L’Affaire Blaireau/Chapitre 10

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X


Dans lequel Fléchard déchire publiquement le hideux voile du malentendu.


Arabella ne fut pas longtemps absente.

Bientôt elle revenait accompagnée de quelques gentlemen que ses airs mystérieux semblaient fort intriguer.

Il y avait dans le groupe M. de Chaville, le baron de Hautpertuis, Me Guilloche, M. Lerechigneux, président du tribunal, et, visiblement inquiet, le maire, M. Dubenoît.

M. de Chaville prit la parole :

— Qu’y a-t-il, Fléchard, vous nous faites demander ?

— Oui, messieurs, je vous ai priés de venir au sujet d’une grave communication que j’ai à vous faire.

— Une grave communication ?

— Une grave communication ! D’ailleurs, j’aperçois parmi vous l’honorable président du tribunal, M. Lerechigneux ; j’en suis heureux, car sa présence ici va donner plus de poids à ma déclaration.

Le moment était solennel…

Fléchard toussa et reprit :

— Messieurs, l’affaire Blaireau est sans doute encore présente à vos esprits ?…

— Oui, éclata Dubenoît, Blaireau, le pire braconnier de tout le pays, un mauvais gars que M. le président a condamné avec une indulgence !… Trois mois de prison, je vousdemande un peu ! Et dire qu’il a fini son temps et qu’on va le remettre en liberté ! Mais il va avoir affaire à moi !

— Eh bien, messieurs, Blaireau n’est pas coupable, Blaireau a été condamné injustement !

La foudre fût tombée subitement sur tous ces messieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable, mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cette déclaration.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là, Fléchard ?

— Je ne chante pas, messieurs…, j’avoue, car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, je viens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à mademoiselle Arabella de Chaville, c’est votre serviteur.

L’inquiétude de M. Dubenoît s’accentuait de plus en plus fort.

Une erreur judiciaire à Montpaillard, eh bien ! il ne manquait plus que cela ! Les dix-sept révolutionnaires du pays allaient profiter de l’aventure pour créer un désordre !… Non, cela n’était pas possible et M. le maire en appelait à M. le président du tribunal.

Ce magistrat prenait la chose avec infiniment plus de sérénité.

— L’affaire Blaireau ? Oui, je me rappelle très bien. Un braconnier, n’est-ce pas ? Un bonhomme qui protestait de son innocence, qui invoquait un alibi… Mais, ainsi que je le lui ai fait fort bien remarquer, les alibis, c’est précisément à cela que nous reconnaissons les vrais coupables. Est-ce que vous avez jamais rencontré un honnête homme se rendant à un alibi, ou en revenant ?

— C’est clair appuya Dubenoît, c’est clair !

— D’ailleurs, poursuivit le président, siM. Fléchard peut nous démontrer qu’il est coupable, nous le condamnerons, tout comme nous avons condamné Blaireau, qui n’a pas su nous prouver qu’il était innocent.

— Vous ne ferez pas cela, monsieur Lerechigneux ! Au nom de l’ordre, au nom de la tranquillité de Montpaillard, je vous en conjure !

Me Guilloche rayonnait.

Une erreur judiciaire ! Ah ! ah ! on allait rire ! Et les pouvoirs publics pouvaient s’apprêter à passer un vilain quart d’heure.

— Oui, monsieur le maire, ricanait le jeune ambitieux, il ne s’agit pas de la tranquillité de Montpaillard, en ce moment, mais de quelque chose de plus haut.

— Fichez-moi la paix ! vous voyez bien que, dans un but que je ne comprends pas, Fléchard se moque de nous. Le garde champêtre a positivement reconnu Blaireau comme son agresseur.

— Le garde-champêtre s’est positivement trompé, voilà tout !

Fléchard tira de sous ses vêtements un objet qu’il dépaqueta avec le plus grand soin :

— Savez-vous ce que c’est que cela ?

— Qu’est-ce ?

— Regardez bien, messieurs. Ceci est la plaque du garde champêtre, la plaque que je lui ai arrachée dans le combat ! C’est la plaque commémorative de mes remords, je l’ai toujours sur moi.

— Drôle d’idée !

— Voyez, messieurs, j’ai gravé la date dessus.

Guilloche triompha.

— Il n’y a plus de doute, maintenant. Nous nous trouvons en présence d’une erreurjudiciaire incontestable, une des plus belles erreurs judiciaires que j’aie jamais rencontrées dans ma carrière d’avocat.

Mais l’honorable M. Dubenoît ne l’entendait pas ainsi :

— Une erreur judiciaire ! Jamais de la vie !

— Et qu’est-ce que c’est donc, s’il vous plaît ?

— Une confusion, une simple confusion indigne de fixer notre intérêt plus de cinq minutes.

— Ah ! vraiment ?

— Votre Blaireau n’est qu’un mauvais drôle ! En admettant qu’il ne soit pas coupable dans cette affaire-là, il a sur la conscience une foule d’autres méfaits pour lesquels il n’a jamais été condamné.

— Cela n’est pas une raison.

— Je vous demande pardon, c’en est une, et une excellente ! Blaireau est un braconnieravéré. Vous n’allez pas me dire le contraire à moi qui suis un de ses meilleurs clients… quand la chasse est fermée. Et c’est ce gaillard-là que vous voulez ériger en victime, en victime d’une erreur judiciaire !

À ce mot de victime, le baron de Hautpertuis avait bondi.

— Une victime ! Mais la voilà votre victime ! Et vous, monsieur le maire, qui prétendiez qu’il n’y avait pas de victimes à Montpaillard !

— Permettez, baron, permettez…

— Victime d’une erreur judiciaire ! Ce sera ma première fête de charité au bénéfice d’une victime de ce genre. J’ai eu des victimes de l’incendie, des victimes de l’inondation, des victimes du choléra, mais jamais des victimes de la magistrature.

Tout le monde, même et surtout le président Lerechigneux se mit à rire.

— Cela complètera votre collection, mon cher baron ! fit l’inconscient magistrat.

Un peu vexé qu’on ne s’occupât plus de lui, Jules Fléchard déclara solennellement :

— Et maintenant, messieurs, je vous quitte. Je vais verser mes aveux dans le sein de M. le procureur de la République.

— Vous ne ferez pas cela, s’écria Dubenoît, vous ne ferez pas cela, Fléchard ! Voyons, mon ami, songez que vous allez mettre Montpaillard à feu et à sang !

L’effroi du maire procurait au jeune avocat une joie sans bornes.

— M. Fléchard ne connaît que son devoir d’honnête homme. N’est-ce pas, Fléchard ?

— Et je le remplirai jusqu’au bout, quoi qu’il puisse en arriver !

Un regard brûlant d’Arabella récompensa le héros qui n’hésita pas à se mettre la main gauche sur le cœur en signe decourage civique et de sacrifice au devoir.

Me Guilloche s’était muni de son chapeau.

— Voulez-vous de moi pour avocat ?

— Volontiers.

— Alors, partons, je vous accompagne au parquet.

— Messieurs, au revoir ! Au revoir, mademoiselle.

D’une voix de plus en plus sarahbernhardesque, Arabella laissa tomber ces mots :

— Au revoir, ami, et bon courage.

M. Dubenoît se laissa choir sur un banc.

— Une erreur judiciaire à Montpaillard ! Ah ça va en faire du joli !

Et M. le baron de Hautpertuis alla rejoindre jeunes gens et jeunes filles pour leur annoncer la grande nouvelle :

— Une victime ! mesdemoiselles ! une victime ! Nous la tenons notre victime !

— Contez-nous cela, baron !

Et toute cette jeunesse battit des mains.

— Imaginez-vous, mesdemoiselles…

(Pour la suite, voir plus haut.)

Quant à Jules Fléchard, c’est dans un rêve étoilé qu’il se rendait au parquet, murmurant :

— De quelle voix elle m’a dit : Au revoir ami, et bon courage !