L’Académie de France à Rome - À propos d’un centenaire

L’Académie de France à Rome - À propos d’un centenaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 905-922).
L’ACADÉMIE DE FRANCE
Á ROME

Á PROPOS D’UN CENTENAIRE

De belles fêtes d’art célèbrent, en ce printemps de 1903, à Paris et à Rome, le centenaire de l’installation de l’Académie de France à la Villa Médicis. C’est, en effet, en 1803 que ce palais, construit en grande partie par l’illustre famille florentine dont il porte le nom, fut cédé à la France, en échange du palais Salviati, Mancini ou de Nevers. Celui-ci, d’ailleurs superbe, d’une situation plus centrale, puisqu’il s’élève sur le Corso, dans le plus brillant quartier de Rome, abritait nos jeunes artistes depuis près de quatre-vingts ans. Mais, précisément, l’entourage paraissait un peu bruyant et animé pour une retraite studieuse. Les pensionnaires n’avaient pas la ressource de méditer dans un jardin, l’un de ces beaux jardins de Rome, les plus poétiques et les plus nobles du monde : le palais Salviati n’en possédait pas plus que les palais ses voisins, oppressés déjà par les constructions modernes. Si vaste qu’il fût, il devenait d’ailleurs trop étroit pour le nombre accru de ses habitans et l’encombrement de ses collections et des moulages. Toutes ces raisons décidèrent le gouvernement du Premier Consul à une négociation qui, sans bourse délier, rendit la France propriétaire d’une demeure à la fois plus confortable et plus digne de l’Académie.

Jamais ne fut conclu marché plus heureux ni plus approprié aux vues de l’acquéreur. La Villa Médicis est un lieu véritablement divin. On ne saurait errer sous ses pins parasols, au long de ses buis rectilignes, dont les vertes niches recèlent des statues, à l’ombre de ses chênes, tout mélodieux de chants d’oiseaux, au bord de ses terrasses dessinant leurs balustres de marbre sur d’incomparables horizons, sans évoquer les Champs Elyséens des poètes antiques. Et pourtant aucune mollesse n’émane des choses. Ici ne fleurit pas une grâce insidieuse et trop douce, capable d’assoupir lame, d’énerver la volonté. Le site, les lignes, les souvenirs, la solitude respirent une énergie héroïque, une gravité presque austère. La pensée humaine, l’effort humain sont partout. Et la paix merveilleuse de ces retraites incite aux méditations, à la recherche de la personnalité, et non pas à l’abandon de soi dans le rêve nonchalant ou la contemplation stérile. La beauté de cette demeure est vraiment en ce sens une beauté éducatrice.

Dressée sur le Mont Pincio, elle contemple sans cesse le spectacle le plus stimulant du monde pour la curiosité de l’intelligence, l’ardeur de l’action, et l’essor du génie. Celle houle rougeâtre d’édifices sur laquelle émergent, immobiles vaisseaux, les dômes chrétiens, — et le plus sanctifié, le plus imposant, le plus gigantesque, celui de Saint-Pierre, — cet océan dont les profondeurs gardent comme épaves les débris du plus colossal empire, et dont les flots soulèvent jusqu’au ciel éclatant la plus formidable souveraineté religieuse : c’est la ville unique entre toutes pour inspirer à de jeunes hommes le besoin de savoir et le besoin de se manifester dans une œuvre.

Que si, parfois, dominé jusqu’à l’oppression par la grandeur farouche du panorama de Rome, l’artiste qui se cherche et qui doute, s’arrête sur l’esplanade, parmi les parterres à l’italienne sertis dans l’ourlet rigide et velouté des buis, s’il laisse intercepter son regard par la maison elle-même, une leçon plus explicite et plus restreinte, mais non moins hautaine, se dégage pour lui de la caractéristique façade. Héritage des Médicis, dont le nom laisse à ces murs un prestige fait précisément d’ardeur audacieuse et de ce goût sûr, volontaire et magnifique, qui est encore un effet des fortes déterminations individuelles, cette construction robuste et charmante exalte en plein azur les qualités qui firent de la Renaissance une époque d’admirable épanouissement humain : l’élan, la hardiesse, l’imagination qui invente, et la tradition qui se souvient, la vigoureuse jeunesse des actes, avec le mûr développement de la pensée. Tel est bien le langage de ces deux tours élégantes, qu’on aperçoit de tous les points de Rome, avec l’aérienne balustrade qui les relie, comme aussi des masses architecturales, délicieusement allégées par des médaillons, des bas-reliefs, des niches, des fenêtres, qui se multiplient sans confusion, dans une ordonnance claire et délicate, comme enfin du noble portique, avec son arcade centrale et ses colonnes accouplées, digne seuil d’un sanctuaire d’art.

Tel est l’asile que, non pas même dans Rome, mais planant au-dessus de Home, la France ouvre à ceux de ses enfans qui, chaque année, semblent lui offrir la meilleure espérance de génie. Nous disons « qui semblent ; » et, en effet, on doit s’en tenir, pour un pronostic si précieux et si hasardeux tout à la fois, aux résultats d’un concours spécial, comportant tout ce que peut avoir de fortuit, et, par conséquent, d’incertain, une épreuve de ce genre. Mais quel autre moyen de s’y prendre, surtout en matière de talent, et quand ce talent n’en est encore qu’aux promesses de ses débuts ? Si les lauréats du grand prix de Rome ne deviennent pas tous des artistes de la première valeur, et s’il s’en trouve, parmi les candidats malheureux, qui ne mériteraient pas moins une pareille faveur et peut-être en profiteraient mieux que certains élus, la faute n’en est ni à l’institution, ni aux concurrens, ni aux juges. Sans insister sur le vice ordinaire des concours, qui est d’écarter les natures indépendantes et originales, tandis que la médiocrité s’en tire parfois heureusement, nous pouvons affirmer que, d’une manière générale, c’est bien l’élite des jeunes artistes français qui profite des avantages offerts par la Villa Médicis. On a vu des soldats sortis du rang devenir des généraux fameux : l’aventure est fréquente plus que partout ailleurs dans l’armée irrégulière et peu disciplinaire de l’art. Ce n’est pas cependant une raison de fermer les grandes écoles militaires ou d’en attaquer le principe ; et, dès le début de cette courte étude, c’est ce qu’il était bon de rappeler.

L’institution des prix de Rome a en effet de nombreux détracteurs dont les raisonnemens empruntent une faveur particulière et regrettable à l’état actuel des esprits. Quel est cet état actuel, aussi bien dans les arts que dans la politique, et, universellement, dans tous les domaines de l’activité sociale ? C’est une tendance anti-traditionnelle, un besoin de s’insurger contre l’œuvre des Ages qui nous précédèrent, une ardeur de détruire à laquelle, malheureusement, ne correspond pas une puissance égale de créer. Ce n’est point ici le lieu d’exposer la philosophie ni la genèse des grands courans de l’opinion publique. Mais en parlant d’une institution plus de deux fois séculaire, fondée sous l’ancien régime, fière à bon droit de son passé, fidèle à ses traditions, il convient d’établir ce qu’elle a fait, ce qu’elle se propose de faire encore ; quels services elle a rendus et peut rendre à l’art français ; quelles sont aussi les critiques auxquelles elle peut prêter, et ce qu’il faut peut-être retenir de ces critiques, pour en faire profiter l’avenir, ou, au contraire, ce qu’il en faut rabattre. La tradition elle-même est toujours en mouvement, et à aucune époque de l’histoire de la littérature ou de l’art, elle n’est tout le passé, mais seulement, de ce passé, ce qui continue de durer et de vivre.

Ce serait prendre par un côté secondaire, insuffisant et mesquin, le privilège attribué aux lauréats du concours de Rome, que de le considérer comme servant simplement à les mettre en contact direct avec certaines œuvres d’art dont ils ne connaîtraient sans cela que des copies. L’avantage serait discutable. Il n’a pas laissé que d’être discuté, et même, comme nous allons le voir, au début de la fondation, alors que cependant la difficulté des voyages, l’insuffisance des procédés de reproduction artistique, et tant d’autres causes, lui donnaient un caractère plus essentiel que de nos jours. C’est, en apparence, l’objet principal de l’institution, en même temps que le plus facile à attaquer : c’est donc contre lui que se formuleront les objections les plus spécieuses.

On n’en trouvera pas de meilleures que celles que présentait, en 1707, le directeur lui-même de l’Académie de France à Home, Poerson, qui, s’adressant au duc d’Antin, Surintendant des bâtimens du Roi, concluait à la suppression de la maison dont il était le chef. Le malheureux la voyait, cette maison, par suite des désastres qui accablaient Louis XIV vieilli, et son peuple, au dernier degré de l’humiliation et du dénuement. Le dédain de l’étranger entourait cette pauvre Académie, qui, limitée alors à quatre élèves, manquait d’argent pour les nourrir et leur fournir des modèles, du marbre, des couleurs, Crise lamentable, dont elle sortit grâce à 1 énergie de ce même duc d’Antin qui, dix ans plus tard, devait écrire à Poerson : « Dans le temps où le fonds des bâtimens était quasi réduit à rien, j’ai sauvé l’Académie de Rome et j’aime mieux prendre sur les choses les plus nécessaires icy que de diminuer rien de celle où vous estes. » Sentiment où la fierté patriotique s’unissait à une vue claire des véritables intérêts de l’art ! Et cependant l’institution que cet intelligent administrateur jugeait indispensable n’était pas alors ce qu’elle nous apparaît aujourd’hui, avec sa munificence plus étendue, ses règlemens plus larges, les voyages qu’elle impose aux pensionnaires dans km te l’Italie, en Sicile, en Grèce, en Autriche, en Allemagne, et cette résidence qui, par elle-même, porte une inspiration, un enseignement, sans compter le juste orgueil, pour une nation, d’offrir en terre étrangère, à ses fils plus spécialement doués, en vue de sa gloire, un aussi noble asile que cette merveilleuse Villa Médicis.

Mais comme il faut, ne fût-ce que pour les mieux réfuter, laisser la parole à toutes les opinions, revenons à cette lettre où le directeur Poerson, n’ayant pour excuse que d’avoir entretenu l’Académie de sa poche et de se trouver complètement aux abois, démontrait le peu de profit tiré par nos jeunes artistes de la contemplation directe des chefs-d’œuvre romains. La théorie est curieuse dans la bouche d’un homme intéressé par situation au relèvement plutôt qu’à la chute totale ; de l’Académie de France. Elle marque d’ailleurs un moment de notre histoire, en témoignant de la détresse où se trouvait un directeur réduit à réclamer la suppression de son poste. Et, puisqu’on l’a souvent reprise, et qu’on la reprend tous les jours encore, avec moins de circonstances atténuantes et plus d’animosité que Poerson, on nous excusera de citer la lettre tout entière.


23 juillet 1707.

« Je me donne l’honeur de vous escrire pour vous exposer, avec tout le respect imaginable, quelques pensées que j’ay eue, esgard au service du Roy, pour lequel vous prenés, Monseigneur, tant d’intérest. J’auray donc, s’il vous plaist, l’honneur de vous dire que les affaires sont, à ce que l’on dit, si embrouillées en cette Cour, toutte allemande, que je crois, autant que Monseigneur le jugera à propos, que Sa Majesté pouroit s’épargner la dépence de cette Académie, qui, quelques zèles et quelques soins que votre bonté prenne, ne peut répondre aux idées que l’on a eue de former d’habillés gens et d’en tirer de belles copies, tant d’architectures que de peintures et de sculptures.

« Premièrement, Monseigneur, pour l’Architecture, excepté le Panthéon ou Rotonde, le Colysée et quelques colonnes, il ne nous reste rien de considérable de l’Antiquité[1] pour instruire les estudians ; et, parmi les modernes, la grande Église de St-Pierre et peut d’autres, peuvent fournir à nos voyageurs prévenus de quoy se rescrier. Ainsy, monseigneur, je suis persuadé, comme je l’ai dit mille fois à M. Hardouin[2] qui a le bonheur d’estre auprès de vous, que les excélans et admirables ouvrages, dont vous avez ornée la France sont des moyens plus sures pour faire de bons Architectes que tout ce que l’on voit dans Rome. A l’égard de la Peinture, les lieux où sont les belles choses, qui ont aquis tant de réputation à cette Ville, sont quazi touttes ruinée, et, de plus, fermée aux étudians[3] ; de manière qu’il y a peu de fruit à en espérer et beaucoup à craindre de l’oisiveté que les jeunes gens contractent aisément en ce païs. Et, quant à la sculpture, ce qui est moderne done assez généralement dans un goût faux et bizarre. Pour les antiques, ayant les figures moullez en France, il n’est pas absolument nécessaire de venir icy. La preuve en est que, depuis que je suis à Rome, je n’ay veu ni Italiens ni aucun estranger copier les marbres. L’on se contente de dessiner ou modeler d’après les piastres, dans lesquels l’on trouve plus de facilitez. »

A l’époque où Poerson écrivait cette lettre, l’Académie de France, fondée depuis quarante ans, ne traversait pas seulement une crise matérielle, mais aussi une crise morale. Son créateur, Colbert, qui s’y était passionnément intéressé, avait disparu, ainsi que Louvois, conservateur attentif d’une œuvre si féconde en promesses. Louis XIV, brisé par l’âge et les revers, n’était plus le monarque fastueux, préoccupé de donner à son règne l’éclat des arts avec celui des armes. Le but primitif de l’institution s’éclipsait quelque peu, tandis qu’elle semblait moins urgente, prenait un aspect dispendieux et inutile. Orienterait-on l’Académie dans une voie plus large ? La laisserait-on choir dans l’ornière où elle s’enlizait, faute d’essor autant que d’argent ? Il s’en fallut de peu, comme on vient de le voir, que cette irréparable perte ne se produisît.

Qu’y avait-il donc de changé ? Pourquoi l’Académie de Rome semblait-elle, si peu après sa naissance, n’avoir plus de raison d’être, au regard de son directeur lui-même ? C’est que, d’abord issue du superbe égoïsme monarchique, qui faisait de la Cour de Versailles le contre artistique du monde, elle représentait jusqu’à présent moins une pépinière de talens, où les facultés de chacun pouvaient se développer, suivant leur nature, dans une atmosphère éminemment inspiratrice, qu’une sorte d’atelier de copies, destiné à fournir le Roi de statues pseudo-antiques pour ses parcs, de peintures fameuses à reproduire en tapisseries par sa manufacture des Gobelins, de motifs d’architecture capables d’accroître la splendeur de ses palais. Dans la pensée des fondateurs, du monarque et de son ministre, aidés par le génie tout officiel de Le Brun, les jeunes artistes dont on réclamait ce genre de labeur, s’y devaient former eux-mêmes, et, après leurs envois, rapporter en leurs personnes un goût discipliné, l’habitude du travail, la facilité de la facture, c’est-à-dire tout ce qu’il fallait pour concourir, même sans un excès de génie, à la magnificence artistique du royaume, trop bien ordonnée par une inspiration grandiose, et despotique. Mais, à suivre ce chemin, lorsque l’astre du Roi-Soleil ne l’éclairait plus, et que l’horizon s’en rétrécissait jusqu’aux mesquines conceptions d’une bureaucratie aussi pauvre d’argent que d’idéal, l’Académie de Rome fût devenue un atelier de praticiens faméliques, et eût justifié la phrase lugubre par laquelle son directeur terminait l’épître, dont nous donnions plus haut la majeure partie :

« Dans ces conjonctures, je crois qu’il suffiroit d’avoir ici un magazin et un gardien pour les caisses. »

Loué soit donc le duc d’Antin qui ne fit aux jérémiades de Poerson d’autre réponse que d’imprimer une secousse vigoureuse à cette Académie défaillante ! Il commença par trouver les subsides indispensables ; ordonna, comme dans une ville assiégée, de renvoyer les bouches inutiles — car, même dans cette misère, s’étalaient des parasites ; — fit rétablir un maître de géométrie et de perspective, exigea les travaux des élèves, et écrivit à l’abbé de Polignac (plus tard cardinal), qui jouissait à Rome d’un grand crédit, pour le prier de protéger et de surveiller l’Académie, « exposée, dit-il, à d’étranges accidens, faute d’argent, et en mauvais état. »

La précieuse fondation de Colbert était sauvée. Celui qui la relevait n’eut garde de la laisser péricliter à nouveau. Il y tint la main, se méfiant de la faiblesse de Poerson :

« Une chose dont vous ne me parlez jamais, lui écrivait-il plus tard, c’est de vos élèves, dont il y a un siècle que vous ne dites mot. Votre silence me fait craindre que vous n’ayez rien de bon à en dire… Il faut au moins que la dépense qu’ils coûtent au Boy ne soit pas inutile, et vous devez vous faire un honneur de nous envoyer de bons sujets. » Le duc d’Antin redoutait avec raison le peu d’énergie d’un directeur qui, en fait de remède aux embarras de sa propre institution, ne proposait rien autre que de la supprimer. Plus tard, il le fit suppléer, sous prétexte d’âge, par Wleughels, qui gouverna sans en avoir l’air, avant de prendre officiellement le poste qu’il devait ensuite fort bien remplir. Et quand Poerson mourut, toute l’oraison funèbre que le Surintendant des Bâti mens royaux lui accorda fut celle-ci : « Je suis fâché que le sieur Poerson soit mort ; mais je suis bien aise que son employ soit vacant, car le bonhomme ne faisait que radoter… »

A partir de ce moment, l’Académie de France à Rome allait suivre une brillante carrière, non sans jours de lutte, mais sans nouvelle défaillance. D’autres difficultés l’attendaient : la Révolution française, à la fin du siècle, et au siècle suivant, les guerres pour l’unité de l’Italie qui, en 1849, la forcèrent même de se réfugier à Florence. Elle les surmonta vaillamment, fièrement. Et jamais plus, ni dans la pensée de ses directeurs, ni dans celle de la France, l’opportunité de son abdication ne fût même envisagée.

Mais, à une institution de ce genre, il ne suffit pas de vivre. Il lui faut évoluer, progresser, suivre, sous peine de caducité et de dessèchement, le développement des idées et de l’âme d’une race. Nous allons voir que telle fut la destinée de l’Académie de Rome, et que la souplesse de son organisation la rend capable de fournir à l’art cette aide subtile, qu’on admettrait de moins en moins si elle gardait une forme surannée, autoritaire et systématique.

Les circonstances ont changé depuis Louis XIV. A l’époque où ce grand roi, sur l’initiative de Colbert, fonda notre Académie de France à Rome, tous les profits étaient à tirer de cette source d’art si abondante et si forte qu’est l’Italie. Rien ou presque rien n’en parvenait à nos jeunes artistes. Les voyages, coûteux, difficiles et longs, n’entraient guère dans les mœurs, surtout pour de pauvres débutans. Les reproductions des modèles antiques n’existaient pour ainsi dire pas en France. Qui les eût faites ? Qui les eût envoyées à grands frais ? Et comment blâmerait-on le gouvernement à qui l’Académie doit sa naissance, d’avoir tout d’abord soumis ceux qu’il y envoyait, à ce formidable travail de copies qu’atteste la correspondance des premiers directeurs ? C’était par vaisseaux que partaient les marbres, les moulages, les toiles, destinés à peupler nos parcs, nos musées, à décorer nos palais, quand l’art des Gobelins avait transformé en tapisseries inestimables les œuvres de Raphaël. Et encore en restait-il beaucoup là-bas, dans l’Académie elle-même, qui s’enorgueillissait de ses collections, où figuraient, en marbre et de la main de ses élèves, les plus fameuses effigies de l’antiquité.

Un siècle après la fondation de l’Académie, le Directeur général des Bâtimens, M. d’Angiviller, écrivait à son directeur, M. Vien : « J’insiste fortement sur l’exactitude à faire des copies. C’est pour le bien des jeunes gens. Les Coysevox, les Bouchardon, les Coustou, ont fait des copies plus belles que les originaux mêmes, s’il est possible : le petit Faune en est la preuve. » Aujourd’hui que tant de labeur, et des procédés plus vulgarisateurs encore, tels que la photographie, sans compter la rapidité, la facilité des voyages, nous ont familiarisés avec les chefs-d’œuvre de tous les temps, nous avons peine à nous imaginer quelle révélation fut pour les contemporains de Louis XIV la découverte de ces images fameuses, et avec quelle émotion leur arrivée devait être accueillie. Un navire étant parvenu à Marseille, et son chargement transporté jusqu’au Havre par les canaux et l’Océan, puis enfin amené au port de Marly, après une longue attente, le duc d’Antin écrivait à Poerson au mois d’août 1715, peu avant la mort de Louis XIV, dont ce fut sans doute la dernière joie :

« Nos caisses ont été débalées depuis plusieurs jours et ont esté si bien conditionnées qu’il ne s’est pas trouvé un seul fétu de cassé, et vous êtes bien louable de tous les soins que vous avez pris pour cela. Le Roy en fait son amusement depuis qu’elles sont arrivées, et a placé dans son jardin de Marly les deux Fleuves, Méléagre, Enée et le Centaure ; ces trois premiers sont tout ce que j’ai vu de plus beau. »

Cette divulgation de la beauté classique répondait tellement à un besoin national, par l’analogie même du goût français avec l’idéal grec et latin, et la tâche apparaissait comme tellement considérable, qu’au début il y eut excès dans ce sens.

Coypel, qui, pendant un intermède de deux ans, remplaça Errard, le premier directeur, écrit à Colbert pour lui demander si les pensionnaires ne pourraient pas faire des figures d’après leurs dessins, et non pas toujours d’après l’antique. « Ils sont, déclare-t-il, dégoustés de copier. » Cependant ils n’y suffisaient pas. On leur adjoignait encore, pour les moulages, des artistes italiens. Quelquefois, ayant passé les années de leur pensionnat à faire des copies, ils obtenaient une prolongation pour exécuter des travaux personnels.

En 1749, le directeur De Troy écrit au Directeur général des Bâtimens : « Le sieur Challes, l’aîné, peintre, est ici depuis plus de six ans, mais il a fait une copie considérable pour le Roy, qu’il n’a finie que depuis quelque temps, et c’est l’ordinaire qu’on accorde aux copistes du Vatican une ou deux années pour faire des études particulières pour eux. » Ainsi, même alors, on reconnaissait bien que cet énorme labeur de copistes était imposé aux pensionnaires de Rome par la nécessité de répandre en France des modèles qu’un si petit nombre d’artistes pouvait étudier sur place, et aussi de prêter aux somptuosités royales un éclat véritablement artistique. Les privilégiés payaient ainsi leur dette au gouvernement et à la patrie. Et pour que cette dette ne dépassât pas les avantages offerts, on leur accordait, quand il y avait lieu, un sursis de séjour.

Cette rude discipline ne leur était pas imposée uniquement comme moyen d’éducation artistique. A un tel degré, elle ne leur était pas indispensable. Leur était-elle nuisible ?

Une semblable question est la plus importante qui puisse se poser lorsqu’on envisage le rôle de l’Académie de France à Rome. En effet, les adversaires de cette institution prétendent volontiers que, — même avec les règlemens actuels, où la copie imposée aux élèves est réduite à un minimum presque négligeable ; — les talens y sont trop pliés à une imitation servile, et que l’étude, ou seulement la contemplation des modèles classiques, tend à détruire chez nos jeunes artistes l’originalité, l’indépendance, et à nuire, en somme, au libre développement de leur personnalité.

Rapprochons ce grief du premier que nous avons enregistré, celui dont le débile Poerson se fit l’interprète dès la première heure et qui consiste à démontrer l’inutilité du séjour à Rome par l’équivalence des moulages que l’on peut mettre partout sous les yeux des élèves. Les deux critiques se contredisent ; car, s’il est dangereux de placer les élèves en présence d’un idéal trop consacré, qui les incite à l’imitation et les empêche d’écouter leurs inspirations secrètes, l’influence n’en sera pas moins périlleuse à travers la reproduction qu’en face des œuvres originales. Mais enfin, si cette influence devait être néfaste, quels ravages n’aurait-elle pas produits durant la première période de notre installation artistique dans Rome, alors que nos pensionnaires, devenus les fournisseurs nationaux de beauté classique, n’avaient pas le loisir de détourner un instant leurs yeux de cette beauté, leur esprit de sa domination souveraine, ni leurs mains de son service ? Si, sous un tel joug, l’art français risquait de tomber dans la routine, l’impuissance ou le formalisme, l’épreuve suffisait et au-delà pour la manifestation de ce résultat. Elle ne pouvait être ni plus complète, ni plus décisive.

Qui oserait la condamner, même excessive comme elle le fut, en considérant ce qui l’a suivie ? Pas un peuple moderne ne peut prétendre à rivaliser avec la France sur le domaine des Beaux-Arts durant le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, c’est-à-dire lorsque eurent mûri les fruits du système d’éducation artistique que notre pays avait adopté. Si nous ne lui devons pas tout, à ce système, s’il est difficile même de lui faire équitablement sa part, encore est-il juste de reconnaître que, s’il n’a pas donné l’impulsion totale, du moins n’a-t-il rien paralysé. C’est réduire à sa plus faible mesure la gratitude qui lui est due que de lui attribuer, dans l’admirable épanouissement de notre Ecole française, l’élégance, le goût, le style qui, sans empêcher des qualités plus spontanées ou plus éclatantes, ont fait de cette Ecole un enseignement pour l’univers.

Jamais, depuis le temps de la Renaissance, la sculpture ne s’était élevée à des œuvres aussi définitives que durant cette époque féconde pour l’art français qui va de Coustou, de Bouchardon, de Coysevox, à Falguière, à Chapu, à Carpeaux, en passant par Frémin, Lemoine, Caffieri, Pajou, Pigalle, Clodion, David d’Angers, Pradier, Houdon et Rude. Tous furent des grands prix de Rome. Pareillement dans la peinture, Boucher, Fragonard, Vien, David, Girodet, Gérard, Ingres, Henri Regnault. Ces noms sont à citer entre tant d’autres, non seulement pour leur éclat, mais aussi pour la diversité des génies qu’ils représentent. Ne devient-il pas impossible de prétendre que Rome égalise l’inspiration et éteint l’originalité quand on considère qu’elle nourrit de son lait âpre et fort aussi bien la sensualité de Boucher que la grâce de Fragonard, la divine noblesse de Ingres que la fougue de Henri Regnault ? En musique, trouvera-t-on la marque d’une influence trop uniforme entre des maîtres aussi différens l’un de l’autre que Hérold, Berlioz, Gounod, Bizet et Halévy ? Et si l’architecture n’a pas donné de formule nouvelle avec les Lesueur, les Soufflot, les Duban, les Lefuel, la faute en étant moindre chez nous que dans tous les pays du monde, ne saurait être attribuée à notre Académie, mais à l’étrange et mystérieuse stérilité qui, depuis la Renaissance, paraît avoir si singulièrement tari l’invention humaine pour la construction des édifices sous des aspects de beauté.

C’est à dessein que, dans cette énumération si brève, nous n’avons donné que des noms d’artistes pensionnaires de l’Académie de France à Rome. Mais combien d’autres nous aurions pu citer, qui, n’ayant pas obtenu le premier Grand Prix, ont cependant travaillé pendant des années en vue de le conquérir ; l’ont manqué de bien peu, comme Barye, par exemple, deux fois lauréat des concours ; et qui, sans avoir joui de l’atmosphère directe de Rome, ont dû peut-être le meilleur d’eux-mêmes à l’attrait qu’elle exerçait sur leur cœur, aux efforts accomplis pour l’étreindre ! Et, sans exagération, ne pourrions-nous ajouter que, même parmi les indépendans, les réfractaires, fût-ce sous forme de révolte, de bravade, de défi, la hantise de cet asile d’élection, les échos qui leur en parvenaient, le désir qui souvent les entraînait là-bas, les poussait à rôder alentour par les sentiers de traverse, ont stimulé des vocations qui voulaient rester dans un isolement farouche, mais qui, secrètement n’en rêvaient pas moins de chefs-d’œuvre vainqueurs des siècles et du soleil se couchant au loin sur de sublimes horizons ?

Qu’est-ce que nos jeunes artistes vont aujourd’hui chercher à la Villa Médicis ? Quels sont les élémens de la forte empreinte que leurs unies en rapportent ? D’où vient ce charme qui les pénètre sans les amollir, le prestige qu’étendent sur toute leur vie ces fières et laborieuses années, dont le rayonnement fait briller leur regard jusque dans la vieillesse quand on les interroge sur leurs impressions de ce temps-là ?

Comme nous le faisions remarquer, l’époque des copies à outrance est depuis longtemps close. Elle répondait à des nécessités qui n’existent plus. Aussi le séjour des pensionnaires a-t-il pu sans inconvénient être réduit d’une année par le décret du 13 novembre 1803. Ce séjour est désormais de quatre ans pour les peintres, sculpteurs, musiciens, architectes et graveurs en taille-douce, de trois ans pour les graveurs en médailles et en pierres fines On ne considère d’ailleurs plus que cette période, déjà réduite, doive être consacrée tout entière à l’art romain. Les progrès matériels de l’existence, avec la plus grande rapidité des communications, rendent moins rare et moins précieux qu’au XVIIIe siècle l’avantage d’habiter momentanément l’incomparable capitale. On a donc étendu cet avantage en proportion des facilités modernes. Pendant leur seconde année, les pensionnaires peuvent voyager en Italie et en Sicile, et, à partir de la troisième année, dans l’Italie, la Sicile et la Grèce. Les musiciens, après une année seulement de Rome, doivent visiter l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, où ils demeurent au moins une année. En outre, dans des cas particuliers, et si la nature de leurs travaux l’exige, les pensionnaires peuvent être exceptionnellement envoyés dans des pays non prévus par le règlement.

Voilà donc dans quelle large mesure s’est étendu le privilège dont bénéficient les lauréats du Prix de Rome. En même temps se restreignaient les exigences de l’Etat quant à leur travail commandé. Allégement de la discipline officielle, extension du champ d’études, souci accru de la personnalité de l’artiste et de tout ce qui peut lui permettre de la développer : tels sont les gages donnés par l’Académie de France à l’évolution des idées. Ce sont là les signes certains d’une vitalité qui progresse et le meilleur démenti à certaines accusations de routine, à certaines critiques énoncées à la légère par ceux qui font un grief à cette admirable institution de son ancienneté, de sa stabilité, et, tranchons le mot, puisque aussi bien la politique s’en môle, de son origine monarchique.

Quoi de plus démocratique cependant qu’une fondation ainsi organisée ? Pendant quatre années, — celles où la vocation s’affirme, où le talent trouve sa voie, — elle place aux sources de toute beauté artistique et à l’abri des préoccupations matérielles, de jeunes artistes que leur pauvreté eût sans doute contraints à des productions hâtives, et eût privés certainement de ces spectacles sublimes, de ces loisirs tant souhaités, de ces méditations heureuses, si favorables à l’éclosion du génie. La rude épreuve que l’État impose aux candidats écarte généralement du concours ceux à qui leur fortune garantit les avantages qu’il promet. Le don magnifique va donc à ceux qui en ont véritablement besoin, à ces fils du peuple que le démon de l’art désarme dans la lutte immédiate pour la vie, et dont l’essor est entravé par la nécessité de gagner le pain quotidien. L’indépendance de l’artiste, au nom de laquelle on prétend parfois condamner l’intervention officielle avec ses règlemens indispensables, est une chose précieuse et sacrée entre toutes. Mais peut-on le considérer connue indépendant, le pauvre garçon qui, pour vivre, transforme en outil de manœuvre sa brosse ou son ciseau et plie son inspiration aux vulgarités d’une besogne industrielle ? Dans une telle occurrence, sa facilité même lui est un piège, et le succès sur ce terrain risque d’avilir à jamais non seulement son talent, mais son caractère. La besogne rémunératrice, d’abord accueillie avec répugnance, sera bientôt entreprise avec philosophie, puis recherchée avec cupidité. Et ce triste enlizement de la fierté, de la volonté, sera d’autant plus rapide qu’il s’accomplira dans le milieu coutumier, parmi les suggestions tentatrices du luxe, de la mode, les engouemens d’atelier et de salon, tous les sursauts d’une opinion au jour le jour, qui se fait et se défait au hasard de la réclame et du caprice.

Pour que la personnalité se dégage parmi tant de sollicitations et d’obstacles, il lui faut certes une plus rude trempe que pour échapper à la fascination de la beauté classique, à un idéal d’école, à ce qu’il entre fatalement de conventionnel dans des concours où de très diverses natures doivent être jugées équitablement suivant une même loi.

Mais la personnalité, l’originalité, n’est-ce pas le sceau même du génie ?… Qu’y a-t-il de plus rare au monde et qu’y a-t-il aussi de plus fort ? Elle jaillit d’où on l’attend le moins, efficace mystérieusement là où l’on se croyait sûr de l’avoir vue poindre. C’est comme l’esprit des Saintes Écritures qui « souffle où il veut. » On ne doit pas s’exagérer le pouvoir qu’ont les influences humaines d’éteindre cette flamme impétueuse pas plus que celui qu’elles ont de la créer. Une vision individuelle, c’est, par essence, quelque chose d’extraordinaire dans un univers aussi vieux que le nôtre, avec le poids des hérédités séculaires et sous la pression des formules consacrées par l’admiration des âges. Le miracle est qu’une telle faculté puisse éclore. Ce n’est point à ceux qui l’observent sans la posséder, et bien souvent, sans vouloir d’abord la reconnaître, à prétendre en arrêter ou en faciliter l’épanouissement. Les lois du génie nous échappent à ce point qu’il n’y a pas sujet de confusion plus général ni qui manifeste mieux les étranges injustices et les étranges aveuglemens des hommes. C’est donc le fait d’une philosophie bien indigente que d’attaquer une institution dont notre patrie et notre art national ont tiré un sensible honneur avec des avantages évidens, au nom d’une liberté d’inspiration qui n’a jamais fait défaut à ses pupilles et de laquelle nul au monde ne saurait déterminer les conditions de genèse et d’essor.

La liberté d’inspiration !… Mais elle est le but même et le résultat le plus sûr de notre Académie de Rome. Un jeune artiste que, le plus souvent, les difficultés de la vie harcèlent, que l’atmosphère d’une capitale fiévreuse grise plus ou moins, qui se trouve sollicité par les tapageuses parades des écoles éphémères, hanté par le souci du modernisme aigu, des frissons nouveaux, par tous les trompe-l’œil dont s’amuse et se lasse la mode chaque dix ans, est soustrait à ces troublantes influences. Il se trouve soudain transporté dans un milieu de beauté, mis en présence non plus de reflets aveuglans et transitoires, mais de ce que fixa d’éternel et d’à jamais émouvant le rêve humain. Il est délivré, — pour une période qui semble à sa jeunesse si longue qu’il n’en appréhende pas la fin, — de la terrible nécessité de gagner de l’argent et, par conséquent, d’épier, pour s’y soumettre, le goût du jour, toujours faux précisément parce qu’il ne dure qu’un jour et ne correspond à aucune aspiration durable de l’âme. Cette tentation du bénéfice immédiat, piège le plus dangereux pour l’indépendance du génie, il ne peut même pas en être effleuré, puisque le règlement interdit aux pensionnaires tout travail rémunérateur. Au lieu de fréquenter des ateliers où le « truc » et la « blague » sévissent plus souvent que n’y règne l’effort désintéressé, hautain et sincère, il jouit d’une camaraderie dont les causeries ignorent toute préoccupation mercantile. Parmi ces frères d’art dont il partage l’existence, il rencontre des adeptes des diverses expressions de l’idéal humain. Il entend discuter entre eux les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les architectes, se pénètre de l’harmonie générale des beaux-arts et mesure ce qu’ils s’empruntent mutuellement pour être complets. Son esprit ne peut, dans cette ville, centre de toutes les histoires, négliger l’enseignement de l’histoire ni se désintéresser des trésors dont elle alimente la pensée de l’artiste. Si la solitude lui est nécessaire, où la trouvera-t-il plus recueillie et en même temps plus peuplée de souvenirs que dans les nobles retraites de la Villa Médicis, dans ce boschotto fameux, si frais en ses verdoyantes ténèbres, entr’ouvertes çà et là sur la fauve perspective de Rome, et dont le belvédère découvre la vue la plus saisissante du monde, encerclée par les monts de la Sabine et d’Albano ? Ou encore, dans les jardins Farnèse, sur les flancs si riches de ruines du mont Palatin, quand la verdure des ifs et des cyprès s’assombrit au crépuscule, tandis que le soleil descend derrière le Capitole, que l’ombre envahit le Forum devenu désert, et qu’au bout de cette vallée sublime, la crête du Colisée s’empourpre dans les rayons du soir ?

Et qu’on n’objecte pas ce que peuvent avoir d’oppressant, de tyrannique, pour une imagination timide, des spectacles d’une signification si ample, et où la mort, le passé, semblent parler d’une voix trop formidable, étouffant les douces rumeurs du présent et de la vie. Non, car ce qui chante le plus haut dans ce solennel concert, ce sont les accens de la vie, et mieux que de la vie, — de la durée, de l’éternité. Lorsque Ingres, grand prix de Rome et quittant l’atelier de David, connut enfin cette Italie qui, d’avance, lui faisait battre le cœur, le premier cri jailli de ses lèvres fut cette exclamation célèbre : « Comme ils m’ont trompé !… » Pourquoi ?… Justement parce qu’il trouvait la palpitation de la vie sous des formes qu’on lui avait montrées inertes, vides de frémissante humanité, figées de convention. À travers David, il n’avait vu qu’une antiquité divorcée d’avec la nature, stylisant le type humain presque jusqu’à la parodie de l’humanité même, ou du moins devant entraîner à cet excès des disciples aveuglés. Aujourd’hui, face à face avec le génie antique, il en surprenait la source profonde, qui est la vie en mouvement, malgré le calme et la dignité des attitudes, et même sous le mystère flottant des draperies.

C’est ainsi que Ingres connut une révélation analogue à celle qui souleva jusqu’aux plus merveilleux sommets les grands artistes de la Renaissance. Ceux-là aussi furent ramenés à la nature par les leçons de l’antiquité, après le long rêve ascétique du moyen âge, qui cachait à l’âme la véritable noblesse et la véritable beauté de son enveloppe terrestre. Dédaigner le corps, comme l’avaient fait les primitifs chrétiens ou l’idéaliser jusqu’au factice, comme l’école de David, c’est également s’éloigner de la vérité. Et pour y revenir, rien ne vaut l’enseignement de l’antiquité, parce que, de toutes les inspirations de l’art humain, celle-ci est encore la plus directement surgie de la nature. Elle y ramène infailliblement. Devant tout autre idéal, l’artiste peut se laisser séduire par l’illusion et la chimère. Devant l’idéal grec, il ne peut oublier la réalité. La terre qui donna naissance aux Phidias et aux Praxitèle fut, par sa philosophie, par sa religion, par ses lois, la servante à la fois hère et soumise de la nature. Elle ne chercha rien en dehors des claires indications de cette maîtresse souveraine, et elle y trouva toute grandeur et toute beauté. Comment son art n’en resterait-il pas la plus saine et la plus souveraine interprétation ?

Voilà l’enseignement que nos grands prix de Rome vont chercher en Italie, en Sicile, en Grèce. Mais cet enseignement ne peut être fécond que là, dans l’atmosphère restituée de ces temps héroïques et dans les studieux loisirs d’une existence aussi sereine et exempte de soucis amoindrissans que pouvait l’être celle des jeunes artistes athéniens qui sortaient des ateliers de leurs maîtres, pour écouter une tragédie de Sophocle, un discours de Platon, ou pour contempler, sur le stade, les lignes animées des beaux corps dans l’exercice de leur force et de leur agilité.

Certes, il y a des écoles d’art qui enseignent que la vie est aussi dans la laideur, dans les mouvemens cauteleux et inquiets, dans les formes déjetées et fléchissantes. Et, sans doute, c’est la vie aussi, nous n’en disconvenons pas ; mais c’est une vie qui descend vers la mort, dernier aboutissement de la misère, de la débilité, de la maladie. C’est une vie contraire à l’effort même de la nature, laquelle tend sans cesse, par la sélection, au perfectionnement des êtres, et qui supprime, dans sa marche en avant, les races qu’ont étiolées leurs malheurs ou leurs vices. Cette sélection de la nature, qui élimine les élémens mal venus pour dégager un type toujours plus accompli, c’est le système aussi de l’art, qui élimine les données accidentelles, grossières, fugitives, pour dégager le style ; c’est-à-dire la plus haute expression de la beauté dans la vérité. On peut dire qu’en ce sens la théorie qui veut que le laid, le plat et l’ignoble soient dans l’art, parce qu’ils sont dans la nature, est contraire à la nature même. L’art est un choix et un effort. Le choix et l’effort de a nature vont vers la perfection du type.

Telle est la tendance de notre Ecole des Beaux-Arts, et le but de notre Académie de France à Rome. L’admirable Villa Médicis, qui, depuis un siècle, est notre propriété nationale, y correspond merveilleusement. Que n’y pouvons-nous envoyer tous ceux qui jalousent, qui dénigrent et qui doutent ! Quand ils pénétreraient dans ces jardins d’une poésie indicible, quand ils s’accouderaient à ces terrasses dominant la Ville Éternelle, quand ils surprendraient, à l’angle d’une de ces allées, closes par les verdoyantes murailles des buis, des accens de jeunes voix françaises, discutant gravement de questions d’art, quand ils sentiraient flotter dans ces lieux antiques, étranges et charmans, l’âme de la Patrie, pacifiquement dominatrice, et conquérante ici par la beauté, une émotion fière et profonde leur gonflerait le cœur. Ils comprendraient qu’ils ont posé le pied sur un terrain sacré ; qu’il y a dans cette demeure des choses plus hautes que celles qu’on discute au nom d’un budget ou d’un système : de ces choses qu’on ne peut amoindrir, sans détendre en même temps quelque secret ressort dans les énergies et les saines ambitions d’une race.


HENRY LAPAUZE.

  1. Les fouilles du Forum romain n’avaient pas même été entreprises, et l’on ne soupçonnait pas ce qu’elles devaient mettre au jour.
  2. Jules Hardouin Mansard, le grand architecte.
  3. Cette rigueur ne devait pas durer. Elle avait eu pour cause le sans-gêne des jeunes artistes qui, sous prétexte de prendre des mesures ou des décalques, avaient endommagé certains chefs-d’œuvre.