L’Affaire Blaireau/Chapitre 22


XXII


Dans lequel il se passe plusieurs événements dont aucun ne revêt un caractère de gravité exceptionnelle.


Bluette tint à reconduire lui-même le baron jusqu’à la grande porte qui donne sur la rue.

Ils se félicitaient mutuellement d’avoir fait leur charmante connaissance et prenaient congé, quand un monsieur entre deux âges, officier de la Légion d’honneur, se présenta,l’air aimable à la fois et légèrement ironique.

— Monsieur Bluette, sans doute ?

— Lui-même, monsieur.

— Je suis M. Devois, inspecteur des prisons.

— Ah ! parfaitement, monsieur. Enchanté…

— Je connaissais beaucoup votre prédécesseur… Croyez que je suis heureux de me trouver en contact avec vous.

— Moi de même, monsieur.

— On m’a parlé de vous, en haut lieu, comme d’un homme des plus distingués et fort au-dessus de la fonction qu’il occupe.

— On a été trop flatteur pour moi, en haut lieu.

— Il paraît même que vous avez transformé votre prison en une sorte de petit éden, quelque chose comme une confortable pension de famille.

— Je fais de mon mieux.

— C’est dans ce cas que le mieux est l’ennemi du bien. Une prison, mon cher monsieur Bluette, n’est pas un casino.

— À qui le dites-vous ?

— Et, sans transgresser les lois de l’humanité, il faut user de rigueur avec messieurs les condamnés desquels le nombre augmenterait terriblement, si on les traitait partout comme dans la prison de Montpaillard, c’est-à-dire en passagers de première classe.

— Pauvres gens !

— À propos, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’erreur judiciaire dont j’ai entendu parler ce matin à la sous-préfecture ?

— Elle est exacte, monsieur l’inspecteur. Un de mes détenus avait été condamné injustement. Le véritable coupable s’est dénoncé hier et a fait des aveux complets.

— C’est curieux…

— J’attends l’ordre du parquet pour mettre mon homme en liberté.

Et notre ami Bluette, que les ironies de l’inspecteur, au lieu de l’intimider, mettaient plutôt en verve, ajouta d’un ton faussement humble :

— Je me permettrai même de faire remarquer à monsieur l’inspecteur que, malgré certaines petites irrégularités que je suis le premier à déplorer, la prison de Montpaillard n’en renferme pas moins un innocent.

— Et je vous en félicite.

— Il y a beaucoup de prisons mieux tenues qui ne pourraient pas en dire autant.

— C’est une bonne note, en effet.

Tout en causant, ces messieurs étaient arrivés devant le cachot dans lequel la jeune Alice, tout en lisant ses gazettes, fredonnait un petit air assez folâtre.

À cette minute, notre ami Bluette songeant à son avancement, se sentit envahi par les plus mornes pressentiments.

Il toussa avec une violence peu commune et un acharnement digne d’un meilleur sort.

Trop tard, hélas ! L’inspecteur a poussé la porte du cachot.

— Allons, fait-il, on ne m’avait pas trompé en haut lieu, votre établissement, monsieur Bluette, est un établissement gai. Quel est ce jeune détenu, ce joli merle qui chante en cage ?

Pour le coup, Bluette perd un peu le nord :

— Ce jeune détenu ? C’est… comment déjà s’appelle-t-il ?… Chose… Machin…

— C’est trop fort, vous avez quarante-trois malheureux prisonniers, et vous ne les connaissez pas ?

— Si, monsieur l’inspecteur, je le connais mais je ne me rappelle plus son nom. Du reste, cela n’a aucune importance.

— Comment, ça n’a aucune importance ?

— Aucune, puisque ce garçon est innocent. C’est l’innocent dont nous parlions tout à l’heure.

— Étrange prison, décidément ! Vous avez un innocent et vous le mettez au cachot !… Il est vrai que le pauvre garçon n’a pas l’air de s’y ennuyer outre mesure. Sortez, mon ami, ce n’est point ici votre place.

Victor, le gardien, apporte une carte à Bluette :

— Ce monsieur insiste pour être reçu tout de suite.

— « Jules Fléchard, professeur de gymnastique » ; dites-lui de repasser plus tard.

— Pourquoi cela, fait l’inspecteur, allezrecevoir ce monsieur. Je continuerai seul ma tournée en vous attendant.

Bluette obéit, mais avec quelle inquiétude au cœur !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il se passer ? gémit-il. Ma carrière administrative me paraît singulièrement compromise !

L’inspecteur continue à s’occuper du « jeune détenu ».

— Alors, mon ami, vous êtes innocent ? votre physionomie n’est point celle, d’ailleurs, d’un redoutable criminel. Pour quels motifs aviez-vous été condamné ?

— Ma foi, répond Alice avec un aplomb imperturbable, je ne m’en souviens plus bien… Un tas d’histoires…

— Vous ne vous souvenez plus à quel propos vous avez été condamné ?

— Naturellement, je ne m’en souviensplus, puisque ce n’est pas moi qui suis le vrai coupable.

— Cela n’empêche pas…

— Pourquoi voulez-vous que je me rappelle les crimes des autres ?

— Tout cela n’est pas clair… La prison de Montpaillard est décidément une étrange prison et son directeur un bizarre fonctionnaire.

Mais Alice ne peut entendre blâmer son ami sans protester.

— Ne dites pas de mal de Bluette, s’écrie-t-elle, il est très chic !

Hélas, la courageuse protestation d’Alice va droit à l’encontre de son intention si pure !

Ce mot très chic et surtout le ton sur lequel il a été lancé a décillé[1] les yeux de l’inspecteur.

— Très chic ? répète-t-il. Comme vous avez dit cela ! Mais, Dieu me pardonne… Voulez-vous avoir l’obligeance d’enlever votre calotte ?

— Voilà, monsieur l’inspecteur.

Le flot brun des cheveux d’Alice déferle sur ses épaules et sur son dos.

Avec une grâce infinie, M. l’inspecteur s’est découvert :

Il s’incline et salue :

— Madame !

— Monsieur l’inspecteur !

Au cours de sa carrière, M. l’inspecteur en avait vu de raides, mais celle-là, vraiment, dépassait les limites permises de la fantaisie administrative.

Une jeune femme, en costume de prisonnier qui lit le Figaro, en chantant des airs d’opérette, au fond d’un sombre cachot !

Voilà du pas banal !

Monsieur l’inspecteur est fort perplexe.

Son chapeau à la main, il contemple Alice, la jolie Alice, car elle est jolie, la petite mâtine, dans son travesti improvisé !

Ah oui, il est perplexe monsieur l’inspecteur !

Mais soudain la gravité de sa physionomie fait place au plus enjoué des sourires.

La vieille galanterie française a reconquis ses droits !

— Vous êtes délicieuse ainsi, madame, mais vous plairait-il de me dire par quel curieux concours de circonstances vous vous trouvez dans ce costume et dans ce cachot ?

— Une simple fantaisie personnelle, monsieur. Je vous assure que M. Bluette ignorait complètement ma petite mascarade, et qu’il a été aussi surpris que vous de me voir dans ce costume…

— Qui vous va admirablement, d’ailleurs.Jamais je n’aurais cru que des effets généralement portés avec tant d’inélégance puissent être aussi séants à une jolie femme !

— Vous me flattez, monsieur l’inspecteur.

— Mais non. Je vous assure. Vous êtes très gentille.

— Eh bien, puisque vous me trouvez gentille, promettez-moi de ne pas être méchant pour M. Bluette, qui est un si bon garçon !

— Je vous le promets… Vous avez l’air de l’aimer beaucoup, votre cher Bluette ?

— Beaucoup, beaucoup !

— Heureux homme ! Vous êtes charmante, madame.

Pour lui prouver sa réelle sympathie, il prend la main d’Alice et la garde dans la sienne.

— Vous êtes positivement charmante.

— Alors, vous ne le gronderez pas ?

— Soyez tranquille.

— Et même, vous lui ferez avoir de l’avancement ?

— Oh ça ! ce sera peut-être plus difficile.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas lui trouver une petite prison à Paris ?

— Quartier des Champs-Élysées ?

— Ou à Passy, plutôt.

— Elle est adorable, ma parole !… J’ai une envie folle de vous embrasser.

— Je veux bien, mais à la condition que vous n’oublierez pas la prison de Passy.

— C’est juré !

Et, complètement désarmé, M. l’inspecteur embrassa la jeune femme.


  1. Déciller est un terme de vénerie qu’on écrit à tort dessiller. Le verbe ciller signifie coudre les paupières d’un oiseau de proie pour le dresser… Attrape !