L’Affaire Gaud-Toqué

Revue universelle
1905, page 611 et 612

TRIBUNAUX

Affaire Gaud-Toqué. — Le 21 août 1905, la cour criminelle du Congo, siégeant à Brazzaville sous la présidence de M. de Kersaint-Gilly, président du tribunal de première instance de Libreville, a eu à juger deux fonctionnaires coloniaux, Georges-Émile-Eugène Toqué, administrateur adjoint de 3e classe des colonies, et Fernand-Léopold Gaud, commis des affaires indigènes de 1re  classe, accusés de crimes et délits sur des noirs.

Les faits qui ont motivé les poursuites ont été commis à Fort-Crampel en 1903. Toqué, âgé de vingt-six ans, sorti de l’Ecole coloniale, était arrivé au Congo en septembre 1901. Gaud, âgé de trente et un ans, était dans la colonie depuis la fin de novembre 1902. Leurs actes sont longtemps restés ignorés de la justice ; il a fallu que des conversations particulières viennent les révéler et provoquer de brèves enquêtes d’abord, des instructions ensuite.

Les faits incriminés ont été classés en trois catégories : ceux reprochés à Toqué seul, ceux reprochés à Gaud seul, ceux reprochés à Toqué et à Gaud ensemble.

Toqué était inculpé de complicité d’homicide volontaire avec préméditation, commis par des gardes régionaux agissant par ordre et non poursuivis, sur la personne du nommé Pikamandji. L’accusé explique le fait en exposant que l’indigène, étant porteur, avait déserté et prêché la révolte et que son exécution était indispensable.

Un chef indigène, Moussakandji, aurait été assassiné sur l’ordre de Toqué par des chefs indigènes ; Toqué nie cet ordre.

Un indigène, Ndagara, avait commis un vol de cartouches sur la route de portage. Quand on arriva aux chutes de la Nana, le garde Yambissi partit avec le noir pour chercher de l’eau et il revint en disant que Ndagara s’était noyé dans la chute ; le garde déclara plus tard avoir reçu de Toqué l’ordre de noyer le prisonnier. Les témoignages sont assez contradictoires, mais certains documents écrits par Toqué sont favorables à l’accusation.

Gaud aurait fait jeter une femme dans le Gribingui, mais il n’y a pas de témoignage direct. Il est accusé de coups sur la personne du magasinier Zounguéré, de voies de fait sur la personne du menuisier John William qu’il aurait fait attacher à la barre sans motifs légitimes, sur la personne d’un boy qu’il aurait fait évanouir en lui tirant un coup de revolver près de l’oreille, sur la personne d’un autre boy à qui il aurait fait boire du bouillon de tête de mort, et chez qui il aurait déterminé une émotion violente en lui montrant la tête ensuite. Gaud reconnaît avoir donné des gifles à des indigènes, mais nie avoir exercé aucune violence grave. Il explique le bouillon de tête de mort en disant qu’il lui est arrivé souvent de préparer des crânes dans un but scientifique, et qu’il n’aurait jamais pu faire prendre à un nègre pour du bouillon le bain d’eau et de cendres dont il se servait.

Toqué et Gaud étaient, ensemble, accusés de complicité d’homicide volontaire, commis par des gardes régionaux agissant par ordre et non poursuivis, sur la personne de Maritoungou, dit Djéoùendji. Toqué explique que cet indigène, appartenant à une tribu hostile, avait été condamné à mort par un tribunal mandjia pour avoir assassiné un chef établi près de Fort-Crampel ; afin d’éviter que les chefs mandjias ne mangent Djéouendji, après l’avoir tué, il leur fournit, dit-il, quatre gardes régionaux qui fusillent le condamné, puis l’enterrent. Gaud serait resté simple spectateur de cette scène.

Gaud était accusé aussi, avec complicité de la part de Toqué, de violences et de voies de fait, n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail, sur la personne d’indigènes enfermés dans un silo à riz, pour des motifs futiles. Les deux fonctionnaires déclarent qu’ils avaient enfermé ainsi des prisonniers parce qu’on réparait la barre de justice, mais qu’ils ne les avaient laissé manquer de rien.

Enfin Gaud était accusé d’homicide volontaire avec préméditation sur la personne du nommé Pakpa, en le faisant sauter avec une cartouche de dynamite. Toqué était accusé de complicité pour avoir donné l’ordre d’exécution.


Fernand-Léopold GAUD, né en 1874,
commis des affaires indigènes.


Georges-Émile-Eugène TOQUÉ,
né en 1879, administrateur colonial.

Gaud s’explique sur ce crime avec un calme stupéfiant. Le 8 mai 1903, il reçoit une lettre de Toqué lui ordonnant, dit-il, de rechercher et de fusiller Pakpa, qui, pris par lui comme guide, l’avait conduit dans un guet-apens ; on l’arrête le 12 juillet. Le 14, Gaud demande à Toqué ce qu’il doit faire de Pakpa et de deux autres prisonniers ; l’administrateur lui dit de libérer ces deux derniers et, quant à Pakpa, il hésite et, fatigué, il ajoute : « Faites-en ce que vous voudrez. » D’après Gaud, cela signifiait qu’il n’y avait qu’à l’exécuter. C’est alors qu’apercevant dans sa case un paquet de cartouches de dynamite servant à la pêche du poisson, il lui vient à l’idée d’en attacher une au cou de Pakpa ; on l’allume et l’homme saute. Gaud va rendre compte de ce qu’il a fait à Toqué, qui, sans blâmer le fait de l’exécution, réprouve le procédé employé.

Toqué, s’expliquant à son tour, se défend vivement de complicité. Dans sa pensée, les mots : « Faites-en ce que vous voudrez, » ne signifiaient pas d’en finir avec Pakpa, mais voulaient dire : « Libérez-le ou ne le libérez pas, à votre choix. »

L’affaire a occupé six audiences. Le réquisitoire a été prononcé par M. Cougoul, procureur de la République, chef du service judiciaire de la colonie, faisant fonctions de procureur général.

Le magistrat fait un tableau saisissant de la situation vraiment épouvantable du Haut-Chari en 1903, où les porteurs sont recrutés par la violence. Puis, examinant les faits reprochés à Toqué et à Gaud, il abandonne quelques-uns d’entre eux faute de preuves. Il insiste particulièrement sur l’internement des prisonniers dans le silo, devenu un cloaque immonde. Il passe ensuite aux faits qualifiés crimes : exécution sommaire et illégale de Pikamandji et de Djéoùendji ; enfin il arrive à l’affaire Pakpa. Il ne lui paraît pas que cet indigène ait trahi Toqué. Celui-ci a agi avec trop de précipitation en ordonnant à Gaud de fusiller Pakpa. Quant à l’exécution à la dynamite, dont le procureur montre toute la cruauté, elle est l’œuvre de Gaud. Le crime le plus grave est le meurtre de Ndagara, et il s’attache à démontrer la culpabilité de Toqué. Enfin, en ce qui touche Moussakandji, le procureur rappelle que les gardes régionaux ont été unanimes à déclarer qu’il a été tué à coups de baïonnette.

La défense des deux accusés a été présentée par M. Barreau, administrateur de Brazzaville. Il voit dans cette affaire une campagne dirigée contre le Congo français par de misérables calomniateurs ; il relève les contradictions des dépositions et en tire argument ; il récuse certains témoignages, haineux et mensongers. Prenant un à un les faits retenus par l’accusation, il s’efforce de les justifier. Il présente les diverses exécutions comme légitimes, il dépeint l’emploi de la dynamite comme moins barbare que les procédés en usage dans les pays civilisés, il discute les accusations de violences portées contre les accusés, il décrit leur pénible situation et les difficultés contre lesquelles ils eurent à lutter.

La cour criminelle a rendu son arrêt, après une très longue délibération, le 26 août.

La cour déclare Toqué et Gaud non coupables dans l’affaire Djéoùendji et dans l’affaire du silo, Toqué non coupable dans les allaires Pikamandji et Moussakandji, Gaud non coupable dans l’affaire de la femme jetée au Gribingui, dans celle du bouillon de nègre, dans celle du boy effrayé par le coup de revolver, dans l’affaire John William, dans l’affaire Zounguéré.

La cour déclare Toqué coupable de complicité d’homicide volontaire sans préméditation dans l’affaire Ndagara, Gaud coupable d’homicide volontaire sans préméditation dans l’affaire Pakpa, Gaud coupable de violences diverses. Des circonstances atténuantes sont accordées aux deux accusés.

Toqué et Gaud sont condamnés chacun à cinq ans de réclusion.

Ce jugement est une utile leçon. Il importait de montrer que les indigènes ont, comme tout homme, le droit d’être traités humainement et ne peuvent être impunément violentés et massacrés. Cependant, la condamnation prononcée, les juges ont adressé au président de la République une demande de réduction de peine en faveur des deux condamnés. Ils ont reconnu par là que Toqué et Gaud ont été, dans une certaine mesure, les victimes du déplorable état de choses qui existe dans le Haut-Chari et de la méthode d’action brutale qui y est pratiquée.

G. Regelsperger.