L’Affaire Lemoine/Dans un Roman de Balzac

Pastiches et MélangesÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 11-18).

L’AFFAIRE LEMOINE[1]

I

DANS UN ROMAN DE BALZAC

Dans un des derniers mois de l’année 1907, à un de ces « routs » de la marquise d’Espard où se pressait alors l’élite de l’aristocratie parisienne (la plus élégante de l’Europe, au dire de M. de Talleyrand, ce Roger Bacon de la nature sociale, qui fut évêque et prince de Bénévent), de Marsay et Rastignac, le comte Félix de Vandenesse, les ducs de Rhétoré et de Grandlieu, le comte Adam Laginski, Me Octave de Camps, lord Dudley, faisaient cercle autour de Mme  la princesse de Cadignan, sans exciter pourtant la jalousie de la marquise. N’est-ce pas en effet une des grandeurs de la maîtresse de maison — cette carmélite de la réussite mondaine — qu’elle doit immoler sa coquetterie, son orgueil, son amour même, à la nécessité de se faire un salon dont ses rivales seront parfois le plus piquant ornement ? N’est-elle pas en cela l’égale de la sainte ? Ne mérite-t-elle pas sa part, si chèrement acquise, du paradis social ? La marquise — une demoiselle de Blamont-Chauvry, alliée des Navarreins, des Lenoncourt, des Chaulieu — tendait à chaque nouvel arrivant cette main que Desplein, le plus grand savant de notre époque, sans en excepter Claude Bernard, et qui avait été élève de Lavater, déclarait la plus profondément calculée qu’il lui eût été donné d’examiner. Tout à coup la porte s’ouvrit devant l’illustre romancier Daniel d’Arthez. Un physicien du monde moral qui aurait à la fois le génie de Lavoisier et de Bichat — le créateur de la chimie organique — serait seul capable d’isoler les éléments qui composent la sonorité spéciale du pas des hommes supérieurs. En entendant résonner celui de d’Arthez vous eussiez frémi. Seul pouvait ainsi marcher un sublime génie ou un grand criminel. Le génie n’est-il pas d’ailleurs une sorte de crime contre la routine du passé que notre temps punit plus sévèrement que le crime même, puisque les savants meurent à l’hôpital qui est plus triste que le bagne.

Athénaïs ne se sentait pas de joie en voyant revenir chez elle l’amant qu’elle espérait bien enlever à sa meilleure amie. Aussi pressa-t-elle la main de la princesse en gardant le calme impénétrable que possèdent les femmes de la haute société au moment même où elles vous enfoncent un poignard dans le cœur.

— Je suis heureuse pour vous, ma chère, que M. d’Arthez soit venu, dit-elle à Mme de Cadignan, d’autant plus qu’il aura une surprise complète, il ne savait pas que vous seriez ici.

— Il croyait sans doute y rencontrer M. de Rubempré dont il admire le talent, répondit Diane avec une moue câline qui cachait la plus mordante des railleries, car on savait que Mme d’Espard ne pardonnait pas à Lucien de l’avoir abandonnée.

— Oh  ! mon ange, répondit la marquise avec une aisance surprenante, nous ne pouvons retenir ces gens-là, Lucien subira le sort du petit d’Esgrignon, ajouta-t-elle en confondant les personnes présentes par l’infamie de ces paroles dont chacune était un trait accablant pour la princesse. (Voir le Cabinet des Antiques.)

— Vous parlez de M. de Rubempré, dit la vicomtesse de Beauséant qui n’avait pas reparu dans le monde depuis la mort de M. de Nueil et qui, par une habitude particulière aux personnes qui ont longtemps vécu en province, se faisait une fête d’étonner des Parisiens avec une nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Vous savez qu’il est fiancé à Clotilde de Grandlieu.

Chacun fit signe à la vicomtesse de se taire, ce mariage étant encore ignoré de Mme de Sérizy, qu’il allait jeter dans le désespoir.

— On me l’a affirmé, mais cela peut être faux, reprit la vicomtesse qui, sans comprendre exactement en quoi elle avait fait une gaucherie, regretta d’avoir été aussi démonstrative.

Ce que vous dites ne me surprend pas, ajouta-t-elle, car j’étais étonnée que Clotilde se fût éprise de quelqu’un d’aussi peu séduisant.

— Mais au contraire, personne n’est de votre avis, Claire, s’écria la princesse en montrant la comtesse de Sérizy qui écoutait.

Ces paroles furent d’autant moins saisies par la vicomtesse qu’elle ignorait entièrement la liaison de Mme de Sérizy avec Lucien.

— Pas séduisant, essaya-t-elle de corriger, pas séduisant… du moins pour une jeune fille !

— Imaginez-vous, s’écria d’Arthez avant même d’avoir remis son manteau à Paddy, le célèbre tigre de feu Beaudenord (voir les Secrets de la princesse de Cadignan), qui se tenait devant lui avec l’immobilité spéciale à la domesticité du Faubourg Saint-Germain, oui, imaginez-vous, répéta le grand homme avec cet enthousiasme des penseurs qui paraît ridicule au milieu de la profonde dissimulation du grand monde.

— Qu’y a-t-il ? que devons-nous nous imaginer, demanda ironiquement de Marsay en jetant à Félix de Vandenesse et au prince Galathione ce regard à double entente, véritable privilège de ceux qui avaient longtemps vécu dans l’intimité de Madame.

— Tuchurs pô ! renchérit le baron de Nucingen avec l’affreuse vulgarité des parvenus qui croient, à l’aide des plus grossières rubriques, se donner du genre et singer les Maxime de Trailles ou les de Marsay  ; et fous afez du quir ; fous esde le frai brodecdir tes baufres, à la Jambre.

(Le célèbre financier avait d’ailleurs des raisons particulières d’en vouloir à d’Arthez qui ne l’avait pas suffisamment soutenu, quand l’ancien amant d’Esther avait cherché en vain à faire admettre sa femme, née Goriot, chez Diane de Maufrigneuse).

— Fite, fite, mennesir, la ponhire zera gomblète bir mi si vi mi druffez tigne ti savre ke vaudille himachinei ?

— Rien, répondit avec à-propos d’Arthez, je m’adresse à la marquise.

Cela fut dit d’un ton si perfidement épigrammatique que Paul Morand, un de nos plus impertinents secrétaires d’ambassade, murmura : — Il est plus fort que nous ! Le baron, se sentant joué, avait froid dans le dos. Mme Firmiani suait dans ses pantoufles, un des chefs-d’œuvre de l’industrie polonaise. D’Arthez fit semblant de ne pas s’être aperçu de la comédie qui venait de se jouer, telle que la vie de Paris peut seule en offrir d’aussi profonde (ce qui explique pourquoi la province a toujours donné si peu de grands hommes d’État à la France) et sans s’arrêter à la belle Négrepelisse, se tournant vers Mme de Sérizy avec cet effrayant sang-froid qui peut triompher des plus grands obstacles (en est-il pour les belles âmes de comparables à ceux du cœur ?) :

— On vient, madame, de découvrir le secret de la fabrication du diamant.

— Cesde iffire esd eine crant dressor, s’écria le baron ébloui.

— Mais j’aurais cru qu’on en avait toujours fabriqué, répondit naïvement Léontine.

Mme de Cadignan, en femme de goût, se garda bien de dire un mot, là où des bourgeoises se fussent lancées dans une conversation où elles eussent niaisement étalé leurs connaissances en chimie. Mais Mme de Sérizy n’avait pas achevé cette phrase qui dévoilait une incroyable ignorance, que Diane, en enveloppant la comtesse tout entière, eut un regard sublime. Seul Raphaël eût peut-être été capable de le peindre. Et certes, s’il y eût réussi, il eût donné un pendant à sa célèbre Fornarina, la plus saillante de ses toiles, la seule qui le place au-dessus d’André del Sarto dans l’estime des connaisseurs.

Pour comprendre le drame qui va suivre, et auquel la scène que nous venons de raconter peut servir d’introduction, quelques mots d’explication sont nécessaires. À la fin de l’année 1905, une affreuse tension régna dans les rapports de la France et de l’Allemagne. Soit que Guillaume II comptât effectivement déclarer la guerre à la France, soit qu’il eût voulu seulement le laisser croire afin de rompre notre alliance avec l’Angleterre, l’ambassadeur d’Allemagne reçut l’ordre d’annoncer au gouvernement français qu’il allait présenter ses lettres de rappel. Les rois de la finance jouèrent alors à la baisse sur la nouvelle d’une mobilisation prochaine. Des sommes considérables furent perdues à la Bourse. Pendant toute une journée on vendit des titres de rente que le banquier Nucingen, secrètement averti par son ami le ministre de Marsay de la démission du chancelier Delcassé, qu’on ne sut à Paris que vers quatre heures, racheta à un prix dérisoire et qu’il a gardées depuis.

Il n’est pas jusqu’à Raoul Nathan qui ne crut à la guerre, bien que l’amant de Florine, depuis que du Tillet, dont il avait voulu séduire la belle-sœur (voir une Fille d’Ève), lui avait fait faire un puff à la Bourse, soutint dans son journal la paix à tout prix.

La France ne fut alors sauvée d’une guerre désastreuse que par l’intervention, restée longtemps inconnue des historiens, du maréchal de Montcornet, l’homme le plus fort de son siècle après Napoléon. Encore Napoléon n’a-t-il pu mettre à exécution son projet de descente en Angleterre, la grande pensée de son règne. Napoléon, Montcornet, n’y a-t-il pas entre ces deux noms comme une sorte de ressemblance mystérieuse ? Je me garderais bien d’affirmer qu’ils ne sont pas rattachés l’un à l’autre par quelque lien occulte. Peut-être notre temps, après avoir douté de toutes les grandes choses sans essayer de les comprendre, sera-t-il forcé de revenir à l’harmonie préétablie de Leibniz. Bien plus, l’homme qui était alors à la tête de la plus colossale affaire de diamants de l’Angleterre s’appelait Werner, Julius Werner, Werner ! ce nom ne vous semble-t-il pas évoquer bizarrement le moyen âge ? Rien qu’à l’entendre, ne voyez-vous pas déjà le docteur Faust, penché sur ses creusets, avec ou sans Marguerite ? N’implique-t-il pas l’idée de la pierre philosophale ? Werner ! Julius ! Werner ! Changez deux lettres et vous avez Werther. Werther est de Gœthe.

Julius Werner se servit de Lemoine, un de ces hommes extraordinaires qui, s’ils sont guidés par un destin favorable, s’appellent Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Charlemagne, Berthollet, Spalanzani, Volta. Changez les circonstances et ils finiront comme le maréchal d’Ancre, Balthazar Cleas, Pugatchef, Le Tasse, la comtesse de la Motte ou Vautrin. En France, le brevet que le gouvernement octroie aux inventeurs n’a aucune valeur par lui-même. C’est là qu’il faut chercher la cause qui paralyse, chez nous, toute grande entreprise industrielle. Avant la Révolution, les Séchard, ces géants de l’imprimerie, se servaient encore à Angoulême des presses à bois, et les frères Cointet hésitaient à acheter le second brevet d’imprimeur. (Voir les Illusions perdues.) Certes peu de personnes comprirent la réponse que Lemoine fit aux gendarmes venus pour l’arrêter. — Quoi ? L’Europe m’abandonnerait-elle ? s’écria le faux inventeur avec une terreur profonde. Le mot colporté le soir dans les salons du ministre Rastignac y passa inaperçu.

— Cet homme serait-il devenu fou ? dit le comte de Granville étonné.

L’ancien clerc de l’avoué Bordin devait précisément prendre la parole dans cette affaire au nom du ministère public, ayant retrouvé depuis peu, par le mariage de sa seconde fille avec le banquier du Tillet, la faveur que lui avait fait perdre auprès du nouveau gouvernement son alliance avec les Vandenesse, etc.


  1. On a peut-être oublié, depuis dix ans, que Lemoine ayant faussement prétendu avoir découvert le secret de la fabrication du diamant et ayant reçu, de ce chef, plus d’un million du président de la De Beers, Sir Julius Werner, fut ensuite, sur la plainte de celui-ci, condamné le 6 juillet 1909 à six ans de prison. Cette insignifiante affaire de police correctionnelle, mais qui passionnait alors l’opinion, fut choisie un soir par moi, tout à fait au hasard, comme thème unique de morceaux, où j’essayerais d’imiter la manière d’un certain nombre d’écrivains. Bien qu’en donnant sur des pastiches la moindre explication on risque d’en diminuer l’effet, je rappelle pour éviter de froisser de légitimes amours-propres, que c’est l’écrivain pastiché qui est censé parler, non seulement selon son esprit, mais dans le langage de son temps. À celui de Saint-Simon par exemple, les mots bonhomme, bonne femme n’ont nullement le sens familier et protecteur d’aujourd’hui. Dans ses Mémoires, Saint-Simon dit couramment le bonhomme Chaulnes pour le duc de Chaulnes qu’il respectait infiniment, et pareillement de beaucoup d’autres.