L’Académie de Metz - A propos de son centenaire

L’Académie de Metz - A propos de son centenaire
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 455-466).
L’ACADÉMIE DE METZ
À PROPOS DE SON CENTENAIRE


I. — LA FONDATION D’UNE ACADÉMIE SOUS l’ANCIEN RÉGIME

A Metz, dans le salon du gouverneur militaire, à côté du cabinet de travail où siégeait naguère, en uniforme de feld-maréchal prussien, boutonné jusqu’au menton, la croix de fer accrochée au drap verdâtre de sa tunique, le vieux comte Gottlieb von Haeseler, qui fit son apprentissage de guerre en Lorraine, et qui est sorti tardivement de sa retraite pour soutenir, à Verdun, l’effort désespéré du kronprinz, on voit un beau portrait du maréchal de Belle-Isle, qui fut gouverneur de Metz, deux cents ans après le duc François de Guise, et cent-soixante ans avant le général de Maud’huy.

Le peintre a pris un plaisir évident à célébrer d’un pinceau complaisant et soigneux, en couleurs vives et fraîches, en lignes souples et robustes, ce qu’il y avait de majesté naturelle et de bonne grâce avenante dans la figure de son modèle, l’expression à la fois obligeante et impérieuse du maréchal de Belle-Isle, son air de commandement et de cérémonie, tempéré par l’affabilité persuasive de sa parole et par le rayonnement de sympathie dont s’illumine le regard de ses yeux hardis, volontiers rieurs. On reconnaît, dans cette image véridique, l’optimisme de l’heureux homme qui a fait rentrer la fortune et les honneurs dans la famille du disgracié Fouquet, son aïeul. C’est un vieillard encore désireux de plaire, et qui, sous son ample perruque à l’ancienne mode, garde parmi les élégances du règne de Louis XV, quelques restes imposants des pompes du siècle précédent. C’est avant tout un grand seigneur, à la fois un capitaine et un diplomate, épris de gloire, curieux d’obtenir le surcroît de renommée, de crédit et d’autorité que procure le prestige des belles-lettres et des beaux-arts. Auteur des Instructions militaires paternellement adressées au comte de Gisors, le maréchal duc de Belle-Isle, ministre et secrétaire d’État et des commandements de Sa Majesté, lieutenant-général des duchés de Lorraine et de Bar, chevalier des ordres du Roi et de la Toison d’Or, ne souffrirait pas que, dans l’énumération de ses emplois, charges et dignités, on oubliât son titre de protecteur de l’Académie de Metz.

C’est en effet au temps où le duc de Belle-Isle, pair et maréchal de France, était gouverneur et commandant en chef dans les Trois Évêchés, ayant sous ses ordres les lieutenants-généraux du pays messin, du Verdunois, du Sedanois, du pays toulois et du pays de la Sarre, c’est exactement le lundi, 28 mai 1759, que cette compagnie prit naissance, dans une assemblée tenue « en la grand’salle de la maison de MM. les chanoines réguliers du collège royal de Saint-Louis, » messire Nicolas-François Lançon, chevalier, seigneur de Sainte-Catherine, étant maître-échevin de la ville de Metz. Le procès-verbal de cette mémorable séance, rédigé par M. Dupré de Geneste, écuyer, receveur des domaines du Roi, secrétaire perpétuel de la compagnie naissante, nous apprend que, ce jour-là, cette a société d’étude des sciences et des arts, » fondée sous les auspices du maréchal gouverneur, fut pourvue d’une donation par son généreux protecteur, et « décorée du titre d’Académie royale. » Il ne restait plus, pour confirmer cet établissement, qu’à remplir les dernières formalités, à Paris et à Versailles.

Donc, le mercredi 25 juin 1760, par une belle matinée tout égayée de rayons et d’ombres, deux notaires du Châtelet de Paris, maître Frédéric-Henry Mareschal, et son collègue, maître Claude-François Trutat, suivis d’une escorte de clercs et de garde-notes, quittaient la rue de Condé, où leurs panonceaux respectifs brillaient sous les feux du soleil d’un été splendide. Ils étaient mandés, l’un et l’autre, en l’hôtel du maréchal duc de Belle-Isle, rue de Bourbon, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice. Là, un magnifique suisse les fit entrer dans une salle où une nombreuse compagnie les attendait. C’étaient les délégués de la ville de Metz, arrivés de la veille, par le coche des messageries royales. On échangea des saints fort obligeants. La délégation des Messins était conduite par M. Jean-Pierre Roucour, avocat au Parlement de Metz et syndic de ladite ville, lequel présenta ses compagnons de voyage, en disant leurs noms, — des noms qui figurent encore sur les registres de l’état civil de l’antique cité lorraine. C’étaient, notamment, MM. Nicolas Thionville, Michel Lalance, Jean Roucelle, François Mary, Etienne Dumont, Nicolas Pacquin, Charles Baudesson, tous conseillers échevins de l’Hôtel de ville de Metz. Ces messieurs avaient pris leur logement, pour la plupart, à l’hôtellerie du Dauphin, rue du Bac, afin d’être plus près de la demeure du maréchal. Lorsque celui-ci, annoncé par un valet poudré, eut pris place dans un fauteuil, au milieu de l’assemblée, maître Trutat donna lecture de l’acte préparé en son étude.

C’est un contrat en bonne et due forme, rédigé sur parchemin, timbré de la généralité de Paris, et d’où il résulte que « très haut et très puissant seigneur Monseigneur Charles-Louis-Auguste Fouquet de Belle-Isle, duc de Gisors, pair et maréchal de France, gouverneur des ville et citadelle de Metz, Pays Messin et Verdunois, commandant en chef dans les Trois Évêchés, lieutenant-général des duchés de Lorraine et de Bar, etc. » reçoit de la ville de Metz une somme de soixante mille livres « en espèces sonnantes, ayant cours », qui lui est due. Mais, le 22 octobre suivant, est fait et passé un acte de donation entre vifs, par lequel cette somme, convertie en une rente annuelle et perpétuelle au denier vingt, doit assurer « à jamais le sort et la gloire » de la « Société d’étude des Sciences et des Arts » de Metz, devenue Académie royale, parce que, depuis trois ans, cette Société d’hommes de lettres « se prépare avec assiduité à rendre utiles au public les fruits de son application. »

Les lettres patentes, données à Versailles au mois de juillet 1760, signées par le roi, contresignées par M. Phélypeaux, comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État, scellées du « grand sceau de cire jaune », registrées enfin à Metz, le 28 août de la même année, en cour de Parlement, par les soins de M. de Montholon, premier président, à la requête de M. Le Goullon de Champel, procureur général, définissent en termes précis l’emploi de cette importante donation. Il s’agit d’ « exciter l’émulation », et, pour cela, de « fonder annuellement des prix, » de « fournir des jetons destinés à maintenir l’assiduité, » enfin de « subvenir aux dépenses indispensables ».

Le maréchal de Belle-Isle, ne négligeant rien de ce qui pouvait servir à l’accroissement de sa renommée et répondre à la magnificence naturelle de son esprit, fit faire un règlement, revêtu de sa signature et prescrivant que la médaille d’or destinée à servir de prix « portera à perpétuité d’un côté l’effigie de son fondateur » et de l’autre une inscription rappelant tous ses titres. « Les jetons auront de même, à perpétuité, l’effigie du fondateur... »

Le fondateur de l’Académie de Metz était déjà, depuis plus de dix ans, l’un des Quarante de l’Académie française. Il pria quelques-uns de ses confrères parisiens, — notamment le duc de Nivernais, pair de France et grand d’Espagne, qui fut lieutenant-général en Lorraine, et aussi le vieil ami de Mme du Deffand, M. Hénault, président honoraire en la première chambre des Enquêtes, déjà membre de l’Académie royale de Nancy, — d’accepter le titre d’académicien honoraire de Metz. L’Académie des Sciences voulut bien déléguer dans le même honorariat son secrétaire perpétuel, M. de Fouchy, auditeur des Comptes, astronome du roi, et aussi l’un de ses associés libres, le comte de Tressan, lieutenant-général des armées du roi, commandant à Toul, excellent officier qui avait quitté la vallée de Montmorency pour les rives de la Moselle, d’ailleurs chansonnier à ses heures de loisir, et qui a célébré en d’aimables Souvenirs les charmes de la vie champêtre. D’autres académiciens de Paris, inaugurant alors la tradition qui fut suivie, depuis cette époque, par Cuvier, François Arago, Rœderer, Lacuée, Lacretelle, Silvestre de Sacy, Emile Michel, Alfred Mézières, ont fait partie de l’Académie de Metz. L’ancienneté de ces relations académiques atteste !a profondeur de l’attachement spirituel qui unit la cité messine à la patrie française

Selon l’exemple donné par le cardinal de Richelieu, lorsqu’il fît d’une modeste réunion de gens de lettres une éclatante institution publique, l’ancien régime n’a jamais cessé de mettre au nombre de ses plus élégantes maximes de gouvernement le dessein de faire servir au bien public, par des voies diverses, l’émulation des compagnies académiques, des sociétés scientifiques ou littéraires que multipliait, sur tout le territoire du royaume de France, le génie inventif des Français. Les historiens ne sauraient manquer de mettre en lumière toute l’importance des services que nous ont rendus ces compagnies, pour le maintien et pour la propagation de notre langue, pour l’encouragement des œuvres de notre intelligence, pour la formation et le progrès de notre esprit national.

Au temps où l’Académie de Metz convoqua, pour la première fois, à son assemblée solennelle, le 17 novembre 1760, toutes les autorités de la ville, l’évêque diocésain, Claude de Rouvroy de Saint-Simon, et l’intendant de la province, M. de Bernage de Vaux, maître des requêtes, avec le primicier de la cathédrale, M. de Majainville, et le maître-échevin, elle entretenait déjà des relations avec l’Académie royale de Bordeaux, par l’intermédiaire d’un de ses correspondants, le chevalier de Vivens, domicilié à Clairac en Agénoits. Parmi les institutions académiques de l’ancienne France, celle de Bardeaux était une des plus florissantes. Le duc de La Force avait fondé, pour cette compagnie, en 1703, un prix consistant, chaque année, en une médaille d’or de trois cents livres. L’Académie de Metz eut aussi pour correspondant M. d’Auffray, membre de l’Académie de Soissons, et le comte de Caraman, qui, malgré ses titres de lieutenant général en Languedoc et de commandant en chef dans la Provence, ne dédaignait pas d’être académicien à Béziers. L’Académie de Châlons-sur-Marne était représentée, sur les registres de Metz, par deux religieux très doctes, dom Jean-François et dom Casbois, prieur de Beaulieu, président de la congrégation de Saint-Vanne. Les Académies royales de Nancy, d’Agen, de la Rochelle, de Dijon, de Pau et de plusieurs autres cité » savantes et lettrées se trouvaient en correspondance régulière avec les Messins. Ces institutions académiques formaient, en quelque sorte, l’armature intellectuelle et morale de l’ancienne France. D’un bout à l’autre du territoire français, du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest, c’était un incessant échange de pensées et de notions, une perpétuelle communication de sentiments, où se consolidait sans cesse, dans une constante fraternité de langage, de mœurs et de traditions, la cohésion des diverses provinces dont se composait la patrie commune. L’Académie des Belles-Lettres de Marseille, adoptée par l’Académie française, protégée par le maréchal de Villars, n’eut pas, sur les sujets d’intérêt national, d’autre opinion que l’Académie des Sciences et des Belles-Lettres établie à Lyon en 1710, confirmée par lettres patentes du mois d’août 1724, placée sous la protection du duc de Villeroy, gouverneur et lieutenant-général du Lyonnais, Forez et Beaujolais. Les archives académiques des provinces françaises nous apprennent qu’en 1689, le roi établit à Arles une Académie royale de vingt gentilshommes originaires et habitants de cette ville, « avec pareils privilèges que l’Académie française de Paris. » Le duc de Saint-Aignan, de l’Académie française, en fut le protecteur. Celle de Villefranche-en-Beaujolais, établie en 1679, confirmée par lettres patentes du mois de décembre 1695, fut favorisée de la protection du Duc d’Orléans. Celle de Nîmes fut ouverte en 1682, trois ans avant celle d’Angers. Le roi, par lettres patentes du mois de septembre 1694, érigea les jeux floraux en Académie, sans oublier l’Académie de peinture, de sculpture et d’architecture de Toulouse, dont M. de Lamoignon, chancelier de France, fut le protecteur. A Caen, une Académie fut établie par lettres patentes du mois de janvier 1706. Enfin, au mois de février de la même année, une compagnie savante fut établie à Montpellier, sous le nom de Société royale des Sciences. Le roi, selon les termes mêmes de la charte de fondation, « l’a mise pour toujours sous sa protection et a voulu qu’elle fît un seul et même corps avec l’Académie des Sciences de Paris. »

On voit que, par la fréquence et par l’importance de ces fondations, presque toutes datées du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’encouragement prodigué aux lettres, aux sciences, aux arts par l’organisation de la vie académique, est de règle sous l’ancien régime. Les plus grands personnages, gouverneurs de provinces, maréchaux de France, princes du sang royal rivalisent de bienveillance à l’égard de ces institutions.

L’exemple vient de haut, étant donné par le roi lui-même, qui veut fortifier ces points de décentralisation intelligente, parce qu’il sait que l’unité de la nation administrativement centralisée n’en souffrira pas, et qu’au contraire ce réseau de communications morales, étendu sur tout le royaume, va resserrer sans cesse, de ville en ville et de province en province, les liens de la nationalité française. Les Académies sont protégées. Est-ce à dire que cette protection humilie leur amour-propre, abaisse leur caractère, gêne leurs mouvements, pour les soumettre, sans résistance, à tous les caprices du pouvoir ? Au contraire, nous voyons l’Académie de Metz donner souvent les preuves de l’esprit d’indépendance qui n’a jamais cessé d’animer nos compatriotes des bords de la Moselle et de la Seille. Elle résista, pour commencer, à certaines exigences de son fondateur. Elle sut résister, en la forme requise, ; « maréchal d’Estrées, successeur du maréchal de Belle-Isle dans le gouvernement du pays messin. Elle résista, plus encore, au maréchal de Broglie. Elle résista tant et si bien et se montra si parfaitement capable d’indépendance, qu’après la chute de l’ancien régime, les bolchevistes de la Terreur n’hésitèrent pas à la supprimer par le décret du 14 août 1793, en même temps que l’Académie française.


II. — UNE RÉSURRECTION

S’autorisant-de tous les litres de noblesse morale qui s’inscrivent dans ses annales, déjà longues, l’Académie de Metz a voulu célébrer solennellement, sur le sol de la Lorraine délivrée, à la fois le centenaire de sa résurrection et la reprise de ses séances publiques.

Elle ressuscita, en effet, vingt-six ans après sa suppression, le 22 mai 1819, au temps où le comte de Tocqueville, père du futur auteur de la Démocratie en Amérique, était préfet de la Moselle, assisté d’un conseil de préfecture dont faisait partie M. de Maud’huy, chevalier de Saint-Louis, ancien député de la Moselle, ancêtre du gouverneur actuel de Metz. Le maire de la ville était un autre parent du général de Maud’huy, M. de Turmel, qui mit à la disposition de l’Académie renaissante la grande salle de l’Hôtel de ville, où nous avons été convoqués pour la cérémonie du 12 juin dernier.

Dans cette cité passionnément française, le présent est uni au passé par une chaîne où l’on ne voit point de solution de continuité, malgré la catastrophe de l’Année terrible, qui aurait ébranlé, détruit un édifice moins solidement enraciné au terroir héréditaire. Le maire actuel, M. Prével, en ouvrant la séance du 12 juin 1919, à coté de M. Mirman, en présence de M. Millerand, non loin de Mgr Pelt, du chanoine Collin, du général Gouraud, semblait tout naturellement reprendre la conversation, en français, au point où l’avait laissée son prédécesseur, le docteur Félix Maréchal, en 1870... Le président de la Compagnie nous a dit simplement : « La séance continue. »

Séance où l’Académie de Metz, en présence d’une délégation des cinq classes de l’Institut de France, a montré comment une compagnie d’hommes d’étude peut, à force de travail silencieux, dans les plus douloureuses circonstances, malgré les plus cruelles difficultés, bien mériter de la patrie.

Dans les années qui ont précédé 1870, elle a continué, sans encombre, son œuvre d’émulation intelligente et de culture française, toujours fidèle à sa vieille devise, Utilitati publicæ, groupant pour un travail aussi bienfaisant qu’attrayant l’élite d’une population instinctivement tournée vers les occupations de l’esprit par le goût héréditaire des lettres, des sciences et des arts : présidents et conseillers de la cour d’appel, dignes successeurs des magistrats de l’ancien parlement où siégea le père de Bossuet ; chanoines du chapitre cathédral ; officiers de l’École d’artillerie, héritiers des traditions de l’ancien « corps royal « auquel appartint le jeune Bonaparte ; professeurs du lycée, juges du tribunal civil, ingénieurs des mines ou des ponts et chaussées, fonctionnaires de l’État ou du département, médecins lettrés, avocats diserts, toute une société aujourd’hui disparue, hélas ! mais dont les travaux, recueillis dans la collection des Mémoires de l’Académie de Metz, ne comprennent pas moins d’une centaine de volumes [1]. Touchant témoignage de piété raisonnée envers la terre natale où reposent les morts et où travaillent les vivants, ce copieux répertoire contient les plus précieux renseignements sur la ville de Metz, sur ses monuments, sur ses origines historiques et légendaires, sur les profondes racines de son patriotisme français.

On dirait, à feuilleter ce testament littéraire et scientifique d’une époque déjà lointaine, qu’un pressentiment secret avait averti ces honnêtes gens, si passionnément appliqués à mettre en lumière tous les aspects de leur chère cité messine, et tous ses titres de noblesse française. Leur enquête fut aussi complète que minutieuse. Pas un coin qui reste inexploré, depuis la porte Serpenoise jusqu’aux bastions de Belle-Croix, et de la place du Change à la tour d’Enfer. Ces chercheurs, curieux de tout ce qui concerne le passé de la Lorraine, ont démontré que c’est un architecte français qui a doté Metz de cette cathédrale dont la nef est légère, aérienne comme celle de Rouen, plus haute que celle d’Amiens. Ils ont prouvé que les marches de Lorraine sont la frontière naturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, puisque la voie romaine, qui allait de Langres à Trêves par Toul et Metz, fut, en quelque sorte, l’axe commercial et politique des Gaules. L’un d’eux, M. Charles Robert, a recueilli sur place les vivants souvenirs de ce mémorable siège de 1552, où l’on a vu les meilleurs gentilshommes français, la fleur de notre chevalerie d’Occident, un Montmorency, un Damville, depuis maréchaux de France, deux Bourbons, Louis, prince de Condé, et son frère Jean, comte d’Anguien, un La Rochefoucauld, un La Trémoille, un Bonnivet, un Navailles, deux Mailly, le père et le fils, combattre sous les ordres de François de Lorraine, duc de Guise, pour défendre Metz, « boulevard de la France, » contre une invasion germanique, menée par les lansquenets du kaiser Charles-Quint et par les reîtres du margrave de Brandebourg. Un autre académicien de Metz, le comte Rœderer, ayant reçu, à Paris, de la part des assemblées politiques et des corps académiques, tous les honneurs auxquels pouvait prétendre une ambition justifiée par les plus rares talents et par les plus éminents services, ne voulut pas terminer sa longue et belle carrière sans dédier à ses confrères messins son célèbre Mémoire « pour servir à l’histoire de la société polie en France, et particulièrement de l’hôtel de Rambouillet, » afin de marquer, par cette dédicace, les traits de ressemblance qui rapprochent de l’esprit messin les plus délicates vertus de la politesse française. On sait de quel cœur fidèle le regretté Alfred Mézières affectionnait cette Académie de Metz dont les registres mentionnent si souvent son père, « recteur émérite. » Prisonnier des Allemands en terre lorraine, il est mort dans sa maison de Rehon, sons l’odieuse surveillance de la « Kommandantur. »

Quarante-neuf ans s’étaient écoulés depuis que l’Académie de Metz avait tenu sa dernière séance solennelle. C’était en 1870, à la veille de la catastrophe qui a violemment séparé de la mère-patrie, pendant près d’un demi-siècle, nos Lorrains de Metz et nos Alsaciens de Strasbourg. Pendant quarante-quatre ans d’oppression, l’Académie de Metz, surveillée par la police du Kaiser, avait renoncé à ses séances publiques, afin d’éviter toutes relations officielles avec les autorités allemandes. Elle a travaillé dans une retraite pleine de dignité, se renouvelant par un recrutement silencieux, jusqu’au jour où elle fut supprimée, sans autre forme de procès, par ordre de la « Kommandantur. »

En cette journée du 12 juin 1919, la clarté d’un radieux soleil illumine l’Hôtel de ville, pavoisé d’azur, d’argent et de pourpre par les trois couleurs du drapeau de la France. Les hautes fenêtres de la grande salle ouverte aux effluves d’une belle journée d’été laissent entrer à flots la lumière, qui avive l’éclat des uniformes et fait briller sur le drap bleu horizon des vareuses d’officiers, sur les palmes vertes des habits d’académiciens, sur la soutane des prêtres du diocèse de Metz, le ruban rouge de la Légion d’honneur. C’est le réveil, après un lourd cauchemar. La Marseillaise a retenti sur la place d’Armes, saluant les représentants des lettres, des sciences et de l’art français.

L’Académie française a délégué pour cette cérémonie son directeur en exercice, M. Brieux, ainsi que son doyen, M. d’Haussonville, un combattant de l’autre guerre, un Français de haute lignée, dont le patriotisme est solidement enraciné, par ses origines, aux profondeurs mêmes du sol lorrain.

Une des obligations, qui s’imposent à nous au lendemain de la victoire, c’est de rendre justice à toutes les vertus françaises, hier encore, si cruellement méconnues. Notre victoire, obtenue par un héroïque effort qui, sous le feu de l’ennemi, parvint à compenser l’inégalité de certaines organisations matérielles, ne fut jamais, à aucun moment, une improvisation morale. Il y avait, au fond des âmes, une réserve inépuisable d’énergies militantes, ignorées de nos ennemis et quelquefois de nos amis eux-mêmes. Pendant un demi-siècle de douleur et d’attente, de souvenir fidèle et d’espérance tenace, la France, la vraie France, — celle que ne voient pas les observateurs frivoles et superficiels de nos amusements ou de nos modes, — a souffert en secret, travaillé en silence, accumulant ainsi toutes les ressources de volonté, de patience et de bravoure dont elle sentait qu’elle aurait un jour grand besoin pour sa propre délivrance et pour la libération de l’humanité. Maintenant, de l’intégration de ces valeurs accumulées résulte une victoire que les écrivains français ne laisseront ni contester ni amoindrir.

C’est ce qu’a dit au nom de l’Académie française, M. Brieux, dont l’exemple personnel nous a fait voir, pendant cette guerre, à quel point un honnête homme de lettres, désireux d’action morale, peut, dans les circonstances difficiles où chacun donne sa mesure en travaillant pour l’utilité publique, faire figure d’homme de bien. Jamais l’auteur de l’Engrenage et de l’Evasion n’a mieux mérité l’hommage que lui rendait son regretté confrère, le marquis de Ségur, en le recevant sous la Coupole : « Foi, courage et vigueur, telles sont, Monsieur, vos caractéristiques. »

Avec vigueur, avec courage, avec foi, l’orateur de l’Académie française a proclamé sa confiance dans l’avenir de notre nation et dans l’éminente dignité de l’idéal français. De cet idéal, nous avons vu, séance tenante, les plus touchantes manifestations, en écoutant M. le baron de la Chaise, — un jeune officier messin, décoré de la Croix de guerre, — lire son rapport sur les prix de vertu. L’Académie de Metz décerne, en effet, des prix de vertu comme sa grande aînée du palais Mazarin, grâce aux libéralités de quelques généreux donateurs, tels que le baron Charles de Ladoucette et le docteur Herpin. Ses palmarès annuels, depuis la fondation de ces prix, sont pleins d’actes de courage et de dévouement. Aux exemples d’autrefois la vertu lorraine vient d’ajouter, pendant quatre ans de guerre où l’oppression germanique se fit particulièrement cruelle, une page profondément émouvante. En tête de ce nouveau chapitre d’histoire lorraine viennent les noms des dames de Metz qui se sont dévouées à l’entretien des tombes de nos soldats morts en captivité, ainsi qu’à la guérison des blessés dont elles ont adouci les souffrances physiques et les douleurs morales. Les parents qui pleurent au loin sur la disparition d’un fils bien-aimé sauront qu’au cimetière de Chambière les fleurs déposées par des mains délicatement maternelles n’ont jamais cessé d’orner les tertres où des croix de bois marquent la place du dernier repos de nos soldats prisonniers.

Ceux qui ont eu la joie de voir revenir au logis leurs chers blessés sauront les noms de Mme de Thury, de Distroff, Cliarpentier-Moitrier, Maret, Billotte, Thiria, de Mlles Guermont, Thiriet, de Saulcy, Lamort, Breitnacker, Dilschneider, Mocrner, Henriette et Marthe Maniguet, parce que toutes ces personnes aussi modestes que vaillantes, ayant été longtemps à la peine, méritent bien d’être à l’honneur. De cet honneur, amplement mérité, ces lauréates semblent toutes confuses. Rien de plus touchant que de les voir hésiter, céder enfin à l’insistance affectueuse d’une assemblée heureuse de les applaudir au moment où sur l’estrade pavoisée des couleurs de la patrie, les autorités françaises rendent l’hommage dû à celles qui, sous l’œil de l’ennemi, au péril de leur liberté ou de leur vie, ont veillé sur nos prisonniers, sur nos blessés. Parmi ces femmes de France, qui, dans la cité captive, ont apporté à ces pauvres gens, meurtris jusqu’au fond de l’âme, non seulement le remède qui guérit le corps, mais aussi le réconfort moral qui permet de mieux supporter les longues heures de souffrance et de solitude, toutes les conditions, tous les âges sont représentés, depuis la cornette de la sœur de charité et la coiffure délicieusement surannée des aïeules, des bonnes dames de Metz que révérait Colette Baudoche, jusqu’au joli bonnet lorrain qui se pose avec tant de grâce sur les cheveux des jeunes filles du pays mosellan. L’une de celles-ci, presque une enfant, s’est signalée par un trait que le rapporteur des prix de vertu a souligné avec une émotion partagée par toute l’assistance. Elle avait réussi, déjouant la surveillance de la police allemande, à garder chez elle un drapeau français. De la fenêtre de sa chambre elle voyait la cour d’un hôpital où languissaient des soldats français, blessés et prisonniers. Ce drapeau, tous les jours, à la même heure, elle venait le montrer, de sa fenêtre, à ces hommes accablés par l’éloignement, par l’exil, par l’affreuse monotonie de leur isolement au milieu des ennemis. Et c’était pour nos blessés, aux jours les plus sombres de la guerre, alors que les mauvaises nouvelles s’aggravaient de toutes les légendes inventées par les Allemands, un signe d’encouragement fidèle, un motif d’espérance invincible, le geste muet de la patrie, qui leur promettait le salut prochain et la victoire certaine.

Une autre petite Lorraine, internée avec sa famille, pendant deux années consécutives, à la citadelle d’Ehrenbreitstein, sauva de la cour martiale et du camp de représailles, en imaginant un stratagème aussi ingénu qu’ingénieux, ses compagnons de captivité, soldats français, coupables d’avoir introduit dans cette citadelle, on ne sait comment, le Journal de Genève et des nouvelles de France...

Au cours de cette belle journée de résurrection, qui s’est terminée, comme il convient, par un banquet amical, M. Millerand, membre de l’Institut de France, haut commissaire en Alsace et Lorraine, a résumé le programme des futures occupations de l’Académie de Metz : faire mieux connaître la Lorraine à la France victorieuse ; faire mieux connaître la France à la Lorraine délivrée ; mais surtout faire connaître mieux au monde entier l’ennemi dont nous avons secoué le joug et repoussé l’agression. Il ne faut pas que nous soyons tentés d’oublier la leçon des événements qui viennent de s’accomplir. Les Lorrains, avec les Alsaciens, seront là, pour nous dire que, pendant un demi-siècle, ils ont appris à connaître toute l’hypocrisie et toute l’astuce d’un ennemi aussi perfide que brutal, ils seront là, pour maintenir chez ceux qui auront la charge de diriger nos affaires publiques une vigilance avisée, sans laquelle nous serions exposés à retomber dans le péril d’hier. A son tour, M. d’Haussonville, songeant, lui aussi, aux travaux pratiques qui vont suivre ces fêtes brillantes, exprime le vœu que l’Académie de Metz, par ses concours littéraires dont la tradition déjà remonte à plus d’un siècle, encourage, avant tout, les jeunes gens de la France nouvelle, stimule les vocations justifiées par le talent, honore et favorise, par ses initiatives locales, l’action spirituelle des Lettres françaises qui sont le commun patrimoine et la parure immortelle de notre nation. Telles sont les occupations vraiment académiques et nationales par où va se resserrer le pacte de réunion de la Lorraine et de l’Alsace avec toute la France.


GASTON DESCHAMPS.

  1. V. le Tableau général, par ordre alphabétique, des Mémoires de l’Académie de Metz (1819-1903) rédigé par E. Fleur, agent de la société, 1 vol., Metz, Imprimerie lorraine, 1908.