de dix lignes, j’étais sûr que cette correspondance était de mon père, dont madame Gerdy, malgré mes prières, m’avait toujours caché le nom. Vous devez comprendre quelle fut mon émotion. Je m’emparai du paquet, je vins me renfermer ici, et je dévorai d’un bout à l’autre cette correspondance.

— Et vous en êtes cruellement puni, mon pauvre enfant !

— C’est vrai, mais à ma place qui donc eût résisté ? Cette lecture m’a navré, et c’est elle qui m’a donné la preuve de ce que je viens de vous dire.

— Au moins avez-vous conservé ces lettres ?

— Je les ai là, monsieur Tabaret, répondit Noël, et comme pour me donner un avis en connaissance de cause vous devez savoir, je vais vous les lire.

L’avocat ouvrit un des tiroirs de son bureau, fit jouer dans le fond un ressort imperceptible, et d’une cachette pratiquée dans l’épaisseur de la tablette supérieure, il retira une liasse de lettres.

— Vous comprenez, mon ami, reprit-il, que je vous ferai grâce de tous les détails insignifiants, détails qui, cependant, ajoutent leur poids au reste. Je vais prendre seulement les faits importants et qui ont trait directement à l’affaire.

Le père Tabaret se tassa dans un fauteuil, brûlé de la fièvre de l’attente. Son visage et ses yeux exprimaient la plus ardente attention.

Après un triage qui dura assez longtemps, l’avocat choisit une lettre et commença sa lecture, d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais qui tremblait par moments :

« Ma Valérie bien-aimée, »

— Valérie, fit-il, c’est madame Gerdy.

— Je sais, je sais, ne vous interrompez pas.

Noël reprit donc :

« Ma Valérie bien-aimée,

Aujourd’hui est un beau jour. Ce matin j’ai reçu ta lettre chérie, je l’ai couverte de baisers, je l’ai relue cent fois, et maintenant elle est allée rejoindre les autres, là, sur mon cœur. Cette lettre, ô mon amie, a failli me faire mourir de joie. Tu ne t’étais donc pas trompée, c’était donc vrai ! Le ciel enfin propice couronne notre flamme. Nous aurons un fils.

J’aurai un fils de ma Valérie adorée, sa vivante image. Oh ! pourquoi sommes-nous séparés par une distance immense ? Que n’ai-je des ailes pour voler à tes pieds et tomber entre tes bras, ivre de la plus douce volupté ! Non ! jamais comme en ce moment je n’ai maudit l’union fatale qui m’a été imposée par une famille inexorable et que mes larmes n’ont pu attendrir. Je ne puis m’empêcher de haïr cette femme qui, malgré moi, porte mon nom, innocente victime cependant de la barbarie de nos parents. Et pour comble de douleurs, elle va aussi me rendre père. Qui dira ma douleur lorsque j’envisage l’avenir de ces deux enfants ?

L’un, le fils de l’objet de ma tendresse, n’aura ni père ni famille, ni même un nom, puisqu’une loi faite pour désespérer les âmes sensibles m’empêche de le reconnaître. Tandis que l’autre, celui de l’épouse détestée, par le seul fait de sa naissance, se trouvera riche, noble, entouré d’affections et d’hommages, avec un grand état dans le monde. Je ne puis soutenir la pensée de cette terrible injustice. Qu’imaginer pour la réparer ? Je n’en sais rien, mais sois sûre que je la réparerai. C’est au tant désiré, au plus chéri, au plus aimé que doit revenir la meilleure part, et elle lui reviendra, je le veux. »

— D’où est datée cette lettre ? demanda le père Tabaret, que le style devait fixer au moins sur un point.

— Voyez, répondit Noël.

Il tendit la lettre au bonhomme, qui lut : « Venise, décembre 1828. »

— Vous sentez, reprit l’avocat, toute l’importance de cette première lettre. Elle est comme l’exposition rapide qui établit les faits. Mon père, marié malgré lui, adore sa maîtresse et déteste sa femme. Toutes deux se trouvent enceintes en même temps, et ses sentiments au sujet des deux enfants qui vont naître ne sont pas fardés. Sur la fin, on voit presque poindre l’idée que plus tard il ne craindrait pas de mettre à exécution, au mépris de toutes les lois divines et humaines.

Il commençait presque une sorte de plaidoyer ; le père Tabaret l’interrompit.

— Ce n’est pas la peine de développer, dit-il. Dieu merci ! ce que vous lisez est assez explicite. Je ne suis pas un grand grec en pareille matière, je suis simple comme le serait un juré ; pourtant, je comprends admirablement.

— Je passe plusieurs lettres, reprit Noël, et j’arrive à celle-ci, du 23 janvier 1829. Elle est fort longue et pleine de choses complètement étrangères à ce qui nous occupe. Pourtant j’y trouve deux passages qui attestent le travail lent et continu de la pensée de mon père :

« Les destins, plus puissants que ma volonté, m’enchaînent en ce pays, mais mon âme est près de toi, ô ma Valérie. Sans cesse ma pensée se repose sur le gage adoré de notre amour qui tressaille dans ton sein. Veille, mon amie, veille sur tes jours doublement précieux. C’est l’amant, c’est le père qui te parle. La dernière page de ta réponse me perce le cœur. N’est-ce pas me faire injure que de t’inquiéter du sort de notre enfant ? Ô Dieu puissant ! Elle m’aime, elle me connaît, et elle s’inquiète ! »

— Je saute, dit Noël, deux pages de passion pour m’arrêter à ces quelques lignes de la fin :

« La grossesse de la comtesse est de plus en plus pénible. Épouse infortunée ! Je la hais, et cependant je la plains. Elle semble deviner les motifs de ma tristesse et de ma froideur. À sa soumission timide, à son inaltérable douceur, on croirait qu’elle cherche à se faire pardonner notre union. Créature sacrifiée ! Elle aussi, peut-être, avant d’être traînée à l’autel, avait donné son cœur. Nos destinées seraient pareilles. Ton bon cœur me pardonnera ma pitié. »

— Celle-là était ma mère, fit l’avocat d’une voix frémissante. Une sainte ! Et on demande pardon de la pitié qu’elle inspire. Pauvre femme ! Il passa sa main sur ses yeux comme pour repousser ses larmes, et ajouta : Elle est morte !

En dépit de son impatience le père Tabaret n’osa souffler mot. Il ressentait d’ailleurs vivement la profonde douleur de son jeune ami et la respectait. Après un assez long silence, Noël releva la tête et reprit la correspondance.

— Toutes les lettres qui suivent, dit-il, portent la trace des préoccupations de mon père pour son bâtard. Je les laisse pourtant de côté. Mais voici ce qui me frappe dans celle-ci, écrite de Rome, le 5 mars 1829 :

« Mon fils, notre fils ! Voilà mon plus cruel et mon unique souci. Comment lui assurer l’avenir que je rêve pour lui ? Les grands seigneurs d’autrefois n’avaient pas ces malheureuses préoccupations. Jadis, je serais allé trouver le roi, qui d’un mot aurait fait à l’enfant un état dans le monde. Aujourd’hui le roi, qui gouverne avec peine des sujets révoltés, ne peut plus rien. La noblesse a perdu ses droits, et les plus gens de bien sont traités comme les derniers des manants. »

— Plus bas, maintenant, je vois :

« Mon cœur aime à se figurer ce que sera notre fils. De sa mère, il aura l’âme, l’esprit, la beauté, les grâces, toutes les séductions. Il tiendra de son père la fierté, la vaillance, les sentiments des grandes races. Que sera l’autre ? Je tremble en y songeant. La haine ne peut engendrer que des monstres. Dieu réserve la force et la beauté pour les enfants conçus au milieu des transports de l’amour. »

— Le monstre, c’est moi ! fit l’avocat avec une sorte de rage concentrée. Tandis que l’autre… Mais laissons là, n’est-ce pas, ces préliminaires d’une action atroce. Je n’ai voulu jusqu’ici que vous montrer l’aberration de la passion de mon père ; nous arrivons au but.

Le père Tabaret s’étonnait des ardeurs de cet amour dont Noël remuait les cendres. Peut-être le sentait-il plus vivement sous ces expressions qui lui rappelaient sa jeunesse. Il comprenait combien doit être irrésistible l’entraînement d’une telle passion. Il tremblait de deviner.

— Voici, reprit Noël en agitant un papier, non plus une de ces épîtres interminables dont je vous ai détaché de courts fragments, mais un simple billet. Il est du commencement de mai et porte le timbre de Venise. Il est laconique et néanmoins décisif.

« Chère Valérie,

Fixe-moi, je te prie, aussi exactement que possible, sur l’époque probable de ta délivrance. J’attends ta réponse avec une anxiété que tu comprendrais, si tu pouvais deviner mes projets au sujet de notre enfant ! »

— Je ne sais, reprit Noël, si madame Gerdy comprit ; toujours est-il qu’elle dut répondre immédiatement, car voici ce qu’écrit mon père à la date du 14 :

« Ta réponse, ô ma chérie, est telle, qu’à peine je l’osais espérer. Le projet que j’ai conçu est maintenant réalisable. Je commence à goûter un peu de calme et de sécurité. Notre fils portera mon nom, je ne serai pas obligé de me séparer de lui. Il sera élevé près de moi, dans mon hôtel, sous mes yeux, sur mes genoux, dans mes bras. Aurai-je assez de force pour ne pas succomber à cet excès de félicité ?

« J’ai une âme pour la douleur, en aurai-je une pour la joie ? Ô femme adorée, ô enfant précieux, ne craignez rien, mon cœur est assez vaste pour vous deux ! Je pars demain pour Naples, d’où je t’écrirai longuement. Quoi qu’il arrive, dussé-je sacrifier les intérêts puissants qui me sont confiés, je serai à Paris pour l’heure solennelle. Ma présence doublera ton courage, la puissance de mon amour diminuera tes douleurs… »

— Je vous demande pardon de vous interrompre, Noël, dit le père Tabaret ; savez-vous quels graves motifs retenaient votre père à l’étranger ?

— Mon père, mon vieil ami, répondit l’avocat, était en dépit de son âge un des amis, un des confidents de Charles X, et il avait été chargé par lui d’une mission secrète en Italie. Mon père est le comte Rhéteau de Commarin.

— Peste ? fit le bonhomme… et entre ses dents, comme pour mieux graver ce nom dans sa mémoire, il répéta plusieurs fois Rhéteau de Commarin.

Noël se taisait. Après avoir paru tout faire pour dominer son ressentiment, il semblait accablé comme s’il eût pris la détermination de ne rien tenter pour réparer le coup qui l’atteignait.

— Au milieu du mois de mai, continua-t-il, mon père était donc à Naples. C’est là que lui, un homme prudent, sensé, un digne diplomate, un gentilhomme, il ose, dans l’égarement d’une passion insensée, confier au papier le plus monstrueux des projets. Écoutez bien :

« Mon adorée,

« C’est Germain, mon vieux valet de chambre, qui te remettra cette lettre. Je le dépêche en Normandie, chargé de la plus délicate des commissions. C’est un de ces serviteurs auxquels on peut se fier absolument.

« Le moment est venu de te dévoiler mes projets touchant mon fils. Dans trois semaines au plus tard je serai à Paris. Si mes prévisions ne sont pas déçues, la comtesse et toi devez accoucher en même temps. Trois ou quatre jours d’intervalle ne peuvent rien changer à mon dessein. Voici ce que j’ai résolu :

« Mes deux enfants sont confiés à deux nourrices de N…, où sont situées presque toutes mes propriétés. Une de ces femmes, dont Germain répond, et vers laquelle je l’envoie, sera dans nos intérêts. C’est à cette confidente que sera remis notre fils, Valérie. Ces deux femmes quitteront Paris le même jour, Germain accompagnant celle qui sera chargée du fils de la comtesse.

« Un accident, arrangé à l’avance, forcera ces deux femmes à passer une nuit en route. Un hasard combiné par Germain les contraindra de coucher dans la même auberge, dans la même chambre.

« Pendant la nuit, notre nourrice, à nous, changera les enfants de berceau.

« J’ai tout prévu, ainsi que je te l’expliquerai, et toutes les précautions sont prises pour que ce secret ne puisse nous échapper. Germain est chargé, à son passage à Paris, de commander deux layettes exactement, absolument semblables. Aide-le de tes conseils.

« Ton cœur maternel, ma douce Valérie, va peut-être saigner à l’idée d’être privée des innocentes caresses de ton enfant. Tu te consoleras en songeant au sort que lui assurera ton sacrifice. Quels prodiges de tendresse lui pourraient servir autant que cette réparation ! Quant à l’autre, je connais ton âme tendre, tu le chériras. Ne sera-ce pas m’aimer encore et me le prouver ? D’ailleurs, il ne saurait être à plaindre. Ne sachant rien, il n’aura rien à regretter, et tout ce que la fortune peut procurer ici-bas, il l’aura.

« Ne me dis pas que ce que je veux tenter est coupable. Non, ma bien-aimée, non. Pour que notre plan réussisse, il faut un tel concours de circonstances si difficiles à accorder, tant de coïncidences indépendantes de notre volonté, que, sans la protection évidente de la Providence, nous devons échouer. Si donc le succès couronne nos vœux, c’est que le ciel sera pour nous. J’espère. »

— Voilà ce que j’attendais, murmura le père Tabaret.

— Et le malheureux, s’écria Noël, ose invoquer la Providence ! Il lui faut Dieu pour complice !

— Mais, demanda le bonhomme, comment votre mère… pardon, je veux dire : comment madame Gerdy prit-elle cette proposition ?

— Elle paraît l’avoir repoussée d’abord, car voici une vingtaine de pages employées par le comte à la persuader, à la décider. Oh ! cette femme !…

— Voyons, mon enfant, dit doucement le père Tabaret, essayons de n’être pas trop injuste. Vous semblez ne vous en prendre, n’en vouloir qu’à madame Gerdy. De bonne foi ! le comte bien plus qu’elle me paraît mériter votre colère.

— Oui, interrompit Noël, avec une certaine violence ; oui, le comte est coupable, très-coupable ! Il est l’auteur de la machination infâme, et pourtant je ne me sens pas de haine contre lui. Il a commis un crime, mais il a une excuse, la passion. Mon père, d’ailleurs, ne m’a pas trompé, comme cette misérable femme, à toutes les minutes, pendant trente ans. Enfin, M. de Commarin a été si cruellement puni, qu’à cette heure je ne puis que lui pardonner et le plaindre.

— Ah ! il a été puni ? interrogea le bonhomme.

— Oui, affreusement, vous le reconnaîtrez : mais laissez-moi poursuivre. Vers la fin du mois de mai, vers les premiers jours de juin plutôt, le comte dut arriver à Paris, car la correspondance cesse. Il revit madame Gerdy et les dernières dispositions du complot furent arrêtées. Voici un billet qui enlève à cet égard toute incertitude. Le comte, ce jour-là, était de service aux Tuileries et ne pouvait quitter son poste. Il a écrit dans le cabinet même du roi, sur du papier du roi. Voyez les armes. Le marché est conclu et la femme qui consent à être l’instrument des projets de mon père est à Paris. Il prévient sa maîtresse :

« Chère Valérie,

« Germain m’annonce l’arrivée de la nourrice de ton fils, de notre fils. Elle se présentera chez toi dans la journée. On peut compter sur elle, une magnifique récompense nous répond de sa discrétion. Cependant, ne lui parle de rien. On lui a donné à entendre que tu ignores tout. Je veux rester seul chargé de la responsabilité des faits, c’est plus prudent. Cette femme est de N… Elle est née sur nos terres et en quelque sorte dans notre maison. Son mari est un brave et honnête marin ; elle s’appelle Claudine Lerouge.

« Du courage, ô ma bien aimée ! Je te demande le plus grand sacrifice qu’un amant puisse attendre d’une mère. Le ciel, tu n’en doutes plus, nous protège. Tout dépend désormais de notre habileté et de notre prudence, c’est-à-dire que nous réussirons. »

Sur un point, au moins, le père Tabaret se trouvait suffisamment éclairé ; les recherches sur le passé de la veuve Lerouge devenaient un jeu. Il ne put retenir un « enfin ! » de satisfaction qui échappa à Noël.

— Ce billet, reprit l’avocat, clôt la correspondance du comte…

— Quoi ! répondit le bonhomme, vous ne possédez plus rien ?

— J’ai encore dix lignes écrites bien des années plus tard, et qui certes ont leur poids, mais qui enfin ne sont toujours qu’une preuve morale.

— Quel malheur ! murmura le père Tabaret.

Noël replaça sur son bureau les lettres qu’il tenait à la main, et se retournant vers son vieil ami il le regarda fixement.

— Supposez, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaque syllabe, supposez que tous mes renseignements s’arrêtent ici. Admettez pour un moment que je ne sais rien de plus que ce que vous savez. Quel est votre avis ?

Le père Tabaret fut quelques minutes sans répondre. Il évaluait les probabilités résultant des lettres de M. de Commarin.

— Pour moi, dit-il enfin, en mon âme et conscience, vous n’êtes pas le fils de madame Gerdy.

— Et vous avez raison, reprit l’avocat avec force. Vous pensez bien, n’est-ce pas, que je suis allé trouver Claudine. Elle m’aimait, cette pauvre femme qui m’avait donné son lait, elle souffrait de l’injustice horrible dont elle me savait victime. Faut-il le dire, l’idée de sa complicité la tourmentait ; c’était un remords trop lourd pour sa vieillesse. Je l’ai vue, je l’ai interrogée, elle a tout avoué. Le plan du comte, simplement et merveilleusement conçu, réussit sans effort. Trois jours après ma naissance, tout était consommé : j’étais, moi, pauvre et chétif enfant, trahi, dépossédé, dépouillé par mon protecteur naturel, par mon père ! Pauvre Claudine ! Elle m’avait promis son témoignage pour le jour où je voudrais rentrer dans mes droits !

— Et elle est morte emportant son secret ! murmura le bonhomme d’un ton de regret.

— Peut-être ! répondit Noël, j’ai encore un espoir. Claudine possédait plusieurs lettres qui lui avaient été écrites autrefois, soit par le comte, soit par madame Gerdy, lettres imprudentes et explicites. On les retrouvera, sans doute, et leur production serait décisive. Je les ai tenues entre mes mains, ces lettres, je les ai lues ; Claudine voulait absolument me les confier, que ne les ai-je prises !

Non ! il n’y avait plus d’espoir de ce côté, et le père Tabaret le savait mieux que personne.

C’est à ces lettres, sans doute, qu’en voulait l’assassin de la Jonchère. Il les avait trouvées et les avait brûlées avec les autres papiers, dans le petit poêle. Le vieil agent volontaire commençait à comprendre.

— Avec tout cela, dit-il, d’après ce que je sais de vos affaires, que je connais comme les miennes, il me semble que le comte n’a guère tenu les éblouissantes promesses de fortune qu’il faisait pour vous à madame Gerdy.

— Il ne les a même pas tenues du tout, mon vieil ami.

— Ça, par exemple, s’écria le bonhomme indigné, c’est plus infâme encore que tout le reste.

— N’accusez pas mon père, répondit gravement Noël. Sa liaison avec madame Gerdy dura longtemps encore. Je me souviens d’un homme aux manières hautaines qui parfois venait me voir au collège, et qui ne pouvait être que le comte. Mais la rupture vint.

— Naturellement, ricana le père Tabaret, un grand seigneur…

— Attendez pour juger, interrompit l’avocat, M. de Commarin eut ses raisons. Sa maîtresse le trompait, il le sut, et rompit justement indigné. Les dix lignes dont je vous parlais sont celles qu’il écrivit alors.

Noël chercha assez longtemps parmi les papiers épars sur la table et enfin choisit une lettre plus fanée et plus froissée que les autres. À l’usure des plis on devinait qu’elle avait été lue et relue bien des fois. Les caractères mêmes étaient en partie effacés.

— Voici, dit-il, d’un ton amer, madame Gerdy n’est plus la Valérie adorée.

« Un ami cruel comme les vrais amis m’a ouvert les yeux. J’ai douté. Vous avez été surveillée, et aujourd’hui malheureusement je n’ai plus de doutes. Vous, Valérie, vous à qui j’ai donné plus que ma vie, vous me trompez, et vous me trompez depuis bien longtemps ! Malheureux ! je ne suis plus certain d’être le père de votre enfant ! »

— Mais ce billet est une preuve ! s’écria le père Tabaret, une preuve irrécusable. Qu’importerait au comte le doute ou la certitude de sa paternité, s’il n’avait sacrifié son fils légitime à son bâtard. Oui, vous me l’aviez dit, il a subi un rude châtiment.

— Madame Gerdy, reprit Noël, essaya de se justifier. Elle écrivit au comte ; il lui renvoya ses lettres sans les ouvrir. Elle voulut le voir, elle ne put parvenir jusqu’à lui. Puis elle se lassa de ses tentatives inutiles. Elle comprit que tout était bien fini le jour où l’intendant du comte lui apporta pour moi un titre de rente de 15,000 francs. Le fils avait pris ma place, la mère me ruinait…

Trois ou quatre coups légers frappés à la porte du cabinet interrompirent Noël.

— Qui est là ? demanda-t-il sans se déranger.

— Monsieur, dit à travers la porte la voix de la domestique, madame voudrait vous parler.

L’avocat parut hésiter.

— Allez, mon enfant, conseilla le père Tabaret, ne soyez pas impitoyable, il n’y a que les dévots qui aient ce droit-là.

Noël se leva avec une visible répugnance et passa chez madame Gerdy.

— Pauvre garçon, pensait le père Tabaret resté seul, quelle découverte fatale, et comme il doit souffrir ! Un si noble jeune homme, un si brave cœur ! Dans son honnêteté candide, il ne soupçonne même pas d’où part le coup. Par bonheur, j’ai de la clairvoyance pour deux, et c’est au moment où il désespère que je suis sûr, moi, de lui faire rendre justice. Grâce à lui, me voici sur la voie. Un enfant devinerait la main qui a frappé. Seulement, comment cela est-il arrivé ? Il va me l’apprendre sans s’en douter. Ah ! si j’avais une de ces lettres pour vingt-quatre heures ! C’est qu’il doit savoir son compte. D’un autre côté, en demander une, avouer mes relations avec la préfecture. Mieux vaut en prendre une, n’importe laquelle, uniquement pour comparer l’écriture.

Le père Tabaret achevait à peine de faire disparaître une de ces lettres dans les profondeurs de sa poche lorsque l’avocat reparut.

C’était un de ces hommes au caractère fortement trempé, dont les ressorts plient sans rompre jamais. Il était fort, s’étant depuis longtemps exercé à la dissimulation, cette indispensable armure des ambitieux.

Rien, lorsqu’il revint, ne pouvait trahir ce qui s’était passé entre madame Gerdy et lui. Il était froid et calme absolument comme pendant ses consultations, lorsqu’il écoutait les interminables histoires de ses clients.

— Eh bien ! demanda le père Tabaret, comment va-t-elle ?

— Plus mal, répondit Noël. Maintenant elle a le délire et ne sait ce qu’elle dit. Elle vient de m’accabler des injures les plus atroces et de me traiter comme le dernier des hommes ! Je crois positivement qu’elle devient folle.

— On le deviendrait à moins, murmura le bonhomme, et je pense que vous devriez faire appeler le médecin.

— Je viens de l’envoyer chercher.

L’avocat s’était assis devant son bureau et remettait en ordre, suivant leurs dates, les lettres éparpillées. Il ne semblait plus se souvenir de l’avis demandé à son vieil ami ; il ne paraissait nullement disposé à renouer l’entretien interrompu. Ce n’était pas l’affaire du père Tabaret.

— Plus je songe à votre histoire, mon cher Noël, commença-t-il, plus elle me surprend. Je ne sais en vérité quel parti je prendrais, ni à quoi je me résoudrais à votre place.

— Oui, mon ami, murmura tristement l’avocat, il y a là de quoi confondre des expériences plus profondes encore que la vôtre.

Le vieux policier réprima difficilement le fin sourire qui lui montait aux lèvres.

— Je le confesse humblement, dit-il, prenant plaisir à charger son air de niaiserie, mais vous, qu’avez-vous fait ? Votre premier mouvement a dû être de demander une explication à madame Gerdy ?

Noël eut un tressaillement que ne remarqua pas le père Tabaret, tout préoccupé du tour qu’il voulait donner à la conversation.

— C’est par là, répondit-il, que j’ai commencé.

— Et que vous a-t-elle dit ?

— Que pouvait-elle dire ? N’était-elle pas accablée d’avance ?

— Quoi ! elle n’a pas essayé de se disculper ?

— Si ! elle a tenté l’impossible. Elle a prétendu m’expliquer cette correspondance, elle m’a dit… Eh ! sais-je ce qu’elle m’a dit ? des mensonges, des absurdités, des infamies.

L’avocat avait achevé de ramasser les lettres, sans s’apercevoir du vol. Il les lia soigneusement et les replaça dans le tiroir secret de son bureau.

— Oui, continua-t-il en se levant et en arpentant son bureau comme si le mouvement eût pu calmer sa colère, oui, elle a entrepris de me donner le change. Comme c’était aisé, avec les preuves que je tiens ! C’est qu’elle adore son fils, et à l’idée qu’il pouvait être forcé de me restituer ce qu’il m’a volé, son cœur se brisait. Et moi, imbécile, sot, lâche, qui dans le premier moment avais presque envie de ne lui parler de rien, je me disais : « Il faut pardonner, elle m’a aimé, après tout. » Aimé ! non. Elle me verrait souffrir les plus horribles tortures sans verser une larme, pour empêcher un seul cheveu de tomber de la tête de son fils.

— Elle a probablement averti le comte, objecta le père Tabaret, poursuivant son idée.

— C’est possible. Sa démarche, en ce cas, aura été inutile ; le comte est absent de Paris depuis plus d’un mois et on ne l’attend guère qu’à la fin de la semaine.

— Comment savez-vous cela ?

— J’ai voulu voir le comte mon père, lui parler…

— Vous ?

— Moi. Pensez-vous donc que je ne réclamerai pas ? Vous imaginez-vous que, volé, dépouillé, trahi, je n’élèverai pas la voix ? Quelle considération m’engagerait donc à me taire ? qui ai-je à ménager ? J’ai des droits, je les ferai valoir. Que trouvez-vous à cela de surprenant ?

— Rien certainement, mon ami. Ainsi donc vous êtes allé chez M. de Commarin ?

— Oh ! je ne m’y suis pas résolu immédiatement, continua Noël. Ma découverte m’avait fait presque perdre la tête. J’avais besoin de réfléchir. Mille sentiments divers et opposés m’agitaient. Je voulais et je ne voulais pas, la fureur m’aveuglait et je manquais de courage ; j’étais indécis, flottant, égaré. Le bruit que peut causer cette affaire m’épouvantait. Je désirais, je désire mon nom, cela est certain. Mais, à la veille de le reprendre, je ne voudrais pas le salir. Je cherchais un moyen de tout concilier à bas bruit, sans scandale.

— Enfin, vous vous êtes décidé ?

— Oui. Après quinze jours de luttes et de déchirements, après quinze jours d’angoisses. Ah ! que j’ai souffert tout ce temps ! J’avais abandonné toutes mes affaires, rompu avec le travail. Le jour, par des courses insensées, je cherchais à briser mon corps espérant arriver au sommeil par la fatigue. Efforts inutiles ! Depuis que j’ai trouvé ces lettres, je n’ai pas dormi une heure.

De temps à autre, le père Tabaret tirait sournoisement sa montre :

— M. le juge d’instruction sera couché, pensait-il.

— Enfin, un matin, continua Noël, après une nuit de rage, je me dis qu’il fallait en finir. J’étais dans l’état désespéré de ces joueurs qui, après des pertes successives, jettent sur le tapis ce qui leur reste pour le risquer d’un coup. Je pris mon cœur à deux mains, j’envoyai chercher une voiture et je me fis conduire à l’hôtel Commarin.

Le vieux policier laissa échapper un soupir de satisfaction.

— C’est un des plus magnifiques hôtels du faubourg Saint-Germain, mon vieil ami ; une demeure princière, digne d’un grand seigneur vingt fois millionnaire, presque un palais. On entre d’abord dans une cour vaste. À droite et à gauche sont les écuries où piaffent vingt chevaux de prix, les remises et les communs. Au fond, s’élève la façade de l’hôtel, majestueux et sévère avec ses fenêtres immenses et son double perron de marbre. Derrière, s’étend un grand jardin, je devrais dire un parc, ombragé par les plus vieux arbres peut-être qui soient à Paris.

Cette description enthousiaste contrariait vivement le père Tabaret. Mais qu’y faire, comment presser Noël ? Un mot indiscret pouvait éveiller ses soupçons, lui révéler qu’il parlait non à un ami, mais au collaborateur de Gévrol.

— On vous a donc fait visiter l’hôtel ? demanda-t-il.

— Non, je l’ai visité moi-même. Depuis que je me sais le seul héritier des Rhéteau de Commarin, je me suis enquis de ma nouvelle famille. J’ai étudié son histoire à la bibliothèque ; c’est une noble histoire. Le soir, la tête en feu, j’allais rôder autour de la demeure de mes pères. Ah ! vous ne pouvez comprendre mes émotions ! C’est là, me disais-je, que je suis né ; là, j’aurais dû être élevé, grandir, là, je devrais régner aujourd’hui ! Je dévorais ces amertumes inouïes dont meurent les bannis.

Je comparais, à ma vie triste et besogneuse, les grandes destinées du bâtard, et il me montait à la tête des bouffées de colère. Il me prenait des envies folles de forcer les portes, de me précipiter dans le grand salon pour en chasser l’intrus, le fils de la fille Gerdy : « Hors d’ici, bâtard ! hors d’ici, je suis le maître ! » La certitude de rentrer dans mes droits dès que je le voudrais me retenait seule. Oui, je la connais, cette habitation de mes ancêtres ! J’aime ses vieilles sculptures, ses grands arbres, les pavés mêmes de la cour foulés par les pas de ma mère ! J’aime tout, jusqu’aux armes étalées au-dessus de la grande porte, fier défi jeté aux idées stupides de notre époque de niveleurs.

Cette dernière phrase sortait si formellement des idées habituelles de l’avocat que le père Tabaret détourna un peu la tête pour cacher son sourire narquois.

— Pauvre humanité ! pensait-il, le voici déjà grand seigneur !

— Quand j’arrivai, reprit Noël, le suisse en grande livrée était sur la porte. Je demandai M. le comte de Commarin. Le suisse me répondit que M le comte voyageait, mais que M. le vicomte était chez lui. Cela contrariait mes desseins ; cependant j’étais lancé, j’insistai pour parler au fils à défaut du père. Le suisse me toisa un bon moment. Il venait de me voir descendre d’une voiture de remise, il prenait ma mesure. Il se consultait avant de décider si je n’étais pas un trop mince personnage pour aspirer à l’honneur de comparaître devant monsieur le vicomte.

— Cependant vous avez pu lui parler !

— Comment cela, sur-le-champ ! répondit l’avocat d’un ton de raillerie amère ; y pensez-vous, cher M. Tabaret ! L’examen pourtant me fut favorable, ma cravate blanche et mon costume noir produisirent leur effet. Le suisse me confia à un chasseur emplumé qui me fit traverser la cour et m’introduisit dans un superbe vestibule où bâillaient sur des banquettes trois ou quatre valets de pied. Un de ces messieurs me pria de le suivre.

Il me fit gravir un splendide escalier qu’on pourrait monter en voiture, me précéda dans une longue galerie de tableaux, me guida à travers de vastes appartements silencieux dont les meubles se fanaient sous des housses, et finalement me remit aux mains du valet de chambre de M. Albert. C’est le nom que porte le fils de madame Gerdy, c’est-à-dire mon nom à moi.

— J’entends, j’entends.

— J’avais passé un examen, il me fallut subir un interrogatoire. Le valet de chambre désirait savoir qui j’étais, d’où je venais, ce que je faisais, ce que je voulais, et le reste. Je répondis simplement que, absolument inconnu du vicomte, j’avais besoin de l’entretenir cinq minutes pour une affaire urgente. Il sortit, m’invitant à m’asseoir et attendre. J’attendais depuis plus d’un quart d’heure quand il reparut. Son maître daignait consentir à me recevoir.

Il était aisé de comprendre que cette réception était restée sur le cœur de l’avocat et qu’il la considérait comme un affront. Il ne pardonnait pas à Albert ses laquais et son valet de chambre. Il oubliait la mort du duc illustre qui disait : « Je paye mes valets pour être insolents afin de m’épargner le ridicule et l’ennui de l’être. » Le père Tabaret fut surpris de l’amertume de son jeune ami à propos de détails si vulgaires.

— Quelle petitesse, pensait-il, et chez un homme d’un génie supérieur ! Est-il donc vrai que c’est dans l’arrogance de la valetaille qu’il faut chercher le secret de la haine du peuple pour des aristocraties aimables et polies.

— On me fit entrer, continua Noël, dans un petit salon simplement meublé, et qui n’avait pour ornement que des armes. Il y en a, le long des murs, de tous les temps et de tous les pays. Jamais je n’ai vu dans un si petit espace tant de fusils, de pistolets, d’épées, de sabres et de fleurets. On se serait cru dans l’arsenal d’un maître d’escrime.

L’arme de l’assassin de la veuve Lerouge revenait ainsi naturellement à la mémoire du vieux policier.

— Le vicomte, dit Noël ralentissant son débit, était à demi couché sur un divan lorsque j’entrai. Il était vêtu d’une jaquette de velours et d’un pantalon de chambre pareil, et avait autour du cou un immense foulard de soie blanche. Je ne lui en veux aucunement, à ce jeune homme, il ne m’a jamais fait sciemment le moindre mal, il ignorait le crime de notre père, je puis donc lui rendre justice. Il est bien, il a grand air et porte noblement le nom qui ne lui appartient pas. Il est de ma taille, brun comme moi et me ressemblerait peut-être s’il ne portait toute sa barbe. Seulement, il a l’air plus jeune que moi de cinq ou six ans. Cette apparence de jeunesse s’explique. Il n’a ni travaillé, ni lutté, ni souffert. Il est de ces heureux arrivés avant de partir, qui traversent la vie sur les coussins moelleux de leur équipage sans ressentir le plus léger cahot. En me voyant, il se leva et me salua gracieusement.

— Vous deviez être fameusement ému ? demanda le bonhomme.

— Un peu moins que je le suis en ce moment. Quinze jours d’angoisses préparatoires usent bien des émotions. J’allai tout d’abord au-devant de la question que je lus sur ses lèvres : — « Monsieur, lui dis-je, vous ne me connaissez aucunement, mais ma personnalité est la moindre des choses. Je viens à vous chargé d’une mission bien triste et bien grave, et qui intéresse l’honneur du nom que vous portez. » Sans doute, il ne me crut pas, car c’est d’un ton qui frisait l’impertinence qu’il me répondit : « Sera-ce long ? » Je dis simplement : — « Oui. »

— Je vous en prie, insista le père Tabaret devenu très-attentif, n’omettez pas un détail. C’est très-important, vous comprenez…

— Le vicomte, continua Noël, parut vivement contrarié. — « C’est que, m’objecta-t-il, j’avais disposé de mon temps. C’est à cette heure que je suis admis près de la jeune fille que je dois épouser, mademoiselle d’Arlange ; ne pourrions-nous remettre cet entretien ? »

— Bon ! autre femme ! se dit le bonhomme.

— Je répondis au vicomte que notre explication ne souffrait aucun retard, et comme je le voyais en disposition de m’envoyer promener, je sortis de ma poche la correspondance du comte et je lui présentai une des lettres. En reconnaissant l’écriture de son père il s’humanisa. Il me déclara qu’il allait être à moi, me demandant la permission de faire prévenir là où il était attendu. Il écrivit un mot à la hâte et le remit à son valet de chambre en lui ordonnant de le faire porter tout de suite chez madame la marquise d’Arlange. Il me fit alors passer dans une pièce voisine, sa bibliothèque.

— Un mot seulement, interrompit le bonhomme ; s’était-il troublé en voyant les lettres ?

— Pas le moins du monde. Après avoir fermé soigneusement la porte, il me montra un fauteuil, s’assit lui-même et me dit : « — Maintenant, monsieur, expliquez-vous. » J’avais eu le temps de me préparer à cette entrevue dans l’antichambre. J’étais décidé à frapper immédiatement un grand coup. — « Monsieur, lui dis-je, ma mission est pénible. Je vais vous révéler des faits incroyables. De grâce, ne me répondez rien avant d’avoir pris connaissance des lettres que voici. Je vous conjure aussi de ne vous point laisser aller à des violences qui seraient inutiles. » Il me regarda d’un air extrêmement surpris et répondit : « Parlez, je puis tout entendre. » Je me levai. « — Monsieur, lui dis-je, apprenez que vous n’êtes pas le fils légitime de M. de Commarin. Cette correspondance vous le prouvera. L’enfant légitime existe, et c’est lui qui m’envoie. » J’avais les yeux sur les siens en parlant, et j’y vis passer un éclair de fureur. Je crus un instant qu’il allait me sauter à la gorge. Il se remit vite. — « Ces lettres ? » fit-il d’une voix brève. Je les lui remis.

— Comment ! s’écria le père Tabaret, ces lettres-là, les vraies ? imprudent !

— Pourquoi ?

— Et s’il les avait… que sais-je, moi !…

L’avocat appuya sa main sur l’épaule de son vieil ami.

— J’étais là, répondit-il d’une voix sourde, et il n’y avait, je vous le promets, aucun danger.

La physionomie de Noël prit une telle expression de férocité que le bonhomme eut presque peur et se recula instinctivement.

Il l’aurait tué ! pensa-t-il.

L’avocat reprit son récit :

— Ce que j’ai fait pour vous ce soir, mon ami, je le fis pour le vicomte Albert. Je lui évitai la lecture, au moins immédiate, de ces cent cinquante-six lettres. Je lui dis de ne s’arrêter qu’à celles qui étaient marquées d’une croix, et de s’attacher spécialement aux passages soulignés au crayon rouge.

C’était abréger le supplice.

— Il était assis, continua Noël, devant un petit guéridon trop fragile pour qu’on pût s’appuyer dessus et j’étais, moi, resté debout, adossé à la cheminée, où il y avait du feu. Je suivais ses moindres mouvements et j’épiais son visage. Non, de ma vie je n’ai vu un spectacle pareil et je ne l’oublierai pas quand je vivrais mille ans. En moins de cinq minutes sa physionomie changea à ce point que son valet de chambre ne l’eût pas reconnu. Il avait saisi son mouchoir de poche, et de temps à autre, machinalement, il le portait à sa bouche. Il pâlissait à vue d’œil et ses lèvres blêmissaient jusqu’à paraître aussi blanches que son mouchoir.

De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux devenaient troubles comme si une taie les eût recouverts. D’ailleurs, pas une exclamation, pas une parole, pas un soupir, pas un geste, rien. À un moment il me fit tellement pitié que je faillis lui arracher les lettres des mains, les lancer dans le feu et le prendre dans mes bras en lui criant :

« Va, tu es mon frère, oublions tout, restons chacun à notre place, aimons-nous. »

Le père Tabaret prit la main de Noël et la serra.

— Va ! dit-il, je reconnais là mon généreux enfant !

— Si je ne l’ai pas fait, mon ami, c’est que je me suis dit : « Les lettres brûlées, me reconnaîtra-t-il encore pour son frère ? »

— C’est juste.

— Au bout d’une demi-heure environ, la lecture fut terminée. Le vicomte se leva et se plaça debout, bien en face de moi. « Vous avez raison, monsieur, me dit-il, si ces lettres sont bien de mon père, comme je le crois, tout tend à prouver que je ne suis pas le fils de la comtesse de Commarin. » Je ne répondis pas. — « Cependant, reprit-il, ce ne sont là que des présomptions. Possédez-vous d’autres preuves ? » Je m’attendais, certes, à bien d’autres objections. — « Germain, dis-je, pourrait parler. » Il m’apprit que Germain est mort depuis plusieurs années. Alors, je lui parlai de la nourrice, de la veuve Lerouge. Je lui expliquai combien elle serait facile à trouver et à interroger. J’ajoutai qu’elle demeurait à la Jonchère.

— Et que dit-il, Noël, à cette ouverture ? demanda avec empressement le père Tabaret.

— Il garda le silence d’abord et parut réfléchir. Puis, tout à coup, il se frappa le front en disant :

— « J’y suis, je la connais ! J’ai accompagné mon père chez elle trois fois, et devant moi il lui a remis une somme assez forte. » Je lui fis remarquer que c’était encore une preuve. Il ne répliqua pas et se mit à arpenter la bibliothèque. Enfin, il revint à moi. — « Monsieur, me dit-il, vous connaissez le fils légitime de M. de Commarin ? » — Je répondis : — « C’est moi. » Il baissa la tête et murmura : — « Je m’en doutais. » Il me prit la main et ajouta : — « Mon frère, je ne vous en veux pas. »

— Il me semble, fit le père Tabaret, qu’il pouvait vous laisser le soin de dire cela, et avec un peu plus de justice et de raison.

— Non, mon ami, car le malheureux aujourd’hui, c’est lui. Je ne suis pas descendu, moi, je ne savais pas, tandis que lui !…

Le vieux policier hocha la tête ; il ne devait rien laisser deviner de ses pensées et elles l’étouffaient quelque peu.

— Enfin, poursuivit Noël, après un assez long silence, je lui demandai à quoi il s’arrêtait.

« Écoutez, prononça-t-il, j’attends mon père d’ici à huit ou dix jours. Vous m’accorderez bien ce délai. Aussitôt son retour, je m’expliquerai avec lui, et justice vous sera rendue, je vous en donne ma parole d’honneur. Reprenez vos lettres et permettez-moi de rester seul. Je suis comme un homme foudroyé, monsieur. En un moment je perds tout : un grand nom que j’ai toujours porté le plus dignement que j’ai pu, une position unique, une fortune immense, et plus que tout cela peut-être… une femme qui m’est plus chère que ma vie. En échange, il est vrai, je retrouverai une mère. Nous nous consolerons ensemble. Et je tâcherai, monsieur, de vous faire oublier, car elle doit vous aimer et elle vous pleurera. »

— Il a véritablement dit cela ?

— Presque mot pour mot.

— Canaille ! gronda le bonhomme entre ses dents.

— Vous dites ? interrogea Noël.

— Je dis que c’est un brave jeune homme, répondit le père Tabaret, et je serais enchanté de faire sa connaissance.

— Je ne lui ai pas montré la lettre de rupture, ajouta Noël ; il vaut autant qu’il ignore la conduite de madame Gerdy. Je me suis privé volontairement de cette preuve plutôt que de lui causer un très-violent chagrin.

— Et maintenant ?…

— Que faire ? J’attends le retour du comte. Selon ce qu’il dira, j’agirai. Je passerai demain au parquet pour demander l’examen des papiers de Claudine. Si les lettres se retrouvent, je suis sauvé, sinon… Mais, je vous l’ai dit, je n’ai pas de parti pris depuis que je sais cet assassinat. Qui me conseillera ?

— Le moindre conseil demande de longues réflexions, répondit le bonhomme, qui songeait à la retraite. Hélas ! mon pauvre enfant, quelle vie vous avez dû mener !…

— Affreuse. Et joignez à cela des inquiétudes d’argent.

— Comment ! vous qui ne dépensez rien.

— J’ai pris des engagements. Puis-je toucher à la fortune commune que j’administrais jusqu’ici ? Je ne le pense pas.

— Vous ne le devez pas. Et tenez, je suis ravi que vous m’ayez parlé de cela, vous allez me rendre un service.

— Bien volontiers. Lequel ?

— Imaginez-vous que j’ai dans mon secrétaire 12 ou 15,000 francs qui me gênent abominablement. Vous comprenez, je suis vieux, je ne suis pas brave, si on venait à se douter…

— Je craindrais, voulut objecter l’avocat.

— Quoi ! fit le bonhomme. Dès demain je vous les apporte.

Mais, songeant qu’il allait se mettre à la disposition de M. Daburon et que peut-être il ne serait pas libre quand il voudrait :

— Non ! pas demain, reprit-il, ce soir même. Ce diable d’argent ne passera pas une nuit de plus chez moi.

Il s’élança dehors et bientôt reparut tenant à la main quinze billets de mille francs.

S’ils ne suffisent pas, dit-il en les tendant à Noël, j’en ai d’autres.

— Je vais toujours, proposa l’avocat, vous donner un reçu.

— À moi ! pour quoi faire ? il sera temps demain.

— Et si je meurs cette nuit ?

— Eh bien ! fit le bonhomme, en songeant à son testament, j’hériterai encore de vous. Bonsoir. Vous m’avez demandé un conseil, il me faut la nuit pour réfléchir, j’ai présentement la cervelle à l’envers. Je vais même sortir un peu. Si je me couchais maintenant, j’aurais quelque horrible cauchemar. Allons, mon enfant, patience et courage. Qui sait si, à l’heure qu’il est, la Providence ne travaille pas pour vous !

Il sortit et Noël laissa sa porte entrouverte, écoutant le bruit des pas qui se perdait dans l’escalier. Bientôt le cri de : « Cordon, s’il vous plaît ! » et le claquement de la porte lui apprirent que le père Tabaret était dehors.

Il attendit quelques instants encore et remonta sa lampe. Puis il prit un petit paquet dans un des tiroirs, glissa dans sa poche les billets de banque de son vieil ami et quitta son cabinet, dont il ferma la porte à double tour. Sur le palier, il s’arrêta. Il prêtait l’oreille comme si quelque gémissement de madame Gerdy eût pu parvenir jusqu’à lui. N’entendant rien, il descendit sur la pointe du pied. Une minute plus tard, il était dans la rue.