Dentu (p. 305-332).


XI


C’était le comte de Commarin, son ombre plutôt. Sa tête qu’il portait si haut penchait sur sa poitrine, sa taille s’était affaissée, ses yeux n’avaient plus leur flamme, ses belles mains tremblaient. Le désordre violent de sa toilette rendait plus frappant encore le changement qu’il avait subi. En une nuit, il avait vieilli de vingt ans.

Ces vieillards robustes ressemblent à ces grands arbres dont le bois intérieurement s’est émietté et qui ne vivent plus que par l’écorce. Ils paraissent inébranlables, ils semblent défier le temps, un vent d’orage les jette à terre. Cet homme, hier encore si fier de n’avoir jamais plié, était brisé. L’orgueil de son nom constituait toute sa force ; humilié, il se sentait anéanti. En lui tout s’était déchiré à la fois, tous les appuis lui avaient manqué en même temps. Son regard sans chaleur et sans vie disait la morne stupeur de sa pensée. Il présentait si bien l’image la plus achevée du désespoir, que le juge d’instruction, à sa vue, éprouva comme un frisson. Le père Tabaret eut un mouvement d’épouvante, le greffier lui-même fut ému.

— Constant, dit M. Daburon vivement, allez donc avec M. Tabaret chercher des nouvelles à la Préfecture.

Le greffier sortit, suivi du bonhomme, qui s’éloignait bien à regret.

Le comte ne s’était pas aperçu de leur présence, il ne remarqua pas leur sortie.

M. Daburon lui avança un siège, il s’assit.

— Je me sens si faible, dit-il, que je ne saurais rester debout.

Il s’excusait, lui, près d’un petit magistrat !

C’est que nous ne sommes plus précisément au temps si regrettable où la noblesse se croyait bien au-dessus de la loi, et s’y trouvait en effet. Elle est loin, l’année où la duchesse de Bouillon faisait la nique à messieurs du parlement, où les hautes et nobles empoisonneuses du règne de Louis XIV traitaient avec le dernier mépris les conseillers de la chambre ardente ! Tout le monde respecte la justice aujourd’hui, et la craint un peu, même quand elle n’est représentée que par un simple et consciencieux juge d’instruction.

— Vous êtes peut-être bien indisposé, monsieur le comte, dit le juge, pour me donner des éclaircissements que j’espérais de vous.

— Je me sens mieux, répondit M. de Commarin, je vous remercie. Je suis aussi bien que je puis l’être après le coup terrible. En apprenant de quel crime est accusé mon fils et son arrestation, j’ai été foudroyé. Je me croyais fort, j’ai roulé dans la poussière. Mes domestiques m’ont cru mort. Que ne le suis-je, en effet ! La vigueur de ma constitution m’a sauvé, à ce que dit mon médecin, mais je crois que Dieu veut que je vive pour que je boive jusqu’à la lie le calice des humiliations.

Il s’interrompit ; un flot de sang qui remontait à sa gorge l’étouffait. Le juge d’instruction se tenait debout près de son bureau, n’osant se permettre un mouvement.

Après quelques instants de repos, le comte éprouva un soulagement, car il continua :

— Malheureux que je suis ! ne devais-je pas m’attendre à tout cela ? Est-ce que tout ne se découvre pas, tôt ou tard ! Je suis châtié par où j’ai péché, par l’orgueil. Je me suis cru au-dessus de la foudre et j’ai attiré l’orage sur ma maison. Albert, un assassin ! un vicomte de Commarin à la cour d’assises ! Ah ! monsieur, punissez-moi aussi, car seul j’ai préparé le crime autrefois. Avec moi, quinze siècles de la gloire la plus pure s’éteignent dans l’ignominie.

M. Daburon jugeait impardonnable la conduite du comte de Commarin : aussi s’était-il formellement promis de ne pas lui ménager le blâme.

Il pensait voir arriver un grand seigneur hautain, presque intraitable, et il s’était juré de faire tomber toute sa morgue.

Peut-être le plébéien traité de si haut jadis par la marquise d’Arlange gardait-il, sans s’en douter, un grain de rancune contre l’aristocratie.

Il avait vaguement préparé certaine allocution un peu plus que sévère qui ne pouvait manquer d’atterrer le vieux gentilhomme et de le faire rentrer en lui-même.

Mais voilà qu’il se trouvait en présence d’un si immense repentir, que son indignation se changeait en pitié profonde, et qu’il se demandait comment adoucir cette douleur.

— Écrivez, monsieur, poursuivait le comte avec une exaltation dont on ne l’eût pas cru capable dix minutes plus tôt, écrivez mes aveux sans y retrancher rien. Je n’ai plus besoin de grâce ni de ménagements. Que puis-je craindre désormais ? La honte n’est-elle pas publique ! Ne faudra-t-il pas dans quelques jours que moi, le comte Rhéteau de Commarin, je paraisse devant le tribunal pour proclamer l’infamie de notre maison ! Ah ! tout est perdu, maintenant, même l’honneur ! Écrivez, monsieur, ma volonté est que tout le monde sache que je fus le premier coupable. Mais on saura aussi que déjà la punition avait été terrible, et qu’il n’était pas besoin de cette dernière et mortelle épreuve.

Le comte s’arrêta pour rassembler et condenser ses souvenirs. Il reprit ensuite d’une voix plus ferme et qui trouvait ses vibrations à mesure qu’il parlait :

— À l’âge qu’a maintenant Albert, monsieur, mes parents me firent épouser, malgré mes supplications, la plus noble et la plus pure des jeunes filles. Je l’ai rendue la plus infortunée des femmes. Je ne pouvais l’aimer. J’éprouvais alors la plus vive passion pour une maîtresse qui s’était donnée à moi sage et que j’avais depuis plusieurs années. Je la trouvais adorable de beauté, de candeur et d’esprit. Elle se nommait Valérie. Tout est mort en moi, monsieur ; eh bien ! ce nom, quand je le prononce, me remue encore. Malgré mon mariage, je ne pus me résigner à rompre avec elle. Je dois dire qu’elle le voulait. L’idée d’un partage honteux la révoltait. Sans doute elle m’aimait alors. Nos relations continuèrent. Ma femme et ma maîtresse devinrent mères presque en même temps. Cette coïncidence éveilla en moi l’idée funeste de sacrifier mon fils légitime à mon bâtard. Je communiquai ce projet à Valérie. À ma grande surprise, elle le repoussa avec horreur. En elle déjà l’instinct de la maternité s’était éveillé, elle ne voulait pas se séparer de son enfant. J’ai conservé, comme un monument de ma folie, les lettres qu’elle m’écrivait en ce temps ; je les relisais cette nuit même. Comment ne me suis-je rendu ni à ses raisons ni à ses prières ? C’est que j’étais frappé de vertige. Elle avait comme le pressentiment du malheur qui m’accable aujourd’hui. Mais je vins à Paris, mais j’avais sur elle un empire absolu : je menaçai de la quitter, de ne jamais la revoir, elle céda. Un valet à moi et Claudine Lerouge furent chargés de cette coupable substitution. C’est donc le fils de ma maîtresse qui porte le titre de vicomte de Commarin et qu’on est venu arrêter il y a une heure.

M. Daburon n’espérait pas une déclaration si nette, ni surtout si prompte. Intérieurement il se réjouit pour le jeune avocat, dont les nobles sentiments avaient fait sa conquête.

— Ainsi, monsieur le comte, dit-il, vous reconnaissez que Me Noël Gerdy est né de votre légitime mariage et que seul il a le droit de porter votre nom ?

— Oui, monsieur. Hélas ! autrefois je me suis réjoui du succès de mes projets comme de la plus heureuse victoire. J’étais si enivré de la joie d’avoir là, près de moi, l’enfant de ma Valérie, que j’oubliais tout. J’avais reporté sur lui une partie de mon amour pour sa mère, ou plutôt je l’aimais davantage encore, s’il est possible. La pensée qu’il porterait mon nom, qu’il hériterait de tous mes biens, au détriment de l’autre, me transportait de ravissement. L’autre, je le détestais, je ne pouvais le voir. Je ne me souviens pas de l’avoir embrassé deux fois. C’est au point que souvent Valérie, qui était très-bonne, me reprochait ma dureté. Un seul mot troublait mon bonheur. La comtesse de Commarin adorait celui qu’elle croyait son fils, sans cesse elle voulait l’avoir sur ses genoux. Ce que je souffrais en voyant ma femme couvrir de baisers et de caresses l’enfant de ma maîtresse, je ne saurais l’exprimer. Autant que je le pouvais, je l’éloignais d’elle, et elle, ne pouvant comprendre ce qui se passait en moi, s’imaginait que je faisais tout pour empêcher son fils de l’aimer. Elle mourut, monsieur, avec cette idée qui empoisonna ses derniers jours. Elle mourut de chagrin, mais, comme les saintes, sans une plainte, sans un murmure, le pardon sur les lèvres et dans le cœur.

Bien que pressé par l’heure, M. Daburon n’osait interrompre le comte et l’interroger brièvement sur les faits directs de la cause.

Il pensait que la fièvre seule lui donnait cette énergie factice à laquelle, d’un moment à l’autre, pouvait succéder la plus complète prostration ; il craignait, si une fois on l’arrêtait, qu’il n’eût plus la force de reprendre.

— Je n’eus pas, continua le comte, une larme pour elle. Qu’avait-elle été dans ma vie ? Un chagrin et un remords. Mais la justice de Dieu, en avance sur celle des hommes, allait prendre une terrible revanche. Un jour, on vint m’avertir que Valérie se jouait de moi et me trompait depuis longtemps. Je ne voulus pas le croire d’abord ; cela me paraissait impossible, insensé. J’aurais plutôt douté de moi que d’elle. Je l’avais prise dans une mansarde, s’épuisant seize heures pour gagner trente sous, elle me devait tout. J’en avais si bien fait, à la longue, une chose à moi, qu’une trahison d’elle répugnait en quelque sorte à ma raison. Je ne pouvais pas prendre sur moi d’être jaloux. Cependant, je m’informai, je la fis surveiller, je descendis jusqu’à l’épier. On avait dit vrai. Cette malheureuse avait un amant, et elle l’avait depuis plus de dix ans. C’était un officier de cavalerie. Il venait chez elle en s’entourant de précautions. D’ordinaire il se retirait vers minuit, mais il lui arrivait aussi de passer la nuit, et, en ce cas, il s’échappait de grand matin. Envoyé en garnison loin de Paris, il obtenait des permissions pour la venir visiter, et, pendant ces permissions, il restait enfermé chez elle sans bouger. Un soir, mes espions me prévinrent qu’il y était. J’accourus. Ma présence ne la troubla pas. Elle m’accueillit comme toujours en me sautant au cou. Je crus qu’on m’abusait, et j’allais tout lui dire, quand, sur le piano, j’aperçus des gants de daim comme en portent les militaires. Ne voulant pas d’éclat, ne sachant à quel excès pourrait me porter ma colère, je m’enfuis sans prononcer une parole. Depuis, je ne l’ai pas revue. Elle m’a écrit, je n’ai pas ouvert ses lettres. Elle a essayé de pénétrer jusqu’à moi, de se trouver sur mon passage, en vain : mes domestiques avaient une consigne que pas un n’eût osé enfreindre.

C’était à douter si c’était bien le comte de Commarin, cet homme d’une hauteur glacée, d’une réserve si pleine de dédain, qui parlait ainsi, qui livrait sa vie entière sans restrictions, sans réserve, et à qui ? À un inconnu.

C’est qu’il était dans une de ces heures désespérées, proches de l’égarement, où toute réflexion manque, où il faut quand même une issue à l’émotion trop forte.

Que lui importait ce secret si courageusement porté pendant tant d’années ? Il s’en débarrassait comme le misérable qui, accablé par un fardeau trop lourd, le jette à terre sans se soucier où il tombe ni s’il tentera la cupidité des passants.

— Rien, continua-t-il, non, rien n’approche de ce que j’endurai alors. Je tenais à cette femme par le fond de mes entrailles. Elle était comme une émanation de moi-même. En me séparant d’elle, il me semblait que j’arrachais quelque chose de ma propre chair. Je ne saurais dire quelles passions furieuses son souvenir attisait en moi. Je la méprisais et je la désirais avec une égale violence. Je la haïssais et je l’aimais. Et partout j’ai traîné sa détestable image. Rien n’a pu me la faire oublier. Je ne me suis jamais consolé de sa perte. Et ce n’est rien encore. Des doutes affreux m’étaient venus au sujet d’Albert. Étais-je réellement son père ? Comprenez-vous quel supplice était le mien, lorsque je me disais : « C’est peut-être à l’enfant d’un étranger que j’ai sacrifié le mien ! » Ce bâtard qui s’appelait Commarin me faisait horreur. À mon amitié si vive avait succédé une invincible répulsion. Que de fois, en ce temps, j’ai lutté contre une envie folle de le tuer ! Plus tard, j’ai su maîtriser mon aversion, je n’en ai jamais complètement triomphé. Albert, monsieur, était le meilleur des fils ; néanmoins, il y avait entre lui et moi une barrière de glace qu’il ne pouvait s’expliquer. Souvent j’ai été sur le point de m’adresser aux tribunaux, de tout avouer, de réclamer mon héritier légitime, le respect qu’on doit à son rang m’a retenu. Je reculais devant le scandale. Je m’effrayais pour mon nom du ridicule ou du blâme, et je n’ai pu le sauver de l’infamie.

La voix du vieux gentilhomme expirait sur ces derniers mots. D’un geste désolé il voila sa figure de ses deux mains. Deux grosses larmes presque aussitôt séchées roulèrent silencieusement le long de ses joues ridées.

Cependant, la porte du cabinet s’entre-bâilla et, la tête du long greffier apparut.

M. Daburon lui fit signe de reprendre sa place, et s’adressant à M. de Commarin :

— Monsieur, dit-il d’une voix que la compassion faisait plus douce, aux yeux de Dieu comme aux yeux de la société, vous avez commis une grande faute, et les suites, vous le voyez, sont désastreuses. Cette faute, il est de votre devoir de la réparer autant qu’il est en vous.

— Telle est mon intention, monsieur, et, vous le dirai-je ? mon plus cher désir.

— Vous me comprenez, sans doute, insista M. Daburon.

— Oui, monsieur, répondit le vieillard, oui, je vous comprends.

— Ce sera une consolation pour vous, ajouta le juge, d’apprendre que M. Noël Gerdy est digne à tous égards de la haute position que vous allez lui rendre. Peut-être reconnaîtrez-vous que son caractère s’est plus fortement trempé que s’il eût été élevé près de vous. Le malheur est un maître dont toutes les leçons portent. C’est un homme d’un grand talent, et le meilleur et le plus digne que je sache. Vous aurez un fils digne de ses ancêtres. Enfin, nul de votre famille n’a failli, monsieur, le vicomte Albert n’est pas un Commarin.

— Non ! n’est-ce pas ? répliqua vivement le comte. Un Commarin, ajouta-t-il, serait mort à cette heure, et le sang lave tout.

Cette explication du vieux gentilhomme fit profondément réfléchir le juge d’instruction.

— Seriez-vous donc sûr, monsieur, demanda-t-il, de la culpabilité du vicomte ?

M. de Commarin arrêta sur le juge un regard où éclatait l’étonnement.

— Je ne suis à Paris que d’hier soir, répondit-il, et j’ignore tout ce qui a pu se passer. Je sais seulement qu’on ne procède pas à la légère contre un homme dans la situation qu’occupait Albert. Si vous l’avez fait arrêter, c’est qu’évidemment vous avez plus que des soupçons, c’est que vous possédez des preuves positives.

M. Daburon se mordit les lèvres et ne put dissimuler un mouvement de mécontentement. Il venait de manquer de prudence, il avait voulu aller trop vite. Il avait cru l’esprit du comte complètement bouleversé, et il venait d’éveiller sa défiance. Toute l’habileté du monde ne répare pas une pareille maladresse.

Au bout d’un interrogatoire dont on attend beaucoup, elle peut stériliser toutes les combinaisons.

Un témoin sur ses gardes n’est plus un témoin sur lequel on peut compter ; il tremble de se compromettre, mesure la portée des questions et marchande ses réponses.

D’autre part, la justice comme la police est disposée à douter de tout, à tout supposer, à soupçonner tout le monde.

Jusqu’à quel point le comte était-il étranger au crime de la Jonchère ? Évidemment, quelques jours auparavant, bien que doutant de sa paternité, il eût fait les plus grands efforts pour sauver la situation d’Albert. Il y croyait son honneur intéressé, son récit le démontrait.

N’était-il pas un homme à supprimer par tous les moyens un témoignage gênant ? Voilà ce que se disait M. Daburon.

Enfin, il ne voyait pas clairement où se trouvait dans cette affaire l’intérêt du comte de Commarin, et cette incertitude l’inquiétait. De là sa vive contrariété.

— Monsieur, reprit-il plus posément, quand avez-vous été informé de la découverte de votre secret ?

— Hier soir, par Albert lui-même. Il m’a parlé de cette déplorable histoire d’une façon que maintenant je cherche en vain à m’expliquer. À moins que…

Le comte s’arrêta court comme si sa raison eût été choquée de l’invraisemblance de la supposition qu’il allait formuler.

— À moins que ?… interrogea avidement le juge d’instruction.

— Monsieur, dit le comte sans répondre directement, Albert serait un héros, s’il n’était pas coupable.

— Ah ! fit vivement le juge, avez-vous donc, monsieur, des raisons de croire à son innocence ?

Le dépit de M. Daburon perçait si bien sous le ton de ses paroles, que M. de Commarin pouvait et devait y voir une apparence d’intention injurieuse. Il tressaillit, vivement piqué, et se redressa en disant :

— Je ne suis pas plus maintenant un témoin à décharge que je n’étais un témoin à charge tout à l’heure. Je cherche à éclairer la justice, comme c’est mon devoir, et voilà tout.

— Allons, bon ! se dit M. Daburon, voici que je l’ai blessé, à présent. Est-ce que je vais aller comme cela de faute en faute !

— Voici les faits, reprit le comte. Hier soir, après m’avoir parlé de ces maudites lettres, Albert a commencé par me tendre un piège pour savoir la vérité, car il doutait encore, ma correspondance n’étant pas arrivée entière à M. Gerdy. Une discussion aussi vive que possible s’est alors élevée entre mon fils et moi. Il m’a déclaré qu’il était résolu à se retirer devant Noël. Je prétendais, moi, au contraire, transiger coûte que coûte. Albert a osé me tenir tête. Tous mes efforts pour l’amener à mes vues ont été superflus. Vainement j’ai essayé de faire vibrer en lui les cordes que je supposais les plus sensibles. Il m’a répété fermement qu’il se retirerait malgré moi, se déclarant satisfait, si je consentais à lui assurer une modeste aisance. J’ai encore tenté de le faire revenir en lui démontrant qu’un mariage qu’il souhaite ardemment depuis deux ans manquerait de ce coup, il m’a répondu qu’il s’était assuré l’assentiment de sa fiancée, mademoiselle d’Arlange.

Ce nom éclata comme la foudre aux oreilles du juge d’instruction. Il bondit sur son fauteuil.

Sentant qu’il devenait cramoisi, il prit au hasard sur son bureau un énorme dossier, et, pour dissimuler son trouble, il l’éleva à la hauteur de sa figure comme s’il eut cherché à déchiffrer un mot illisible.

Il commençait à comprendre de quelle tâche il s’était chargé. Il sentait qu’il se troublait comme un enfant, qu’il n’avait ni son calme ni sa lucidité habituels. Il s’avouait qu’il était capable de commettre les plus fortes bévues. Pourquoi s’être chargé de cette instruction ? Possédait-il son libre arbitre, dépendait-il de sa volonté d’être impartial ?

Volontiers il eut renvoyé à un autre moment la suite de la déposition du comte ; le pouvait-il ? Sa conscience de juge d’instruction lui criait que ce serait une maladresse nouvelle. Il reprit donc cet interrogatoire si pénible.

— Monsieur, dit-il, les sentiments exprimés par le vicomte sont fort beaux sans doute, mais ne vous a-t-il pas parlé de la veuve Lerouge ?

— Si, répondit le comte qui parut soudain éclairé par le souvenir d’un détail inaperçu, si, certainement.

— Il a dû vous montrer que le témoignage de cette femme rendait impossible une lutte avec M. Gerdy.

— Précisément, monsieur, et, écartant la question de bonne foi, c’est là-dessus qu’il se basait pour se refuser à suivre mes volontés.

— Il faudrait, monsieur le comte, me raconter bien exactement ce qui s’est passé entre le vicomte et vous. Faites donc, je vous prie, un appel à vos souvenirs, et tâchez de me rapporter aussi exactement que possible ses paroles.

M. de Commarin put obéir sans trop de difficulté. Depuis un moment, une salutaire réaction s’opérait en lui. Son sang, fouetté par les insistances de l’interrogatoire, reprenait son cours accoutumé. Son cerveau se dégageait.

La scène de la soirée précédente était admirablement présente à sa mémoire jusque dans ses plus insignifiants détails. Il avait encore dans l’oreille l’intonation des paroles d’Albert, il revoyait sa mimique expressive.

À mesure que s’avançait son récit, vivant de clarté et d’exactitude, la conviction de M. Daburon s’affermissait.

Le juge retournait contre Albert précisément ce qui la veille avait fait l’admiration du comte.

— Quelle surprenante comédie ! pensait-il. Tabaret a décidément une double vue. À son incompréhensible audace ce jeune homme joint une infernale habileté. Le génie du crime lui-même l’inspire. C’est un miracle que nous puissions le démasquer. Comme il avait bien tout prévu et préparé ! Comme cette scène avec son père est merveilleusement combinée pour donner le change en cas d’accident !

Il n’y a pas une phrase qui ne souligne une intention, qui n’aille au-devant d’un soupçon. Quel fini d’exécution ! Quel soin méticuleux des détails !

Rien n’y manque, pas même le grand duo avec la femme aimée. A-t-il réellement prévenu Claire ? Probablement !

Je pourrais le savoir, mais il faudrait la revoir, lui parler ! Pauvre enfant ! aimer un pareil homme ! Mais son plan maintenant saute aux yeux.

Cette discussion avec le comte, c’est sa planche de salut. Elle ne l’engage à rien et lui permet de gagner du temps.

Il aurait vraisemblablement traîné les choses en longueur, puis il aurait fini par se ranger à l’avis de son père. Il se serait encore fait un mérite de sa condescendance et aurait demandé des récompenses pour sa faiblesse. Et lorsque Noël serait revenu à la charge, il se serait trouvé en face du comte, qui aurait tout nié bravement, qui l’aurait éconduit poliment, et au besoin l’aurait chassé comme un imposteur et un faussaire.

Chose étrange, mais cependant explicable, M. de Commarin, tout en parlant, arrivait précisément aux idées du juge, à des conclusions presque identiques.

Dans le fait, pourquoi cette insistance au sujet de Claudine ? Il se rappelait fort bien que dans sa colère il avait dit à son fils : « On ne commet pas de si belles actions pour son plaisir. » Ce sublime désintéressement s’expliquait.

Lorsque le comte eut terminé :

— Je vous remercie, monsieur, dit M. Daburon. Je ne saurais vous rien dire encore de positif, mais la justice a de fortes raisons de croire que, dans la scène que vous venez de me rapporter, le vicomte Albert jouait en comédien consommé un rôle appris à l’avance.

— Et bien appris, murmura le comte, car il m’a trompé, moi !…

Il fut interrompu par Noël qui entrait, une serviette de chagrin noir à son chiffre sous le bras.

L’avocat s’inclina devant le vieux gentilhomme qui, de son côté, se leva et se retira, par discrétion, à l’extrémité de la pièce.

— Monsieur, dit Noël à demi-voix au juge, vous trouverez toutes les lettres dans ce portefeuille. Je vous demanderai la permission de vous quitter bien vite, l’état de madame Gerdy devient d’heure en heure plus alarmant.

Noël avait quelque peu haussé la voix en prononçant ces derniers mots, le comte les entendit. Il tressaillit et dut faire un grand effort pour étouffer la question qui de son cœur montait à ses lèvres.

— Il faut pourtant, mon cher maître, que vous m’accordiez une minute, répondit le juge.

M. Daburon quitta alors son fauteuil, et prenant l’avocat par la main il l’amena devant le comte.

— Monsieur de Commarin, prononça-t-il, j’ai l’honneur de vous présenter M. Noël Gerdy.

M. de Commarin s’attendait probablement à quelque péripétie de ce genre, car pas un des muscles de son visage ne bougea, il demeura imperturbable. Noël, lui, fut comme un homme qui reçoit un coup de marteau sur le crâne, il chancela et fut obligé de chercher un point d’appui sur le dossier d’une chaise.

Puis, tous deux, le père et le fils, ils restèrent face à face, abîmés en apparence dans leurs réflexions, en réalité s’examinant avec une sombre méfiance, chacun s’efforçant de saisir quelque chose de la pensée de l’autre.

M. Daburon avait espéré mieux d’un coup de théâtre qu’il méditait depuis l’entrée du comte dans son cabinet. Il se flattait d’amener par cette brusque présentation une scène pathétique très-vive qui ne laisserait pas à ses clients le loisir de la réflexion.

Le comte ouvrirait les bras, Noël s’y précipiterait, et la reconnaissance, pour être parfaite, n’aurait plus qu’à attendre la consécration des tribunaux.

La roideur de l’un, le trouble de l’autre, déconcertaient ses prévisions. Il se crut obligé à une intervention plus pressante.

— Monsieur le comte, dit-il d’un ton de reproche, vous reconnaissiez, il n’y a qu’un instant, que M. Gerdy est votre fils légitime.

M. de Commarin ne répondit pas ; on pouvait douter, à son immobilité, qu’il eût entendu. C’est Noël qui, rassemblant tout son courage, osa parler le premier.

— Monsieur, balbutia-t-il, je ne vous en veux pas…

— Vous pouvez dire : mon père, interrompit le hautain vieillard d’un ton qui n’avait certes rien d’ému ni rien de tendre.

Puis s’adressant au juge :

— Vous suis-je encore de quelque utilité, monsieur ? demanda-t-il.

— Il vous reste, répondit M. Daburon, à écouter la lecture de votre déposition et à signer, si vous trouvez la rédaction conforme. Allez, Constant, ajouta-t-il.

Le long greffier fit exécuter à sa chaise un demi-tour et commença. Il avait une façon à lui toute particulière de bredouiller ce qu’il avait gribouillé. Il lisait très-vite, tout d’un trait, sans tenir compte ni des points, ni des virgules, ni des demandes, ni des réponses, il lisait tant que durait son haleine.

Quand il n’en pouvait plus, il respirait et ensuite repartait de plus belle. Involontairement il faisait songer aux plongeurs qui, de moment en moment, élèvent la tête au-dessus de l’eau, font leur provision d’air et disparaissent. Noël fut le seul à écouter avec attention cette lecture rendue comme à dessein inintelligible. Elle lui apprenait des choses qu’il lui importait de savoir.

Enfin, Constant prononça les paroles sacramentelles : En foi de quoi, etc., qui terminent tous les procès-verbaux de France.

Il présenta la plume au comte, qui signa sans hésitation et sans élever la moindre objection.

Le vieux gentilhomme alors se tourna vers Noël :

— Je ne suis pas bien solide, dit-il : il faut donc, mon fils, — ce mot fut souligné — que vous souteniez votre père jusqu’à sa voiture.

Le jeune avocat s’avança avec empressement. Sa figure rayonnait, pendant qu’il passait le bras de M. de Commarin sous le sien.

Quand ils furent sortis, M. Daburon ne put résister à un mouvement de curiosité.

Il courut à la porte, qu’il entr’ouvrit, et, tenant le corps en arrière, afin de n’être pas aperçu, il allongea la tête, explorant d’un coup d’œil la galerie.

Le comte et Noël n’étaient pas encore parvenus à l’extrémité. Ils allaient lentement.

Le comte paraissait se traîner pesamment et avec peine ; l’avocat, lui, marchait à petits pas, légèrement incliné du côté du vieillard, et tous ses mouvements étaient empreints de la plus vive sollicitude.

Le juge resta à son poste jusqu’à ce qu’il les eut perdus de vue au tournant de la galerie. Puis il regagna sa place en poussant un profond soupir.

— Du moins, pensa-t-il, j’aurai contribué à faire un heureux. La journée ne sera pas complètement mauvaise.

Mais il n’avait pas de temps à donner à ses réflexions, les heures volaient. Il tenait à interroger Albert le plus promptement possible, et il avait encore à recevoir les dépositions de plusieurs domestiques de l’hôtel Commarin, et à entendre le rapport du commissaire de police chargé de l’arrestation.

Les domestiques cités, qui depuis longtemps attendaient leur tour, furent, sans retard, introduits successivement. Ils n’avaient guère d’éclaircissements à donner, et pourtant tous les témoignages étaient autant de charges nouvelles. Il était aisé de voir que tous croyaient leur maître coupable.

L’attitude d’Albert depuis le commencement de cette fatale semaine, ses moindres paroles, ses gestes les plus insignifiants furent rapportés, commentés, expliqués.

L’homme qui vit au milieu de trente valets est comme un insecte dans une boîte de verre sous la loupe d’un naturaliste.

Aucun de ses actes n’échappe à l’observation, à peine peut-il avoir un secret, et encore, si on ne devine quel il est, au moins sait-on lorsqu’il en a un. Du matin au soir il est le point de mire de trente paires d’yeux intéressés à étudier les plus imperceptibles variations de sa physionomie.

Le juge eut donc en abondance ces futiles détails qui ne paraissent rien d’abord, et dont le plus infime peut tout à coup, à l’audience, devenir une question de vie ou de mort.

En combinant les dépositions, en les rapprochant, en les coordonnant, M. Daburon put suivre son prévenu heure par heure, à partir du dimanche matin.

Le dimanche donc, aussitôt après la retraite de Noël, le vicomte avait sonné pour donner l’ordre de répondre à tous les visiteurs qui se présenteraient qu’il venait de partir pour la campagne.

De ce moment, la maison entière s’était aperçue qu’il était « tout chose, » vivement contrarié ou très-indisposé.

Il n’était pas sorti de la journée de sa bibliothèque, et s’y était fait servir à dîner. Il n’avait pris à ce repas qu’un potage et un très-mince filet de sole au vin blanc.

En mangeant, il avait dit à M. Courtois, le maître d’hôtel : « Recommandez donc au chef d’épicer davantage cette sauce, une autre fois. » Puis il avait ajouté en aparté : « Bast ! à quoi bon ! » Le soir il avait donné congé à tous les gens de son service, en disant : « Allez vous amuser, allez. » Il avait expressément défendu qu’on entrât chez lui, à moins qu’il ne sonnât.

Le lendemain lundi, il ne s’était levé, lui ordinairement matinal, qu’à midi. Il se plaignait d’un violent mal de tête et d’envies de vomir. Il prit cependant une tasse de thé. Il demanda son coupé ; mais presque aussitôt il le décommanda. Lubin, son valet de chambre, lui avait entendu dire : « C’est trop hésiter, » et quelques moments plus tard : « Il faut en finir. » Peu après, il s’était mis à écrire.

Lubin avait été chargé de porter une lettre à mademoiselle Claire d’Arlange, avec ordre de ne la remettre qu’à elle-même ou à mademoiselle Schmidt, l’institutrice.

Une seconde lettre, avec deux billets de mille francs, furent confiés à Joseph pour être portés au club. Joseph ne se rappelait plus le nom du destinataire, ce n’était pas un homme titré.

Le soir, Albert n’avait pris qu’un potage et s’était enfermé chez lui.

Il était debout de grand matin, le mardi. Il allait et venait dans l’hôtel comme une âme en peine, ou comme quelqu’un qui attend avec impatience une chose qui n’arrive pas.

Étant allé dans le jardin, le jardinier lui demanda son avis pour le dessin d’une pelouse. Il répondit : « Vous consulterez M. le comte à son retour. » Il avait déjeuné comme la veille.

Vers une heure, il était descendu aux écuries et avait, d’un air triste, caressé Norma, sa jument de prédilection. En la flattant, il disait : « Pauvre bête ! ma pauvre vieille ! » À trois heures, un commissionnaire médaillé s’était présenté avec une lettre.

Le vicomte l’avait prise et ouverte précipitamment. Il se trouvait alors devant le parterre.

Deux valets de pied l’entendirent distinctement dire : « Elle ne saurait résister. » Il était rentré et avait brûlé la lettre au grand poêle du vestibule.

Comme il se mettait à table, à six heures, deux de ses amis, M. de Courtivois et le marquis de Chouzé, forçant la consigne, arrivèrent jusqu’à lui. Il parut on ne peut plus contrarié.

Ces messieurs voulaient absolument l’entraîner dans une partie de plaisir, il les refusa, affirmant qu’il avait un rendez-vous pour une affaire très-importante.

Il mangea, à son dîner, un peu plus que les jours précédents. Il demanda même au sommelier une bouteille de château-laffitte qu’il but entièrement.

En prenant son café, il fuma un cigare dans la salle à manger, ce qui est contraire à la règle de l’hôtel.

À sept heures et demie, selon Joseph et deux valets de pied, à huit heures seulement, suivant le suisse et Lubin, le vicomte était sorti à pied avec un parapluie.

Il était rentré à deux heures du matin, et avait renvoyé son valet de chambre qui l’attendait, comme c’était son service.

Le mercredi, en entrant chez le vicomte, le valet de chambre avait été frappé de l’état des vêtements de son maître. Ils étaient humides et souillés de terre, le pantalon était déchiré. Il avait hasardé une remarque, Albert avait répondu d’un ton furieux : « Jetez cette défroque dans un coin en attendant qu’on la donne. » Il paraissait aller mieux ce jour-là. Pendant qu’il déjeunait d’assez bon appétit le maître d’hôtel lui avait trouvé l’air gai. Il avait passé l’après midi dans la bibliothèque et avait brûlé des tas de papiers.

Le jeudi, il semblait de nouveau très-souffrant. Il avait failli ne pouvoir aller au-devant du comte. Le soir, après sa scène avec son père, il était remonté chez lui dans un état à faire pitié. Lubin voulait courir chercher le médecin, il le lui avait défendu, de même que de dire à personne son indisposition.

Tel est l’exact résumé des vingt grandes pages qu’écrivit le long greffier sans détourner une seule fois la tête pour regarder les témoins en grande livrée qui défilaient.

Ces témoignages, M. Daburon avait su les obtenir en moins de deux heures.

Bien qu’ayant la conscience de l’importance de leurs paroles, tous ces valets avaient la langue extrêmement déliée. Le difficile était de les arrêter une fois lancés. Et pourtant, de tout ce qu’ils disaient, il ressortait clairement qu’Albert était un très-bon maître, facile à servir, bienveillant et poli pour ses gens. Chose étrange, incroyable ! il s’en trouva trois dans le nombre qui avaient l’air de n’être pas ravis du grand malheur qui frappait la famille. Deux étaient sérieusement attristés. M. Lubin, ayant été l’objet de bontés particulières, n’était pas de ces derniers.

Le tour du commissaire de police était arrivé. En deux mots il rendit compte de l’arrestation déjà racontée par le père Tabaret. Il n’oublia pas de signaler ce mot : « Perdu ! » échappé à Albert ; à son sens, c’était un aveu. Il fit ensuite la remise de tous les objets saisis chez le vicomte de Commarin.

Le juge d’instruction examina attentivement tous ces objets, les comparant soigneusement avec les pièces à conviction rapportées de la Jonchère.

Il parut alors plus satisfait qu’il ne l’avait été de la journée.

Lui-même il déposa sur son bureau toutes ces preuves matérielles, et pour les cacher, il jeta dessus trois ou quatre de ces immenses feuilles de papier qui servent à confectionner des chemises pour les dossiers.

La journée s’avançait et M. Daburon n’avait plus que bien juste le temps d’interroger le « prévenu » avant la nuit. Quelle hésitation pouvait le retenir encore ? Il avait entre les mains plus de preuves qu’il n’en faut pour envoyer dix hommes en cour d’assises et de là à la place de la Roquette. Il allait lutter avec des armes si écrasantes de supériorité qu’à moins de folie Albert ne pouvait songer à se défendre. Et pourtant, à cette heure pour lui si solennelle, il se sentait défaillir. Sa volonté faiblissait-elle ? Sa résolution allait-elle l’abandonner ?

Fort à propos il se souvint que depuis la veille il n’avait rien pris, et il envoya chercher en toute hâte une bouteille de vin et des biscuits. Ce n’est point de forces qu’avait besoin le juge d’instruction, mais de courage. Tout en vidant son verre, ses pensées, dans son cerveau, s’arrangèrent en cette phrase étrange : « Je vais donc comparaître devant le vicomte de Commarin. »

À tout autre moment, il aurait ri de cette saillie de son esprit ; en cet instant, il y voulut voir un avis de la Providence.

— Soit, se dit-il, ce sera mon châtiment.

Et, sans se laisser le temps de la réflexion, il donna les ordres nécessaires pour qu’on amenât le vicomte Albert.