L’Administration des Postes et Télégraphes, ses attributions nouvelles

L’Administration des Postes et Télégraphes, ses attributions nouvelles
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 895-925).
L'ADMINISTRATION DES POSTES
ET DES TÉLÉGRAPHES
SES ATTRIBUTIONS NOUVELLES

Depuis que les transports sont devenus plus rapides, que les hommes se voient plus souvent et se connaissent mieux, mille besoins nouveaux de correspondance sont nés auxquels ne songeaient guère nos pères, qui s’arrangeaient de passer une vie entière dans l’isolement d’une petite ville ou d’un village. Aux relations devenues plus fréquentes, la lettre et le journal ne suffisent plus, pas même le télégramme. Dans les temps anciens, l’Administration des postes y avait joint le mandat d’article d’argent, si commode pour les petites bourses. On lui a demandé plus encore, et elle l’a accordé comme on va voir. Si les frontières subsistent encore en politique, elles sont bien effacées pour les touristes, pour les négocians, pour les parens et les amis. Dès qu’une administration européenne essaie une innovation quelconque, cela se dit et se répète partout, et pour peu que la chose soit utile, il faut que les autres États l’introduisent chez eux. Et puis tous les États, non seulement ceux d’Europe, mais encore du monde entier, en sont venus à constituer de grandes associations postales et télégraphiques soumises aux mêmes règles en tant que des coutumes ou des institutions nationales ne s’y opposent pas absolument. En dépit de cette entente sur un terrain qui leur est commun, les grandes puissances, qui ont désintérêts à défendre tout autour du globe, conservent la préoccupation de s’assurer les moyens de correspondance les plus sûrs et les plus rapides ; de là leur empressement à favoriser les entreprises de paquebots et de câbles sous-marins. Puis, outre tous ces sujets d’étude dont avait à tenir compte l’Administration des postes et des télégraphes survint tout à coup le merveilleux instrument appelé téléphone, dont on n’aurait pu dire le premier jour que ce fût autre chose qu’un jouet de laboratoire et que l’on fait résonner aujourd’hui, de nuit comme de jour, entre Paris et Londres ou Bruxelles. Ce sont en quelque sorte les nouveautés de l’Administration des postes et télégraphes pendant ces vingt ou trente dernières années dont il va être question.


I. — LES RECOUVREMENS, LA CAISSE D’ÉPARGNE ET LES COLIS POSTAUX

A notre époque, la vente de marchandises à terme est, personne ne l’ignore, beaucoup plus importante que la vente au comptant, et la vente à terme se termine par la présentation au débiteur, le jour de l’échéance, d’une traite à payer. Or, si la négociation et le recouvrement des traites ne présentent pas de difficultés dans les villes où siègent des banques qui ont leurs guichets ouverts et des garçons de recettes, il n’en est plus de même dans les petites localités, dans les communes rurales, ni surtout dans les habitations isolées. En bien des endroits, les banquiers avaient recours à l’intermédiaire des facteurs ruraux, commissionnaires bénévoles des communes qu’ils visitent chaque jour. Un vieux directeur avait coutume de dire que la probité, l’exactitude et la sobriété sont les trois vertus théologales du facteur, et, en fait, le personnel de ces modestes agens est recruté et surveillé avec tant de soin que les défaillances y sont rares. Cependant il était imprudent de leur laisser sans contrôle le maniement de sommes parfois considérables, et puis le recouvrement des effets de commerce n’était que facultatif de leur part.

Le recouvrement des traites par la poste s’effectuait déjà en Allemagne, en Suisse et en Belgique, lorsque M. Cochery, ministre des Postes et des Télégraphes, se fit autoriser, par la loi du 5 avril 1879, à l’établir en France. Ce n’était pas sans hésitation qu’il entreprenait d’ajouter un supplément de travail à ses bureaux qu’il savait déjà surchargés. Aussi le nouveau service était-il restreint dans le principe aux valeurs inférieures à 500 francs et payables sans frais ; les grandes villes, où les banquiers ne manquent pas, en étaient exclues. Puis les restrictions locales furent levées peu à peu ; les traites furent acceptées jusqu’au maximum de 2 000 francs. L’organisation de ce service est en somme très simple ; le créancier envoie les traites à recouvrer sous pli recommandé au receveur de la résidence du débiteur ; celui-ci répartit les traites entre ses facteurs ; et le soir, le lendemain au plus tard, il renvoie à l’expéditeur les sommes encaissées sous forme d’un mandat d’article d’argent, avec les traites impayées s’il y en a. Il prélève sur le montant les frais du mandat et de plus, une légère rémunération, fixée par décret, tant pour lui que pour les facteurs qui ont opéré rencaissement. Disons, pour faire apprécier l’importance de ce service, que dès l’année 1890 les effets présentés à l’encaissement dépassaient en nombre 11 millions et en valeur 285 millions de francs.

Cependant des difficultés apparurent lorsqu’on parla de faire recouvrer par la poste les valeurs protestables ; on sait en effet que le Code de commerce impose la condition que le protêt soit fait dans les vingt-quatre heures de l’échéance. La législation étrangère des pays où ce service existait déjà ne fournissait aucun renseignement utile. En Allemagne, le délai du protêt s’étend jusqu’au deuxième jour. En Belgique, les percepteurs des postes sont autorisés par la loi à dresser le protêt eux-mêmes à défaut de notaire ou d’huissier dans la localité. Il n’était pas possible d’adopter la même solution en France où la plupart des recettes sont gérées par des femmes, et les facteurs peuvent être âgés de moins de vingt et un ans. Après examen, on reconnut que le nombre était bien réduit des localités où, par défaut de communication rapide, l’effet impayé le jour de l’échéance ne pourrait être remis à un officier ministériel capable d’effectuer le protêt. L’Administration des postes se chargea donc, à partir du 1er juillet 1881, du recouvrement des valeurs protestables, sauf les restrictions que les circonstances locales lui imposaient. Ceci fait voir du reste combien il est parfois embarrassant de soumettre à un régime uniforme tout un territoire aussi vaste que l’est celui de la France, desservi en certaines parties par des routes et des chemins en excellent état, ailleurs par de simples sentiers, dont la population est ici agglomérée, et dispersée ailleurs en quantité de hameaux que le mauvais temps peut rendre inaccessibles. L’humble facteur des postes doit aller partout et tous les jours, et pourtant il y a des intempéries atmosphériques contre lesquelles il n’est pas de force à lutter.

C’est encore à l’étranger que M. Cochery prit, en 1881, l’idée de faire effectuer les abonnemens aux journaux dans les bureaux de poste. Comme pour les recouvremens, c’est un mandat-poste que le receveur établit sur la demande de l’abonné et qu’il expédie lui-même, en sorte que tout bureau de poste est devenu un bureau d’abonnement pour toutes les feuilles publiques en quelque lieu qu’elles soient imprimées, les journaux quotidiens, les recueils hebdomadaires ou mensuels ayant pris presque tous à leur charge la rétribution minime que l’administration réclame pour ce service.

Des caisses d’épargne s’étaient créées en Angleterre comme en France dès les premières années du siècle. Mais tandis qu’en France la loi intervint de bonne heure pour assujettir les administrateurs de ces établissemens à des règles tutélaires, les Anglais eurent confiance, suivant leur habitude, dans l’initiative privée. Qu’en advint-il ? Des malversations se produisirent ; une enquête parlementaire révéla des abus regrettables, et, sur la proposition de M. Gladstone, une loi institua en 1861 une caisse d’épargne de l’Etat qui fut confiée à l’Administration des postes.

Ce ne fut pas le même sentiment de défiance qui prévalut chez nous, car la gestion des caisses d’épargne y a toujours été régulière, sauf les accidens exceptionnels qui se produisent en tous pays et à toute époque lorsque, dans la masse des comptables de deniers publics, il s’en trouve quelques-uns d’infidèles. Mais on se disait que les caisses existantes (il y en a une à peu près dans chaque arrondissement) étaient trop éloignées du public, que leurs guichets s’ouvraient à de trop longs intervalles (la plupart ne recevaient les dépôts qu’une fois la semaine) ; qu’il faut favoriser l’épargne en lui offrant le moyen de se consolider tous les jours et partout où les petites gens qui économisent se trouvent agglomérés. C’était un vœu si général que le Sénat du second Empire en avait été saisi par des pétitions. Des propositions furent présentées à l’Assemblée constituante de 1871. La question était mûre lorsque M. Cochery fit voter en 1881 une loi instituant une Caisse nationale d’épargne, dont la gestion fut confiée à son administration.

Les institutions nouvelles que le caprice du législateur crée au profit de l’Etat ont plus ou moins de succès : quelques-unes même avortent dès le début ou ne mènent qu’une vie languissante. Lorsque l’une d’elles réussit pleinement, il est bon de le mettre en évidence. C’est ce qui est arrivé pour la Caisse nationale d’épargne ou Caisse d’épargne postale. Alimentée par un budget spécial qui, depuis la seconde année, s’est toujours soldé en bénéfice, elle n’a jamais rien coûté aux contribuables ; elle paie ses dépenses par la différence entre l’intérêt qu’elle sert à ses déposans et le revenu qu’elle retire des placemens de fonds auxquels elle emploie les dépôts qu’on lui confie. En moins de quinze ans, elle est arrivée à grouper deux millions et demi de cliens dont la fortune collective atteint environ 800 millions. C’est peu pour chacun ; mais avec un maximum qui fut d’abord de 2 000 francs et qui est aujourd’hui réduit à 1 500 francs, elle ne peut avoir que des déposans que dédaigneraient les grands établissemens de crédit. Le plus remarquable est que ce développement si rapide n’a nui d’aucune façon aux caisses d’épargne plus anciennes, car celle-ci ont vu leurs opérations s’accroître depuis que leur rivale est en activité. Quelques esprits timorés se sont inquiétés de voir les caisses d’épargne trop prospères ; ils redoutaient une prétendue hausse factice sur les fonds publics que produirait l’emploi de ces dépôts toujours placés en rentes de l’Etat français ; ils prétendaient surtout qu’une crise un peu grave, politique ou financière, provoquerait des demandes en remboursement si nombreuses que les caisses d’épargne n’y résisteraient pas. Ils ont obtenu le vote d’une loi restrictive qui est encore trop récente pour que l’on on puisse apprécier toutes les conséquences, mais dont les effets paraissent dès à présent assez limités. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur cette question qui mériterait un chapitre spécial.

Il existait sous l’ancien régime un monopole des messageries affermé le plus souvent en même temps que le monopole des postes ; l’Assemblée constituante conserva le second en en faisant un service d’Etat, et elle abolit le premier comme contraire au principe de la liberté du commerce et de l’industrie qu’elle venait de proclamer. Il ne paraît pas que le public ait, au début, beaucoup profité de la liberté de l’industrie en ce qui concerne les transports ; peut-être était-ce une conséquence de la misère des temps ; jusqu’à latin de l’Empire, il ne semble avoir existé qu’une seule entreprise, dénommée : Service général des messageries. Elle avait son siège à Paris, rue Notre-Dame-des-Victoires ; elle a continué son existence sous divers noms jusqu’à une époque relativement récente. Cette entreprise est mentionnée à l’Almanach national de l’an XII avec la rubrique suivante : « Le but de cet établissement est de présenter une « centralité » du service des messageries qui embrasse tous les points de la République, et qui, par sa consistance, sa régularité et son exactitude, offre au gouvernement et au public une sûreté qui puisse lui mériter la confiance qu’avaient les fermes et les régies qui l’ont précédé. Il y a un bureau de recouvrement chargé particulièrement du recouvrement des effets de commerce de Paris sur les départemens et des départemens sur Paris. » Les services n’étaient ni fréquens ni rapides. Ainsi une diligence partait de Paris pour Lille les jours impairs et restait trois jours et demi en route. Les départs étaient quotidiens pour Bordeaux et Lyon. Ces voitures transportaient, outre les colis de messageries, les voyageurs qui ne pouvaient trouver place dans les malles-poste, par raison d’économie ou pour tout autre motif. Dès les premières années de la Restauration, de nouvelles voitures publiques se créèrent, la durée du trajet se raccourcit par l’effet de la concurrence et aussi parce que l’état des routes s’améliorait. C’est alors qu’apparurent les entreprises Gaillard, Touchard, Ducler, d’autres encore dont les noms ne sont pas tout à fait oubliés dans les villes qu’elles desservaient. Puis arrivèrent les chemins de fer, qui réduisirent toutes ces voitures publiques à ne plus être que des correspondais de petit parcours entre les gares et les localités voisines.

Entreprises de messageries et chemins de fer transportaient les petits colis à des prix variables suivant la distance ; ils avaient l’inconvénient de ne desservir que les localités situées sur leur itinéraire. L’administration des postes s’était désintéressée de cette source de trafic pendant plus d’un demi-siècle, quand, en 1856, elle se fit autoriser à recevoir les échantillons de marchandises. C’était d’une faible ressource pour le commerce, car le taux d’affranchissement était assez élevé pour éloigner les objets pesans sans valeur, et il eût été imprudent de faire voyager des objets de valeur par la poste sans aucune garantie de bonne réception. En 1873, une loi étendit la recommandation qui existait déjà pour les lettres à tous autres objets tels qu’imprimés, échantillons, et en même temps elle autorisa l’envoi de valeurs cotées en boîtes jusqu’au maximum de 10 000 francs. Les bijoutiers qui ne savaient jusqu’alors comment expédier leurs marchandises recevaient toute satisfaction ; les commerçans d’autres professions, dont les remises ont en général peu de valeur marchande sous un grand poids, n’avaient d’autre ressource que le chemin de fer, dont le tarif restait proportionnel à la distance et par conséquent fort élevé lorsqu’il s’agissait d’une expédition lointaine.

Divers États voisins de la France avaient organisé un service de colis postaux, c’est-à-dire que des colis de faible poids étaient reçus dans les bureaux de poste, transportés par les courriers et distribués par les facteurs en même temps que les lettres. Bien que cette organisation fût une cause de dépense et d’embarras, en raison des frais de manutention et de transport, le public en recueillait un tel profit que, sur la demande de plusieurs administrations étrangères, le bureau international de l’Union postale (on verra plus loin quel est le rôle de ce bureau) provoqua la réunion d’une conférence pour en étendre le bénéfice aux relations internationales. M. Cochery accepta avec empressement que cette conférence fût tenue à Paris. Il ne se dissimulait pas qu’il lui serait impossible d’imposer cette nouvelle charge au service qu’il dirigeait. N’eût-il pas reculé d’ailleurs devant l’accroissement de dépense en personnel, locaux, moyens de transport, que devait exiger cette attribution, il ne pouvait perdre de vue que les compagnies de chemins de fer, tenues par leur cahier des charges de transporter à titre gratuit les dépêches de la poste, auraient eu lieu de réclamer si les dépêches étaient bondées par des colis dont le port avait été jusqu’alors une de leurs sources légitimes de profit. M. Cochery fit donc insérer dans un protocole de la conférence que tout État avait le droit d’en faire exécuter les clauses par les entreprises de chemins de fer et de navigation lorsqu’il ne voudrait pas les exécuter lui-même. Simultanément, il concluait avec les représentans des grandes compagnies une convention en vertu de laquelle celles-ci se substituaient à l’État pour le transport des colis postaux, dans la limite de leurs moyens d’action. Le tout fut approuvé par la loi du 3 mars 1881, qui réduisait à 10 centimes le droit de timbre des bulletins d’expédition et à 5 centimes l’affranchissement de la lettre d’avis pour le destinataire.

On sait quel a été le succès de ces petits paquets expédiés à prix fixe d’un bout à l’autre du territoire, partout où pénètrent les chemins de fer. C’est par millions qu’on les compte du 1er janvier au 31 décembre. Il est vrai que le colis postal n’a de postal que le nom, puisque l’Administration des postes n’a pas à s’en occuper, et toutes les communes de France n’en ont pas le bénéfice. En notifiant à ses subordonnés les actes constitutifs du nouveau service, M. Cochery les avisait qu’ils pourraient avoir plus tard à y coopérer. Quinze années se sont écoulées, et les colis postaux ne sont encore reçus et distribués que par les gares de chemin de fer et par les courriers qui correspondent aux trains. Cependant, à considérer que les voies ferrées atteignent aujourd’hui toutes les villes populeuses où les petits paquets abondent, il ne semble pas qu’il y aurait d’embarras à les faire recevoir et distribuer par les facteurs ruraux, puisqu’il est admis que ces modestes et utiles fonctionnaires sont les commissionnaires des communes qu’ils visitent chaque jour.

On reproche aux administrations françaises de retenir des attributions qu’elles feraient mieux d’abandonner à l’industrie privée. Ce qui a été fait pour les colis postaux démontre qu’elles savent aussi s’abstenir quelquefois. On prétend aussi que l’Angleterre sait mieux faire la part de l’initiative individuelle. Il est assez curieux d’observer que le Post-Office anglais s’est réservé le service des colis postaux que l’on a remis chez nous aux compagnies. Il paie aux chemins de fer 45 pour 100 de la recette pour les colis qu’ils transportent ; avec le restant, il fait face à toute la dépense de magasinage, de transport sur route, de factage. Il est même arrivé ceci que, pour n’avoir pas à partager le gain sur les lignes où le trafic est abondant, il a jugé utile de rétablir des fourgons attelés en poste qui partent le soir et rentrent le matin, de Londres à Brighton (85 kilomètres), de Liverpool à Manchester (60 kilomètres).


II. — LES CONVENTIONS INTERNATIONALES

Les relations entre citoyens d’un même pays ou bien entre les citoyens et les administrations de leur pays sont régies par la loi, et des tribunaux sont institués pour rendre justice à qui serait lésé. Mais la loi n’a de pouvoir qu’à l’intérieur de l’Etat qui l’a édictée ; au-delà des frontières personne ne peut s’en prévaloir. Entre citoyens ou entre administrations de pays différens, les relations ne sont plus régies que par des traités ou conventions. L’ancien régime eut déjà des conventions avec l’étranger pour l’échange des correspondances. Ainsi on lit dans l’Almanach royal de 1758 que les lettres pour les villes d’Espagne partent tous les mardis à huit heures du matin, et celles pour les villes d’Angleterre les mercredis et samedis. En général les lettres devaient être affranchies au départ jusqu’à la frontière française ou jusqu’au port d’embarquement pour les correspondances d’outre-mer, en sorte que deux offices voisins, au moment de l’échange des dépêches, n’avaient à se remettre l’un à l’autre aucun compte de taxes, chacun restant libre d’appliquer sur son territoire ses tarifs et ses règles de service.

Pendant les premières années du XIXe siècle, l’Administration conclut un grand nombre de conventions avec les administrations étrangères, mais presque uniquement pour le transport des lettres ordinaires. Ces traités reposaient sur des bases très diverses ; quelques-uns admirent l’affranchissement facultatif, puis les lettres recommandées et même les articles d’argent. Les tarifs restaient le plus souvent fort élevés, même lorsque les contractans avaient adopté des taxes uniformes et modérées dans les limites de leur propre territoire. En 1863, sur la proposition du gouvernement des États-Unis, une commission internationale se réunit à Paris pour rechercher les principes généraux d’un accord entre tous les offices postaux. Cette assemblée émit un vœu en faveur d’une taxe uniforme des lettres entre tous les pays du globe. C’était prématuré : les délégués des divers pays qui participaient aux délibérations n’avaient pas qualité pour engager les gouvernemens qu’ils représentaient, et même aucun d’eux n’aurait su dire jusqu’à quel point la mesure proposée affecterait les recettes du trafic étranger.

Enfin, un congrès postal se réunit à Berne en 1874 avec le programme bien défini d’organiser l’échange des lettres, cartes postales, échantillons et imprimés de toute nature comme si tous les États contractans formaient un seul territoire. En dehors des puissances européennes les États-Unis de l’Amérique du Nord et l’Egypte étaient représentés à ce congrès. Les principes généraux qui furent adoptés peuvent se résumer ainsi : 1° adoption d’une taxe unique avec la même unité de poids, plus une surtaxe pour les parcours maritimes au-dessus de trois cents milles ; 2° attribution à l’office d’origine des taxes d’affranchissement, sous réserve de payer aux offices transitaires une indemnité calculée d’après le poids total des lettres ou des autres objets. Ceci était une grave innovation, les administrations correspondantes s’étant jusqu’alors réciproquement décompté les taxes afférentes à chacun des objets qu’elles transportaient. Enfin un bureau international était institué à Berne, à frais communs, pour servir d’intermédiaire et de lien entre les offices contractans, et des congrès périodiques devaient être convoqués lorsqu’il y aurait lieu de réformer ou de compléter le pacte fondamental.

La France, que des désastres récens avaient obligée de relever ses taxes postales intérieures, n’adhéra aux résolutions du traité de Berne qu’à partir du 1er janvier 1876. Depuis, un second congrès fut tenu à Paris en 1878, un troisième à Lisbonne en 1885 et enfin un dernier, dont les actes sont encore en vigueur, à Vienne en 1891. A chaque réunion, le nombre des États adhérens s’augmentait, en même temps que de nouvelles attributions entraient dans l’accord de l’Union postale universelle.

Le congrès de Vienne a conclu six conventions ou arrangemens qu’il est utile d’examiner avec quelques détails, puisque ces actes régissent aujourd’hui la correspondance postale sur presque toute l’étendue du globe. La Chine, la Corée et le Maroc sont, sauf omission, les seuls États constitués qui n’aient pas pris part au congrès ou n’y aient pas adhéré.

Il y a d’abord la convention postale. Elle débute par ces mots, qui semblent annoncer une ère nouvelle où il n’y aura plus ni frontière ni nationalité : « Les pays entre lesquels est conclue la présente convention, ainsi que ceux qui y adhéreront ultérieurement, forment un seul territoire postal pour l’échange réciproque des correspondances entre leurs bureaux de poste. » Le tarif est pour les lettres de 25 centimes par 15 grammes, pour les car les postales de 10 centimes, pour les imprimés 5 centimes jusqu’à 50 grammes, pour les papiers d’affaires le même prix avec un minimum de 25 centimes, et pour les échantillons avec un minimum de 10 centimes. Mais les échantillons ne doivent pas avoir de valeur marchande ni dépasser le poids de 250 grammes, sans doute afin que les taxes douanières ne soient pas éludées. De plus, tous ces objets peuvent être envoyés sous recommandation au taux de 25 centimes par envoi, avec faculté d’accusé de réception. L’affranchissement s’opère toujours avec les timbres-poste du pays d’origine. Les objets recommandés peuvent même être expédiés grevés d’un remboursement jusqu’au montant de 500 francs ; mais cette disposition n’est valable que dans les pays qui déclarent l’accepter. Sous la même réserve, tout objet peut, à la demande de l’expéditeur, être remis par exprès au destinataire moyennant une surtaxe.

L’arrangement concernant l’échange des lettres et des boîtes avec valeur déclarée a eu beaucoup moins d’adhérens que la convention postale. Le transport des valeurs comporte en effet des risques de perte contre lesquels les administrations se sentent diversement protégées, suivant les mœurs ou la législation de leur pays. De même l’arrangement concernant les mandats-poste n’a été accepté que par un petit nombre d’Etats, quoique par un autre motif. Il y est dit que les contractais se rendent compte mensuellement deux à deux des mandats qu’ils ont échangés, et que celui qui est reconnu débiteur doit payer la différence en monnaie d’or du pays créancier. Or, pour quelques-uns, le change atteint, parfois dépasse même le droit de un pour cent qui est prélevé sur l’expéditeur du mandat. L’arrangement concernant les recouvremens a réuni moins d’adhérens encore, et par le même motif. Le sixième des actes du congrès de Vienne est une convention relative aux colis postaux.

Bien que la poste aux lettres soit de beaucoup antérieure au télégraphe, bien qu’il y ait eu des conventions entre pays limitrophes pour régler le mode d’échange de leurs lettres même sous l’ancien régime, l’Union télégraphique fut instituée avant l’Union postale dont il vient d’être parlé. Elle date de la conférence de Paris, en 1865, qui substitua des tarifs et des règles de service uniformes aux arrangemens particuliers que les divers États de l’Europe avaient jusqu’alors conclus entre eux dès qu’ils soudaient les fils de leur réseau sur leur frontière commune.

Au début de la télégraphie électrique, la taxe avait été, en tous pays, proportionnelle à la distance. Il en résultait une complication extrême des tarifs surtout lorsqu’un télégramme franchissait la frontière, car il pouvait payer plus ou moins suivant la voie d’acheminement. La conférence de Paris établit une taxe uniforme par télégramme simple de vingt mots ; les pays de provenance et de destination recevaient chacun une part à titre de taxe terminale, et les pays intermédiaires dont le territoire était traversé, une taxe de transit. La conférence de Vienne en 1868 réduisit à dix mots le télégramme simple ; elle introduisit en outre le principe de la non-concurrence en matière de tarifs télégraphiques, c’est-à-dire que les États contractans, tout en restant libres de conclure entre eux des traités particuliers, s’engageaient à ne pas se faire concurrence, par la voie d’abaissement de tarifs, pour l’échange des correspondances qui empruntent le territoire de plusieurs États. D’autres conférences furent, tenues successivement à Rome en 1872, à Saint-Pétersbourg en 1875, à Londres en 1879, à Berlin en 1885 et la dernière à Paris en 1890. Ce n’est pas toutefois que ces réunions fréquentes aient modifié beaucoup les règles primitives. A Berlin, les délégués établirent d’accord une taxe terminale de 10 centimes par mot et une taxe de transit de 8 centimes ; encore ces taxes étaient-elles réduites à six et demi et 4 centimes pour les États de faible superficie, Belgique, Danemark, Grèce, etc. En revanche, la Russie et la Turquie, en raison de leur vaste superficie, étaient autorisées à imposer des taxes plus élevées. En outre, des taxes de transit étaient établies, dans chaque cas particulier, pour le parcours des câbles sous-marins.

De même que l’Union postale, l’Union télégraphique s’est constitué un organe central, placé sous la haute autorité du gouvernement suisse ; c’est le Bureau international des administrations télégraphiques, dont le siège est à Berne et qui, entretenu à frais communs par tous les États contractans, est chargé de réunir et de publier les renseignemens de toute nature qui intéressent l’Union, d’instruire les demandes de modification, de promulguer les changemens adoptés, de procéder à toutes les études que commande l’intérêt commun.

Le rôle de ce Bureau international est devenu d’autant plus important que le programme des conférences s’est modifié depuis vingt ans d’une façon qu’il importe de faire connaître.

Dans l’administration intérieure d’un État qui n’est pas soumis au pouvoir absolu d’un souverain, la loi votée par les représentai du pays fixe les principes généraux du droit et les obligations auxquelles les citoyens sont assujettis ; elle délègue au pouvoir exécutif le soin de régler par décret les détails d’exécution. Par analogie, dans les administrations qui, comme les postes et les télégraphes, étendent les branches de leurs services au-delà des frontières, il y a une distinction à faire entre les droits en quelque sorte régaliens qui ne peuvent être discutés et consentis que par les gouvernemens avec l’appareil diplomatique, et le règlement d’exécution que les administrations doivent arrêter entre elles. Les congrès et conférences où se discutèrent les arrangemens postaux et télégraphiques subirent cette distinction dès le début ; ils conclurent d’une part des conventions diplomatiques qui définissaient les principes, et d’autre part des règlemens d’exécution et d’ordre qui précisaient les détails. Un exemple montrera qu’il y a là des questions que l’on ne peut soumettre à la même procédure. Quand on voulut établir pour la première fois un fil télégraphique entre la France et l’Angleterre ou l’Autriche ou la Belgique, il fallut un accord conclu par l’intermédiaire des diplomates. Le fil une fois établi, lorsqu’il s’est agi de savoir par quels appareils il serait desservi, dans quel ordre se ferait l’échange des télégrammes, ce n’était plus qu’affaire à régler entre les administrations. Or, depuis la conférence tenue à Saint-Pétersbourg en 1875, l’accord a paru si bien établi en matière de correspondance télégraphique, que la convention signée à cette époque n’a plus été remaniée. Les conférences suivantes n’ont fait que retoucher le règlement d’exécution, et, s’il a fallu néanmoins le soumettre chaque fois à l’approbation des Chambres, c’est qu’il contenait des modifications de taxe qui ne deviennent valables en France que par la sanction législative.

L’Union postale n’a pas encore amené ses règlemens à ce degré d’avancement, sans doute parce qu’elle a un programme de travaux plus étendu. Mais on peut prévoir que pour elle aussi, dans un avenir qui n’est pas très éloigné, la législation internationale se trouvera codifiée, et les congrès futurs n’auront plus qu’à discuter des tarifs ou des questions administratives.

Les dernières conférences télégraphiques ont encore eu ceci de remarquable que les compagnies propriétaires de câbles sous-marins y ont été représentées et y ont pris l’engagement de se conformer au règlement. C’était indispensable. De quoi eût servi l’accord entre les États-Unis de l’Amérique du Nord ou le Brésil avec les pays d’Europe si les câbles qui servent seuls d’intermédiaire entre eux n’y eussent souscrit ? La situation actuelle des communications télégraphiques autour du globe présente cette singularité que les anneaux essentiels de la chaîne ne sont pas entre les mains des gouvernemens. Le monde télégraphique se compose d’États souverains et, en outre, de compagnies financières qui n’ont d’autre charte qu’un cahier des charges, et ce cahier des charges en général ne les gêne guère. Tous ces coopérateurs d’une même œuvre ont un code qui leur est commun, le règlement édicté par les conférences internationales. Mais quel est le code dont les articles ne comportent pas des différences d’appréciation, et, en cas de désaccord, à qui s’adresser pour faire trancher le différend ? Le bureau international de Berne donne son avis sur le litige quand les parties en désaccord le lui demandent, et cet avis est toujours d’un grand poids. Mais les contractans ne lui ont pas encore conféré le rôle d’arbitre que son indépendance et ses lumières justifieraient, et, quand bien même il serait investi de cet arbitrage par le consentement commun, ses arrêts seraient dépourvus de sanction. Seule la convention postale conclue à Vienne a institué l’arbitrage en cas de dissentiment entre deux ou plusieurs membres de l’Union soit pour interpréter les articles de la convention, le cas échéant, soit pour prononcer la responsabilité d’un office lorsqu’un objet de valeur est perdu. Si jusqu’à ce jour aucun conflit n’est survenu qui n’ait pas été résolu par un accord amiable, c’est que les litiges de la poste et du télégraphe sont au fond de médiocre importance en comparaison des affaires que les Etals contractans ont à discuter entre eux. Ceci n’est pas exact, il est vrai, en ce qui concerne les compagnies propriétaires de câbles sous-marins ; car le trafic des télégrammes et le profit qu’elles en retirent sont pour elles la principale affaire. Aussi serait-il souhaitable qu’elles fussent régies par une législation internationale et soumise au contrôle commun de toutes les puissances que leur maintien intéresse.

Une dernière observation est à faire à propos des conventions internationales postales et télégraphiques. Il y est bien réservé qu’elles ne portent pas atteinte à la législation intérieure de chaque État et même qu’elles ne font pas obstacle à ce que deux pays voisins concluent des traités particuliers en vue d’améliorer leurs relations. Pourtant, il y a une tendance générale à mettre partout le service intérieur d’accord avec le service international ; le motif en est simple. Personne n’ignore ce qu’il y a de compliqué dans les règles de service, par exemple l’affranchissement des objets que la poste transporte à prix réduit, le compte des mots dans un télégramme. Pour le négociant qui a de fréquentes relations avec l’étranger, c’est une source continuelle d’ennuis et d’hésitations d’avoir deux poids et deux mesures, suivant que le correspondant réside en deçà ou au-delà de la frontière. Si l’Union postale n’a pas fait admettre le système métrique par toutes les nations (ce qui, du reste, ne la regardait pas), du moins elle a fait approuver des tableaux d’équivalence, en francs et centimes, de toutes les monnaies des pays civilisés, et d’équivalence, en grammes, des mesures de poids qu’ils emploient. On en est déjà presque à ce point que tout ce qu’il y a d’essentiel dans la législation des postes et des télégraphes se décide dans les assemblées internationales.


III. — LES PAQUEBOTS ET LES SERVICES MARITIMES

L’acheminement des correspondances d’outre-mer était bien aléatoire au temps de la navigation à voiles. Les départs et les arrivées n’avaient rien de fixe. Un arrêté des consuls, en date du 19 germinal an X, avait donné à l’Administration des postes le droit de faire transporter des sacs de dépêches par les capitaines de navires du commerce, mais nul service régulier n’existait sur aucune mer.

La marine à vapeur modifia cette organisation primitive. En 1833, la France et l’Angleterre s’entendirent pour créer un service régulier entre Douvres et Calais six jours au moins par semaine. Chaque office transportait ses propres lettres et dépêches administratives jusqu’au port de l’office correspondant. Ainsi le directeur général des postes françaises faisait livrer ses dépêches au représentant du Post Master general chaque jour à Douvres, à six heures du soir, « ou aussitôt que possible après cette heure ». Celui-ci faisait remettre les siennes au bureau de poste de Calais, à onze heures du matin. Les transports étaient effectués par des paquebots de l’Etat, considérés et reçus dans les ports des deux pays comme vaisseaux de guerre ; ils jouissaient « des honneurs et privilèges que réclament les intérêts et l’importance générale du service qui leur est confié » ; ils pouvaient prendre à bord, tant à Douvres qu’à Calais, des passagers de toutes nations, mais le transport des marchandises à titre de fret leur était interdit. En 1837, le gouvernement français établit encore à ses frais des lignes de paquebots dans la Méditerranée, sur l’Egypte, Constantinople, les Echelles du Levant et la Corse. C’étaient alors des bâtimens de guerre qui desservaient l’Algérie.

L’exploitation directe par l’État était onéreuse pour le budget et ne répondait pas aux besoins du commerce qui, une fois la route frayée, s’était rapidement développé. Aussi une commission instituée en 1850 par le ministre des Finances à l’effet d’examiner la situation des lignes maritimes postales de l’Italie et du Levant déclara-t-elle sans hésitation qu’il valait mieux céder ces lignes à des entreprises privées. Les motifs développés dans son rapport méritent d’être reproduits, ils ont conservé leur valeur : « L’industrie des transports n’est pas une industrie passive ; ceux qui l’exercent doivent travailler et développer les transactions. Ils n’attendent pas que la marchandise leur soit apportée, ils vont la chercher au loin, lui frayent en quelque sorte le passage, et la font arriver par les mille canaux de l’industrie privée. Les soins que réclame la manutention des divers articles, la responsabilité qui incombe à ce roulage des mers, la mobilité indispensable des tarifs, l’étude des convenances propres à chaque commerce, tout cela est une science et demande une complète liberté d’action. » Adoptant cette doctrine, l’État abandonna l’une après l’autre l’exploitation de toutes les lignes postales dont il s’était chargé d’abord, à une époque où l’industrie de la navigation à vapeur manquait encore de ressources. Il n’y a plus aujourd’hui que des compagnies subventionnées sur les parcours où l’Administration des postes fait transporter ses dépêches.

L’Administration des postes est chargée d’organiser les services de transports maritimes. Les subventions allouées aux compagnies qui en sont concessionnaires figurent à son budget pour une somme d’environ 25 millions, en regard de laquelle elle ne peut montrer qu’une très faible recette. Ce n’est pas le seul intérêt postal qui provoque la création et l’entretien des entreprises de paquebots, c’est le souci d’ouvrir de nouveaux débouchés à notre commerce, de développer notre influence dans les mers lointaines par l’apparition périodique de notre pavillon, de rattacher les colonies à la métropole par des échanges de correspondance réguliers. L’intérêt postal n’est donc pas seul en jeu lorsque l’occasion se présente, soit de modifier les parcours en vigueur, soit de substituer de nouvelles lignes à celles que le développement des communications terrestres a rendues superflues. Aussi les projets de l’espèce ont-ils toujours été étudiés par des commissions mixtes où les ministères des Affaires étrangères, des Colonies et du Commerce étaient représentés.

Passons brièvement en revue les entreprises qui sont actuellement en activité.

Entre Calais et Douvres, le service fut remis à l’industrie privée en 1855. Sous le couvert du concessionnaire apparent, un armateur de Dunkerque, la concession fut en réalité donnée à la Compagnie du chemin de fer de Londres à Douvres, qui exécutait déjà le transport des dépêches entre Douvres et Calais pour le compte du gouvernement britannique. Dix-sept ans plus tard, à l’expiration du marché, une compagnie française lui succéda, mais celle-ci ne put s’entendre avec la compagnie anglaise, qui refusa de délivrer, par son intermédiaire, des billets directs aux voyageurs de Paris pour Londres. Les voyageurs prirent presque tous les paquebots anglais. La compagnie française, privée de l’élément principal de son trafic, réduite à la seule subvention de l’Etat, fut contrainte de rétrocéder le marché à son concurrent. Au surplus, il ne s’agit, dans ce cas-ci, que d’une petite affaire ; la subvention annuelle est maintenant réduite à 100 000 francs.

Le service de la Corse, avec six ordinaires par semaine, figure au budget pour une subvention de 355 000 francs.

C’est en 1851 que les bâtimens de la marine de guerre cessèrent d’effectuer les transports entre la France et l’Algérie. Sur cette ligne, les dépêches étaient un accessoire, les transports de troupe et de matériel étant l’élément essentiel du trafic. Les marchés furent d’abord préparés et conclus par les ministres de la Guerre et de l’Intérieur, et seulement à partir de 1879 par le ministre des Postes et des Télégraphes. Devenue concessionnaire des lignes d’Algérie, à la suite d’une adjudication publique, la Compagnie transatlantique eut souvent à remanier ses parcours, soit à la demande du gouvernement, comme il advint au moment de l’expédition de Tunisie, qui fit créer plusieurs départs hebdomadaires directs entre Marseille et Tunis ; soit d’office et comme conséquence du développement considérable que prirent, en ces dernières années, les exportations algériennes. En même temps, la vitesse de marche des paquebots s’accroissait ; c’est ainsi que la durée de la traversée entre Marseille et Alger qui dépassait quarante-huit heures, il y a quarante ans, se trouvait réduite d’abord à trente-quatre heures, — le cahier des charges exigeant une vitesse de 12 nœuds et la distance étant de 417 milles, — puis à trente heures, et enfin à vingt-quatre, grâce à la mise en marche de navires à machines plus puissantes. Enfin en 1895, à la veille de l’expiration du marché en cours, l’Administration des postes et la Compagnie transatlantique étaient d’accord pour renouveler un contrat dont les conditions s’étaient progressivement améliorées au profit du public et qui ne coûtait d’ailleurs que 880 000 francs par an au budget de l’Etat. Mais les représentais de Marseille et ceux de l’Algérie firent valoir qu’il existait plusieurs entreprises de navigation concurrentes, qu’il était contraire au principe de la liberté de l’industrie de donner à l’une d’elles le monopole des transports du gouvernement et que l’Administration des postes ferait mieux de confier ses dépêches à tous les bâtimens en partance, sauf à encourager les parcours les plus rapides au moyen d’une prime de vitesse. C’est le système aujourd’hui en vigueur et dont les résultats ne paraissent pas défavorables quant à présent. C’est sur New-York, en 1840, que le gouvernement français essaya pour la première fois de créer une ligne de paquebots transatlantiques. La tentative échoua, aucune compagnie ne s’étant présentée. Les conditions en étaient pourtant bien modestes, et peut-être est-il utile de les rappeler ici pour faire voir les progrès que l’industrie navale accomplit en un demi-siècle. On prévoyait que la traversée du Havre à New-York se ferait en seize jours, il en faut aujourd’hui sept ou huit. La loi prescrivait au concessionnaire d’employer des bâtimens de 450 chevaux sans lui imposer l’obligation qu’ils fussent de construction française, les ateliers de notre pays n’ayant fabriqué jusqu’alors que des machines de 250 chevaux au plus ; or, la compagnie actuelle emploie sur cette ligne des bâtimens de 8 000 chevaux qu’elle construit elle-même.

C’est en 4 801 que la Compagnie transatlantique créa les lignes du Havre à New-York et de Saint-Nazaire aux Antilles qu’elle exploite encore aujourd’hui. Seulement la ligne de New-York, qui était mensuelle, est devenue hebdomadaire ; la ligne mensuelle unique de Saint-Nazaire aux Antilles a été remplacée par des lignes également mensuelles de Saint-Nazaire à Colon, de Saint-Nazaire à la Vera-Cruz, du Havre et de Bordeaux à Colon. La Compagnie y a même ajouté les parcours du Havre et de Bordeaux à la Vera-Cruz, de Marseille à Colon et de Marseille à Haïti, en remplacement des annexes entre la Martinique, la Jamaïque et Cuba que le cahier des charges lui imposait. Pourtant la subvention qu’elle reçoit est restée à peu près au même chiffre, à savoir 9 958 000 francs par an. Il faut y ajouter une somme d’environ 1 200 000 francs comme prime de vitesse, qui lui est acquise lorsque ses navires dépassent la vitesse de 15 nœuds. On n’ignore pas combien la concurrence est active entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Les paquebots de Hambourg, de Southampton, de Liverpool, disputent le fret et les voyageurs à ceux du Havre. Il faut aller vite si l’on veut conserver la clientèle qui paie le mieux ou bien abaisser ses prix. La prime de vitesse se justifie bien ici.

En 1835, 1e gouvernement de Louis-Philippe, jaloux d’étendre son influence dans la Méditerranée orientale, avait obtenu des Chambres un crédit de 6 millions pour construire des paquebots destinés aux lignes du Levant. Ces paquebots étaient assimilés aux bâtimens de la marine royale ; le service fut inauguré en 1837. Une convention conclue vers cette époque avec le gouvernement anglais pour le transit de la Malle des Indes nous apprend qu’elle en était l’organisation. Les paquebots, de la force de 100 chevaux, partaient de Marseille trois fois par mois. La durée du trajet, de Marseille à Alexandrie, y compris le temps nécessaire du transbordement des correspondances à Malte, ne devait pas dépasser douze jours et douze heures, à moins d’obstacles de force majeure. La distance entre Calais et Marseille devait être parcourue par les malles-poste de l’Office français en quatre jours et six heures.

En 1851, l’Etat se substitua, pour l’exécution de ces services de paquebots et avec une subvention annuelle de 3 millions, la Compagnie des Messageries nationales. C’était cette même société qui, au commencement du siècle, possédait des voitures publiques et effectuait seule en France le transport des messageries par héritage de l’ancienne régie, et qui est devenue depuis, abandonnant tout service terrestre, la Compagnie des Messageries maritimes. Ce que l’Etat lui concédait allait s’amoindrir d’année en année, par suite du progrès des chemins de fer. Ce furent d’abord les escales d’Italie : Civita-Vecchia, Naples, Messine, qui devinrent sans objet. Puis l’Office anglais substitua le parcours Brindisi-Port-Said au parcours Marseille-Alexandrie dans l’itinéraire de la Malle de l’Inde. Enfin Constantinople est aussi relié au réseau des chemins de fer européens. La Compagnie ne dessert plus la ligne de Marseille à Constantinople qu’à titre facultatif et sans subvention ; mais, par compensation, elle a donné une extension considérable à ses itinéraires dans les mers plus lointaines.

Ce fut d’abord la ligne du Brésil et de la Plata, qui était considérée depuis longtemps comme Tune des plus productives sous le rapport commercial ; la Compagnie l’entreprit en 1857 avec une subvention de 4 700 000 francs pour un départ mensuel. Bordeaux en fut le port d’attache, de même que Saint-Nazaire pour les Antilles, le Havre pour New-York. Le gouvernement trouvait équitable de répartir le réseau postal entre les principales places de notre commerce maritime, et cette règle a toujours été observée depuis. Le trafic de la ligne du Brésil et de la Plata a paru tellement rémunérateur que la Compagnie l’exploite encore, de prorogation en prorogation, avec une subvention réduite à moins d’un million, encore a-t-elle créé un second départ mensuel dont l’administration des postes profite sans autre dépense. C’est cette voie, mais non la seule, qui dessert la colonie du Sénégal.

En 1861 fut concédée à la même Compagnie, avec une forte subvention, une entreprise plus considérable que les précédentes, la ligne de Marseille à Shanghaï, avec embranchemens de Colombo à Calcutta, de Singapore à Batavia, de Shanghaï à Yokohama. D’abord mensuels, les départs eurent lieu de deux en deux semaines, de façon à alterner avec les départs des paquebots anglais dès que le canal de Suez fut ouvert à la navigation. Le développement progressif des intérêts français dans l’extrême Orient a motivé la création de nouvelles lignes concédées à la même Compagnie. Elle a maintenant un départ mensuel de Marseille pour l’Australie et la Nouvelle-Calédonie et aussi un départ mensuel de Marseille pour la côte orientale d’Afrique et Madagascar. Tous ces services d’Extrême-Orient lui valent une subvention d’à peu près 11 millions par an.

Il ne reste à mentionner qu’un service de paquebots de création bien plus récente : c’est la ligne occidentale d’Afrique, desservie mensuellement par des navires qui partent alternativement du Havre et de Marseille et visitent tous les ports du littoral africain, depuis Dakar jusqu’au Congo français. Les correspondances à destination de cette côte n’étaient acheminées, jusqu’en 1889, que sur les paquebots anglais. Entre temps, notre commerce y était devenu tellement actif que l’Administration des postes put s’assurer cette communication mensuelle pour une modique subvention de 500 000 francs par an.

Sur chacun de ces paquebots qui naviguent pour son compte, — à l’exception de ceux qui vont, sans escale intermédiaire, d’un port à l’autre, tels ceux d’Algérie et de New-York, — l’Administration des postes entretient un de ses employés, qui constitue en quelque sorte un bureau de poste naviguant, échange des dépêches à chaque relâche avec les offices étrangers ou coloniaux, distribue et prend en mains propres les correspondances des commandans de la marine de l’Etat, lorsqu’il s’en trouve sur son itinéraire, et même émet et paye des mandats d’articles d’argent au profit des passagers et de l’équipage du bâtiment qui le porte. Pour compléter cette organisation, l’administration française avait créé des bureaux de poste en quelques-unes des localités situées sur l’itinéraire des paquebots, d’abord dans les pays ottomans : à Constantinople, Smyrne, Salonique, Alexandrie, en vertu des capitulations ; puis, plus récemment, à Shanghaï, Tanger et Zanzibar. Des bureaux français de cette sorte ont même été quelque temps en activité à la Vera-Cruz et à Yokohama ; ils ont disparu depuis que le Mexique et le Japon ont adhéré à l’Union postale universelle. Notons encore que les paquebots français ne portent pas seulement les correspondances originaires ou à destination de notre pays ; ils reçoivent et distribuent, depuis leur départ jusqu’à leur retour, tout ce que les offices étrangers jugent utile de transmettre par leur intermédiaire. Nul n’ignore ce que cause d’émotion l’arrivée d’un courrier dans les colonies lointaines. Le pavillon qui s’y montre à jours fixes et périodiques ne rend pas seulement service au commerce, il accroît l’influence de la nation qu’il représente.

Est-ce acheter ces avantages trop cher que de les payer par 25 millions de subvention annuelle ? Le montant en décroîtra du reste à mesure que le trafic commercial donnera de plus gros profits aux compagnies concessionnaires. C’est ainsi qu’il dépassait 27 millions en 1871 quoique les itinéraires fussent beaucoup moins étendus ou les départs moins fréquens. Le service du Brésil et de la Plata coûte cinq fois moins aujourd’hui que dans les années de début. Les services de la Manche, de la Corse, de la Méditerranée, n’exigent plus que de faibles subventions.

Il y a près de vingt ans, les contrats qui liaient l’Office anglais aux compagnies pour les transports des dépêches aux Etats-Unis étant expirés, le post master géneral décida de n’en pas conclure de nouveaux, mais de livrer ses sacs aux armateurs des navires les plus rapides avec une rémunération calculée à raison du poids des lettres ou des imprimés. Il trouva bien, il est vrai, assez de navires en partance pour assurer trois courriers réguliers par semaine entre l’Angleterre et New-York ; mais les compagnies qui possédaient, les navires les plus rapides ne voulurent pas se prêter à l’expérience. C’est un inconvénient qui n’est pas à craindre chez nous, puisque les lois sur la marine marchande obligent les capitaines de navires français à prendre charge, avant leur départ, des sacs de dépêches que l’administration des postes veut leur confier.


IV. — LES CABLES SOUS-MARINS

A notre époque, la correspondance télégraphique est quotidienne entre tous les pays du globe. Les journaux nous tiennent chaque matin au courant de ce qui s’est passé d’important la veille dans les deux hémisphères, « de Paris à Pékin, du Japon jusqu’à Rome », et même on Océanie et dans les deux Amériques. Les câbles sous-marins gisent sous les Ilots de tous les océans, sauf l’océan Pacifique, et encore promet-on que cette lacune disparaîtra bientôt. Dans les mers de notre Europe, telle que la Méditerranée ou la mer du Nord, les câbles sont si nombreux que, si l’on a besoin d’en réparer un, on risque d’en endommager deux ou trois autres. On a peut-être oublié que cette industrie ne remonte guère à plus de quarante ans et qu’elle eut tant d’échecs au début qu’on en a presque désespéré. C’est en 1851 que fut immergé le premier fil télégraphique entre Douvres et Calais ; la distance était courte, et le détroit a tout au plus 50 mètres de profondeur. Il fut encore assez aisé de relier l’Angleterre à la Belgique et à l’Irlande, même Malte à la Sicile et à Corfou. Les difficultés commencèrent lorsque les ingénieurs voulurent descendre leurs câbles dans les mers très profondes, comme la Méditerranée occidentale et l’Atlantique, surtout lorsque cette grande profondeur se rencontrait sur de grands parcours sans atterrissage intermédiaire.

Rappelons d’abord comment est fait un câble sous-marin. Il y a au centre un faisceau de fils de cuivre souple et bon conducteur de l’électricité, et alentour, une gaine de gutta-percha qui empêche la déperdition du fluide. C’est là ce que l’on appelle l’âme du câble. Puis, pour empêcher que cette âme fragile ne se détériore, on l’enveloppe de fils d’acier enroulés en spirale. Le faisceau des fils intérieurs doit être d’autant plus gros, l’enveloppe de gutta-percha doit être d’autant plus épaisse que le câble est plus long, car la résistance au passage de l’électricité croît à proportion de la longueur. L’enveloppe protectrice ne peut non plus être identique pour tous les parcours. A proximité des côtes, surtout s’il y a des fonds de roche ou de corail, il faut une forte armature, d’autant plus que les navires risquent de l’accrocher avec leurs ancres ou les pêcheurs avec leurs filets. Dans les grands fonds il suffit que l’armature ait assez de poids pour protéger le câble en cours de route et le conduire doucement jusqu’au sol sous-marin. Il y a donc dans la fabrication de ces câbles tout un ensemble de conditions, parfois contradictoires, qu’il importe de combiner dans la juste mesure, et surtout il est essentiel d’y éviter toute imperfection. Il n’en va pas là comme d’un édifice où l’on remplace, après achèvement, une pierre qui s’effrite par une autre pierre de même dimension. Le moindre défaut dans un câble immergé ne peut être restauré que par le relèvement, qui est toujours une opération très délicate, surtout lorsque le point fautif est à grande profondeur.

Ajoutons enfin que le passage continuel des effluves électriques use l’âme des câbles, surtout lorsqu’elles sont trop intenses, et que, par l’effet du phénomène connu sous le nom d’induction, l’électricité voyage beaucoup moins vite dans les fils garnis de gutta-percha que dans les fils nus des lignes aériennes ; d’où cette double conclusion que les câbles de grande longueur n’admettent qu’un faible trafic et qu’il est indispensable de ne leur fournir que des courans infiniment petits. On remédie aujourd’hui à ces deux inconvéniens par des procédés ingénieux, fruits de la théorie et de l’expérience. Pourtant il ne faut pas oublier que les premiers fabricans de câbles sous-marins rencontrèrent des difficultés que rien ne faisait prévoir et que, même encore à notre époque, cette industrie exige des précautions d’une nature toute spéciale.

Il n’est plus besoin que de rappeler, pour marquer les étapes, les dates auxquelles furent immergés avec succès les premiers câbles télégraphiques en eaux profondes. En 1861, c’est Alger qui est rattaché à Port-Vendres et Malte à Alexandrie. En 1865, une ligne continue est établie de Suez à Bombay par Aden. Enfin en 1866, le télégraphe résonne définitivement d’un bout à l’autre de l’Atlantique. Ce qu’il y avait eu d’essais infructueux, de tentatives maladroites jusque-là, il est inutile de le redire. Mais, depuis une trentaine d’années, les ingénieurs ont appris leur métier. Si profond que soit un océan, quelle que soit la distance entre les rivages qui le bordent, ils immergent un câble avec apparemment autant de sécurité que s’ils n’avaient pas affaire au plus perfide des élémens. Ce ne sont pas seulement les continens qui sont reliés entre eux ; il n’y a guère d’île qui ne reçoive sa correspondance par télégraphe. Bien plus, les lignes sous-marines se substituent aux lignes terrestres partout où il y a quelque intérêt à s’affranchir du passage à travers un territoire étranger ou même seulement pour rendre la transmission plus rapide par la suppression des intermédiaires. Ainsi les Anglais ont des câbles qui vont de Falmouth à Vigo, Lisbonne, Gibraltar et Malte ; un câble de Calais à Fano relie la France et les pays du Nord. Au surplus l’industrie des câbles sous-marins est aujourd’hui tellement certaine de ses résultats, et sa clientèle s’accroît de telle façon que les capitaux ne lui font pas défaut. Dans toutes les directions où s’agitent de grands intérêts commerciaux, les lignes se multiplient. On en compte huit entre l’Angleterre et l’Irlande, cinq entre la France et l’Algérie ; dix fils relient l’Europe à l’Amérique du Nord et trois à l’Amérique du Sud.

Bien que la télégraphie soit un monopole réservé à l’Etat dans presque tous les pays, et en particulier dans l’Europe entière, la fabrication des câbles est restée une industrie libre. Le gouvernement français possède, il est vrai, une usine de ce genre dans la rade de Toulon ; mais on ne s’y occupe que des câbles qui rattachent au continent les îles du littoral. C’est surtout en Angleterre que cette industrie se développa tout d’abord, en raison du grand intérêt que présentait pour la nation anglaise la correspondance avec les colonies lointaines. Toutefois l’industrie privée a créé récemment en France plusieurs usines qui ont prouvé, par les entreprises qu’elles ont exécutées avec succès (lignes de l’Algérie, de la Nouvelle-Calédonie, de Madagascar), qu’elles étaient en état de lutter avec avantage contre leurs concurrens s’étrangers.

De même qu’ils se réservaient avec un soin jaloux le monopole de leur télégraphie intérieure, les gouvernemens ont aussi voulu, sauf de rares exceptions, rester propriétaires et exploitans des câbles qui les relient à leurs provinces d’outre-mer sans intermédiaire. Ainsi les câbles d’Irlande appartiennent à l’Angleterre, ceux d’Algérie à la France, ceux des présides de la côte d’Afrique à l’Espagne. Même ceux qui rattachent l’Angleterre à la France sont une propriété commune aux deux gouvernemens, de même que ceux qui relient l’Angleterre à la Belgique, à la Hollande et à l’Allemagne.

Mais lorsque les lignes sous-marines prennent des points d’atterrissage en plusieurs pays, il était à peu près inévitable que l’exploitation, aussi bien que l’établissement en lut concédé à des compagnies. Les correspondances avec les États-Unis se partagent entre cinq compagnies dont une seule est française. Toutes assujetties aux tarifs et aux règles de la Convention internationale, elles ont encore cependant intérêt à se faire concurrence en vue d’augmenter leur trafic. Pour cela, il n’est pas de dépenses qu’elles ne s’imposent. L’une, qui aboutit en Irlande, vient, par un câble annexe, solliciter la clientèle du Havre ; une autre qui atterrit à Brest possède un embranchement sur Penzance pour attirer le trafic anglais. Quelques-unes ont-elles des arrangemens secrets en vue de ruiner leurs concurrens ? C’est possible et même probable ; il est en tout cas difficile que les gouvernemens le sachent et s’y opposent.

Là du moins, il y a concurrence, ce qui n’est pas sans profit pour le public, puisque le meilleur moyen d’attirer la clientèle est encore de la servir avec exactitude et célérité. On a le choix encore entre deux compagnies lorsque l’on a besoin de télégraphier au Brésil. Mais les câbles de l’une et de l’autre aboutissant à Pernambouc, la pointe la plus avancée du Brésil vers, le nord-est, les télégrammes qui parviennent jusque-là à destination d’une localité plus éloignée, telle que Rio-de-Janeiro ou Montevideo, doivent emprunter une autre voie. Il y en a deux : le réseau terrestre des républiques brésilienne et argentine dont les transmissions sont assez lentes, et puis des câbles sous-marins allant de port en port et appartenant à une troisième compagnie. Or l’on a quelquefois reproché à celle-ci de favoriser l’une des compagnies sous-marines au détriment de l’autre, ce qui annulerait les effets de la concurrence. Les explorateurs ont traversé l’Afrique en tous sens ; mais le télégraphe n’a suivi leur trace que de loin jusqu’à présent. La sécurité n’y est pas assez complète ; les postes occupés par des Européens sont trop distans. De Ghardaia, point extrême du réseau algérien à Ségou, où s’arrête le réseau sénégalais, il y a bien loin. Il y a plus loin encore du Matabelé à la Nubie. En attendant, des câbles sous-marins s’allongent de port en port tout autour du continent. Le périple de l’Afrique est complet, et lorsque, par exemple, une interruption se produit sur le câble d’Aden à Zanzibar, on a la ressource de télégraphier par la côte occidentale, en passant à Bathurst, le Cap et Mozambique. Il y a du retard alors, comme on peut croire. Nous nous en sommes bien aperçus pendant les campagnes du Dahomey et de Madagascar. Au surplus on ne peut compter ici sur la concurrence, sauf de Cadix au Sénégal que desservent les deux compagnies du Brésil. Du Cap Vert à Aden par le Cap, les câbles appartiennent à deux ou trois compagnies qui ont chacune leur champ d’action particulier, à part quelques parcours communs de peu de longueur. Quant au trajet d’Aden à Alexandrie, il appartient à la puissante compagnie d’Extrême-Orient dont il va être question.

En l’état actuel du commerce et de la politique, il n’est pas de communication lointaine qui importe plus que celle de l’Extrême-Orient, après celle de l’Amérique du Nord si l’on veut. Beaucoup de gens trouveraient que quelque chose de grave est dérangé s’ils n’avaient chaque jour des nouvelles de l’Indo-Chine, de Shanghaï et du Japon. Deux lignes bien différentes y pourvoient. L’une, d’achèvement assez récent, emprunte les réseaux terrestres de la Russie et de la Sibérie jusqu’à Wladiwostok et se continue de là par des câbles sous-marins jusqu’à Shanghaï et Hongkong. Ces câbles appartiennent à la compagnie qui nous relie en Europe à la Russie sans autre intermédiaire que le Danemark, au moyen de câbles immergés dans la Baltique et la mer du Nord. L’autre voie passe au sud de l’Asie. Elle est formée d’abord par une compagnie des plus riches et des mieux outillées, — elle possède quatre câbles de Suez à Adon et trois d’Aden à Bombay, — puis, par Malte, Marseille, Gibraltar et Lisbonne, se relie à l’Angleterre et à tous les riverains de la Méditerranée.

Le réseau terrestre de l’Inde assure le parcours de Bombay à Madras. De cette ville, une autre compagnie, en étroite relation avec la précédente, a immergé plusieurs câbles qui vont à Singapour, Saigon et Hongkong, descendent au sud vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande et remontent au nord jusqu’à Shanghaï. La première de ces deux compagnies posséderait, dit-on, le monopole des atterrissages en Égypte, en sorte qu’il serait impossible de lui susciter une concurrence dans la Mer-Rouge.

En passant cette revue des grandes entreprises télégraphiques sous-marines, nous n’avons pas fait le tour du globe tout entier puisqu’il y a la lacune de l’océan Pacifique. On parle déjà cependant de deux lignes qui traverseraient bientôt cet immense océan ; l’une, à construire par les Américains, irait de San Francisco au Japon avec une coupure intermédiaire aux îles Hawaï ; l’autre, tout anglaise, joindrait l’Australie à l’île de Vancouver.

Presque toutes ces compagnies télégraphiques ont été constituées par des capitaux anglais et sont dirigées par des administrateurs anglais ; presque toutes aussi ont, dit-on, entre elles des conventions plus ou moins secrètes pour se remettre de l’une à l’autre les correspondances à grande distance. Ainsi de nouvelles entreprises n’auraient chance de réussir qu’à condition de se créer avec un réseau de très grande étendue. Il paraît dangereux, en outre, que les puissances continentales soient obligées d’avoir recours à des Anglais pour correspondre avec leurs représentans dans les mers lointaines. Et, ajoute-t-on, qu’adviendrait-il dans le cas où l’une de ces puissances serait en guerre avec la Grande-Bretagne ? Une convention internationale a été conclue en 1884 pour la protection des câbles en dehors des eaux territoriales, c’est-à-dire là où la mer n’appartient à personne. Cette convention impose certaines pénalités aux navires du commerce qui viennent à endommager un fil sous-marin avec leurs ancres ou leurs filets ; mais elle stipule, en l’un de ses articles, que rien ne porte atteinte à la liberté d’action des belligérans. Au lendemain d’une déclaration de guerre, un croiseur peut aller repêcher tel ou tel câble, — ce qui est devenu de pratique constante en cas de réparation, — et interrompre la correspondance. Ainsi, au premier jour, l’Angleterre ne communiquerait plus avec l’Inde ni avec l’Afrique australe ou la Chine.

Il est douteux qu’une compagnie, guidée avant tout par l’appât des bénéfices, sacrifie par patriotisme le produit que lui assure la correspondance étrangère. Au surplus, ces compagnies de câbles qui ont des attaches sur tous les points du globe, en quoi appartiennent-elles à un pays plutôt qu’à un autre pays ? En quoi même la loi du pays où elles atterrissent les régit-elle ? Sont-elles en même temps égyptiennes à Alexandrie, françaises à Marseille, espagnoles à Cadix où elles ont des bureaux, et anglaises à Londres, où siègent leurs directeurs ? De fait, elles sont à peu près souveraines. Elles ont acquiescé aux résolutions des congrès télégraphiques parce qu’il faut bien qu’elles se conforment aux règles de service universellement admises pour l’échange des télégrammes. Dans leurs relations entre elles, rien ne les contraint parce qu’il n’y a pas de sanction aux obligations que l’un ou l’autre État leur voudrait imposer, si ce n’est le refus d’atterrissage. Il ne semble pas qu’il y ait d’autre moyen de sortir de cette difficulté qu’une législation internationale qui leur donnerait un code commun, et, par compensation, les neutraliserait en cas de guerre.


V. — LE TÉLÉPHONE

Parmi les inventions nouvelles que les savans ont su tirer de ce fluide subtil qu’ils appellent électricité, il n’en est pas qui surprenne davantage que le téléphone ou le phonographe. N’est-il pas merveilleux en effet de reproduire la parole à distance, avec son timbre, ses intonations ? Lorsque le téléphone apparut, au début de l’année 1878, on s’en amusa d’abord ; puis on le substitua, dans l’intérieur des maisons, aux tuyaux acoustiques. Bientôt on en installa d’une maison à l’autre dans la même ville. L’instrument, quoique encore imparfait, ne laissait pas que de se prêter à des conversations à petite distance. L’idée vint alors d’établir dans une ville un réseau téléphonique. Tout abonné à ce réseau est relié par un fil à un bureau central qui le met en correspondance, à volonté, avec tel ou tel autre abonné. Le premier réseau fut créé à Paris en 1880 ; puis il y en eut l’année suivante à Lyon et à Marseille.

À ce propos, il faut observer que le gouvernement s’est réservé en France, comme en presque tous les autres États civilisés, le monopole des correspondances par télégraphe. Il n’y a guère que la confédération des États-Unis de l’Amérique du nord qui ait respecté, en cette matière, la liberté de l’industrie ; et, d’après ce que l’on raconte, ce n’est pas à l’avantage du public que cette liberté s’y exerce. Au début du téléphone, le ministre des Postes et des Télégraphes n’eut pas assez de confiance en ce nouvel outil, encore imparfait, pour risquer les deniers publics dans l’exploitation d’un réseau de ce genre. Des sociétés se présentaient pour l’entreprendre à leurs risques et périls ; il leur en accorda l’autorisation, mais pour cinq ans seulement et sans vouloir leur concéder aucun privilège exclusif. En 1884, les autorisations furent renouvelées pour cinq autres années. Cependant, l’engin s’était perfectionné ; l’Administration des postes et des télégraphes s’était décidée, elle aussi, à construire des réseaux en quelques villes, et elle avait reconnu bientôt, au profit du public, que les tarifs d’abonnement demandés jusqu’alors étaient exagérés. Ce n’est pas tout : limité d’abord aux conversations urbaines, le téléphone, de progrès en progrès, en arrivait à se montrer efficace sur de grandes distances. En 1885, on pouvait causer de Rouen au Havre ; deux ans après, de Paris à Lille, à Bruxelles et à Marseille. Il était à prévoir que le public réclamerait bientôt ce mode de conversation de ville en ville, comme vingt ans auparavant il réclamait le télégraphe. Le moment était venu de décider sous quel régime se développerait la téléphonie : il ne pouvait plus être question que d’une entreprise unique pour la France entière : fallait-il la concéder à une compagnie ou la réserver à l’administration qui exploite déjà le télégraphe ? La réponse ne pouvait être douteuse ; le télégraphe et le téléphone se complètent l’un l’autre, s’exploitent avec des engins et par des procédés peu différens. Abandonner à une société financière le nouvel instrument de correspondance, c’était peut-être compromettre les recettes de l’appareil plus ancien qui figurent pour une assez grosse somme au budget de l’Etat. Puis enfin de nombreuses délibérations des chambres de commerce, c’est-à-dire des plus intéressés à ce que la question fût résolue dans le meilleur sens, ne laissaient aucun doute sur les dispositions du public.

Et voilà comme un nouveau monopole, et non des moindres, est venu s’ajouter à ceux que gère déjà l’Administration des postes et des télégraphes. C’est à l’automne de 1889 que la société concessionnaire des premiers réseaux se vit dépossédée, non sans contestation ni même sans brutalité, car elle ne livra aux représentans de l’Etat ses locaux et ses appareils que sous menace d’expulsion par la force armée, et les litiges auxquels a donné lieu cette sorte d’expropriation sont encore en suspens au moment où ces lignes sont écrites.

Qui osera dire ce que deviendra plus tard le téléphone dans l’ensemble de nos moyens de correspondance ? Jusqu’où s’étendra cette industrie qui a pris tant de place dans nos mœurs, à peine sortie de l’enfance ? l’avenir nous donnera-t-il la conversation imprimée et non plus parlée ? Pourtant il semble dès à présent que le message téléphoné ne remplacera pas le télégramme, pas plus que le télégramme n’a remplacé la lettre. L’écrit autographe a sa valeur propre que les amoureux, aussi bien que les négocians, préféreront toujours aux feuilles bleuâtres du télégraphe, aux transmissions fugitives du téléphone.


VI. — LE PERSONNEL

Le lecteur aura trouvé longue l’énumération des attributs que les lois ont conférés, l’un après l’autre, à l’Administration des postes et des télégraphes, et plus longue encore la série des changemens d’organisation ou de tarif que cette administration introduisait dans ses services, volens nolens, tantôt par suite de l’expérience qu’elle avait acquise, tantôt sous la pression de l’opinion publique. Et pourtant la liste que nous en avons donnée est loin d’être complète. Bien des détails d’exécution ont été omis dans cette étude, qui ne peut prétendre à être un guide du public pour les opérations qu’il accomplit au guichet d’un bureau de poste. Le travail de cette administration se chiffre aujourd’hui par des nombres formidables : elle manipule chaque année plus de 2 milliards de correspondances dont un tiers au moins en lettres closes, et 20 millions d’objets recommandés ; elle transmet 40 millions de télégrammes ; émet ou paye 30 millions de mandats ; recouvre à domicile une douzaine de millions de traites ; enregistre 4 millions de versemens ou remboursemens de caisse d’épargne. D’une façon générale, on peut dire que son trafic augmente de moitié tous les dix ans. Pour l’accomplissement de ces diverses obligations, ses comptables reçoivent ou payent plusieurs milliards du 1er janvier au 31 décembre, et ils versent au trésor public 210 millions de recettes et n’en retirent que 164 millions pour payer les dépenses de toute nature qu’en traîne cette vaste organisation.

Certains économistes se sont ingéniés à discuter les chiffres de recettes et de dépenses de l’Administration des postes et télégraphes ; les uns ont voulu démontrer que le bénéfice apparent de 52 millions qui en ressort est en réalité trop faible, notamment parce que c’est à tort que les 25 millions de subventions aux services maritimes figurent en entier à la charge de cette administration tandis que les paquebots rapides intéressent le commerce, les colonies, la diplomatie, plus encore que la poste aux lettres ; et aussi parce que le télégraphe et la poste transportent à titre gratuit toutes les correspondances des administrations françaises. D’autres prétendent, au contraire, que ce bénéfice disparaîtrait si l’on faisait état de ce que les chemins de fer fournissent de transports gratuits, de la dépense en frais d’installation inscrite aux budgets antérieurs et dont l’amortissement n’est pas compté, des pensions de retraite servies aux employés que l’administration congédie chaque année. D’autres encore ont voulu comparer la gestion financière de l’administration française à celle des administrations étrangères, ou même à celle de l’ancienne ferme des postes d’avant 1789, comme si d’un siècle à l’autre, et même d’un pays à l’autre, les conditions sociales ne variaient pas suivant des règles dont la statistique ne peut tenir aucun compte. Tous les rapprochemens sont vains et illusoires, aussi bien que les calculs des prix de revient dans les diverses industries. Prenons nos administrations françaises pour ce qu’elles sont ; demandons-leur d’avoir l’esprit de progrès sans répudier la tradition ; pourchassons les abus, s’il en apparaît, mais honorons et encourageons le travail et la probité s’ils s’y trouvent déjà ; c’est là l’essentiel d’une bonne gestion.

Le personnel des postes, télégraphes et téléphones forme, par le nombre, une armée. On y compte environ 37 000 sous-agens (facteurs, gardiens de bureau, surveillans, etc.), qui sont chargés de la distribution des correspondances et des travaux manuels, et environ 21 000 agens, qui, du plus bas au plus haut grade, participent aux opérations des bureaux et les dirigent ou les surveillent. Les deux catégories sont distinctes, en ce sens que les conditions d’instruction, d’éducation, de capacité, pour y être admis, ne sont pas les mômes. Dans chacune, des règles précises déterminent l’avancement de classe en classe, de grade en grade, en sorte que l’arbitraire y ait aussi peu de place que possible. Des examens sont institués pour vérifier l’aptitude de ceux qui aspirent aux grades supérieurs. Dans la catégorie des agens, les femmes sont nombreuses ; il y en a des milliers. L’ancienne administration des postes avait coutume de leur confier la gestion de ses petits bureaux, et l’usage s’en est continué. A une époque plus récente, on les introduisit dans les bureaux les plus importais, à titre d’auxiliaires, pour les opérations qui s’accomplissent hors la vue du public ; ainsi le bureau central des télégraphes à Paris, où tout le travail consiste à transmettre ou recevoir des télégrammes, a moitié de son effectif féminin. Puis on a osé les préposer aux guichets, en face du public, avec l’espoir que ce public, souvent impatient et fantasque, rencontrerait plus de complaisance et montrerait plus de réserve en présence d’une femme ; l’expérience semble avoir confirmé cette prévision.

Peut-être ne tient-on pas assez compte à cette administration de la bonne œuvre qu’elle accomplit en enrôlant chaque année quelques centaines de femmes dans ses divers services. Les emplois qu’elle leur distribue, c’est le gagne-pain de veuves et d’orphelines, le soutien de familles peu fortunées où les enfans sont nombreux. Ce n’est jamais la richesse : de mille francs par an au début, le traitement peut s’élever jusqu’à 1 800 francs, un peu plus haut en certaines recettes dont la gestion exige beaucoup de travail et une capacité au-dessus de l’ordinaire. Quoi qu’il en soit, ces emplois sont très recherchés. On les réserve de préférence aux veuves et aux enfans des anciens serviteurs de l’Etat, civils ou militaires ; cependant, toutes peuvent y prétendre. Peut-être est-il difficile, à qui ne l’a pas vu de près, d’imaginer ce qu’il y a d’infortunes, et aussi de dévouement, de dignité et de probité professionnelle dans cette modeste classe de fonctionnaires, et celui qui en a été le témoin ne saurait l’oublier.

Se rend-on compte même de ce qu’est le travail intérieur des bureaux de poste et de télégraphe, en dehors du service des guichets que le public fréquente. C’est pendant la nuit que voyagent et travaillent ces nombreux bureaux ambulans qui reçoivent, trient et livrent en chaque gare des sacs de correspondances. Tous les courriers de quelque importance circulent aussi la nuit, réveillant à chaque station les receveurs auxquels ils remettent leurs dépêches. Et puis, pour que les facteurs puissent commencer leur tournée matinale, c’est à 5 ou 6 heures du matin que tous, receveurs, commis, facteurs, commencent l’ouverture des dépêches et préparent le classement des correspondances. Pour le télégraphe, le gros des correspondances s’échange, il est vrai, dans le courant de la journée ; mais, quand il est minuit à Paris, heure du repos, il n’est que sept heures du soir à New-York et il est huit heures du matin dans les mers de Chine. Il n’y a donc pas d’interruption dans le transit des correspondances lointaines qui traversent la France. De même, sur les fils qui relient nos grandes villes entre elles et avec les capitales de l’Europe, il n’y a pas un instant de trêve ; au cours d’une longue vacation, le préposé doit saisir à chaque instant des signaux fugitifs, et la moindre distraction est une cause d’erreur.

Je disais plus haut que le personnel des postes et des télégraphes forme une armée ; cette expression est inexacte en ce sens qu’il y manque la discipline militaire. Le soldat, quel que soit son grade, est lié par un pacte étroit qui va jusqu’à lui prescrire le sacrifice de la vie ; ce qui en fait la profession honorable par excellence. Un code pénal très minutieux a mis, en regard des fautes qu’il peut commettre, toute une échelle de peines disciplinaires savamment graduée qui va de la simple consigne jusqu’à la peine de mort. Il n’y a et il ne peut y avoir rien d’analogue dans les services civils. Le Code civil qui régit les rapports des citoyens avec les administrations aussi bien que des citoyens entre eux, dit quelque part : « Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts. » Quels moyens y a-t-il donc de maintenir la discipline dans un personnel si nombreux ? La révocation : on ne l’applique guère qu’en cas d’infidélité ou d’abandon de poste ; la retenue pécuniaire : elle a été supprimée il y a longtemps déjà pour les agens des postes et des télégraphes, et c’est peut-être regrettable. Il est vrai que l’on y supplée par le retard d’avancement qui est souvent une peine plus sévère. Il n’y a plus en réalité que les peines morales, la réprimande prononcée avec plus ou moins de solennité, par une autorité plus ou moins élevée. C’est peu, dira-t-on. J’estime que c’est assez lorsque le chef sait appliquer la réprimande avec tact et mesure. Un ancien directeur général des postes écrivait aux directeurs des départemens : « Votre intérêt est engagé à tenir personnellement en mains le personnel sous vos ordres, et vous n’obtiendrez ce résultat que par une attitude à la fois digne et bienveillante, et par un emploi judicieux et discret des moyens de coercition dont vous disposez… C’est en cherchant dans les faits incriminés ou dans la position personnelle de l’agent une idée capable de toucher son intérêt ou sa raison que vous réserverez à la fois à la réprimande toute sa valeur et à votre autorité morale tout son prestige. »

Ce langage n’a pas cessé d’être vrai. Au milieu de cette foule de préposés et d’agens de tous grades, il peut y avoir quelques réfractaires ; mais la masse est honnête au fond et ne désire que gagner paisiblement son pain quotidien. Lorsque surviennent des actes d’indiscipline un peu graves, on peut admettre que le chef en est plus ou moins responsable. L’art de conduire les hommes n’est pas des plus simples ; peut-être quelques-uns sont-ils incapables de se l’approprier. C’est par-là cependant que nos administrations publiques peuvent vivre et prospérer. Il y a quelque chose dans ce monde de supérieur à la science de l’ingénieur, à l’éloquence de l’avocat, c’est cet art de l’administrateur qui sait choisir et entraîner ses collaborateurs, petits ou grands, vers l’accomplissement du devoir, sans hésitation et sans défaillance, par les voies du travail, de la confiance et de l’honnêteté.


H. BLERZY.