L’Accord pour la vie

L’Accord pour la vie
Le Nouvelliste du Morbihan (p. 1).

Chers Élèves,

On vous parle beaucoup, on vous parle trop de la lutte pour la vie. Tous les instants critiques de votre existence, on vous l’a assez répété, seront comme des batailles, pour lesquelles nous vous armons d’intelligence et de volonté. Tout à l’heure nous allons couronner les plus forts d’entre vous, et comme les marquer pour la victoire, et cette distribution des prix serait ainsi le symbole attristant de la vie dans laquelle vous allez entrer ; car l’homme, vous dit-on trop souvent, est né pour lutter contre l’homme, et la vie est un combat dans lequel les vaincus ont tort.

On pourrait n’accorder qu’une médiocre attention à ces aphorismes de la sagesse vulgaire. Mais la Science, je veux dire la fausse Science, celle qui n’est pas sortie de la Caverne, et se livre à de puériles conjectures sur les ombres qu’elle voit passer, a voulu faire de cette affirmation banale une espèce de dogme ; et voici ce qu’elle prétend :

L’Être vivant a des besoins auxquels la richesse de la Nature suffit à peine. Par suite tout ce qu’un être prend pour lui il l’arrache aux autres ; la vie de celui-ci entraîne la mort de celui-là. Des loups se disputant une proie, tel est le symbole exact de l’existence de tout ce qui vit. Car l’homme aussi est un loup pour l’homme. Quand même il aurait en lui les plus généreux instincts, quand même il serait fait pour Aimer, la nécessité le conduirait à Haïr. L’homme, si supérieur aux animaux qu’on le suppose, a un corps ; par son corps, il est, l’esclave de la Nature ; par son corps, il subit la loi universelle de la lutte. Seuls les plus forts et les plus habiles survivent. Ainsi le progrès lui-même, ce grand mot dont l’humanité se grise et se leurre, est une victoire des mieux armés sur les autres. Le progrès c’est l’élimination inévitable des faibles, et le bonheur de quelques-uns est nécessairement fait du malheur des autres.

Mais alors d’où viennent la confiance, la sympathie, le dévouement ? D’où viennent la foi aux serments, l’amour de la famille, le culte de la Patrie ? — Conventions et hypocrisie que tout cela, réplique la fausse Science. L’homme lutte pour la vie ; seulement il lutte avec intelligence. L’habileté chez lui s’ajoute à la force ; c’est pourquoi l’homme ne s’allie à l’Homme que pour lutter contre l’homme. À défaut du raisonnement, l’histoire nous le démontrerait. Il a existé un peuple chez qui le culte du foyer, le dévouement à la Patrie, le sacrifice de l’individu à l’État ont été aussi absolus qu’on peut le concevoir : c’est le Peuple Romain, et le peuple Romain a conquis le monde.

Telle est, Messieurs, en raccourci, la conception qu’une science de vue courte se fait de l’homme et de la vie. S’il n’y avait qu’à enregistrer cet arrêt, n’est-ce pas que j’aurais mieux fait de vous parler d’autre chose, et de vous entraîner, pour quelques instants, loin des exigences de la vie pratique, dans la demeure sereine du philosophe.

Mais cela n’est pas. Ce prétendu dogme est faux. Ce résultat de l’expérience est démenti par l’expérience. Cette conception de la vie est contraire aux lois de la Vie. Ce n’est pas « Lutte pour la vie » qu’il faut dire, c’est « accord pour la vie. »

Lorsque la Science vous dit que la Vie est une lutte sans merci, la Science se trompe. Au lieu d’être le commentaire du mot célèbre : « Malheur aux vaincus », l’étude des êtres vivants est une illustration de cette autre maxime bien plus profonde : « Malheur à celui qui est seul ».

Vous connaissez chers élèves, le très ancien apologue des Membres et de l’Estomac. Les Membres s’avisèrent un jour de vivre en parfaits égoïstes, et de mettre en pratique la maxime « chacun pour soi » et ils ne le purent pas. Je ne dis pas qu’ils en souffrirent. Je dis bien plus, je dis qu’ils en moururent, et qu’ainsi l’égoïsme complet non seulement leur fut nuisible, mais même leur fut impossible.

Or cet apologue, très naïf en apparence, est devenu une vérité scientifique. Un corps organisé est une cité qui n’existe et ne subsiste que par l’union et la solidarité parfaites des êtres vivants qui la composent.

Au fond des mers gisent des masses inertes, sans forme et en apparence sans vie. Ces êtres pourtant sont vivants, mais ils dorment. Les mouvements de la mer les nourrissent. L’épaisse couche des eaux les protège. Ils sont indifférents les unes aux autres parce qu’ils sont indifférents à eux-mêmes ; ils ne souffrent pas, donc ils n’aiment pas.

Mais que l’enveloppe protectrice de la mer vienne à leur manquer, que quelques-uns de ces vivants rudimentaires éprouvent les actions nuisibles d’un milieu nouveau, aussitôt tout se réveille, tout s’agite. Les mouvements imperceptibles qui étaient comme le souffle de tous ces êtres endormis, s’accentuent, s’unissent, se précisent. Tout choc reçu par chacun des éléments se répercute à travers tous les autres. Une communauté d’actions et de réactions s’établit entre eux. Chacun d’eux fait avec plus d’énergie les mouvements auxquels il est propre. L’Organisation, la Coordination des actions, c’est-à-dire la Vie, commencent avec l’association. L’agglomération devient organisme. La masse indistincte devient individu, et tout individu vivant est véritablement une ville, une nation, dont la loi se résume en ce seul mot : Dévouement.

Pourquoi les bras s’étendent-ils en avant pour repousser un péril qui ne les menace pas ? Pourquoi une simple piqûre imprime-t-elle à l’organisme tout entier des mouvements désordonnés ? Pourquoi le cœur, caché derrière votre poitrine, bat-il plus fort lorsque seulement vos yeux aperçoivent un danger ? Pourquoi cette solidarité, Messieurs, sinon parce que la loi de la vie, c’est la vie en société ?

Si vraiment l’égoïsme était au fond de la vie ; si l’instinct de conservation était le premier de tous les instincts, est-ce que les parties se sacrifieraient ainsi au tout ? Est-ce qu’elles n’attendraient pas pour agir, d’être elles-mêmes lésées ? Au contraire, elles veillent, elles agissent, non pour elles-mêmes, mais pour sauver la puissance et la beauté du tout.

Un homme est endormi ; rien ne le distingue d’une statue habilement imitée, c’est-à-dire d’un simple agrégat d’éléments matériels juxtaposés. Mais un bruit traverse l’air. Son oreille en est, non pas frappée, mais avertie. Aussitôt les yeux s’ouvrent, les muscles se contractent, le corps se dresse, les poings se serrent, un sang plus riche bat plus vite dans les artères, et la poitrine accélère ses mouvements, comme pour faire provision de force. Si l’organisme à la première secousse ne se réveillait pas ainsi tout entier nous dirions qu’il est malade, nous dirions qu’il va mourir. Le signe de vie, c’est la sensibilité, et la sensibilité c’est la solidarité. Le vieil Empédocle disait bien que l’Amour unit et que la Haine sépare.

Mais cette loi de la Vie, Messieurs, se vérifie à tous les degrés de la vie. L’individu, qui est une cité, ne peut vivre que dans une cité. Vous croyez vivre seul, ne dépendre de personne, et avoir rompu les liens gênants qui vous unissaient à vos semblables. Mais pourtant la cité vous protège à chacun de vos pas contre la Nature et contre votre propre faiblesse. Vous jouissez de l’expérience et de la Sagesse que vos ancêtres ont acquises à travers les siècles. Vous êtes-vous jamais demandé ce que résume de travail prévoyant et de sollicitude désintéressée ce que l’on appelle une ville ? La rue que vous suivez, le pont que vous franchissez, le toit qui vous abrite, tout cela a été fait par d’autres, pour vous. Vous n’y pensez même pas, et cela rend cette vérité encore plus frappante, car c’est grâce au travail des autres que vous pouvez n’y pas penser.

C’est ainsi que l’Égoïste lui-même vit avec la cité ; il ne peut vivre en loup que parce qu’il ne vit pas qu’avec les loups. Celui qui n’a pas de patrie ne peut vivre qu’autant qu’une patrie l’adopte. Si la cité le traitait comme il traite la cité, il succomberait bientôt : l’égoïste ne peut vivre qu’à l’abri de la Fraternité.

Telles sont les véritables conclusions de la science. La loi générale de la Vie c’est l’Union, l’Association, la Solidarité. Tout être vivant est au fond sociable et généreux ; l’égoïsme n’est qu’une anomalie superficielle que l’altruisme seul a rendu possible. J’insiste, Messieurs, sur cette affirmation : l’homme ne naît pas égoïste, il le devient. Comment peut-on avoir si souvent méconnu une vérité aussi évidente ! Si l’homme était égoïste par nature, les hommes les plus simples ne penseraient qu’à eux et n’agiraient que pour eux. Mais au contraire les enfants et les sauvages agissent pour agir. Ils aiment les mouvements inutiles ; ils aiment le danger. C’est la réflexion mal dirigée qui crée l’égoïsme sous sa forme la plus commune et la plus significative : la crainte de la mort. L’homme qui réfléchit trop, l’homme qui pense à lui-même, craint la mort. L’homme qui agit ne la craint pas.

Il y a bien plus. L’oubli de soi est tellement nécessaire à l’homme que nous y voyons aboutir les plus égoïstes de toutes les passions. Certes l’Avare est égoïste ; c’est pour lui qu’il désire l’or. Certes l’Ambitieux est égoïste ; c’est pour lui qu’il désire la puissance et les honneurs. Et pourtant l’Avare, poussé par sa nature, se sacrifie à son or ; l’Ambitieux se sacrifie à sa chimère.

On a assez déploré les horreurs de la guerre. Pourtant j’y vois ceci d’admirable. C’est cette Fraternité que le danger commun crée entre les hommes, qui les rapproche et les unit de façon que chacun compte autant sur les autres que sur lui-même ; c’est le sommeil de tous sous la protection d’un seul ; les hommes serrés les uns contre les autres ; le plus fort devenant par la force même des choses, le conseiller et le protecteur du plus faible.

La guerre semble fournir un argument à ceux qui ne veulent voir dans l’homme que l’instinct de la lutte. En réalité elle nous donne le plus grand exemple de solidarité et de fraternité. C’est peut-être la guerre, cette lutte sans merci, qui montre le mieux que l’homme n’est pas né pour lutter contre l’homme, et que l’égoïsme n’est pas le fond de sa nature. Quel est donc l’homme qui fasse la guerre pour lui-même ? Quel est donc l’homme que l’instinct de conservation portera à combattre ? L’égoïsme ne le poussera jamais qu’à prendre la fuite. En réalité l’homme se bat parce qu’il aime, parce qu’il se dévoue. Le courage, comme l’amour, vient du cœur.

Ainsi, — une observation plus attentive et une science plus rigoureuse nous le montrent, — la vie n’est pas concurrence, lutte implacable entre de féroces égoïsmes ; la vie, est, au contraire, union et accord. Rien ne peut vivre par la Haine ; rien ne vit que par l’Amour. Sans doute, l’homme agit souvent comme s’il était égoïste : la réflexion annihile ou tout au moins diminue les impulsions généreuses de son cœur. Mais il n’est pas conforme à l’Ordre que le Cœur soit subordonné à l’Intelligence. Que ferait, en effet, le cerveau le mieux construit si le cœur n’y envoyait un sang généreux ? Que pourrait l’intelligence toute seule, sans le sentiment, sans la Vie ? Le fond de notre nature, ce n’est pas la prudence qui calcule et prévoit ; c’est la générosité, l’oubli de soi, l’amour de l’action pour l’action, la joie de se consumer en produisant.

Cultivez donc votre intelligence, chers élèves, mais prenez bien garde aussi qu’elle ne se subordonne tout le reste, et qu’ainsi l’accessoire ne devienne le principal. Que votre cœur ne soit pas la dupe de votre esprit. Pascal a dit : « le cœur a ses raisons que la Raison ne connaît pas ; » ce mot profond n’est pourtant pas d’une exactitude absolue. Car si le cœur a ses raisons, la Raison les connaît et s’y reconnaît.

Toute l’œuvre de la Raison consiste à subordonner l’Intelligence au Cœur.

E. Chartier.