L’Académie française

L’Académie française
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 1033-1052).

L’ACADEMIE FRANCAISE.




I.
INTRODUCTION A UNE HISTOIRE DE L’ACADEMIE DEPUIS D’ALEMBERT.[1]




L’Académie française est aujourd’hui une des plus anciennes institutions de notre pays. Tout a changé en France et plusieurs fois changé depuis moins d’un siècle. Le principe du pouvoir souverain, la forme et la limite du pouvoir législatif, le droit civil, l’administration, l’armée, tout est maintenant fondé sur d’autres bases qu’avant 1789. Les choses mêmes que, dans l’ordre actuel, on peut considérer comme une suite ou un équivalent du passé, en diffèrent sous beaucoup de rapports. Un préfet ne ressemble pas aux intendans de province délégués par Colbert ou représentés par Turgot ; un maire de nos derniers temps, soit semi-électif, soit directement nommé, aux maires et aux assesseurs institués par l’ordonnance de 1692, avec charge acquise sous le bon plaisir du roi, mais inamovible et viagère. Aucune de nos cours d’appel, ci-devant cours impériales ou royales, ne se croit un parlement. Dans l’armée, l’officier promu d’après la loi, au tour du choix ou de l’ancienneté, est autre que l’officier noble qui recevait par distinction héréditaire ou souvent achetait un grade, et ces deux situations politiquement si différentes ne se rapprochent que par l’identité du courage et de l’honneur guerrier devant l’ennemi.

L’Académie française et les compagnies illustres créées après elle à plusieurs époques, sous la même inspiration diversement étendue, ces corps sans puissance effective, avec la seule vocation de la science et de l’art, avec le seul privilège de l’élection et de l’égalité, sont encore ce qu’ils furent ; ils ont duré sans vieillir, ils ont perdu sans s’altérer. Dans l’instabilité des pouvoirs, dans la rapide succession des hommes, dans le changement plus rapide encore des idées, ils ont conservé de précieuses traditions autorisées par la gloire, accrues par le temps ; ils en ont sans cesse rajeuni les titres, parce qu’ils en conservent fidèlement le généreux esprit.

Cette première institution des académies où, dans autant de classes homogènes et distinctes, avaient été représentées la langue et la littérature françaises, c’est-à-dire l’esprit même de la nation, les langues anciennes et orientales et l’érudition historique, c’est-à-dire la culture approfondie et comparée des lettres en général, les sciences mathématiques et naturelles, c’est-à-dire le progrès spéculatif et pratique du genre humain, les beaux-arts, c’est-à-dire la gloire et le charme de la civilisation même, s’est vue encore agrandie et complétée par une création reprise à deux fois, après avoir été pressentie[2] dès l’origine, comme le terme et le couronnement des autres efforts de l’intelligence, l’Académie des sciences morales et politiques. Ainsi s’est élevée successivement cette corporation multiple, datant de Richelieu, de Louis XIV dans sa gloire, de la convention après le 9 thermidor, de Napoléon encore consul, et enfin du gouvernement monarchique le plus libre qu’aient expérimenté les Français. Ainsi a été définitivement constituée cette laborieuse et paisible confédération de l’étude connue dans le monde entier sous le nom d’Institut, sans même qu’il soit besoin d’y joindre le mot de France, dont ce nom est pour ainsi dire l’éclatant synonyme et le symbole intellectuel.

Dans ce monument national, la persistance particulière de l’Académie française sans aucun but d’utilité matérielle, sa durée uniforme parmi tant de changemens et de ruines, ne peuvent s’expliquer sans doute que par son affinité avec quelques traits essentiels du caractère français. Il y a bien des siècles, en effet, avant le moyen-âge, avant le christianisme, un Romain qui avait fait la guerre et gouverné dans les Gaules disait, en parlant de la race ingénieuse et forte d’où est sortie la France : Duas res gallica gens industriosissimè persequitur, rem militarem et argutè loqui ; « la nation gauloise est singulièrement habile à pratiquer deux choses, le métier des armes et le beau langage. » Et cinq siècles après, dans le déclin avancé de l’empire, un Gaulois éloquent, Drepanius Pacatus, justifiait cet éloge en apportant au milieu du sénat de Rome ce qu’il appelle modestement la rudesse inculte du langage transalpin : Rudem et mutlum transalpini sermonis horrorem, et ce qui, dans la réalité, par la noblesse des sentimens et de l’expression, faisait honte[3] aux descendans dégénérés des Hortensius et des Cicéron.

Cette ancienne idée, d’un goût et d’un talent de parole indigènes en France et estimés presqu’à l’égal de l’énergie guerrière, entra pour beaucoup, on peut le croire, dans le dessein du grand homme d’état qui, après avoir tant élevé le royaume de Louis XIII en Europe, s’occupa surtout d’y favoriser la science et les lettres, et crut le faire en fondant l’Académie ; c’est même là surtout le rapport de pensée, l’intérêt de politique et de gloire qu’il découvre et met en avant dans le préambule de l’ordonnance d’institution signée par Louis XIII, en janvier 1635. « Il nous a représenté (notre très cher et, très aimé cousin, le cardinal de Richelieu), dit le roi en tête de cet acte, qu’une des principales marques de la félicité d’un état était que les sciences et les lettres y fleurissent en honneur, aussi bien que les armes, puisqu’elles sont un des principaux instrumens de la vertu. »

Par là, sans doute aussi, se justifiait la devise que le cardinal donna dès l’abord à sa fondation, ce mot d’immortali qu’on a tant accusé de vaniteuse prétention, et qu’en effet bien peu de talens, même applaudis de leur vivant, sont sûrs de mériter, mais qui convient essentiellement à toute institution généreuse, en conformité avec l’esprit d’une race et d’un pays ; car une telle institution emprunte nécessairement quelque chose à la vie puissante, à l’hérédité continue du peuple qu’elle représente dans un de ses caractères distinctifs.

Il est à remarquer, du reste, que cette institution fut ainsi jugée, dès les premiers temps, en France et à l’étranger ; on exagéra même l’influence qu’elle pouvait avoir sur la langue et le goût, et on lui fit honneur des grands génies qui l’avaient précédée ou se seraient fort bien produits sans elle. Un écrivain du temps de Charles II encore fort estimé en Angleterre, le premier historien de la Société royale de Londres, ne parle qu’avec grand respect « de l’Académie française de Paris, dit-il, cette fondation du grand cardinal dont lui-même, parmi tous ses soins pour constituer et agrandir la monarchie de France, se plaisait à suivre les travaux, et dont il assura si bien le succès de son vivant, qu’il vit la langue française tout-à-fait épurée, et commençant à prendre dans le monde d’Occident presque autant de place que la langue grecque en avait pris autrefois, à l’époque où elle était la langue des marchands, des soldats, des hommes de cour et des voyageurs. » Ce n’est pas tout d’un tel éloge ; l’exemple et la célébrité de l’Académie française excitaient en Angleterre une émulation qui se marquait dès-lors par la création de cette même Société royale de Londres[4], occupée tout entière de recherches et d’expériences scientifiques, et qui, plus tard nous le verrons, ramena souvent le projet d’une fondation littéraire toute semblable à la nôtre.

Quoiqu’il en soit de ce premier hommage, l’Académie, comme bien d’autres autorités plus considérables et plus passagères dans le monde, a eu beaucoup de panégyristes, beaucoup de détracteurs et fort peu d’historiens. Les panégyristes, ce sont d’abord tous ses membres, au moins le jour de leur réception. Quant à ses historiens, sans parler du premier et du meilleur de tous, Pélisson, ni de l’abbé d’Olivet, qui lui succéda, le plus récent après l’un et l’autre, enlevé à l’Europe savante en 1783, est déjà bien loin de nous : c’est d’Alembert, homme de génie dans les sciences mathématiques, au jugement de ses pairs de son temps comme du nôtre, et très spirituel amateur des lettres, cœur noble et droit, avec des doctrines sceptiques, et penseur philosophe, non pas plus pénétrant et plus fin, mais moins discret que Fontenelle.

On sait comment, secrétaire perpétuel de l’Académie française en même temps que rival d’Euler et premier patron de l’immortel Lagrange, d’Alembert a, dans une suite d’éloges, fait la biographie presque complète des deux générations littéraires qui l’avaient précédé, imitant avec plus de liberté et d’idées les éloges historiques de Pélisson et de d’Olivet, et, sur les points qu’ils n’avaient pas touchés, remontant jusqu’en plein XVIIe siècle, à Bossuet et à Boileau, à Fénelon, Fléchier, Massillon, l’abbé Fleury, pour revenir, à travers les talens du second ordre et les esprits élégans du XVIIIe siècle, jusqu’au maréchal de Villars, et même à son fils et successeur académique, le duc de Villars, qui n’avait pas plus fait d’ouvrages que gagné de batailles, mais en qui la reconnaissance publique saluait à l’Académie le son venir de Friedlingen et de Denain.

Depuis la date où s’est arrêté le travail de d’Alembert, 1772, c’est-à-dire depuis quatre-vingts ans aujourd’hui, nul récit général ou particulier n’a été consacré à l’histoire de l’Académie, et cela pour le temps même où elle a été éprouvée, comme les autres grandes compagnies savantes, par les plus violentes vicissitudes, supprimée par voie de fait législative, et bientôt après couverte du sang de quelques-uns de ses membres les plus honorés ou les plus célèbres, Malesherbes, Bailly, Condorcet, Chamfort. Il lui est arrivé comme à ces peuples heureux du Midi dont les annales semblent avoir été tout à coup interrompues par l’envahissement des Barbares, et qui ont cessé d’écrire leur histoire à l’époque où elle devenait tragique et grande.

De 1772 à 1791, il est vrai, l’usage des réceptions publiques, toujours maintenu par l’Académie française, suppléait à son histoire et en consacrait du moins les principaux souvenirs, à peu près comme les panégyriques d’un prince ou les adresses de félicitations qu’il reçoit font connaître quelques événemens de son règne ; mais, dans les années qui suivirent, cet usage cessa par la dispersion de l’Académie, et pendant un temps il n’eût pas paru tolérable au sentiment public, quand même la tyrannie l’eût permis.

De 1792 jusqu’en 1803, où, après les essais législatifs de brumaire et de germinal an IV, fut organisé l’Institut par le maître nouveau qui savait tout et faisait tout, bien des noms célèbres, retranchés par la mort, n’avaient pas eu de place dernière dans le recueil interrompu de l’Académie. Il a paru que c’était un devoir sacré de suppléer à ce silence, témoignage d’un vandalisme qu’on ne peut trop flétrir. Déjà l’Académie l’a fait en partie.

De vingt membres morts dans l’intervalle de 1793 à 1803, plusieurs, l’abbé Barthélémy, Bailly, Malesherbes, Marmontel, Vicq d’Azir, le duc de Nivernais, Florian, ont été l’objet de discours publics que la distance des temps et le choix libre des orateurs ont rapprochés de l’éloge historique et placés naturellement à la suite des portraits impartiaux qu’avait laissés d’Alembert.

Nous indiquons cette date mémorable de 1803, parce que, malgré le calcul dictatorial qui s’y mêla, elle eut véritablement le caractère d’une grande réparation envers les lettres.

Tout en écartant le nom des sciences morales et politiques, précaution de fâcheux augure au début d’un règne, le décret consulaire portait le nombre des académies de trois à quatre, et, dans un cercle qui, plus restreint pour les objets d’étude, était plus étendu pour les personnes, il maintenait les droits acquis et réhabilitait les droits méconnus. — Ce fut l’heureuse fortune et en même temps l’habile pensée du jeune conquérant. Marquant par une plus solennelle installation de l’Institut le rétablissement de l’ordre civil en France, il eut soin de ne laisser dans cette œuvre de paix intérieure et d’activité savante aucune trace de rigueur personnelle, aucun souvenir des troubles, aucune vengeance des luttes auxquelles succédait son pouvoir. Il s’empressa de rétablir dans les classes de l’Institut, et spécialement dans celle de la langue et de la littérature françaises, tous les proscrits du territoire, tous les éliminés d’alors, les anciens évêques de Boisgelin, de Bissy, de Roquelaure, les anciens académiciens de l’Académie française ou de la classe de littérature et de beaux-arts un moment créée, Delille, d’Aguesseau, de Boufflers, Saint-Lambert, La Harpe, Gaillard, Suard, Morellet, Target, Fontanes, Pastorel, tous les bannis littéraires enfin qu’avait faits la révolution depuis 1792 jusqu’au 18 fructidor inclusivement. Il n’en fit lui-même aucun ; il appela sans exclure, il fonda sans proscrire, et il parut même souhaiter que le grand corps de l’Institut, auquel il s’honorait d’appartenir comme membre tant qu’il n’était que général en chef et premier consul, demeurât le refuge inviolable et la distraction préférée de ceux que sa domination croissante et sa grandeur sans contrôle écartaient du pouvoir et de l’influence. Non-seulement, comme il l’a dit, il laissa ou du moins il affecta de vouloir laisser à la France la république des lettres ; mais, pour le mieux prouver, dans les commencemens surtout, il lui épargna tout-à-fait l’ostracisme.

Aussi, dès 1803, grâce à une politique de modération et d’amnistie, lors même qu’elle tendait au pouvoir absolu, on vit se renouer entièrement la tradition académique. Tous les droits furent rendus ou remplacés, tous les élus à une des précédentes académies siégèrent dans une des quatre classes de l’Institut renouvelé. Il n’y resta qu’une seule usurpation, celle de Bonaparte lui-même, qui, nommé d’office par le directoire dans l’Académie des sciences à la place vacante de Carnot, proscrit au 18 fructidor, la garda jusqu’à sa promotion à l’empire, tandis que Carnot, qu’il avait rappelé, rentrait près de lui par élection à la place vacante par la mort du célèbre mécanicien Leroy.

Quoi qu’il en soit de cette restauration ancienne et tout-à-fait complète, quelques noms de l’Académie française, privés dans le temps de successeurs immédiats, n’ont pas encore reçu la commémoration réparatrice que leur devait l’Académie reconstituée. Ce sont, dans l’ordre des temps, Rulhières, l’éloquent historien de l’anarchie de Pologne ; Séguier, souvenir parlementaire si honorablement académique encore aujourd’hui ; Chabanon, studieux précurseur des belles recherches de nos jours sur la musique et la poésie chantée des Grecs ; Lanière, poète trop oublié qui a fait quelques beaux vers ; Loménie de Brienne, archevêque et ministre dans un temps de bien difficile épreuve pour ces deux dignités ; Condorcet, appelé à l’Académie comme philosophe et ami des lettres, que son esprit actif et profond cultiva non moins ardemment que les sciences, mais avec moins de distinction et de bonheur pour lui-même ; Chamfort, martyr ainsi que Condorcet des passions violentes, dont il se sépara trop tard, et n’évitant également le bourreau que par le suicide ; le vertueux président de Nicolaï, mourant avec plus de calme sur l’échafaud, comme Malesherbes et Bailly ; le savant et sage de Bréquigny ; Sedaine, qu’il suffit de nommer ; le marquis de Montesquiou, membre généreux de l’assemblée constituante, de cette famille des Fezensac où la politesse des lettres et l’esprit guerrier sont héréditaires[5], et enfin un d’Harcourt, de cette autre famille où ne s’est pas interrompue jusqu’à nos jours la tradition du talent et du courage, depuis le maréchal d’Harcourt tant vanté par Saint-Simon, homme de cour, général et négociateur également habile, que Louis XIV estimait beaucoup, mais trouvait de trop bonne maison et d’humeur trop indépendante pour en faire un ministre.

Ces noms, ces mérites si divers n’ont pas encore obtenu dans les annales de l’Académie française le jugement particulier, l’hommage durable qu’ils peuvent si facilement trouver, Rulhières et Chamfort, dans le critique célèbre qui en a récemment donné la rapide esquisse ; Lemière, dans un des poètes qui l’ont tant surpassé ; Condorcet, homme de lettres avec une nuance toujours si marquée d’esprit scientifique, dans le peintre éloquent et affectueux de Buffon et de Cuvier ; Sedaine, dans l’auteur dramatique nommé par tout le monde ; Chabanon, disciple plus zélé qu’habile de la poésie grecque, dans un des rapporteurs du concours proposé sur Pindare ; de Bréquigny, dans un des écrivains éminens dont l’exemple a si bien attesté de nos jours ce que la philosophie de l’histoire et l’éloquence qu’elle comporte doivent à l’exacte et curieuse érudition ; Séguier, de Nicolaï, Montesquiou, d’Harcourt, dans un des hommes politiques qui nous montraient, il y a quelques années, le savoir et l’éloquence si heureusement unis à la pratique des affaires et à la libre discussion des intérêts publics.

Pour d’autres noms, pour la série qui s’étend de 1772 à 1792, et qui recommence à 1803, ce qui importerait aujourd’hui, ce serait d’ajouter à l’hommage contemporain qu’ils reçurent le jugement de l’avenir et cette exactitude d’analyse, cette précision de détails que veut surtout l’histoire littéraire. S’il nous était donné de suffire quelque temps à cette tâche, si nous pouvions, en dévouant le travail d’une rigoureuse retraite à ce qui n’était que la distraction et le repos de l’illustre d’Alembert, réunir avec fidélité, dans un ordre historique, une partie des physionomies où se reproduisaient à degrés divers tant de précieux dons de l’esprit français, nous croirions n’avoir pas démérité de la confiance déjà longue dont nous a honoré l’Académie, et il nous a semblé en particulier que c’était une dette envers elle, aussi peut-être une obligation de sa part, de ne pas laisser interrompu, de reprendre, de continuer sur le même plan, puis-je dire avec la même précision de méthode et de simplicité, le monument que lui a consacré un membre si éminent de l’Académie des sciences.

Là en effet, ce semble, apparaît de la manière la plus heureuse cette alliance, cette affinité qui rapproche les diverses branches du savoir humain et les diverses académies de l’Institut. Rien de plus vrai, de plus utile, et, nous ajouterons, de plus tutélaire que cette intime réunion, si naturelle qu’à diverses époques les savans les plus célèbres en offraient l’exemple en eux-mêmes et la réalisaient dans la diversité de leurs études et de leurs écrits. Aujourd’hui même, n’en avons-nous pas une preuve éclatante et touchante dans la personne de l’illustre et vénérable doyen de l’Institut tout entier, de ce mathématicien si lettré, de ce littérateur si profond dans les sciences physiques, qui, sous le poids des années et d’un deuil plus accablant que l’âge, a conservé tant d’exquise justesse de langage, a répandu sur de récentes découvertes la lumière d’une exposition si savante et l’attrait d’une clarté si populaire, et donné aux premiers noms de la science, depuis Newton jusqu’à Laplace, un nouvel intérêt de grandeur publique et privée[6], et comme une nouvelle vérité à leur gloire, par le charme des souvenirs que leur a consacrés sa pénétrante admiration ou son ingénieuse reconnaissance ?

Bien au-dessous de ces exemples, qui cependant, lors même qu’ils découragent, peuvent guider encore, tâchons de continuer, au moins par l’exactitude impartiale et la saine philosophie, l’œuvre de d’Alembert, et d’y ajouter une portion d’annales littéraires qui comprendrait près d’un siècle de l’Académie française, la fin de sa plus grande gloire et l’époque de ses plus grandes épreuves, de sa ruine violente, de sa prompte renaissance au milieu de l’Institut.

Ainsi bornée, la liste, sans égaler par le nombre des grands noms celle qu’a parcourue d’Alembert, renferme une part considérable de l’histoire des lettres et de la société. Et d’abord, au-dessus de toutes les têtes, on y voit briller l’idole, le démon familier du XVIIIe siècle, celui qui le remplit tout entier du bruit de sa voix et des échos de sa renommée, l’illumine d’en haut, le trouble et l’égaré en bas, Voltaire, le poète et le critique, le réformateur et le destructeur, celui qui, dans l’abaissement et l’indolence des anciens pouvoirs, devint presque, par le talent applaudi et la faveur populaire, la première autorité publique de France, faisant des alliances au dehors avec Frédéric et Catherine II, leur passant trop aisément alors la Silésie conquise, Rosbach, la Pologne démembrée et la mort clandestine du jeune Yvan, non moins puissant à l’intérieur, aidant diversement de son pouvoir spirituel Mme de Pompadour et le duc de Choiseul, l’opposition philosophique et le chancelier Maupeou, cet homme unique enfin qui, dans la molle et inégale oppression du temps, sous cet arbitraire de cour bien dépassé depuis, entre la Bastille, les parlemens et les censeurs royaux, fut la liberté vivante de la presse, infatigable et effréné comme elle, parfois comme elle injuste, outrageant, impur, mais aussi comme elle généreux, humain, secourante et offrant à tel jour, à telle heure, contre certaines erreurs de la puissance ou de l’opinion, un refuge, un appui que rien dans le monde ne remplace. Heureux si, aggravant bien des fautes par un délit sans excuse et indigne de la raison moderne, Voltaire n’eût pas, dans un poème trop célèbre, appelé la licence des mœurs en aide aux succès du talent, et blessé du même coup les deux choses les plus saintes, le patriotisme et la pudeur, comme le disait, il y a quelques années, dans cette enceinte[7] une voix éloquente que j’y cherche inutilement aujourd’hui !

Sans doute, une grande part de Voltaire, et singulièrement son universalité, non pas de génie (cette universalité prétendue n’appartient à personne), mais d’influence, ont été, dès le premier moment et sous l’impression même d’une si grande perte, vivement retracées par Ducis, son successeur à l’Académie ; mais si, comme on l’a dit et comme de notre temps on ne se lasse pas de le prouver, l’histoire est toujours à faire, cela est vrai surtout de l’histoire des lettres, où les tentatives nouvelles du talent, les disputes des écoles, les prétentions du paradoxe et les démentis de l’expérience font incessamment découvrir des points de vue négligés dans l’art, des enseignemens utiles pour le présent, des encouragemens à la vraie nouveauté, des préservatifs contre la fausse et stérile hardiesse, et toute une étude d’imagination et de goût à faire pour l’avenir sur les monumens du passé. Le jugement porté par Ducis, au bruit de l’apothéose qui venait de couronner Irène, laissait beaucoup à dire sur le caractère de génie du poète, de l’historien, du critique, du polygraphe, et ce discours n’a pas acquitté la dette de l’Académie envers un tel nom et envers la vérité, supérieure à tous les noms.

Naguère nous avions l’espérance que cette obligation serait dignement remplie par un membre de l’Académie, jeune encore, qui, par attrait de sympathie spirituelle, avait fort étudié Voltaire, en avait partout recueilli les traces, à Potsdam comme a Londres, et qui, dans la bibliothèque de l’Hermitage, près de Saint-Pétersbourg, avait pu feuilleter ses brouillons, et jusqu’aux notes impatientes ou moqueuses crayonnées de sa main sur ses livres, pieusement recueillis par Catherine II, et dont. M, de Maistie seul nous avait assez dédaigneusement esquissé le catalogue.

Bien plus étendue que toutes les notices académiques, la vie de Voltaire devait comprendre une assez grande part des affaires diplomatiques du temps, auxquelles, du dedans et au dehors, Voltaire fut plus mêlé qu’on ne l’a dit, quelquefois par influence avouée et publique, et plus souvent par ingérence active, crédit confidentiel et ambition de négociateur volontaire, croyant à tort que de médiocres services d’homme d’état valent mieux qu’une gloire indépendante de penseur et d’écrivain. Quoi qu’il en soit, bien des choses préparaient le nouveau biographe à la tâche difficile de peindre exactement un tel homme, et par contre-coup une telle époque. Descendu de l’ancien monde et initié au monde d’il y a quelques années, familier avec les affaires et les littératures de l’Europe, attentif et sagace sous des formes de conversation légère, petit-fils d’un ministre de Louis XVI, et plusieurs, fois délégué plénipotentiaire du dernier roi, M. de Saint-Priest, précisément parce qu’il croyait aux lettres plus qu’à toute chose au monde, était singulièrement, approprié à cette œuvre historique et anecdotique dont il avait le loisir et le goût. Malheureusement une mort prématurée, douloureuse pour l’Académie et pour une grande part de la société, l’a frappé, loin de sa patrie, au lieu même où il cherchait en passant l’instruction et le repos, et il laisse à demi commencé ce que nul autre n’est préparé à continuer avec les mêmes, avantages d’étude intelligente et d’affinité naturelle. Que cette tâche reste donc long-temps délaissée, en souvenir et en regret du talent auquel il n’a pas été permis de l’achever !

Mais, à part ce nom de Voltaire que nous voyons attirer et comprendre toute une partie de l’histoire du temps, il y a, dans la série qui commence, à 1772, et rappelle nécessairement des noms et des travaux antérieurs, un sujet déjà bien vaste de biographie morale et d’analyse littéraire. La décadence de l’art sur certains points et en même temps le progrès des esprits, cela présente à soi seul un curieux problème dont chaque récit particulier, chaque biographie exacte et impartiale formerait une pièce instructive.

Là, dirons-nous, à part la tragédie prestigieuse et passagère de Voltaire, il y a toute une grande étude de décadence à suivre dans ses vicissitudes. Là se rencontrent en effet, dans Lagrange-Chancel, dans Chateaubrun, dans Debelloy, dans Saurin, dans Pompigrian, dans La Harpe, dans Ducis, dans Chénier d’une part, tous les signes d’épuisement de cette forme sublime qu’avait reçue la tragédie parmi nous, la monotonie, la langueur, la fausse imitation de l’antique et du classique, et, d’autre part, les tentatives diverses, les efforts de système et de talent pour innover à tout prix, soit par l’adoption de sujets nationaux, soit par l’emprunt plus ou moins déguisé, plus ou moins craintif de cette forte tragédie anglaise, sortie tout armée des troubles du moyen-âge et de la vaste imagination, du naturel inculte et tout-puissant d’un homme. De Chateaubrun, si froid et si infidèle copiste du théâtre d’Athènes, à La Harpe, qui ose tranquillement ce qu’avait craint et convoité Racine, traduire dans sa forme antique, dans sa poésie première un drame de Sophocle, la distance est grande, quoique la différence des talens poétiques ne soit pas très marquée. Évidemment une révolution déjà s’est faite dans les esprits : elle accueillerait l’originalité, si on la voyait poindre quelque part ; mais cette originalité, refusée à tant d’efforts que tentaient de toutes parts des hommes de savoir et de talent, ne tiendra ni au fond des sujets, ni au genre, ni à la forme.

Oui, s’il y a veine de poésie tragique dans la seconde moitié du dernier siècle, elle jaillira tout entière du fond particulier d’un homme éloquent sans être inventeur, d’un génie solitaire et qu’on disait un peu bizarre, nourri pieusement de la Bible en plein XVIIIe siècle, croyant et pratiquant au milieu des philosophes, dévot sous la constituante et républicain sous l’empire, portant sur soi, nous l’avons souvent remarqué, dans l’expression de son majestueux visage, de grands traits de mélancolie et de gravité, du reste encadrant indifféremment Sophocle ou Shakspeare dans les formes de drame et les bienséances de langage usitées en France jusque-là, n’affectant rien de singulier, pompeux comme Voltaire, avec moins d’élégance ; mais abondant de cœur, répandant à pleine source tous les sentimens de la nature émue, et dans le moule antique jetant, jusqu’à déborder, un pathétique à lui.

La contemplation du long travail et des maladies de langueur de la tragédie française sous les mains diverses qui voulaient la ranimer, de sa renaissance enfin, de ses retours d’énergie sous Ducis, sera sans doute une étude curieuse qui reporte la pensée vers ce problème d’un âge privilégié pour la poésie, et cependant de plusieurs renouvellemens possibles de la tragédie d’Athènes et de la tragédie d’Alexandrie, du théâtre espagnol, qui n’eut qu’un siècle et est tombé avec la puissance et l’enthousiasme du peuple dont il était la voix fanatique et guerrière ; du théâtre anglais, qui, depuis deux siècles et demi et depuis un homme unique, semble être tombé sans retour au milieu des autres grandeurs croissantes de sa nation ; du théâtre allemand, qui, venu tard, tel qu’un fruit d’été renouvelé avec art dans l’arrière-saison n’a vécu cependant qu’un ou deux âges d’homme, comme s’il s’agissait de cette fleur de l’aloès qui s’épanouit une fois par siècle, et ne reparaît plus sur la même tige.

Ducis cependant, Lemercier, Raynouard, dans quelques momens heureux, et d’autres rares exemples près de nous, attestent que celle loi de l’art n’est pas inflexible, si peu qu’une veine heureuse se rencontre et puisse encore saillir du cœur.

Dans un ordre bien différent de génie, dans l’éloquence de la chaire, qui avait été si long-temps en France l’éclatante émule autant que l’ennemie de celle du théâtre, le déclin ne fut pas moins sensible, les retours moins rares et moins dignes d’être étudiés. Cette éloquence, durant un demi-siècle, ne donnait à L’Académie (car le père Bridaine n’en fut pas) que deux hommes : l’un, plutôt déclamateur ingénieux qu’orateur, l’abbé de Boismont ; l’autre, doué de plus de puissance tribunitienne que d’édification évangélique, l’abbé Maury, ayant dû sa première gloire à un panégyrique de saint Louis prêché devant l’Académie, et le succès de ce panégyrique à un commentaire politique et mondain sur l’utilité commerciale des croisades. Devenu plus tard rigoriste dans la foi en proportion de ses faiblesses dans la vie publique, n’admettant plus alors comme digne de la chaire que la partie la plus mystérieuse du dogme, et déclarant presque la simple morale chose humaine et profane au-dessous de l’éloquence chrétienne, l’abbé Maury, homme de talent sans doute et de grand savoir dans l’art de la parole, mais auquel manquait ce qui, pour les anciens, était la condition de l’éloquence, est par là surtout demeuré aussi loin de leur génie que de la candeur passionnée de Chrysostôme et d’Augustin.

Les causes du déclin de la parole religieuse, le rapport de cette parole avec l’état des mœurs, les curieux indices qu’elle offrait de l’affaiblissement de la foi dans ceux mêmes qui en étaient les apôtres, sa faiblesse interne et irrémédiable, quand elle n’a pas la conviction du cœur qu’elle veut inspirer, la force indirecte qu’elle retrouve dans la passion politique et le danger social, ce sont là sans doute autant de vues qui se présentent d’elles-mêmes ; mais les détails en seront difficiles à donner dans leur juste mesure. Bien ménagés, appréciés au vrai, en éclairant l’histoire morale du pays, ils répandraient un intérêt nouveau sur cette forme tout à la fois de direction spirituelle dans les hautes classes et d’enseignement pour le peuple, sur cette puissance de la parole chrétienne qui, long-temps déprimée par le penchant du siècle dernier, avivée tout à coup par le fer et le feu de la persécution, après les martyrs de Lyon, de Nantes et de Paris, après le concordat, reprit sous le poids de l’empire un ascendant qu’elle continue de guider par des raisons différentes.

Mais au XVIIIe siècle, même sous les auspices de Massillon et à plus forte raison après lui, ce n’était pas là qu’étaient l’autorité, la persuasion, la victoire. Jamais cependant l’art de la parole oratoire ou plutôt l’artifice du style n’avait été plus étudié et plus souvent appliqué, dans la chaire comme ailleurs, à des sujets dont une sévérité judicieuse l’avait autrefois écarté ; mais cela même était un symptôme historique de l’état des esprits. Ce faux goût, ou du moins cette parure élégante dont la parole religieuse avait besoin de se farder pour se faire admettre, cette complaisance au temps, ces opinions que l’orateur chrétien lui empruntait pour en être mieux écouté, sans l’être toujours, retracent comme un côté de la tendance du XVIIIe siècle, et appartiennent à l’histoire des opinions encore plus qu’à celle de l’art. Par là même, l’analyse en sera plus instructive et nous conduira d’un genre d’éloquence vers un autre, de l’église à l’Académie, de l’Académie dans le monde, et jusque dans les affaires publiques, pour y retrouver trop souvent l’influence alors trop dominante de deux choses qui malheureusement se touchent et s’appellent l’une l’autre, l’illusion et la déclamation.

Ce n’est pas seulement dans le livre de l’Influence des opinions religieuses qu’un esprit grave, généreux, estimable à tant de titres, M. Necker, prodigue toutes les pompes de langage, tous ces efforts de parole dont Fénelon avait censuré l’emploi dans les prédicateurs. Ces pompes, M. Necker les avait eues même dans l’éloge du précis et judicieux Colbert, et il crut en avoir besoin pour faire lire un compte rendu de finances, notre premier budget publié, ce qui semblait une recommandation suffisante pour la curiosité, et (telle était apparemment la fantaisie du goût public) il ne fut pas réfuté dans un style moins brillant et moins orné par M. de Calonne.

La prédominance de ce qu’on appelle à tort l’éloquence académique n’était pas sans doute étrangère à ce déclin et à cet abus de la parole. Thomas, si souvent couronné, avec un assez grand éclat de faveur populaire, pour des Eloges encore plus pompeux et plus chargés d’abstractions et de métaphores que celui de Colbert, Thomas, plus applaudi au Louvre, dans la séance où il lut son Marc-Aurèle, que Bossuet ne fut jamais admiré dans la chapelle de Versailles ; Thomas rappelle, avec une date moins bonne pour la langue et autrement mauvaise pour le goût, l’ancien Balzac, qu’il ne surpasse pas dans ses écrits, quoiqu’il valût beaucoup mieux par l’ame. Du reste, par le ton élevé, quoiqu’un peu vague, de sa philosophie, par le stoïcisme fastueux de sa parole, il ressemble singulièrement à ces orateurs célèbres de la décadence grecque sous l’empire, Dion Chrysostôme, Aristide, Libanius, Thémiste, honnêtes et nobles aussi, luttant contre des pouvoirs plus redoutables que la molle autocratie de Louis XV, parlant dans un camp révolté aussi hardiment que dans une école, chassés des villes aux déserts et reparaissant tout à coup aux acclamations de la foule, hommes qu’on appelle sophistes cependant, et que fit pâlir la foi plus ardente, la parole plus vertueuse et plus populaire des grands évêques chrétiens d’Asie. Chez nous, la même éloquence sophistique ne rencontrait ni les mêmes périls ni d’aussi puissans rivaux. Elle régna quelque temps avec éclat, admirée en France, inspiratrice au dehors, et se communiquant des philanthropes de Paris à ceux de Milan et de Naples, aux Beccaria, aux Verri, aux Filangieri. Quelques exemples, cherchés au loin dans les siècles et tout voisins par la ressemblance de forme, pourront donner à cette partie de notre histoire littéraire un intérêt instructif qui deviendrait en même temps une apologie, il est vrai, peu nécessaire.

On sait en effet que les académies les plus éclairées ne peuvent prévaloir toujours contre certaines erreurs du goût public et certaines lois du temps. Ce n’était pas l’Académie qui créait l’élocution fastueuse et trop ornée, que cependant elle devait parfois accueillir pour le talent et l’intention morale qui s’y mêlait. Cette éloquence, fort semblable à celle dont Sénèque le père a donné de nombreux échantillons, et que Sénèque le philosophe lui-même n’a que trop employée, cette éloquence mêlée d’esprit et d’emphase naissait du luxe des mœurs et de la liberté demi-contrainte, de la hardiesse indécise des intelligences. Elle tenait, dans l’ordre moral, à cette émulation ambitieuse, à ce : besoin d’enchérir qui suit une époque abondante en chefs-d’œuvre naturels, disposition qu’a parfaitement décrite un historien de Rome éloquent lui-même à la manière et dans le goût raffiné dont il explique si bien les causes[8]. Elle tenait, dans l’ordre social, à ce que ce même écrivain n’avait pas osé dire, à cette exagération de formes, à cette prétention dogmatique, et tour à tour à cette obscurité que doit prendre la parole spéculative, quand elle est dans un pays la seule force quelque peu privilégiée, la seule remontrance, possible, tantôt soufferte et tantôt menacée par le pouvoir absolu.

Ainsi, la part de déclamation que ne prévenait pas toujours l’Académie, et qui n’était écartée ni de ses concours ni quelquefois de ses écrits, elle était partout ailleurs dans le même siècle, hormis quelques rares exceptions, Elle s’alliait à l’éclat du plus grand talent oratoire d’alors, du plus indépendant, du plus ennemi des corps académiques, et, malgré l’originalité du génie et de l’humeur, elle marquait souvent de sa monotone empreinte le, langage même de Rousseau.

Il ne nous en coûtera donc pas, en suivant à cette époque les traces d’une maladie trop générale, de les relever à l’Académie comme ailleurs, sauf à montrer aussi quelles barrières y opposaient encore ses exemples, et dans la prose de Voltaire, si naturelle, si sensée, si pleine d’esprit et de feu jusqu’à la dernière heure, et dans la lumineuse logique, l’élégante, clarté de Condillac, et dans la précision un peu sèche, mais simple et complète de d’Alembert, et dans la pureté judicieuse et animée de La Harpe, et dans l’art brillant de Rulhières et dans la grande prose de Buffon, le dernier survivant des hommes de génie de son siècle, et éloquent jusqu’à la fin de sa vie.

Conservant ainsi la glorieuse représentation de la pensée spéculative jusqu’au moment où la pensée active allait régner, gardant Buffon jusqu’à la veille de l’avènement de Mirabeau, l’Académie, malgré les distractions et les erreurs auxquelles n’échappe aucune puissance de fait et d’opinion, n’avait point failli à l’objet de son origine, et elle continuait de marquer un point élevé du génie national. Sa réputation était grande en Europe, et quand un historien étranger, Archibald Alison, avec la prudence traditionnelle de son libre pays, examine curieusement la composition de l’assemblée constituante de 1789[9], et cherche à se rendre compte du principe qui domina les élections dans les bailliages et des forces inexpérimentées qui furent déchaînées sans mesure, de manière à rompre tout équilibre des intelligences comme des rangs, et a laisser peu de place à l’aristocratie, même du bon sens et de l’expérience, une de ces objections anglicanes, vraiment remarquable et bien surannée pour nous, c’est qu’il n’était entré dans cette assemblée, sauf le savant et vertueux Bailly, aucun des hommes de l’ordre philosophique et littéraire représenté par l’Académie française et les autres compagnies savantes, tandis qu’il s’y trouvait dans le côté le plus démocratique cent soixante avocats de province et quatre-vingts curés de village.

Cette observation vient cependant du pays où, dans les premières années du XVIIIe siècle, d’élégans esprits avaient inutilement tenté de fonder une académie, avec le devoir exprès d’amender, perfectionner et fixer la langue anglaise. Chose remarquable même, c’était l’écrivain le plus fantasque et le plus libre de ce pays, celui qui, dans sa moquerie rabelaisienne, s’est raillé de tout, y compris les expériences et les programmes des compagnies scientifiques, c’était Swift enfin, l’auteur du voyage à Laputa et dans l’Ile-Volante, qui avait pris à cœur et qui réclamait instamment la création d’une académie littéraire sur le modèle de la nôtre.

L’objection à cette entreprise était dans l’indépendance naturelle à l’esprit anglais, dans la place très grande qu’il laissait au goût individuel, dans la crainte assez spécieuse enfin qu’entre les partis exclusifs qui divisaient si profondément l’Angleterre, l’académie ne fût toujours, selon le temps, toute whig ou toute tory, et ne reconnût de gens d’esprit et de poètes qu’au gré des majorités politiques.

Swift entendait bien parer à semblables conséquences du régime parlementaire. Agresseur implacable des whigs dans le gouvernement, il les voulait pour moitié dans l’académie, et au moment où il poursuivait des plus amers sarcasmes le duc de Marlborough, leur général favori, victorieux au profit de l’Angleterre, il se concertait amicalement, pour la fondation projetée, avec Addison et Steele, leurs publicistes populaires, le premier surtout, puriste académique autant qu’un Anglais peut l’être. Puis, dans une lettre à Harley, comte d’Oxford, lord grand trésorier et premier ministre de la reine Anne, il lui proposait, dès, 1711, avant la fin de la guerre du continent, terme auquel on ajournait toutes choses, de pourvoir d’urgence au salut de la langue anglaise par l’établissement d’une compagnie à laquelle seraient librement élues les personnes réputées le plus capables de cette œuvre, sans acception de rang, de profession ni de patrie. Cette compagnie aurait devant elle l’exemple des Français, les suivrait dans le bien, éviterait leurs fautes, et, en épurant la langue, en la fixant par le bon usage, empêcherait qu’à un siècle de distance on ne fût exposé à ne plus comprendre en Angleterre les récits contemporains du règne glorieux de la reine Anne et des succès de son ministère[10]. Ce sont les expressions de Swift littéralement traduites, car son idée dominante de créer une académie sur le modèle de la nôtre le rendait déjà complimenteur, en dépit de nature. Du reste, toute exagération flatteuse à part, les ministres de la reine auxquels Swift s’adressait alors étaient très dignes de porter cette louange et d’accueillir toute idée généreuse et favorable aux lettres. C’étaient et lord Oxford, très savant lui-même, et le célèbre Bolingbroke, l’érudit et le sceptique universel, l’ami et l’inspirateur de Pope, l’étranger qui, par sa conversation française, étonna le plus Voltaire, et le seul membre du parlement dont M. Pitt fût jaloux dans le passé.

Oxford et Bolingbroke aimaient Swift, avaient besoin du secours de sa plume, et ne pouvaient la payer que par une création littéraire qui leur plaisait à eux-mêmes. Tout semblait favorablement disposé ; mais le vaisseau échoua au port. Arrivé le terme assigné, la fin de la guerre sur le continent, le fameux traité d’Utrecht conclu, Bolingbroke revenant de Versailles, et, pour ainsi dire, du dernier lever de Louis XIV, qu’il aidait à finir en paix son règne glorieux, le cabinet anglais se divise en la personne de ses deux chefs, la reine meurt, et un changement de règne avec nouvelle déviation dynastique fait décréter d’accusation les protecteurs de la future académie, met lord Oxford à la tour de Londres, sous prévention de crime d’état, fait fuir Bolingbroke en France ; sous condamnation par contumace, pour complicité avec son rival, et renvoie Swift, dans son presbytère d’Irlande, écrire en réminiscence des grandeurs de cour qu’il a vues le voyage et les observations ! De Gulliver à Lilliput.

De bons esprits cependant, au milieu de l’âpreté anti-jacobite qui avait saisi l’Angleterre et rendait odieux tout ce qui de près ou de loin tenait à la politesse du grand roi, regrettaient encore ce projet d’une académie littéraire analogue à celle de France. On n’y songea guère sans doute pendant le laborieux établissement du ministère de Walpole au milieu de ce travail de corruption habile gardant du moins les formes et amenant la réalité de la liberté sous un roi fort peu ami des arts, qui ne savait pas même l’anglais et conférait en mauvais latin avec son ministre sur les choses indispensables à la prérogative de l’un et au crédit de l’autre. Mais avec le progrès de la grandeur et de l’élégance sociales cette idée d’académie revint, et le célèbre lord Orrery, le même qui se montra si zélé et si intelligent protecteur des recherches scientifiques, écrivait pour rappeler l’ancien projet de Swift, si fâcheusement interrompu par une catastrophe politique : « Considérons ce qu’a fait une nation voisine, combien les Français ont été attentifs a perfectionner leur langue : Rome, par ses conquêtes, avait rendu son idiome universel ; la France, par sa politesse, a fait la même chose. J’entends sous ce mot politesse l’encouragement des arts et des sciences. Rien, n’a autant contribué à la pureté et à l’élégance de la langue française que les nobles académies instituées à cette fin. Tant qu’il n’y aura pas en Angleterre quelque création semblable, nous ne pouvons nous flatter de redresser les erreurs et de fixer les règles du style anglais. Je n’ose vous dire même à mi-voix que je crois un projet de cette sorte assez important pour mériter toute l’attention de nos pouvoirs législatifs[11]. »

Et lord Orrery, en liant à cet intérêt un peu chimérique peut-être d’une réforme et d’une surveillance grammaticales une pensée plus grave, dont tant d’infortunes particulières ont attesté le fréquent oubli, insistait sur la nécessité, sur la justice de ménager quelques appuis aux vocations littéraires, un but aux espérances et aux premiers essais du talent, un asile à sa vieillesse. Certes, si cela est vrai d’un pays où l’église dispose encore de tant de riches bénéfices, et où, moins exigeante pour la foi et la pratique et moins séparée de l’existence civile, elle n’est qu’une profession grave ouverte naturellement aux vies paisibles et studieuses, combien la même sollicitude n’est-elle pas plus applicable ailleurs, avec le regret seulement que celle chance de protection et cette forme d’encouragement soient si bornées, et si rares !

Quoi qu’il en soit, des projets de Swift il ne resta que sa lettre au comte d’Oxford, et le zélé promoteur de ces mêmes projets, Bolingbroke, après un long exil, revenu sans pouvoir dans sa patrie, exclu de la chambre des lords, déclaré, par privilège, inéligible à la chambre des communes, mais jouissant de cette liberté publique de la presse acquise dès-lors à l’Angleterre, ne songea plus à la littérature que pour en faire, dans le Craftman, un instrument inviolable d’attaque et de défense contre la durée ministérielle de Walpole. Satisfaite et justement glorieuse de sa Société royale de Londres, dès-lors immortalisée par Newton et trop exclusivement célébrée par Voltaire, qui oubliait les admirables travaux de notre Académie des sciences, l’Angleterre, forte d’ailleurs de ses deux savantes universités de Cambridge et d’Oxford, continua de se passer d’une académie de langue et de littérature anglaises, et n’en eut pas moins de bons écrivains au parler indigène et nerveux, d’éclatans orateurs au langage habile et populaire.

C’est que dans son instabilité sans frein apparent, dans sa liberté de commerçant et de voyageur, dans son droit d’importation universelle, de libre échange indéfini, l’idiome britannique est retenu par deux câbles, très forts, la Bible et le droit commun, la parole sainte et parole de la loi, cette seconde religion du pays.

Toujours présente dans la famille comme au temple, la vieille traduction anglaise de la Bible et la belle liturgie anglicane, de même couleur et de date plus ancienne encore, font incessamment reluire aux yeux et entretiennent dans le cœur ces vieux types saxons, ces formes rudes et simples colorées d’imagination hébraïque et trempées au même feu que la langue populaire du grand tragique anglais.

Puis, à l’ascendant religieux, si fort en ce point comme en d’autres, s’est joint, pour cette nation d’hommes libres et insulaires, courant le monde et revenant chez soi, ce goût des choses anciennes et locales, cette tradition active du sol, qui, se mêlant à tout pour eux, ne pouvait leur faire défaut dans leur idiome, et qui le conserve instinctivement comme une part du droit natal du pays et de sa vie municipale et libre.

Ainsi demeure le fond du langage national, le vieux chêne britannique, à la souche immortelle et au vaste feuillage, que surchargent, sans étouffer sa sève, les mille fabrications d’emprunts étrangers ou de caprices individuels suspendus à ses rameaux par le besoin, le pédantisme ou la mode.

Oscilla ex altâ suspendunt mollia quercu.

Sous ce poids, le vieux tronc, à peine marqué jadis de l’épée des Romains et tant de fois rajeuni par les entailles et la greffe du septentrion, s’élève indestructible de végétation et de forme.

Qualis frugifero quercus sublimis in agro,
Exuvias veteres populi, sacrataque gestans
Dona ducum, trunco, non frondibus efficit umbram.

Dans un pays au contraire où tout se renouvelle si vite, où le travail du temps s’accumule en quelques années et se précipite eh révolutions périodiquement accidentelles, où le passé tient peu à la terre et n’y laisse pas de racines profondes, ce n’est pas seulement sur la routine, mais aussi sur l’art et la science, qu’il faut compter pour enrayer un peu la mobilité du langage et maintenir à l’expression, dans le cours rapide des idées et des faits, une certaine unité d’empreinte nationale.

Ce rôle, que dès l’origine Pascal attribuait à l’Académe, et que l’esprit sublime et si bien ordonné de Bossuet recommande presque comme une précaution d’ordre public et de discipline morale, l’Académie le remplit dans le XVIIIe siècle. Elle fut le pouvoir préservateur de la langue, et, tout compté, en donna les meilleurs modèles. On sait que dans l’âge précédent ce rôle avait appartenu pour une grande part et très justement à la cour.

Dans les jours éclatans de Louis XIV, à l’époque de ces grands généraux, de ces habiles négociateurs, de ces fins courtisans, de ces fêtes magnifiques, de ces beautés célèbres qui en étaient la gloire et qui les décrivaient de la même grâce dont elles les paraient, ce n’était point par flatterie servile qu’on faisait de la cour l’arbitre suprême du beau langage. Rien au fond n’était plus sincère et plus mérité.

Nulle part on ne parlait mieux français que dans la chambre du roi, entre le duc de La Rochefoucauld et Molière, le grand Condé et le chevalier de Grammont ; personne, comme l’a dit Voltaire, sans autre motif cette fois que de dire vrai, n’avait plus de goût que Louis XIV et n’en inspirait davantage autour de lui. L’auteur du Misanthrope et de tant de chefs-d’œuvre avait raison lorsque, plaçant sa libre comédie de l’École des femmes sous la protection de la cour, il réfutait dans un intermède critique, par la bouche du courtisan Dorante, les critiques envieuses du bel esprit Lysidas, et faisait dire au premier d’un ton affirmatif que « c’est le goût de la cour qu’il faut étudier pour trouver l’art de réussir, qu’il n’y a point de lieux où les décisions soient si justes, et qu’à part tous les gens savans qui s’y trouvent, du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, il s’y fait une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement les choses que tout le savoir enrouillé des pédans. » Tout le reste de la scène et ailleurs quelques vers célèbres de la comédie des Femmes savantes ne sont que cette même préférence donnée du bon goût de la cour

Sur le savoir obscur de la pédanterie,</poem>


ce qui sans doute, et à Dieu ne plaise, ne désignait pas l’Académie, mais ce qui ne l’excluait pas, en la personne du moins de Cotin, de l’abbé Daubignac et de quelques autres de leurs confrères.

Quoiqu’il en soit de cette prééminence absolue de la cour en fait de goût et de bon langage, si elle était avouée sans flatterie à l’époque même où l’Académie comptait ses plus grands hommes, qui, à la vérité, étaient aussi de la cour, il n’en fut pas de même après Louis XIV, et lorsqu’on tomba des magnificences de son âge mûr et de la dignité de sa vieillesse aux corruptions d’une autre époque. Le brillant esprit des Mortemart et la discrète élégance de Mme de Maintenon étaient mal remplacés par les hardiesses de la duchesse de Phalaris et de Mme de Prie, et les grandes dames qui couraient aux licencieux spectacles de la foire Saint-Laurent, qui plus tard jouaient au naturel dans les pièces du théâtre de société que Collé composait pour un prince, n’avaient pas sans doute, sur la grâce et le goût, les mêmes idées qu’une La Fayette, une La Vallière, une Sévigné, ou que ces jeunes femmes de la cour qui, sous les longues robes et les voiles d’Orient, avaient dans leur enfance récité à Saint-Cyr les vers divins d’Esther.


VILLEMAIN,

membre de l’Académie français.

  1. Ce morceau, dont la plus grande partie a été lue dans la séance intérieure trimestrielle des cinq académies de l’Institut, est détaché d’un travail étendu sur l’histoire de l’Académie française. Il explique et prépare tout un ensemble d’études dont nous ne croyons pouvoir mieux signaler l’importance que par cette publication.
  2. On peut voir, dans l’intéressant travail de M. Flourens sur Fontenelle, comment, dès l’origine, Colbert avait eu la pensée d’un grand corps académique renfermant plusieurs sections distinctes unies par un lien de confraternité, mais avec des applications très diverses aux sciences, aux lettres, aux arts.
  3. Assistere obversarique dicturo Catones ipsos Tullios atque Hortensios arbitrer, qui me in posteris suis audiunt. (Drep. Pacat., ap. panegyricos veteres.)
  4. The History of the Royal Society of London for the improvement of natural know-ledge, by Tho. Sprat., DD. late lord bishop of Rochester, p. 39.
  5. Témoin le récit si élevé et si simple de M. le duc de Fezensac, colonel d’un régiment dans la campagne de 1812.
  6. Voir en particulier, dans le Journal des Savans, les morceaux de biographie et d’analyse scientifique de M. Biot, sur la correspondance de Newton et de Cotes, sur le magnifique observatoire de Poulkova, sur une anecdote de la vie de M. de Laplace, sur la découverte astronomique de M. Leverrier, etc.
  7. M. Victor Hugo, dans une délibération intérieure de l’Académie, touchant la question de mettre au concours l’éloge de Voltaire, lequel ne fut proposé et couronné, en 1840, que sous le titre de Discours sur Voltaire.
  8. « Alit aemulatio ingénia ; et nunc invidia, nunc admiratio imitationem accendit : naturâque quod summo studio petitum est ascendit in summum : difdicilisque in perfecto mora est : naturaliterque quod procedere nequit ; recedit : et ut primo ad consequendos quos priores ducimus, acceiidimur, ita, ubi aut praeteriri aut aequari eos posse desperavimus, studium cum spe senescit, et quod assequi non potest sequi desinit ; et velut occupatam relinquens materiem quœrit novam : praeteritoque eo in quo eminere non possumus, aliquid in quo nitamur conquirimus : sequiturque ut frequens ac mobilis transitus maximum perfecti operis impedimentum sit. » Vell. Paterc, lib. I, ch. XVII.
  9. Alison’s History of Europe, vol. 1.
  10. Swifl’s Works, t. VII.
  11. Swift’s Works, t. VII, p. 240.