L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut/07

L’Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l’Institut
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 429-460).
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L'ACADEMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT

VII.[1]
L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET.

Nous avons, dans une étude précédente, rappelé le temps d’arrêt que dut subir la marche de l’art français, au lendemain de la révolution de 1830, et la situation incertaine à laquelle les artistes, y compris les membres de l’Académie eux-mêmes, semblaient alors se trouver condamnés. Était-ce donc que le nouveau chef de l’Etat fût personnellement étranger ou indifférent à des questions de cet ordre ? De tout temps, au contraire, il avait manifesté un goût très vif pour les arts, pour la peinture au moins, et la riche galerie de tableaux modernes que le duc d’Orléans s’était formée au Palais-Royal garantissait assez les dispositions du roi à l’égard des artistes capables d’honorer notre école. Quelques mesures, d’ailleurs, prises de bonne heure par lui, étaient de nature à confirmer sur ce point les espérances. En attendant la généreuse et patriotique création du musée de Versailles, dont la pensée occupait déjà son esprit, mais que les circonstances ne lui permettaient pas encore d’entreprendre, Loups-Philippe, à la suite de la première exposition, ouverte sous son règne (1831), avait décidé de rendre annuels les Salons qui, jusqu’alors, ne s’étaient succédé qu’à deux ou trois années d’intervalle. Il avait, de plus, prescrit à ses ministres de demander aux chambres les crédits nécessaires, soit pour hâter l’achèvement de l’École des Beaux-Arts, de l’église de la Madeleine, de l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, de quelques autres grands édifices dont la construction avait été commencée sous les gouvernemens précédens, soit pour décorer la Chambre des Députés et l’Hôtel de Ville de peintures relatives à des événemens récens de notre histoire. Quant à l’Académie des Beaux-Arts, lorsque, au commencement de l’année 1831, elle s’était pour la première fois rendue en corps auprès du roi, elle avait reçu de lui l’assurance formelle qu’aucune modification ne serait apportée aux lois qui la régissaient depuis la réorganisation de 1816[2] ; et comme bon nombre des membres présens avaient eu, sous le gouvernement de la restauration, des relations directes avec le prince qui les accueillait en souverain aujourd’hui, celui-ci avait ajouté à sa déclaration officielle l’expression bienveillante et presque familière des souvenirs qu’il gardait en commun avec eux.

Cependant, le membre de l’Académie des Beaux-Arts dont la présence au milieu de ses confrères eût pu le mieux raviver ces souvenirs, le peintre de qui le roi, avant son avènement au trône, avait le plus particulièrement apprécié et le plus souvent employé le talent, Horace Vernet, n’assistait pas à l’entrevue. Il était alors à Rome, où, depuis deux ans, il avait remplacé Guérin comme directeur. de. l’Académie, de France. Jeune encore et déjà universellement célèbre, — entouré d’une famille dont la distinction et la bonne grâce attiraient à la villa Médicis. les Français et les étrangers de. passage à Rome,. et. jusqu’aux membres les plus récalcitrans de la vieille aristocratie romaine[3] ; — enfin, usant, avec une libéralité sans réserve, des ressources matérielles que lui procurait l’extrême fécondité de son pinceau, Horace Vernet, avait donné aux fonctions qu’il remplissait un éclat extérieur qu’elles n’avaient jamais eu avant lui. Rien de mieux ; mais, dans ses rapports officiels avec l’Académie qui l’avait délégué, il n’arrivait pas toujours qu’il réussît à s’acquitter aussi heureusement de son rôle.

Sans rien abdiquer de sa juste autorité personnelle, le directeur précédent, Guérin, s’était toujours appliqué à se conformer ponctuellement aux avis de ses confrères, tant sur les questions générales de règlement ou de discipline que sur la valeur des envois soumis, à leur examen. Horace Vernet, au contraire, crut devoir, à la première occasion qui se présenta, non-seulement discuter, mais ouvertement réprouver un jugement que l’Académie venait de prononcer. Il s’agissait alors d’un travail sur les Temples de Pœtum, envoyé en 1829 par un pensionnaire architecte, M. Henri Labrouste, qui, soit dit en passant, devait trente-huit ans plus tard, siéger parmi les membres de l’Académie : travail important, dont l’Académie, avait dans son rapport constaté les mérites, mais en mêlant aux éloges des réserves sur ce qu’il contenait à ses yeux d’erroné ou de contestable. De là le très imprévu mécontentement de Vernet et, de sa part, des réclamations au moins insolites. Au lieu de se borner, comme il en avait simplement la mission, à donner à l’intéressé communication de ce rapport, il écrivit à l’Académie une lettre dans laquelle il prenait parti contre elle, la sommant en quelque sorte de reconnaître au pensionnaire auteur du travail « le droit de réfuter les accusations d’inexactitude qui avaient été portées, » et il ajoutait : « Je n’ai point hésité à m’assurer par mes propres yeux du degré de confiance qu’on pouvait accorder à l’envoi de M. Labrouste. Je me suis rendu exprès à Pestum, les monumens seuls pouvant servir de preuves. J’ai examiné, touché et même fouillé. Cet examen scrupuleux m’a démontré que les parties jugées douteuses du grand travail de M. Labrouste sont entièrement conformes à la vérité et que, dans l’ouvrage de Lagardette, » — cité par l’Académie à l’appui de son opinion, — « les incorrections sont sans nombre. »

L’Académie, naturellement, ne laissa pas de s’émouvoir de cette mise en demeure d’avoir à discuter après coup l’œuvre d’un pensionnaire avec ce pensionnaire lui-même. Dans une réponse en termes très courtois, mais très nets, adressée au directeur au nom de la compagnie, le secrétaire perpétuel faisait ressortir « le danger qu’il y aurait à autoriser des répliques aux jugemens que l’Académie consigne dans ses rapports annuels… Ces jugemens sur les travaux des pensionnaires n’étant d’ailleurs, ajoutait Quatremère de Quincy, que des avis transmis confidentiellement, des conseils donnés de professeurs à élèves et dont ceux-ci sont libres d’user à leur gré, il me paraît inutile de dire que toute controverse entamée, surtout d’aussi loin, toute explication fournie par la plume d’un pensionnaire, serait sans résultat. » Le différend n’en continua pas moins entre l’Académie des Beaux-Arts et le directeur de l’Académie de France à Rome. Bientôt, nouvelles instances de Vernet, nouvelle lettre qu’il eut le tort, cette fois, de faire ou de laisser insérer dans un journal très répandu, comme pour en appeler à l’opinion publique des résistances qu’il rencontrait ; enfin, au bout de quelques semaines, troisième et dernière dépêche ainsi conçue : « S’il est dans les convenances de l’Académie des Beaux-Arts de refuser d’entendre la justification d’un pensionnaire du roi à Rome, lorsque cette justification est présentée par le directeur de l’Académie de France, il est de l’honneur de ce dernier de ne pas s’associer à un acte qu’il regarde comme inique. J’ai, en conséquence, donné ma démission motivée à M. le ministre de l’intérieur. » Les choses, toutefois, devaient en rester là, fort heureusement pour tout le monde. La révolution de Juillet, qui avait éclaté sur ces entrefaites, coupa court à la correspondance, devenue plus que jamais difficile, sur la question soulevée par Vernet, et celui-ci, justement occupé d’autres soins, oublia vite ses projets de retraite.

Le moment, en effet, eût été mal choisi pour abandonner le poste de directeur de l’Académie de France, et Vernet n’était pas homme à se dérober, en pareil cas, à son devoir. Les événemens politiques qui venaient de s’accomplir dans notre pays avaient eu leur contre-coup en Italie, notamment dans plusieurs villes des États de l’Église où l’agitation des esprits, parfois des commencemens de troubles dans les rues, semblaient présager quelque tentative prochaine de soulèvement à Rome même. Les inquiétudes à ce sujet du gouvernement pontifical étaient vives, mais elles n’allaient pas jusqu’à l’égarer sur les moyens d’écarter le péril et sur les gens du côté desquels pourraient venir les attaques. Aux yeux du peuple, au contraire, ou tout au moins d’une partie du peuple, tout le mal était imputable aux Français établis ou se trouvant passagèrement à Rome, chacun d’eux étant nécessairement un révolutionnaire et l’Académie de France un foyer permanent de conspiration[4]. Déjà, vers la fin du siècle précédent, au lendemain du meurtre de Basseville, les mêmes préjugés, les mêmes passions aveugles avaient poussé la populace romaine à se ruer sur l’Académie de France, d’où les pensionnaires, dépourvus de tout moyen de défense et menacés de mort, n’avaient pu s’échapper qu’à grand’peine. Le souvenir de ces violences passées et, dans le présent, les sinistres avertissemens qu’apportaient chaque jour des lettres anonymes, n’autorisaient-ils pas amplement Vernet à prémunir contre une agression éventuelle le grand établissement dont il avait la garde et à en mettre le personnel en état, le cas échéant, d’y résister ? Le directeur de l’Académie de France entendait d’ailleurs faire assez ostensiblement ses préparatifs pour donner à penser à ceux qui eussent été tentés d’engager la lutte. Aussi, quand il se fut approvisionné en quantité suffisante de poudre et de fusils, ne manqua-t-il pas de rapporter le tout à travers les rues de Rome, en voiture découverte ; de même que, les jours suivans, sous prétexte de régime hygiénique, il exerçait publiquement les pensionnaires au maniement des armes dans les jardins de la villa Médicis.

Peut-être, il faut bien le dire, les mesures prises par Vernet, si opportunes qu’elles fussent, n’avaient-elles pas pour principe unique les conseils de la prudence ; peut-être s’y mêlait-il quelque chose d’une satisfaction donnée à ce besoin d’activité personnelle si naturel chez lui, à ces instincts militaires qui, jusqu’alors, avaient le plus habituellement inspiré son talent, et qui devaient plus tard le pousser à se faire en Afrique le compagnon de nos officiers dans leurs expéditions ; plus tard encore, à briguer l’honneur d’être placé comme colonel à la tête d’une légion de la garde nationale. Quoi qu’il en soit, le résultat essentiel fut obtenu. L’Académie de France ne cessa pas un moment d’être respectée, dans son indépendance morale aussi bien que dans ses conditions matérielles. Lorsque, au dehors, toutes les inquiétudes furent dissipées, toutes les agitations de l’esprit public calmées, elle reprit, pour les garder jusqu’à la fin du directorat de Vernet, cette physionomie d’élite, ce caractère de « salon de l’Europe, » — comme Mme de Staël le disait de Rome même, — qu’elle avait eus au commencement, et dont le souvenir, malgré le temps écoulé, ne s’est effacé encore ni à l’étranger, ni chez nous.

Le contraste au surplus allait être grand entre le brillant règne, maintenant achevé, de Vernet, et celui de l’austère successeur que l’Académie des Beaux-Arts venait de lui donner. Appelé à rentrer en qualité de directeur dans cette Académie de France où il avait fait ses débuts comme pensionnaire plus de trente ans auparavant, dans cette ville de Rome où il avait ensuite passé de longues années, tout entier à ses studieux efforts, à ses luttes contre la pauvreté et, — tâche plus rude encore, — contre les injustes dédains du public, Ingres y rapportait la même opiniâtreté, dans sa foi, la même intolérance si l’on veut. Il y rapportait aussi des habitudes de vie fort peu mondaines, les goûts les plus modestes là où son art ne se trouvait pas directement intéressé, en un mot les mœurs recueillies d’un solitaire plutôt que les dispositions d’un homme heureux de se montrer sur un grand théâtre et d’y jouer, sous les regards de tous, un rôle nouveau pour lui.

Il y avait loin sans doute de ces inclinations et de ces habitudes à l’humeur expansive et aux coutumes élégantes d’Horace Vernet. Au point de vue des doctrines, la différence était aussi tranchée entre les deux maîtres, le genre d’influence qu’il appartenait à chacun d’eux d’exercer aussi nettement caractérisé. Si bien fondé qu’il lût à compter sur le facile succès de ses ouvrages, Vernet n’en avait pas moins la passion du travail pour le travail lui-même, le besoin de produire plus encore que le besoin d’être loué. Par là, par cette ardente application à la tâche de chaque jour[5], il donnait aux jeunes artistes qui l’entouraient une leçon de sincérité toute pratique ; il leur enseignait à sa manière, sans nulle arrière-pensée quant au reste, sans la moindre prétention dogmatique, le devoir pour chacun de s’interroger de près et, la lumière intérieure une fois faite, d’exprimer tout uniment ce qu’il a senti. La doctrine d’Ingres était à la fois moins simple et plus impérieuse. Si Ingres n’exigeait pas absolument des autres qu’ils vissent par ses propres yeux, au moins entendait-il bien les assujettir à ses croyances ; s’il pensait que l’imitation pieuse de la nature est la condition première et indispensable de toute œuvre d’art, il pensait aussi que cette imitation ne pouvait avoir son éloquence qu’autant qu’elle procéderait dans les formes des souvenirs de Raphaël et de l’antiquité. Hors de là, point de salut : comme, dans le domaine de la musique, tout ce qui ne tendait pas à continuer la pure tradition des maîtres consacrés devait, suivant Ingres, être réprouvé sans merci, y compris les ouvrages de Rossini lui-même. Que dans la pratique il lui arrivât fort heureusement de démentir ces principes de subordination à outrance aux exemples du passé, c’est ce que prouvent de reste, entre autres témoignages concluans, les études d’après nature peintes ou dessinées par lui pour ses tableaux et ces admirables portraits au crayon dont on ne trouverait les équivalons dans aucune école. Toujours est-il que, en théorie, l’art aux yeux d’Ingres était une religion qui avait ou ses prophètes et ses lois révélées, — le beau, un article de foi précis, irrévocablement imposé à la conscience humaine, et dont les artistes modernes avaient pour tâche de maintenir et de répandre la formule orthodoxe.

C’était le plus ordinairement sur ce thème ou sur des questions du même ordre que la conversation roulait dans le salon de la villa Médicis, ou plutôt qu’Ingres discourait, car il n’était guère fait pour se plaire aux hasards et au laisser-aller de la causerie, encore moins pour s’accommoder de la discussion. Souvent aussi quelque morceau de musique, mais, bien entendu, de musique « vertueuse, » comme il disait, quelque fragment de Don Juan ou d’Alceste exécuté au piano par un des pensionnaires, — M. Ambroise Thomas ou, un peu plus tard, M. Gounod, — lui fournissait une occasion nouvelle de célébrer, avec son enthousiasme accoutumé, l’inviolable souveraineté du génie et l’excellence du « grand art. » Certes, cette parole si profondément convaincue, si sincère jusque dans l’exagération, cette parole enflammée ne pouvait manquer d’échauffer le zèle des jeunes artistes qui l’entendaient. Si quelques-uns ne l’acceptaient pas sans réserve, tous da moins en subissaient l’empire ; tous, quelles que fussent leurs inclinations propres et la différence de leurs aptitudes, se sentaient, au contact d’un tel maître, plus confians dans la dignité de leur art, plus dévoués à leurs devoirs présens, mieux préparés pour les luttes avenir. Aussi, parmi les pensionnaires qui se sont succédé à la villa Médicis au temps où Ingres en était le directeur, combien n’en citerait-on pas dont la carrière semble s’être ressentie jusqu’au bout de cette haute influence, et dont la gloire personnelle ou la notoriété se rattache par là dans une certaine mesure à la mémoire du grand artiste qu’ils avaient eu l’heureuse fortune d’approcher dans leur jeunesse[6] ! Sans parler d’Hippolyte Flandrin, le plus fervent à Rome aussi bien qu’à Paris, le plus fidèle en tout temps comme le plus éminent des disciples directs du maître, combien de ceux-là mêmes qui n’étaient ni peintres ni sculpteurs ont puisé auprès de lui le courage de résister aux mauvaises, tentations de l’intelligence, et se sont fortifiés par ses exemples dans le culte du vrai et du beau !

Les six années (1835-1840) qu’Ingres passa à Rome comme directeur de l’Académie de France furent donc aussi profitables aux progrès de ceux qui l’entouraient qu’à la bonne renommée de l’établissement lui-même. Elles marquent dans l’histoire de celui-ci, et par conséquent dans l’histoire de l’Académie des Beaux-Arts dont on ne saurait la séparer, une période d’autant plus mémorable que les talens qui la représentent encore parmi nous ont plus largement tenu leurs premières promesses, et que d’ailleurs quelques-unes des œuvres d’Ingres les plus célèbres aujourd’hui, — la Stratonice entre autres, — appartiennent à la même époque. Ce n’est pas néanmoins que ces années si bien employées par lui et autour de lui n’aient eu, elles aussi, leurs jours difficiles, sombres même ; non plus, comme au temps de Vernet, en raison des circonstances politiques, mais parce que des dangers d’une autre sorte étaient venus menacer les hôtes de la villa Médicis et imposer au directeur un surcroît de préoccupations et de devoirs.

Lorsque, vers le milieu de l’été de 1837, le choléra eut éclaté à Rome, la villa Médicis semblait d’autant plus exposée au péril que les quartiers environnans étaient déjà plus particulièrement atteints. Dans le couvent de la Trinité-des-Monts, presque contigu à l’Académie de France, six religieuses avaient succombé dans l’espace de quelques heures ; dans plusieurs maisons voisines d’autres cas foudroyans s’étaient produits. Ingres, qui se sentait jusqu’à un certain point responsable des inquiétudes que pourraient concevoir les pensionnaires et des conséquences funestes qu’elles entraîneraient peut-être pour eux, n’hésita pas à payer d’exemple en se montrant aussi calme et aussi résigné que sa nature impétueuse lui permettait de l’être[7]. Seulement, comme il avait lu dans les journaux que la distraction était le meilleur des moyens préservatifs contre le fléau, il résolut de mettre l’avertissement à profit pour ses subordonnés et pour lui-même. Il informa donc les pensionnaires que dorénavant il les réunirait chaque soir dans son salon, afin de travailler en commun à chasser les idées noires et à se tenir en belle humeur par la lecture à haute voix de… « Plutarque. » — Qui sait au surplus ? Peut-être, en procédant ainsi, Ingres entendait-il reprendre quelque chose de la tradition fondée, cinq siècles auparavant et dans des circonstances à peu près pareilles, par les jeunes Florentins que Boccace a mis en scène. En tout cas, cette tradition d’hygiène intellectuelle, c’était bien à sa manière qu’il la renouvelait, et par le choix d’un moyen pratique dont les héros et les héroïnes du Décaméron ne se fussent certes pas avisés.

Tandis qu’Ingres continuait à Rome la tâche que l’Académie lui avait confiée et dont elle suivait l’accomplissement avec un intérêt croissant d’année en année, à Paris plusieurs des membres les plus illustres de la compagnie, — Gros, Gérard, Percier, — étaient successivement enlevés par la mort, et l’un d’eux, Gros, par une mort aussi imprévue que tragique. Qui eût dit, au temps où le peintre des Pestiférés de Jaffa et de la Bataille d’Aboukir rajeunissait sa gloire par ses tableaux de Charles-Quint à Saint-Denis, de Louis XVIII quittant les Tuileries et par ses vastes travaux à Sainte-Geneviève ; où ce chef d’une école plus nombreuse qu’aucune autre semblait environné du respect et de l’admiration universels, — qui eût dit qu’un tel maître en viendrait tout à coup à fléchir sous le poids du découragement et à se débarrasser de la vie comme d’un fardeau désormais au-dessus de ses forces ? C’est que l’on ignorait ou que l’on dédaignait de remarquer qu’une sorte de conspiration s’ourdissait dès lors contre cette gloire si légitime et si vaillamment conquise. Cependant les attaques, d’abord essayées dans l’ombre, ne tardèrent pas à se produire au grand jour. Plusieurs articles de journaux parurent où des juges de rencontre, en condamnant les plus récens ouvrages de Gros, se donnaient, les uns le ridicule de se poser en précepteurs d’un homme qui avait tant de fois et avec tant d’éclat fait ses preuves, — les autres, le tort plus impardonnable encore de le prendre avec lui sur le ton du persiflage. En bonne justice, de pareils actes d’ingratitude ou de sottise n’auraient dû avoir de conséquences fâcheuses que pour ceux qui les avaient commis : Gros eut la faiblesse de se sentir atteint par ces injures, de s’en désoler même et de s’y tromper au point de voir dans ces cruelles paroles d’un journaliste : « Gros est un homme mort » l’expression de l’opinion publique. « Vous venez visiter un mort dans son cimetière, » disait-il amèrement à l’un de ses amis, en lui ouvrant la porte de son atelier. Quelques jours plus tard, le chagrin avait achevé d’enivrer et de vaincre cette âme impressionnable à l’excès. Le 25 juin 1835, Gros, qui bien peu auparavant s’était écrié en apprenant la fin volontaire de Léopold Robert : « Un peintre ne doit pas se tuer, il n’est jamais sûr d’avoir dit son dernier mot, » Gros, se démentant lui-même, se réfugiait à son tour par le suicide dans le repos qu’il désespérait de trouver ici-bas. Le lendemain, le corps du malheureux maître était retiré des eaux de la Seine, et rapporté du Bas-Meudon à Paris.

Gros n’était âgé que de soixante-quatre ans lorsqu’il se donna la mort. Gérard, son ancien condisciple dans l’atelier de David, et, de tout temps, le plus renommé de ses émules, avait à peu près le même âge à cette époque[8] ; il ne lui survécut que bien peu, comme s’il fallait que la carrière fournie parallèlement par les deux artistes aboutît fatalement au même terme et que, presque du même coup, la fin de l’un et de l’autre laissât dans notre école un double vide. Toutefois, en dehors de ce rapprochement des dates et de cette simultanéité des réputations, l’analogie n’existe guère entre la vie des deux rivaux. Plus encore que leurs talens, leurs caractères et leurs habitudes différèrent. Très fier et très timide tout ensemble, ombrageux jusqu’à l’emportement et embarrassé de sa personne jusqu’à la gaucherie, Gros ne subissait qu’à son corps défendant le commerce des hommes, de ceux-là surtout qui cherchaient à l’attirer dans leurs salons pour se parer de lui et de sa célébrité. Presque toujours seul, même aux heures où il ne travaillait pas, assez indifférent, quoique marié, aux obligations ou aux joies de la vie domestique, il l’était aussi, et peut-être plus encore, aux distractions mondaines ; en sorte que, une fois hors de son atelier ou de l’atelier de ses élèves, il s’appliquait à disparaître avec autant de soin que d’autres à sa place en eussent mis à se montrer. Même à l’Académie, où il était pourtant et où il se sentait lui-même l’un des premiers par levaient, il semblait qu’il voulût, sinon s’effacer, au moins s’isoler de ses confrères ; ne se mêlant presque jamais à leurs discussions ou, quand il lui arrivait par hasard d’intervenir, se bornant à exprimer son opinion en termes brusques, souvent agressifs, comme s’il éprouvait le besoin de faire payer aux autres l’effort qu’il avait dû s’imposer pour prendre la parole. Aussi, malgré les sentimens unanimes de déférence que Gros inspirait d’ailleurs, cette parole, irritée, inconséquente, demeurait-elle la plupart du temps sans influence sur les décisions de l’Académie : tandis que par les formes toujours mesurées de son langage ; par la prudence de ses avis, par l’habile usage quai savait faire en toute occasion du crédit attaché à sa haute situation personnelle, Gérard exerçait sur ses confrères une autorité d’autant plus sûre qu’il évitait plus soigneusement de l’afficher.

En outre, et fort contrairement à Gros, Gérard avait toutes les aptitudes et il avait eu de bonne heure toute l’expérience d’un homme du monde, dans le sens le moins frivole du mot. Même avant que son salon fût devenu ce qu’il devait être pendant trente ans, un centre où se réunissaient chaque semaine à jour fixe les personnages les plus éminens par leurs talens dans tous les genres, les plus considérables par la naissance ou par le rang auquel ils s’étaient élevés[9], celui qu’on appelait un peu fastueusement, « le peintre des rois et le roi des peintres » avait réussi, à force de tact et d’esprit de conduite, à acquérir comme homme une importance presque égale à la réputation que lui avaient value ses travaux d’artiste. Et pourtant les obstacles, — et des obstacles en apparence insurmontables, — n’avaient pas manqué pour entraver cette marche de Gérard à la conquête de tous les succès et de tous les honneurs. A l’époque par exemple où Louis XVIII rétablissait le titre de « premier peintre du roi » avec l’intention de le conférer à Gérard, certaines gens à la cour s’étaient hâtés de crier au scandale et d’invoquer, comme une objection sans réplique, les antécédens « politiques » du candidat. Celui-ci, en célébrant jadis dans une composition sur le Dix-Août le triomphe de l’insurrection qui avait chassé Louis XVI des Tuileries, ne s’était-il pas rendu coupable à sa manière du crime de lèse-majesté ? Bien plus : n’avait-il pas, au temps de la Terreur, fait partie comme juré du tribunal révolutionnaire et accepté ainsi, disait-on, l’abominable rôle d’un auxiliaire de Fouquier-Tinville ? Enfin, on allait jusqu’à l’accuser formellement d’avoir voté la mort de la reine Marie-Antoinette. C’était là une pure calomnie puisque Gérard n’avait pas même assisté à ce lamentable procès ; quant au reste, si tout n’était pas strictement exact, rien du moins n’était complètement erroné.

Gérard, en effet, dans un dessin très remarqué au moment où il parut, avait retracé la scène dont l’assemblée législative avait été le théâtre, le 10 août 1792 ; il avait représenté le roi et la famille royale relégués et déjà captifs dans la loge du journal le Logographe, mais, quoi qu’on en ait dit, sans donner pour son propre compte à cette image du fait le caractère d’un outrage à d’augustes victimes[10]. Il est également vrai qu’il avait été, en 1793, appelé aux fonctions de juré près le tribunal révolutionnaire ; mais ces sinistres fonctions, qu’il n’avait certes pas sollicitées, qui lui avaient été au contraire imposées par David, son maître, comme l’unique moyen pour lui d’échapper à la réquisition militaire dans laquelle il venait d’être compris, ne s’était-il pas soustrait comme il avait pu à l’obligation de les remplir ? Tantôt une maladie feinte dont il obtenait à grand’peine la constatation officielle de la complaisance ou de la naïveté des médecins, tantôt les suites d’une prétendue chute qui le condamnaient à ne marcher qu’avec des béquilles[11], lui avaient servi de prétextes pour se dispenser de paraître aux séances de l’odieux tribunal. Dans deux occasions pourtant, il lui arriva de siéger parmi les jurés et de participer aux jugemens rendus ; mais, — les procès-verbaux en faisaient foi, — ces jugemens concluaient l’un et l’autre à l’acquittement des prévenus.

Gérard se devait à lui-même de réfuter une fois pour toutes les accusations dont il était l’objet. C’est ce qu’il fit avec autant de précision que de dignité dans un mémoire qui fut mis sous les yeux du roi et dont celui-ci approuva si hautement les termes que les meneurs de la campagne entreprise durent, au moins par prudence, s’arrêter court et désarmer. Le mémoire se terminait par ces mots : « Les hommes qui me connaissent depuis longtemps et qui sans doute auront apprécié mes opinions et mes principes, peuvent dire dans quels sentimens j’ai vu arriver l’époque de la Restauration… Me sera-t-il permis d’ajouter que cet événement mémorable m’a présenté des chances aussi flatteuses pour mon amour-propre que favorables à ma tranquillité ? »

Il est clair en effet qu’on eût été mal venu à traiter après coup en ennemi un homme aux talens duquel, dès les premiers jours de la Restauration, tous les grands personnages de l’époque s’étaient empressés de recourir, — depuis les princes de la Maison de France et les souverains étrangers que les événemens avaient amenés à Paris jusqu’aux ministres et aux ambassadeurs[12]. Gérard, tant que dura le gouvernement des Bourbons de la branche aînée, continua donc de jouir auprès de ses cliens couronnés et de ceux qui les entouraient d’un crédit exceptionnel. En pleine faveur aux Tuileries, où Charles X lui commandait le tableau du Sacre, comme Louis XVIII l’avait chargé de peindre l’Entrée d’Henri IV à Paris, — au Palais-Royal, où le duc d’Orléans le consultait sur le choix des artistes auxquels il devait confier des travaux pour sa galerie[13], — le premier peintre du roi gardait auprès du public une popularité qu’entretenait d’ailleurs incessamment la reproduction par les plus habiles graveurs de tous les ouvrages sortis de son pinceau. Les choses ne laissèrent pas de changer pour lui après 1830. Si ces dernières années ne s’écoulèrent pas, comme celles de Gros, dans un sombre isolement, elles furent du moins attristées par le déclin graduel du pouvoir qu’il avait si longtemps exercé sur l’opinion et quelquefois par la défection sans vergogne de ceux-là mêmes qui affectaient naguère le plus d’admiration pour ses œuvres et le plus de respect pour sa personne.

Gérard soutint jusqu’au bout, et en apparence avec sérénité, une épreuve rendue plus pénible encore par les infirmités, par l’affaiblissement de la vue surtout ; mais la mélancolie qui le minait sourdement envahit de plus en plus son âme. Si la fin volontaire de Gros le trouva aguerri contre la contagion de l’exemple, elle fut pour lui comme un avertissement lugubre. Un de ses amis accourt chez lui au moment même où la fatale nouvelle venait de se répandre dans Paris : « Gros et moi, lui dit Gérard, nous avons été condisciples, nous avons été rivaux, nous avons été ennemis[14] ; quels souvenirs ravive en moi la mort d’un pareil homme !… La mort ! Elle vient aussi pour moi ; elle est là, elle frappe à ma porte… » Les pressentimens de Gérard ne le trompaient pas. Encore un peu de temps et la tombe allait se fermer sur le seul maître qui représentât encore l’ancienne école, sur le dernier de cette génération de peintres à laquelle avaient appartenu Girodet, Gros et Guérin.

C’était aussi, dans son art spécial, un des représentans les plus éminens du passé que ce vieil ami de Gérard, Charles Percier, qui succombait après lui à une année seulement d’intervalle. Mieux qu’aucun autre parmi les architectes ses contemporains, il personnifiait les idées qui avaient prévalu et le mouvement qui s’était accompli dans notre école depuis la fin du XVIIIe siècle ; mieux qu’aucun d’eux, — quelle que puisse être la part à faire dans ses ouvrages à son fidèle collaborateur Fontaine, — il avait réussi à renouveler notre architecture nationale en substituant à la pure contrefaçon des monumens antiques ou des monumens de la renaissance des formes plus discrètement classiques, plus ingénieusement appropriées aux exigences de l’esprit moderne et aux besoins de notre civilisation. Les grands travaux exécutés sous la direction de Percier depuis le commencement du Consulat jusqu’à la fin de l’empire, ses nombreux projets dessinés, l’influence qu’il exerça sur des élèves, dont plusieurs, devenus des maîtres à leur tour, devaient le rejoindre à l’Académie, en un mot, ce qu’il a fait personnellement ou ce que ses exemples ont suscité, résume presque l’histoire de l’architecture en France à cette époque. Quant aux souvenirs de sa propre vie, ils se concentrent dans les murs de ce palais du Louvre où il était né[15], qu’il ne cessa pas d’habiter depuis le jour où il eut entrepris d’en compléter les bâtimens ou d’en transformer les aménagemens intérieurs, et dont la mort seule put le séparer.

On se méprendrait fort néanmoins si l’on se figurait l’architecte du Louvre installé dans quelqu’une des principales parties de l’édifice qu’il avait si magnifiquement restauré. L’humble logis qu’il s’était réservé et qu’il occupa jusqu’au dernier moment, consistait dans quatre ou cinq petites pièces de l’entresol qui s’étend, à la gauche du guichet de la rue de Rivoli, le long de la cour du Louvre, et auquel il n’était possible alors d’accéder que par un escalier en bois, raide et étroit comme une échelle. Au point de vue du luxe et du confortable, l’appartement lui-même était à l’avenant. Point de papier de tenture pour recouvrir des murs restés tout uniment dans l’état où le maçon les avait laissés, et, quant au mobilier, force tables de travail composées chacune de deux tréteaux et d’une planche ; mais peu de chaises, encore moins de fauteuils. En revanche, d’énormes volumes contenant, depuis le premier jusqu’au dernier, les milliers de dessins ou de croquis faits par Percier en Italie, à l’époque où il avait séjourné comme pensionnaire du roi (1786-1792), volumes conservés aujourd’hui pour la plupart dans la bibliothèque de l’Institut à laquelle ils ont été légués, en 1882, par le neveu de Percier, M. Villain ; quantité de portefeuilles où le maître avait classé par ordre chronologique toutes les études, tous les documens relatifs aux travaux qu’il avait successivement menés à fin ou projetés. Enfin sur ces murs sans autre revêtement qu’une couche de plâtre, d’admirables dessins ou gravures d’anciens maîtres, des esquisses peintes, des ébauches en bas-relief, des estampes offertes à Percier par ses confrères à l’Académie, — tout donnait à ce logement si modeste en lui-même le caractère d’un lieu privilégié, la majesté d’un sanctuaire de l’art.

L’homme, si célèbre au dehors, qui vivait confiné dans cette retraite, n’en sortait guère que pour aller à l’atelier de ses élèves remplir ses devoirs de professeur ou à l’Institut ses devoirs d’académicien. Dès les premières années de la restauration, il avait laissé à Fontaine le soin de diriger sur les chantiers mêmes l’exécution des travaux conçus en commun. Pour lui, tout entier à ses études, désintéressé jusqu’au détachement complet de tout ce qui aurait pu être une satisfaction pour son amour-propre ou une occasion de profit matériel, il passait ses journées à restaurer sur le papier, tantôt les monumens antiques qu’il avait vus à Rome dans sa jeunesse, tantôt les monumens les plus importans de la renaissance en Italie ou en France : le grand Hôpital de Milan, par exemple, ou le palais de Fontainebleau, dont il a reproduit ou reconstitué les diverses parties dans une suite de dessins exécutés par la main d’un maître avec le zèle et la conscience d’un débutant. Il semble que, à mesure qu’il avançait dans la vie, Percier était de moins en moins disposé à se contenter des ressources binées de son talent, et que chez lui le besoin de s’instruire croissait en proportion du vaste savoir dont il s’était approvisionné déjà. « Jamais artiste peut-être, a-t-on dit de lui justement[16], avec des mœurs plus simples, des manières plus douces, une bienveillance plus sincère, ne montra tant de dignité dans sa conduite, tant de fermeté dans toute la suite de sa vie ; jamais homme ne fut à la fois plus modeste et plus indépendant, non pas de cette indépendance hautaine qui s’affiche et qui se prône,.. mais de cette indépendance paisible qui se montre égale dans toutes les positions et qui se contente de jouir d’elle-même… M. Percier avait acquis par ses travaux une fortune honorable qu’il eût pu rendre énorme si, avec sa renommée, qui était immense, il eût, au lieu de dessiner des restaurations idéales, employé ses loisirs à bâtir, sur le pavé de Paris, des hôtels ou des bazars. Mais, en devenant riche, il ne fut pas plus esclave de sa fortune qu’il ne l’avait été, en d’autres temps, de sa pauvreté. Il ne changea jamais rien à ses habitudes ; il vieillit avec les mêmes principes et avec les mêmes amis, travaillant toujours, comme s’il avait toujours eu besoin de travailler pour vivre, et il laissa 100,000 francs à l’école gratuite de dessin où les enfans du peuple reçoivent cette première éducation de l’artiste dont il avait lui-même éprouvé le bienfait. »

Le secrétaire perpétuel qui rendait à la mémoire de Percier cet hommage si bien mérité n’était plus Quatremère de Quincy. Celui-ci, depuis un an déjà, s’était démis (1er juin 1839) des fonctions auxquelles il avait été appelé en 1810, et l’Académie lui avait donné pour successeur un autre membre de l’Académie des Inscriptions, M. Raoul-Rochette, élu d’ailleurs à la majorité d’une voix seulement, après un premier tour de scrutin aussi favorable à son compétiteur, l’architecte M. Lebas, qu’à lui-même, puisque chacun des deux candidats avait obtenu la moitié des suffrages exprimés par les trente-six membres présens. Le nouveau secrétaire perpétuel ne prenait donc pas possession de sa charge dans des conditions aussi encourageantes pour lui que celles qui, vingt-trois ans auparavant, avaient été faites à son prédécesseur[17]. De plus, en raison des mérites personnels de celui-ci, l’héritage à recueillir était assez lourd, le maintien des traditions léguées assez difficile pour déconcerter, au moins au début, la confiance en soi la plus robuste. Peu à peu, cependant, M. Raoul-Rochette réussit à se rendre maître de sa tâche. Pendant quinze ans (29 juin 1839-5 juillet 1854), il s’en acquitta, non plus, il est vrai, avec cette autorité particulière qu’avait eue Quatremère de Quincy, mais avec un succès d’autant plus honorable que les souvenirs de l’homme qu’il remplaçait étaient, par la comparaison, plus périlleux pour lui-même. Aussi, lorsqu’il eut disparu à son tour, son successeur, Halévy, dans le premier discours public qu’il prononça, put-il, sans excès de complaisance, louer, en même temps que « la science étendue de M. Raoul-Rochette, » le dévouaient à l’Académie dont il avait fait preuve et les services qu’il avait rendus.

Quatremère de Quincy avait atteint l’âge de quatre-vingt-quatre ans lorsqu’il se décida à se séparer de ses confrères pour aller passer dans la retraite les derniers jours d’une existence si active jusque-là, si constamment vouée au travail. Nous avons, dans un des chapitres précédens, essayé de résumer les titres qui lui avaient valu les suffrages de l’Académie en 1816. Le zèle, sans démenti d’aucune sorte, avec lequel il remplit, à partir de cette époque, les fonctions qui lui avaient été confiées ; la haute influence qu’il ne cessa d’exercer sur ses confrères par la sagesse de ses avis, aussi bien que par la certitude de son érudition ; enfin, — sans parler des ouvrages publiés par lui en dehors de ses écrits académiques proprement dits[18], — ses savans Mémoires, ses Rapports, ses nombreuses Notices historiques sur des membres de l’Académie des Beaux-Arts : tout cela, certes, explique et justifie de reste les termes d’une lettre par laquelle le président de l’Académie exprimait au secrétaire perpétuel démissionnaire les sentimens d’affection et les regrets unanimes de la Compagnie.

« Monsieur et illustre confrère, lui écrivait-il en réponse à l’envoi de sa démission, la lecture de votre lettre a produit la plus vive sensation. Mais l’Académie, par un mouvement spontané, vous ayant nommé secrétaire honoraire, conserve l’espoir de profiter longtemps encore de ce vaste savoir et de ces sages conseils qui, pendant tant d’années, ont été comme le génie tutélaire de ses travaux. Votre présence au milieu de confrères qui vous sont si profondément attachés sera encore pour l’Académie un sujet d’orgueil… »

Si les éloges contenus dans cette lettre n’exagéraient nullement l’importance, dans le passé, de l’homme éminent auquel on les adressait, les espérances qu’elle exprimait devaient être bien complètement déçues. La vie de Quatremère de Quincy se prolongea pendant dix ans encore ; mais ce ne fut plus qu’une vie inconsciente, ne se continuant que par la résistance d’un organisme physique exceptionnellement vigoureux ; ce ne fut plus qu’une succession de jours stériles et mornes. Cette intelligence si active naguère s’immobilisa peu à peu et finit par s’engourdir au point de devenir incapable du plus léger effort. De cette mémoire surprenante, qui gardait avec une sûreté imperturbable jusqu’au moindre des faits qu’elle avait une fois enregistrés, il ne resta plus rien, — pas même le souvenir des noms que portaient les amis les plus intimes, les visiteurs les plus familiers de l’ancien secrétaire perpétuel. Quelque lueur par momens dissipait-elle un peu de ces ténèbres, quelque courte suspension venait-elle à se produire dans le cours de ces progrès sinistres, dans cet affaiblissement graduel et implacable des facultés d’un puissant esprit ? celui qui se trouvait ainsi rappelé un instant au sentiment de sa propre déchéance n’en éprouvait que plus amèrement ce besoin d’être oublié qu’il traduisait un jour par cette tragique parole adressée, presque comme un reproche, à l’un de ses confrères qui était venu le voir : « J’ai le droit d’être mort, faites comme si je l’étais ; » après quoi il retombait dans sa torpeur accoutumée, dans un sommeil de la pensée plus profond et plus lugubre de jour en jour.

A Dieu seul appartient le secret de ces mystérieuses épreuves d’une âme qui semble s’être séparée avant l’heure du corps qu’elle animait et à laquelle on dirait que ce corps survit. Lui seul a le mot de ces sombres énigmes. Ceux sous les yeux de qui elles se posent ne peuvent que les accepter sans les comprendre, et, témoins impuissans de la mort partielle qui atteint ainsi un des leurs, pressentir tristement le moment où ils auront achevé de le perdre, où la mort l’aura pris tout entier. Cette seconde fin, pour ainsi dire, de Quatremère de Quincy, ce dernier coup porté à ce qui restait encore de lui, se fit attendre jusqu’au 28 décembre 1849, deux mois après le jour où il était entré dans sa quatre-vingt-quinzième année, trente-trois ans après celui où l’Académie des Beaux-Arts lui avait confié la tâche dont il s’était, pendant près d’un quart de siècle, si loyalement et si savamment acquitté. — Mais revenons au temps où l’Académie ne se trouvait pas encore privée de son concours, à cette époque précise où, après la mort de Percier (5 septembre 1838), les cinq sections de la Compagnie, déjà presque entièrement renouvelées depuis la réorganisation de 1816, ne comptaient plus dans leurs rangs que quatre des membres élus alors ou nommés par ordonnance royale : Bosio, Fontaine, Desnoyers et Cherubini. Des trente-six autres, huit étaient entrés à l’Académie avant la fin du règne de Louis XVIII, treize sous celui de Charles X, et quinze dans le cours des huit premières années du règne de Louis-Philippe.

Si, après la révolution de juillet, l’esprit et le caractère essentiels de : la quatrième classe de l’Institut n’avaient pas changé, si son rôle officiel et ses attributions étaient restés les mêmes, le personnel dont elle se composait présentait, au point de vue des inclinations et des talens, plus de diversité qu’aux époques antérieures. Ainsi, dans la section de peinture il n’y avait guère eu place jusqu’alors que pour les anciens élèves de David ou pour des artistes qui, sans avoir été directement formés par lui, se ressentaient plus ou moins de l’influence qu’il avait exercée. Maintenant, c’est-à-dire parmi les peintres entrés à l’Académie depuis 1830, trois seulement, — MM. Drolling, Abel de Pujol et Picot, — continuaient, sans s’y asservir d’ailleurs et chacun à sa manière, la tradition fondée par le peintre de la Mort de Socrate et des Sabines. Avant d’accorder ses suffrages à ces « classiques » de la dernière génération, l’Académie avait appelé à elle d’autres peintres « d’histoire, » mais d’une histoire fort étrangère à l’antiquité. grecque ou romaine : Paul Delaroche, par exemple, élu dès 1832 à la suite des expositions où avaient figuré ses tableaux de la Mort d’Elisabeth et de la Mort du président Duranti, de Richelieu et de Mazarin, des Enfans d’Edouard et de Cromwell. Dans des genres secondaires si l’on veut, mais qu’en tout cas personne avant eux ne s’était avisé de traiter, deux autres nouveaux venus à l’Académie, riches d’ailleurs d’un passé déjà long, Schnetz et Granet, représentaient, le premier la robuste sincérité dans la transcription des scènes rustiques italiennes, le second le sentiment original et profond des effets pittoresques produits, à l’intérieur des monumens, par les contrastes de l’ombre et de la lumière. Enfin si l’unique place réservée dans l’Académie à la peinture de paysage restait occupée depuis vingt-cinq ans par M. Bidault, en qui se personnifiaient L’art de convention et les doctrines surannées des anciens émules de Valenciennes, le moment était proche où l’Académie, en lui donnant pour successeur M. Brascassat, se montrerait ouvertement favorable au mouvement des idées et, — bien que le mot n’eût pas cours encore à cette époque, — au naturalisme de bon aloi qui tendaient à régénérer notre école de paysage.

Tout en n’étant pas aussi variés peut-être que dans la section de peinture, les talens réunis dans les autres sections n’en contribuaient pas moins, chacun par sa physionomie propre, à rompre l’uniformité qu’avait pu donner naguère à l’ensemble du corps la communauté des origines et des habitudes ; mais ces différences individuelles n’avaient nullement eu pour conséquence d’introduire dans le sein de l’Académie des divisions analogues à celles qu’entretenaient ailleurs les mécontentemens ou les ambitions des partis. En un mot, il n’y avait à l’Académie ni une gauche, ni une droite ; il n’y avait, comme il n’y a encore aujourd’hui, que des hommes travaillant, avec des aptitudes diverses, soutenir ensemble la cause de l’art et à en encourager loyalement les progrès sous toutes les formes. Quelque dissemblables au fond que pussent être les doctrines d’Ingres et les instincts d’Horace Vernet, le style des sculptures de. David d’Angers et celui de l’architecture de Huyot ou de Debret, l’esprit étincelant d’Auber et le caractère des inspirations musicales d’Halévy, — rien ne paraissait plus de ces divergences entre les talens là où il s’agissait pour l’Académie de se prononcer sur des questions de principe ou sur des faits d’un intérêt général. En toute occasion, l’Académie se comportait avec la même indépendance ; elle se montrait animée du même esprit sagement libéral. Pour peu qu’on se rappelle aujourd’hui la part qu’elle a prise sous la monarchie de juillet au développement de l’enseignement des beaux-arts, à l’établissement des conseils ou des comités chargés de pourvoir à la conservation des anciens monumens de l’architecture française ou de réconcilier le goût public avec l’emploi, si longtemps abandonné, de la peinture et de la sculpture monumentales, on ne pourra que lui tenir grand compte des services qu’elle a rendus alors et des progrès de plus d’un genre qu’elle a provoqués ou confirmés.

D’où vient pourtant qu’à cette époque plus qu’à aucune autre peut-être, l’Académie ait été accusée de s’immobiliser dans la routine et de se refuser obstinément aux plus nécessaires concessions ? Suspecte pour le moins, malgré sa constitution même et ses origines, aux journaux d’opinion républicaine, systématiquement dénigrée dans d’autres journaux que le dévoûment désintéressé à la cause de l’art n’inspirait pas autant, à ce qu’il semble, que le désir de servir celle de certains artistes amis de la maison, l’Académie était représentée tantôt comme le séjour de la léthargie, tantôt comme le boulevard d’une résistance intraitable aux légitimes aspirations de l’esprit moderne. Avait-elle eu à remplacer un des siens ? le nouvel élu, quelque sérieux que fussent ses titres, devenait du jour au lendemain pour la presse un homme usé, et le plus justement évincé de ses compétiteurs une victime de l’aveuglement ou de l’envie. Apprenait-on que les premiers résultats de la découverte de Daguerre n’avaient été accueillis à l’Académie qu’avec une réserve prudente, avec le sentiment de la confusion qu’ils risqueraient d’introduire, entre l’éloquence des moyens propres à l’art et la véracité brute des appareils mécaniques ? on ne manquait pas de crier aussitôt à l’obscurantisme, peu s’en fallait qu’on ne vît dans la quatrième classe de l’Institut un tribunal renouvelé de ceux de l’inquisition au XVIe siècle et dans Daguerre un autre Galilée. Mais c’était surtout à l’occasion des jugemens rendus avant l’ouverture des salons annuels que l’indignation des opposans se donnait carrière et qu’elle incriminait avec violence les membres de l’Académie. On sait que ceux-ci composaient alors exclusivement le jury appelé à décider du sort des ouvrages présentés. Comment remplissaient-ils en réalité leur mandat, et jusqu’à quel point méritaient-ils les reproches d’intolérance et de partialité préconçue qu’on leur adressait si bruyamment ? C’est ce qu’il convient de rechercher ici et d’examiner avec sang-froid, à la distance où nous sommes des hommes et des faits en cause.

Et d’abord, était-on bien venu en principe à récuser des juges qui, par leur longue expérience, par l’importance exceptionnelle de leurs travaux et de leurs succès passés, par leur situation officielle, la plus haute dans le domaine de l’art qui se pût conquérir, offraient certes plus de garanties d’indépendance que des artistes qui auraient eu encore des ambitions à satisfaire, des intérêts personnels à soutenir ? D’un autre côté, ces juges une fois investis, était-on en droit d’exiger d’eux qu’ils acceptassent indifféremment ce qui pouvait à leurs yeux élever ou abaisser le niveau de l’art contemporain, ou tout au moins celui des œuvres qu’il s’agissait de donner en spectacle au public ? Qu’on leur demandât de reconnaître le mérite sous toutes ses formes, le talent à tous ses degrés, rien de plus naturel ni de plus juste : pourvu toutefois que ces témoignages de talent ne se réduisissent pas à de simples indices et que ce mérite ne consistât pas uniquement dans les intentions. Les salons, tels que l’Académie et le public lui-même les comprenaient il y a un demi-siècle, ne devaient pas être accessibles à la fois aux maîtres et aux apprentis ; il ne suffisait pas, pour constituer des droits à une place à côté des tableaux ou des sculptures signées de noms justement estimés, qu’il y eût quelques qualités dans une pochade ou des lueurs d’originalité dans l’esquisse d’un bas-relief.

Or, quoi qu’on en ait dit, parmi les œuvres refusées par le jury académique, celles qui se distinguaient des ouvrages absolument plats n’étaient le plus souvent qu’à l’état d’esquisses ou d’ébauches, souvent aussi à l’état de purs sophismes pittoresques. Si Théodore Rousseau à ses débuts, si Diaz, si Delacroix lui-même, — que d’ailleurs il eût été plus politique peut-être de laisser se montrer au public dans ses mauvais jours, au lieu de le dérober à cette périlleuse épreuve par une mesure qui le transformait en victime, — si quelques autres peintres encore, plus ou moins renommés aujourd’hui, ont eu parfois à subir les rigueurs du jury, est-il bien sûr que ces rigueurs fussent injustes, à ne tenir compte que de la valeur intrinsèque des œuvres écartées, et non de la notoriété déjà acquise ou de la notoriété prochaine de ceux qui les avaient faites ?

En admettant même que quelques arrêts fâcheux aient été rendus, que l’exclusion de certaines toiles ait dû paraître aussi inexplicable que l’admission de certaines autres, où trouver la preuve que ces erreurs aient été commises volontairement ? Ne saurait-on les attribuer tout uniment à la fatigue, à l’espèce de satiété que finissent par ressentir, à un moment donné, des regards devant lesquels ont passé sans relâche des centaines et des centaines de tableaux. ? J’en appelle sur ce point aux souvenirs de quiconque a fait partie d’un jury de peinture pour les expositions, à quelque époque et à quelque titre que ce soit ; il saura par expérience quelles distractions on peut avoir, malgré la meilleure volonté du monde de rester attentif et équitable jusqu’au bout. Comme tous ceux qui ont été après eux chargés des mêmes fonctions, les membres du jury en exercice au temps de la monarchie de juillet ont pu n’être pas toujours infaillibles : mais ce qu’il faut bien reconnaître, ce qu’il n’y a que justice à proclamer, c’est que, dans la mesure où elles se sont produites, leurs défaillances n’ont jamais été préjudiciables à des œuvres tout à fait importantes par leurs propres mérites ou par les longs efforts qu’elles avaient coûtés.

En tout cas, à l’époque où ils composaient seuls le jury officiel, les membres de l’Académie des Beaux-Arts ne songeaient guère à faire acte de courtisans, puisqu’il leur est arrivé plus d’une fois de refuser d’admettre au Salon des tableaux commandés par le roi pour le musée de Versailles. Ils condamnaient ainsi implicitement, — ou les choix qui s’étaient portés sur des artistes encore inexpérimentés, — ou l’indulgence, compromettante pour la dignité du nouveau musée, dont l’administration se rendrait coupable, si elle donnait place dans le palais à des ouvrages défectueux en eux-mêmes, bien qu’ils portassent les noms d’artistes recommandés par des succès antérieurs. « Il y a trop d’Autrichiens dans le ciel, » disait Horace Vernet pour justifier le rejet d’une certaine Bataille dont M. Jules Dupré avait peint le paysage et dans laquelle des nuages figurés par des touches blanchâtres, heurtées, mal à propos violentes, rappelaient en effet le tumulte des troupes autrichiennes engagées sur le terrain et la couleur de leurs uniformes ; mais en même temps Horace Vernet et ses confrères s’empressaient d’applaudir à l’heureuse transformation du talent de M. Couder, qui avait renoncé aux doctrines un peu étroites de sa jeunesse pour peindre des tableaux d’une signification pittoresque aussi franche et d’un faire aussi large que la Bataille de Lawfeldt, la Prise de York-Town en 1781 et l’Ouverture des États-Généraux en 1789. Enfin, par leurs propres travaux, par les toiles où ils avaient retracé, pour l’ornement du palais de Versailles, soit des événemens anciens de notre histoire, soit des faits de guerre récemment accomplis, les membres du jury ne prêchaient-ils pas assez, bien d’exemple pour avoir le droit de se montrer sévères à l’égard de ceux qui comprenaient mal leur tâche ou qui s’en acquittaient négligemment ? On ne saurait prétendre. sans doute que l’influence, de l’Académie sur la formation du musée de Versailles ait eu pour résultat, de n’en peupler les galeries que de chefs-d’œuvre, ni même d’œuvres toujours dignes d’y figurer. Il est certain que, sur plus d’un point, ce musée se ressent de la précipitation avec laquelle il a fallu agir, afin d’être en mesure d’en ouvrir les portes au public au bout de quelques années seulement. Le roi Louis-Philippe lui-même, quelque prix qu’il attachât au succès immédiat de son entreprise, reconnaissait tout le premier ce qu’elle avait à certains égards d’insuffisant ou d’inachevé. « Après moi, disait-il, on refera mieux ce que je n’ai pu faire exécuter qu’imparfaitement. » En attendant, l’effet de l’ensemble était assuré, la pensée hautement patriotique qui l’avait préparé assez bien définie déjà pour être comprise, de tous. Aussi, lorsque, au commencement, de l’été de 1837, quelques jours après le mariage du duc d’Orléans, l’inauguration solennelle eut lieu de ce musée de Versailles dédié, suivant les termes mêmes de l’inscription sur le frontispice du palais, « à toutes les gloires de la France, » personne n’accueillit avec froideur un tel hommage rendu aux grands souvenirs de notre histoire et, — soit dit en passant, — rendu, sans regarder à la dépense, par un prince auquel on ne s’est pas fait faute pourtant de reprocher sa parcimonie[19].

Cette fête, donnée à Versailles le 10 juin 1837, et qui dura la journée et la soirée entières, avait été, de l’aveu de tous, magnifique. Ceux des assistans qui ont survécu en gardent encore aujourd’hui un souvenir d’autant plus vif que la majesté historique des lieux qui en étaient le théâtre et la destination si imprévue qu’ils venaient de recevoir lui imprimaient un caractère plus particulier. Rien ici de cette physionomie contrainte, de cette dignité un peu artificielle propres en général aux cérémonies de cour ; rien de cette étiquette intraitable qui assigne à chacun sa place fixe sur les banquettes d’un salon royal ou son rang dans la formation d’un cortège. La solennité du 10 juin 1837, au contraire, avait l’aspect animé et, pour tout le monde, la signification émouvante d’une fête vraiment nationale dans laquelle, comme l’a dit un éminent historien[20], « la France du passé et celle du présent paraissaient se rejoindre. » Tous exprimaient l’admiration et le légitime orgueil que leur inspirait le spectacle des magnificences du grand siècle, en regard des œuvres où se déroulait l’histoire si souvent glorieuse du nôtre ; tous usaient avec empressement de la liberté laissée à chacun d’aller et de venir à peu près à son gré, de s’arrêter de préférence dans telle salle ou devant tel tableau, sans que pour cela la respectueuse réserve qu’imposaient la présence du roi et celle de la famille royale se trouvât, en quoi que ce fût, compromise.

Le nombre des invités s’élevait à plus de quinze cents personnes, parmi lesquelles les membres des deux chambres, du conseil d’état, des cinq classes de l’Institut et, — depuis le plus célèbre jusqu’au plus obscur, — tous les artistes qui avaient participé à la réalisation du projet conçu par le roi. Après une première visite aux nouvelles galeries et aux appartemens de Louis XIV complètement rendus à leur ancienne splendeur, un banquet fut servi en plein jour dans les salles attenant à la Galerie des glaces. Ensuite on se réunit dans la salle de spectacle tout éblouissante de lumières, pour assister à la représentation de quelques actes du Misanthrope et d’Esther mis en scène comme ils l’étaient au temps de Molière et de Racine, avec un intermède composé par Scribe et dont Auber avait écrit la musique : intermède où tous les grands Français du XVIIe siècle réapparaissaient pour rendre hommage à la gloire de Louis XIV dans les murs mêmes qui la consacraient de nouveau. La soirée se termina, pour les invités, par une promenade aux flambeaux, à la suite du roi, dans les salles et dans les galeries qu’ils avaient parcourues aux diverses heures de la journée.

De tous les membres de l’Académie qui, à cette époque, avaient travaillé pour le musée de Versailles ou qui devaient, dans le cours des années suivantes, l’enrichir de nouveaux ouvrages, le plus fécond, comme le plus populaire encore aujourd’hui, était assurément Horace Vernet. Sans parler des mérites mêmes d’un talent dont la prodigieuse facilité ne constitue pas uniquement, quoi qu’on en ait dit, la valeur, cette popularité s’explique de reste par la nature des sujets traités, par l’intérêt tout actuel que présentaient à l’origine des scènes reproduites presque au lendemain du jour où elles s’étaient passées ; par l’authenticité en un mot de ces procès-verbaux pittoresques dressés au fur et à mesure de chaque fait d’armes contemporain, depuis le Siège d’Anvers ou l’Assaut de Constantine jusqu’à la Smalah d’Abd-el-Kader, jusqu’à la Bataille d’Isly. Toutefois, si fort en faveur qu’elles fussent auprès du public, les œuvres d’Horace Vernet n’absorbaient pas si bien l’attention que d’autres œuvres moins récentes, mais toutes nouvelles aussi pour bon nombre des visiteurs du palais de Versailles, n’eussent leur part, et leur large part, dans le succès de cette exposition.

N’était-ce pas, en effet, une véritable révélation pour bien des gens que cette série de tableaux épiques où Gros, Gérard, Girodet, Guérin, d’autres encore parmi les prédécesseurs de Vernet à l’Académie, avaient jadis célébré les triomphes militaires de la France au temps de la république ou sous l’empire ? La renommée de David lui-même ne semblait-elle pas rajeunie par l’apparition du tableau représentant le Sacre de Napoléon, et les plus opposés d’ordinaire aux doctrines du maître ne se sentaient-ils pas forcés de s’incliner devant ce témoignage aussi éloquent qu’imprévu de son talent ? Toutes les toiles, toutes les statues de l’époque consulaire ou de l’époque impériale, rassemblées maintenant dans les salles du palais de Versailles, avaient disparu depuis les premiers jours de la restauration : le gouvernement de juillet, ou plutôt le roi Louis-Philippe personnellement, s’était imposé le devoir de les remettre en lumière. De plus, et fort contrairement aux exemples donnés en pareil cas par Louis XVIII et par Charles X, il avait voulu que, malgré la révolution qui venait de s’accomplir, les souvenirs se rattachant aux règnes de ces deux princes fussent publiquement conservés et que, — toute proportion gardée d’ailleurs entre l’importance relative des faits ou celle des personnages, — la Prise du Trocadéro par exemple et les portraits de tous les Bourbons de la branche aînée figurassent à leur rang historique, aussi bien que la Bataille d’Austerlitz et que les portraits des membres de la famille impériale.

L’Académie des Beaux-Arts, bien entendu, n’avait pas qualité pour louer officiellement le roi de cet acte d’impartialité politique ; mais elle tenait, et elle avait raison de tenir, à le remercier du service qu’il avait rendu à la cause de l’art français. Quelques jours après l’ouverture du musée de Versailles, l’Académie au grand complet alla donc porter au prince qui l’avait créé l’hommage de sa reconnaissance et ses félicitations respectueuses. Ce devoir une fois accompli, on en vint de part et d’autre à aborder diverses questions ; on parla des tentatives faites ou à faire pour restaurer le goût de la peinture monumentale, et pour activer en ce sens le mouvement que l’administration municipale cherchait depuis quelque temps à déterminer à Paris. L’entretien devait porter ses fruits, puisque, bien peu après, les grands travaux de Paul Delaroche dans la Salle de l’hémicycle, à l’École des Beaux-Arts (1838-1841), de Delacroix à la chambre des députés et au palais du Luxembourg (1837-1847), d’Hippolyte Flandrin, dans le sanctuaire de Saint-Germain-des-Prés (1842-1844), venaient consacrer la renaissance dans notre pays de la peinture monumentale et ouvrir la voie que devaient à leur tour suivre si brillamment des académiciens appartenant à la génération suivante, MM. Lehmann, Lenepveu, Cabanel, Delaunay, et, avec un éclat particulier, Paul Baudry.

Déjà, il est vrai, sous le gouvernement de la restauration, la décoration sur place, et par les procédés de la peinture à fresque, de trois chapelles dans l’église de Saint-Sulpice avait été, sinon très heureuse, à n’en considérer que les résultats, au moins plus judicieuse en soi et plus logique que l’usage d’accrocher des tableaux aux murs, souvent même aux piliers d’une église. On s’en était tenu là toutefois. Il fallut que plus de dix années s’écoulassent avant que l’achèvement de la nouvelle église de Notre-Dame-de-Lorette permît d’appliquer, et cette fois à l’ensemble d’un monument, le principe qu’on n’avait fait à Saint-Sulpice que mettre partiellement en pratique. Puis, les peintures murales de l’église delà Madeleine, dont l’exécution avait été d’abord confiée à Paul Delaroche et que l’on avait ensuite réparties entre sept artistes différens, avaient été une épreuve assez peu concluante encore, mais néanmoins faite pour familiariser le public avec le système de décoration que l’on entendait dorénavant adopter. Nombre de travaux commencés ou menés à fin dans la seconde moitié du règne de Louis-Philippe, soit aux frais de l’état, soit pour le compte de la préfecture de la Seine, vinrent successivement convertir en usage ce qui n’avait été au début qu’une mesure d’occasion et un essai. Les murs des plus vieilles églises de Paris, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Germain-l’Auxerrois, Saint-Séverin, Saint-Merry, d’autres encore, se couvrirent de peintures dont plusieurs méritent d’être comptées parmi les œuvres qui honoreront le plus sûrement l’école française du XIXe siècle.

Ne suffit-il pas par exemple de prononcer ici le nom d’Hippolyte Flandrin pour rappeler les progrès accomplis de notre temps dans un ordre d’art qui participe à la fois des traditions consacrées par les anciens maîtres, au point de vue du style et de l’harmonie architectonique, des aspirations de l’esprit moderne, au point de vue de la poésie ou de l’invention ? Si les peintres chargés de décorer les églises ont en réalité mieux à faire que d’emprunter au paganisme des beautés tout extérieures et des formes muettes ; si, suivant le mot d’Orsel, « il faut baptiser l’art grec ; » si, d’un autre côté, il est tout aussi nécessaire pour eux de ne pas s’en tenir à la pure contre-façon des procédés pittoresques du moyen âge, — c’est là une tâche dont Flandrin s’est acquitté avec plus de succès que personne. À quoi bon insister d’ailleurs ? Les ouvrages de sa main qui ornent les murs de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Vincent de Paul, à Paris, de Saint-Paul, à Nimes, et de l’église d’Ainay, à Lyon, précisent trop bien cette heureuse alliance entre l’orthodoxie des intentions et la grâce des moyens d’expression employés pour qu’il ne soit pas superflu de chercher à faire ressortir des mérites que nul sans doute ne songerait à contester.

Nous avons dit que la révolution opérée sous le gouvernement de juillet dans la décoration des édifices par la peinture, avait été due en grande partie à des membres de l’Académie. Un d’entre eux, en effet, l’architecte de Notre-Dame-de-Lorette, M. Lebas, avait pris l’initiative du mouvement en substituant d’un bout à l’autre, pour l’ornement de cette église, l’emploi de la peinture sur place à l’usage traditionnel des tableaux de simple ameublement. Un peu plus tard, c’était à la sollicitation de la compagnie tout entière que le roi et le ministre de l’intérieur, chargé alors du département des beaux-arts, avaient prescrit l’exécution de grandes peintures monumentales dans divers bâtimens civils. Enfin, — il n’y aura que stricte justice à le rappeler ici, — pour les travaux du même genre commandés au nom de la ville de Paris, ce fut surtout grâce à un membre de l’Académie, membre aussi du conseil municipal, M. Gatteaux, que les réformes purent être introduites et les entreprises se poursuivre dans le sens le plus favorable aux intérêts de l’art et des artistes.

Sans lui peut-être, tel peintre, tel sculpteur, tel architecte même, devenu célèbre en quelques aimées, n’aurait pas trouvé aussi sûrement, ni en tout cas aussi tôt, l’occasion de donner pleinement sa mesure ; peut-être, pour ne citer que ces trois noms, Simart, Victor Baltard, Hippolyte Flandrin lui-même, auraient-ils couru le risque de voir leur jeunesse s’écouler dans l’attente de travaux dignes de leurs talens, si, presque au lendemain du jour où ils avaient cessé d’être pensionnaires de l’Académie de France, M. Gatteaux ne s’était spontanément emparé d’eux en quelque sorte pour les révéler à ses collègues du conseil municipal, et obtenir successivement de ceux-ci qu’ils leur confiassent des tâches d’une importance croissante. Quelques années plus tard, tous trois devenaient à l’Académie les confrères de l’homme dont ils avaient été les cliens ; mais si M. Gatteaux dès lors ne voulut plus voir en eux que des égaux, de leur côté ils n’en continuèrent pas moins à le traiter comme si rien n’eût été changé dans leur propre situation, et à garder vis-à-vis de lui en toute occasion une attitude de déférence qui marquait assez leur fidélité au souvenir des anciennes obligations contractées.

Cependant aux pertes que l’Académie avait subies avant la seconde moitié du règne de Louis-Philippe, d’autres étaient venues s’ajouter qui achevaient de clore l’histoire même des progrès accomplis dans notre école à partir du consulat et de l’empire jusqu’aux derniers jours de la restauration. Un des plus glorieux représentans de cette époque, et, parmi les académiciens le seul, avec l’architecte Fontaine, qui la personnifiât encore, Cherubini, était mort le 15 mars 1842[21]. Né à Florence en 1700, il y avait plus d’un demi-siècle qu’il habitait la France où le succès d’abord contesté du premier ouvrage écrit par lui pour la scène de l’Opéra, Démophon (1788), avait été, de 1789 à 1800, suivi des succès de plus en plus retentissans d’ouvrages représentés au théâtre Feydeau, Lodoïska, le Mont Saint-Bernard, Médée, les Deux journées, etc. Enfin, dans les années comprises entre le commencement et la fin de l’empire, Cherubini avait confirmé par la production de six autres opéras la haute réputation qu’il s’était acquise et déterminé dans la musique française, au point de vue de la grandeur ou de la nouveauté des combinaisons harmoniques et des dispositions instrumentales, cette révolution que tous les compositeurs contemporains, depuis Grétry jusqu’à Berton, saluaient comme une ère de progrès décisifs. Méhul lui-même, dans une lettre adressée à un journaliste qui avait, bien malencontreusement il est vrai, reproché à Cherubini de n’avoir guère que des « réminiscences, » Méhul se faisait généreusement le champion de la cause de son dangereux rival. « Je le dis et je le prouverais devant l’Europe entière, écrivait-il en 1.803, l’incomparable auteur de Démophon, de Lodoïska et de Médée n’a jamais eu besoin d’imiter pour être le grand artiste qu’il est, pour être ce Cherubini enfui que quelques personnes pourront bien qualifier d’imitateur, mais qu’elles ne manqueront pas d’imiter à la première occasion. » Et, de son côté, Beethoven, qui avait entendu à Vienne l’opéra de Faniska, écrit en 1806 pour le théâtre de cette ville, n’hésitait pas à en proclamer l’auteur « le premier compositeur dramatique de son temps. »

Si éclatans toutefois que fussent les mérites dont Cherubini avait fait preuve en composant ses opéras, c’était dans des œuvres d’un autre ordre qu’il devait déployer plus manifestement encore les mâles qualités de son génie. La seconde moitié de la carrière du maître a été presque exclusivement consacrée à des compositions religieuses, et l’on sait de reste avec quelle supériorité il a traité un genre de musique que, depuis Gossec, Le Sueur, dans notre pays, avait à peu près seul osé aborder[22] ; mais peut-être ne sait-on pas aussi généralement qu’une circonstance toute fortuite amena ce changement dans la direction de ses travaux et que, en quittant le théâtre pour l’église, Cherubini obéit bien moins à un calcul de sa volonté qu’à une inspiration suggérée d’abord par autrui.

Malgré tous ses succès dramatiques, malgré même son origine italienne, qui d’ordinaire était, en matière de musique, la recommandation la plus sûre auprès de Napoléon, Cherubini n’avait nullement réussi à se concilier la bienveillance impériale. Fort mauvais courtisan, il est vrai, mais artiste profondément convaincu, il n’avait pas craint, dans quelques conversations avec l’empereur, de refuser très nettement de souscrire aux opinions musicales émises par celui-ci. Un jour même où son auguste interlocuteur vantait, à l’exclusion du reste, la musique « capable de le bercer doucement, » il lui avait fait cette verte réponse : « Je comprends. Votre Majesté n’aime que la musique qu’elle peut entendre sans s’occuper d’elle et sans cesser de songer aux affaires de l’état. » Napoléon avait puni Cherubini de son indépendance en le tenant obstinément à l’écart des faveurs qu’il répandait sur des musiciens d’humeur plus complaisante ou d’une science moins rébarbative à ses yeux. Non-seulement il arriva au terme de son règne sans avoir accordé au compositeur le plus éminent de tous ceux qui survivaient alors à Méhul, cette croix de la Légion d’honneur dont il n’avait pas hésité, dès l’institution de l’ordre, à récompenser l’agréable talent de Dalayrac ; mais ses préventions à l’égard de Cherubini étaient devenues assez publiques pour que, de peur de quelque disgrâce personnelle, les directeurs de théâtre eux-mêmes s’abstinssent de représenter les ouvrages d’un homme aussi mal en cour.

Ainsi dépossédé sous l’empire de la situation que ses premiers succès lui avaient acquise, réduit pour toutes ressources au modique traitement d’inspecteur au Conservatoire, Cherubini avait presque renoncé à produire. Pour faire diversion à ses chagrins, il partageait son temps entre la pratique, d’ailleurs assez peu heureuse, du dessin, et l’étude de la botanique, dont il avait pris le goût dans un séjour à la campagne, chez le prince de Chimay. Or il était arrivé que, pendant ce séjour, Cherubini, cédant aux instances réitérées de la famille de son hôte, avait consenti à interrompre ses nouvelles occupations pour écrire le Kyrie et le Gloria d’une messe qui devait être chantée dans l’église voisine du château. Une fois mis en train par ce premier essai, le maître avait poursuivi, en la développant chaque jour de plus en plus, la tâche dont il s’était chargé d’abord à contre-cœur et avec l’intention de ne la remplir que dans la proportion strictement convenue. La musique de la messe, complétée par lui après son retour à Paris, fut exécutée dans l’hôtel de Chimay, d’où l’admiration qu’elle avait provoquée se répandit si bien au dehors que, au bout de quelques mois, l’ouvrage était accueilli dans l’Europe entière non-seulement comme un chef-d’œuvre en lui-même, mais comme la révélation d’un art tout nouveau. La pensée qui avait dirigé le compositeur dans ce travail différait, en effet, de tous points, a dit M. Fétis, « des principes et des inspirations propres à la musique de l’ancienne école romaine. Celle-ci avait été conçue comme l’émanation d’un sentiment dépouillé de toute passion humaine : Cherubini, au contraire, voulut que sa musique exprimât le sens dramatique des paroles, et, dans la réalisation de cette pensée, il a fait preuve d’un si haut talent qu’il est resté, en ce genre, sans rival. La réunion des beautés sévères de la fugue et du contre-point, avec l’expression dramatique et la richesse des effets d’instrumentation, est un fait qui appartient en propre à son génie. »

Encouragé par le succès de sa première tentative, Cherubini ne se détourna plus de la voie où il était entré. Lorsque l’espèce de proscription qui avait pesé sur lui au temps de l’empire eût pris fin avec le règne de Napoléon, il put d’autant mieux se donner carrière qu’il rencontra, en toute occasion, plus de faveur auprès du gouvernement de la restauration. Nommé, en 1816, surintendant de la musique du roi en remplacement de Martini ; puis, six ans plus tard, directeur du Conservatoire, Cherubini, dans la période comprise entre le retour de Louis XVIII et la révolution de 1830, composa, outre plusieurs messes et un grand nombre de morceaux détachés pour la chapelle royale, ces quatre Messes solennelles qui devaient mettre le sceau à sa renommée et rester désormais des modèles classiques de la grandeur dans l’invention et de l’élévation dans le style.

En perdant l’auteur de ces chefs-d’œuvre, l’Académie des Beaux-Arts se voyait privée d’un des principaux soutiens de sa propre gloire. Aussi pour signaler le caractère tout particulier du deuil que cette perte lui imposait, voulut-elle recourir à des mesures en dehors de ses règlemens et de ses usages. Jusqu’alors la notification à l’Académie du décès d’un de ses membres était faite sans entraîner rien de plus que l’insertion de la funèbre nouvelle au procès-verbal de la séance : après quoi la séance continuait jusqu’à ce que l’ordre du jour fût épuisé. Le jour où la mort de Cherubini fut annoncée, l’Académie réclama unanimement la levée immédiate de la séance, et, de plus, dans une des séances suivantes, elle décida que, au lieu de commencer dès que le délai réglementaire serait écoulé, c’est-à-dire à partir de la cinquième semaine, les opérations qui devaient aboutir au remplacement du maître seraient ajournées à six mois.

Si bien motivée qu’elle fût en apparence par l’importance exceptionnelle de celui qui en était l’objet, une pareille dérogation aux statuts et aux coutumes académiques n’en était pas moins au fond en désaccord avec l’esprit de l’institution même, avec cette parité légale que constitue entre les académiciens l’unité du titre qu’ils portent et des privilèges qui y sont attachés. Que, au point de vue des mérites relatifs et du crédit personnel des membres de la compagnie, cette égalité soit jusqu’à un certain point extérieure, fictive même, si l’on veut, aux yeux du public ; que celui-ci use en toute liberté du droit qui lui appartient de mesurer son admiration ou son respect à la valeur intrinsèque de chaque talent, — rien de mieux : mais convient-il que cette sorte de classement résulte de manifestations émanant de l’Académie elle-même ? Convient- il qu’en proclamant la supériorité, si réelle qu’elle soit, d’un des siens, elle semble par là rabaisser d’autant le mérite des autres ? Où s’arrêter, d’ailleurs, dans cette voie ? Si l’on jugeait nécessaire de reculer l’époque où la succession de Cherubini serait ouverte, pourquoi, le cas échéant, ne pas rendre le même hommage à la mémoire d’un peintre ou d’un sculpteur aussi éminent dans son art ; puis, de proche en proche, à des artistes moins célèbres, de telle sorte que ce dont on avait voulu faire à l’origine une exception se convertît par l’usage à peu près en règle ?

C’est ce qui arriva, en effet. Conformément à l’exemple donné lors de la mort de Cherubini, les candidats au fauteuil d’Horace Vernet et à celui d’Ingres ne furent, sous le second empire, admis à se présenter qu’au bout de six mois ; mais, d’autres décès étant survenus peu après, l’Académie se trouva presque forcée d’adopter la même procédure, sous peine d’établir publiquement une gradation fâcheuse, au moins pour les familles, dans les témoignages de ses regrets. Pour couper court à un abus qui menaçait de se perpétuer, l’Académie elle-même décida, il y a quelques années, qu’à l’avenir aucun retard ne pourrait être apporté à la stricte application du règlement, en ce qui concerne la succession des membres décédés ; que tous sans distinction seraient remplacés dans le même délai et que, de plus, la notification de la mort d’un académicien, quel que fût au dehors le degré de popularité attaché à son nom, serait, en signe de deuil, immédiatement suivi de la levée de la séance. C’est ainsi que les choses se passent aujourd’hui et qu’il est régulièrement satisfait à de pieuses convenances aussi bien qu’aux lois essentielles de la confraternité académique.

La mort de Cherubini demeure par sa date le dernier événement considérable dans l’histoire de l’Académie, sous la monarchie de juillet. Durant les cinq années qui s’écoulèrent encore avant la chute de ce gouvernement, aucune difficulté extérieure ne se produisit, aucune question ne fut soulevée qui tendît à modifier l’exercice des droits consacrés de l’Académie ou qui interrompît le cours ordinaire de ses travaux. Tout se borna dans le sein de la compagnie aux délibérations sur les affaires courantes et à l’accomplissement des devoirs imposés par le retour périodique des expositions et des concours. Le nombre de ceux-ci d’ailleurs et, par conséquent, le nombre des jugemens à rendre chaque année n’avaient pas laissé de s’accroître, en raison de certaines fondations destinées soit, comme le prix Bordin, à récompenser l’auteur du meilleur mémoire sur un sujet choisi par l’Académie, soit comme le prix Maillé-la-Tour-Landry et le prix Deschaumes, à secourir des artistes particulièrement dignes d’intérêt. Le premier exemple de libéralités de cette sorte avait été donné en 1817 par un modeste bienfaiteur, M. Alhumbert, qui, dans des termes un peu vagues, s’était proposé, en instituant un prix, a d’encourager les perfectionnemens des arts. » Malheureusement, la modicité de la somme léguée à cette époque n’avait pas permis d’en employer utilement les revenus. Ce ne fut que beaucoup plus tard, — à cinquante ans environ d’intervalle, — que, par l’accumulation des intérêts produits, l’Académie se trouva en mesure de réaliser les généreuses intentions du donateur, tandis que d’autres legs ou d’autres donations venaient augmenter les ressources matérielles mises à la disposition de l’Académie pour stimuler les progrès des jeunes artistes ou pour récompenser leurs talens.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juillet, du 15 août, du 1er et du 15 septembre 1889, et du 15 avril 1890.
  2. A partir de cette époque, en effet, jusqu’à la fin du règne de Louis-Philippe, la composition et les attributions de l’Académie des Beaux-Arts demeurèrent telles qu’elles avaient été réglées par l’ordonnance de Louis XVIII. Il en fut de même pour chacune des trois autres Académies. La seule réforme introduite dans l’organisation de l’Institut, — et encore n’y avait-il là qu’un retour à la constitution ! primitive, — fut le rétablissement, en 1832, sous le titre d’Académie des Sciences morales et politiques, de l’ancienne Deuxième Classe, fondée en 1795 et supprimée au bout d’un peu plus de sept ans.
  3. On trouvera, dans les Lettres de Mendelssohn à sa famille, notamment dans celles qui portent les numéros XIX et XXIV, les détails les plus piquans et en même temps les plus exacts sur les habitudes qui régnaient à l’Académie de France sous le directorat de Vernet.
  4. « Chose étrange ! écrivait Mendelssohn le 1er mars 1831, toute la populace de Rome concentre sa haine sur les pensionnaires français, qu’elle croit capables de faire aisément à eux seuls une révolution… » Et, à ce propos, Mendelssohn dépeignait en termes singulièrement vifs l’attitude plus que timide, suivant lui, des artistes allemands qui l’entouraient et qui, après avoir, sur l’ordre de la police, « coupé tous leurs moustaches, leurs favoris, leurs barbiches petites ou grandes, disaient sans vergogne qu’ils les laisseraient repousser dès que le danger serait passé… Ces grands et gros gaillards, ajoutait-il, rentrent chez eux à la nuit tombante et s’y enferment… Ils traitent Horace Vernet de bravache : quelle différence, pourtant, entre lui et ces tristes sires ! .. » (Lettres. n° XXIII.)
  5. « Il tombe sur la besogne comme un affamé sur du pain, » écrivait Mendelssohn au sortir de l’atelier où il l’avait vu travailler.
  6. Pour plusieurs d’entre eux, d’ailleurs, les relations commencées à Rome devaient se continuer à Paris de plus en plus étroites, et enfin achever de se resserrer un jour par les liens de la confraternité académique. Parmi les pensionnaires de l’Académie de France à l’époque où Ingres la gouvernait, huit se sont vus, dans la seconde moitié de ce siècle, appelés à siéger comme membres de l’Académie des Beaux-Arts à côté de leur ancien directeur. Ce sont, par ordre chronologique, MM. Ambroise Thomas, Simart, Hippolyte Flandrin, Lefuel, Jouffroy, Signol, Victor Baltard et Gounod. Doux autres, MM. Pîls et Hébert, sont entrés à l’Académie dans le cours des années suivantes. En outre, ne conviendrait-il pas d’inscrire, à côté de ces noms, celui d’un onzième académicien, M. Lehmann, qui, sans avoir obtenu le grand prix, n’en avait pas moins été rejoindre Ingres à Rome, pour y travailler sous ses yeux ?
  7. « Moi et ma femme, nous sommes calmes, écrivait-il alors à l’un de ses amis. Il n’en a pas été de même des pensionnaires, qui d’abord voulaient tous s’éloigner ; mais cela ne leur a pas été possible, attendu que nous sommes traqués et bloqués dans Rome… Enfin, nous et notre nombreuse famille, nous vivons serrés les uns contre les autres à la villa, comme des oiseaux qui attendent sous un grand arbre que l’orage soit passé. »
  8. Gérard était né le 16 mars 1770, un an presque jour pour jour avant Gros. Il mourut dix-huit mois après lui, le 11 janvier 1837.
  9. « On a souvent entretenu le public du salon de Gérard, écrivait M. Charles Lenormant, en 1846, dans le Correspondant… C’était une création admirable et presque une institution pour les arts que ce rendez-vous de toute l’Europe, où la plus exquise politesse ne servait qu’à mieux faire constater la royale indépendance de l’artiste qui se maintient dans son domaine. »
  10. On a prétendu et l’on répète encore quelquefois que, dans ce dessin, Louis XVI était représenté mangeant gloutonnement, tandis que les membres de l’assemblée délibèrent sur sa déchéance. Rien de plus faux, comme on peut s’en convaincre en jetant les yeux sur le fac-similé de la composition dont il s’agit dans le tome III du recueil intitulé : Œuvres du baron Gérard ; Paris, 1852-1857.
  11. Mme de Wailly, au temps où elle était devenue comtesse de Fourcroy, racontait qu’un jour, en 1793, elle se trouvait dans un des escaliers du Louvre, à quelque distance de Gérard. Celui-ci, se croyant seul, montait lestement devant elle, ses béquilles sous le bras. Tout à coup, le faux impotent se retourne, et, à la vue d’un témoin qui peut-être dénoncerait sa ruse, il s’arrête, effrayé : « Rassurez-vous, lui dit Mme de Wailly en le rejoignant, je ne vous trahirai pas ; mais une autre fois, jouez donc mieux votre rôle. »
  12. Sans compter les tableaux de Gérard appartenant à la même époque, le nombre des portraits peints par lui dans le cours des six premières années seulement du règne de Louis XVIII s’élève à vingt-deux, dont quatorze en pied.
  13. Voir à ce sujet les lettres du duc d’Orléans, depuis le roi Louis-Philippe, dans la Correspondance de François Gérard, publiée par M. Henri Gérard, son neveu ; Paris, 1867.
  14. Cette inimitié, d’ailleurs, ne se traduisit jamais ni d’un côté ni de l’autre par des actes d’injustice aveugle. Lorsque, en 1815, Gros posa sa candidature à l’Académie des Beaux-Arts, Gérard, qui faisait partie de la compagnie depuis plusieurs années déjà, s’y montra si ouvertement favorable que Gros, malgré ses anciens ressentimens, ne put s’empêcher d’en être touché et de le lui dire : « Je vous croyais, lui écrivait-il, si mal disposé à mon égard que j’avais regardé la visite d’usage à vous rendre comme impraticable pour moi. Je désire que mes remercîmens sincères réparent cette omission… »
  15. Le père de Percier était un des concierges du palais ; sa mère, une des femmes attachées à la lingerie de la reine.
  16. Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. Charles Percier, lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Beaux-Arts. 1840.
  17. Quatremère de Quincy avait été élu secrétaire perpétuel, en remplacement de Lebreton, à la presque unanimité des voix.
  18. L’Histoire entre autres, de la vie et des ouvrages de Raphaël (1824), les Vies des plus célèbres architectes de tous les temps (1830), Canova et ses ouvrages (1834), l’Histoire de la vie et des ouvrages de Michel-Ange (1835), etc.
  19. Le roi Louis-Philippe, comme les comptes publiés après la révolution de 1848 l’ont irréfragablement établi, avait, à cette époque, dépensé déjà près de vingt millions, entièrement pris sur sa liste civile, pour la restauration du palais de Versailles et pour l’exécution ou le placement des œuvres d’art qui en décoraient les galeries. Dans le cours des années suivantes, le chiffre de ces dépenses, faites en dehors de tout concours de l’État, s’accrut de plusieurs autres millions.
  20. M. Paul. Thureau-Dangin. Histoire de la monarchie de Juillet, t. III, p. 203.
  21. Il faudrait, à la rigueur, joindre aux noms de Cherubini et de Fontaine celui de Spontini, puisque l’auteur de la Vestale et de Fernand Cortez vécut jusqu’au commencement de l’année 1851 ; mais en 1842 Spontini n’était encore qu’un académicien en service extraordinaire, pour ainsi dire. Bien qu’il eût été élu en 1839, il ne vint, — et cela sur l’injonction formelle de ses confrères, — prendre possession de son siège que quatre ans plus tard, lorsqu’il se fut décidé à quitter Berlin, où il était fixé depuis 1820.
  22. Quelques-unes des œuvres de musique religieuse dues à Le Sueur, sa Messe de Noël entre autres, — la plus originale peut-être de ses productions en ce genre, — sont antérieures à l’année 1790, tandis que la première Messe de Cherubini, la Messe à trois voix en fa, acte composée par lui en 1809.