L’Abolitionisme et l’Élection du nouveau Président aux États-Unis

L'ABOLITIONISME


ET


L'ELECTION DU PRESIDENT AUX ETATS-UNIS





Pendant près d’un demi-siècle, l’Europe n’a entendu parler des États-Unis que pour apprendre qu’il existait par-delà l’Atlantique une nation libre et tranquille, uniquement adonnée aux arts de la paix, croissant avec une rapidité merveilleuse, offrant le spectacle d’une prospérité sans exemple. Des partis divisés par d’insaisissables nuances, unanimes sur toute question d’honneur ou d’intérêt national, mesurant leurs forces dans les luttes pacifiques du scrutin, acceptant la victoire sans exaltation et la défaite sans murmures, tel était le seul tableau qu’eût à tracer l’historien. Aujourd’hui tout bruit qui vient d’Amérique nous apporte l’écho de querelles acharnées, comme un retentissement lointain de la guerre civile. Journaux du nord et journaux du sud n’échangent que des provocations et des menaces. Au lieu des noms de partis familiers à tous, on rencontre mille désignations bizarres sous lesquelles s’abritent des rancunes personnelles et de misérables rivalités. Le seul trait qui semble commun à toutes les opinions, c’est une égale ardeur à mettre en péril cette union qui fait la force et la grandeur du peuple américain. Un tel changement ne pouvait manquer de frapper les esprits, et il mérite assurément d’être expliqué. Nous ne croyons pas nous tromper en avançant que, si la compétition des opinions a changé de caractère aux États-Unis au point de créer un danger national, c’est qu’elle a changé aussi de terrain et de nature. Il y’a quelques années, en essayant de résumer l’histoire des partis qui divisaient l’Union américaine, nous étions amenés à cette conclusion[1] : « Les luttes politiques sont définitivement vidées, et les partis les prolongent plutôt par obstination, et pour perpétuer leur propre existence, que dans l’espoir de rien conquérir les uns sur les autres. Des luttes nouvelles se préparent, bien autrement vives et redoutables que les luttes anciennes ; les questions territoriales tendent à se substituer définitivement aux questions administratives et politiques. Il y a la en germe toute une série de graves difficultés qui pourront mettre un jour en péril l’existence même de l’Union. » Le changement que nous prévoyions dès-lors est maintenant un fait accompli, et il porte toutes les conséquences que nous lui avions à l’avance attribuées. Le parti whig n’a pas survécu à sa défaite de 1852 ; le parti démocratique s’est décomposé au lendemain de sa victoire. Tous deux ont aujourd’hui cessé d’exister. De leurs débris sont nées sept ou huit coteries sans force, sans vitalité, incapables, faute de principes arrêtés et d’un but clairement défini, d’exercer une action sur l’opinion publique et de constituer un parti sérieux. Il n’y a plus de divergence aujourd’hui sur l’interprétation à donner à la constitution ; les questions financières et commerciales, qui ont été si longtemps le champ de bataille des partis, ont toutes été résolues, et ont cessé depuis longtemps de préoccuper les esprits. Un seul problème est demeuré, toujours écarté par les hommes politiques, toujours reparaissant avec les mêmes périls à sa suite : il s’agit de savoir comment on pourrait faire coexister l’esclavage et la liberté. Rien ne vient plus distraire l’opinion publique de cette pénible recherche. Aucune mesure n’est plus envisagée que dans ses rapports avec l’esclavage. Un état nouveau frappe-t-il à la porte de l’Union ? On examine de quel côté il fera pencher la balance. Demande-t-on des fonds et une concession de terres publiques, pour relier les deux océans par un chemin de fer ? On cherche à deviner à qui ce chemin profitera davantage, de l’esclavage ou de la liberté. Le président réclame-t-il une augmentation de l’armée ? On le somme de dire si les forces fédérales seront employées dans le Kansas pour ou contre les partisans de l’esclavage. Ainsi tout acte du gouvernement, toute de marche des partis ramène inévitablement cette question de l’esclavage, et met aux prises le nord et le sud. L’antagonisme des deux opinions, après avoir fait retentir la presse et la tribune des philippiques les plus passionnées et des provocations les plus menaçantes, se traduit maintenant dans le Kansas par des luttes à main armée, par un commencement de guerre civile. À voir l’ardeur avec laquelle de part et d’autre on s’intéresse à cette lutte, il semble que la dissolution de l’Union soit inévitable. Nos appréhensions ne vont pas encore aussi loin : nous croyons qu’une trêve peut être le résultat de l’élection qui vient d’avoir lieu et d’un changement dans la marche du gouvernement ; mais si l’on peut espérer une trêve, il est impossible de compter sur l’apaisement complet des passions. Quoi que l’on fasse, la question de l’esclavage est désormais le seul terrain des luttes politiques ; elle renaîtra sans cesse, ramenant avec elle la même agitation et les mêmes désordres jusqu’au jour où elle aura été résolue.

Comment les choses en sont-elles arrivées à ce point ? quel concours de circonstances a pu faire d’une opinion de morale une opinion politique ? comment l’abolitionisme est-il devenu la pierre de touche des candidatures à la présidence, le cri de ralliement d’une moitié des États-Unis contre l’autre ? C’est la ce que nous voudrions raconter en remontant aux origines du mouvement abolitioniste.


I

L’opinion publique dans les états du nord de la confédération américaine a été de tout temps contraire à l’esclavage ; mais ce qu’on appelle l’abolitionisme, c’est-à-dire la propagande en vue d’arriver à la suppression de la servitude, n’a pris naissance que dans les trente dernières années, et doit son origine aux blessures faites au sentiment religieux. En 1830 et 1831, des conspirations d’esclaves furent découvertes en Virginie et dans les Carolines ; elles eurent pour conséquence non-seulement la mise à mort des coupables, mais une aggravation sensible dans le sort de tous les esclaves. De cette époque datent ces lois implacables qui ont interdit à l’esclave toute instruction et jusqu’à l’instruction religieuse, qui ont rendu les affranchissemens presque impossibles. Ces excès de rigueur, et surtout cette législation anti-chrétienne qui sacrifiait l’âme de l’esclave pour assurer le repos du maître, devaient provoquer une réaction : Garrison, Lovejoy et quelques autres levèrent le drapeau de l’abolitionisme. Ils suscitèrent d’effroyables tempêtes dans les états du sud, et il en coûta la vie au malheureux Lovejoy, à qui fut appliquée la loi de Lynch. Les états du sud se défendirent en interdisant l’entrée et la distribution sur leur territoire des journaux et des écrits abolitionistes, en soumettant les malles-postes à des perquisitions rigoureuses, enfin en condamnant au silence, sous peine de la ruine et de l’expulsion, quiconque professait des opinions contraires à l’esclavage. Du reste, l’abolitionisme faisait peu de progrès, même dans les états du nord : à Boston, à New-York, à Philadelphie, ses orateurs étaient hués et lapidés par la populace lorsqu’ils voulaient parler en public. Les presses des journaux abolitionistes étaient fréquemment brisées, et les journaux eux-mêmes brûlés solennellement : quiconque était seulement soupçonné d’abolitionisme voyait toutes les portes se fermer devant lui, toutes ses relations de société se briser, les liens de famille eux-mêmes se rompre aussitôt. Professer de semblables opinions, c’était appeler de ses vœux la guerre civile, c’était provoquer le renversement de la constitution et la rupture de l’Union ; c’était faire acte de mauvais citoyen. L’ancien président J. Quincy Adams fut longtemps le seul homme considérable qui osât se rallier ouvertement à cette cause proscrite : il lui en coûta l’autorité morale et la popularité que lui avaient values de grands services, une rare éloquence, une carrière politique sans tache et une vie irréprochable. Il se vit abreuver d’outrages au sein de la chambre des représentans pour avoir de fendu le droit de pétition, illégalement refusé aux abolitionistes. Ceux-ci, ayant voulu se compter aux élections de 1844, firent choix de Birney pour candidat à la présidence ; ils ne purent lui donner que 140,000 voix sur plus de 3 millions de votans.

Pour que l’opinion pût être éclairée sur les dangers que l’esclavage préparait à la patrie commune, il aurait fallu que les chefs de partis, les hommes éminens dont la nation était habituée à écouter la voix, partageassent les inquiétudes des abolitionistes et se fissent les échos de leurs craintes. Or les hommes les plus éclairés et les plus sincèrement opposés en principe à l’esclavage étaient dans la plus aveugle et la plus complète sécurité. Jusqu’en 1843, il est vrai, toutes les apparences semblaient leur donner raison. De 1820 à 1840, les progrès du nord avaient été fort supérieurs à ceux du sud, quelque considérables que fussent ceux-ci. La population du nord, qui avait déjà une densité double de celle du sud, s’accroissait aussi beaucoup plus vite. Elle s’était élevée de 5 millions à 9 millions et demi : la population blanche du sud n’avait pu monter que de 2,800,000 âmes à 4 millions et demi ; l’accroissement était pour le nord de 40 pour 100 dans chaque période de dix ans, et seulement de 25 pour 100 pour le sud. Le nord n’avait pas moins gagné sous le rapport de la richesse depuis qu’à l’agriculture et au commerce maritime il avait joint l’industrie manufacturière : il avait plus de ports, plus de routes, plus de canaux, plus de chemins de fer que le sud ; sa population était plus nombreuse, plus instruite, plus éclairée, et en possession de plus de bien-être. Comment l’esclavage pourrait-il jamais créer un danger sérieux à une nation si favorisée ? D’ailleurs la marche ascendante de l’esclavage était définitivement arrêtée : depuis vingt ans, le sud n’avait formé qu’un seul état nouveau, l’Arkansas ; la Floride se peuplait lentement, et on pouvait croire qu’elle serait le dernier état à esclaves qui entrerait dans l’Union ; l’esclavage, acculé à la mer, se trouverait enfermé dans le cercle infranchissable des états libres, car les planteurs de l’Arkansas avaient atteint le pied des Montagnes-Rocheuses et la frontière mexicaine. Le nord au contraire venait de donner naissance au Michigan ; le jour était proche où l’Iowa et le Wisconsin devaient prendre également rang d’états, et de vastes espaces s’étendaient encore devant les pionniers le long de la frontière canadienne. Un petit nombre d’années suffiraient donc pour établir sans retour la suprématie du nord.

La défaveur qui entourait l’abolitionisme s’explique aisément, et par l’irritation que sa propagande entretenait dans les états du sud, et par les périls qu’il créait ainsi à l’Union. Les deux grands partis qui disposaient des destinées de la confédération se recrutaient également au nord et au sud, et tous deux devaient être animés d’une égale hostilité contre une opinion qui, faisant bon marché des dissidences politiques, jetait dans leur sein des germes féconds de division. Ajoutons que l’abolitionisme était taxé à la fois d’injustice et d’inopportunité. La confédération américaine avait déjà, ou peu s’en faut, la même étendue qu’aujourd’hui, et les services des bateaux à vapeur, les lignes des chemins de fer qui relient actuellement entre elles toutes les parties de cet immense territoire n’existaient point encore : les communications entre le sud et le nord étaient peu rapides et peu fréquentes ; les journaux d’un état ne pénétraient la mais dans l’état voisin. Aussi les deux grandes fractions de la société américaine s’ignoraient-elles complètement ; les hommes du nord n’avaient aucune idée ni de l’extension qu’avait prise l’esclavage, ni du caractère qu’il avait revêtu, ni des moyens inhumains par lesquels il se consolidait et se perpétuait. Les abolitionistes étaient accusés de calomnies par leurs concitoyens, et quelques-uns d’entre eux contribuaient à fortifier cette opinion par des intempérances de langage comme par les excès d’un zèle imprudent.

Pour que l’opinion pût être éclairée sur les dangers que l’esclavage préparait à la patrie commune, il aurait fallu que les chefs de partis, les hommes éminens dont la nation était habituée à écouter la voix, partageassent les inquiétudes des abolitionistes et se fissent les échos de leurs craintes. Or les hommes les plus éclairés et les plus sincèrement opposés en principe à l’esclavage étaient dans la plus aveugle et la plus complète sécurité. Jusqu’en 1843, il est vrai, toutes les apparences semblaient leur donner raison. De 1820 à 1840, les progrès du nord avaient été fort supérieurs à ceux du sud, quelque considérables que fussent ceux-ci. La population du nord, qui avait déjà une densité double de celle du sud, s’accroissait aussi beaucoup plus vite. Elle s’était élevée de 5 millions à 9 millions et demi : la population blanche du sud n’avait pu monter que de 2,800,000 âmes à 4 millions et demi ; l’accroissement était pour le nord de 40 pour 100 dans chaque période de dix ans, et seulement de 25 pour 100 pour le sud. Le nord n’avait pas moins gagné sous le rapport de la richesse depuis qu’à l’agriculture et au commerce maritime il avait joint l’industrie manufacturière : il avait plus de ports, plus de routes, plus de canaux, plus de chemins de fer que le sud ; sa population était plus nombreuse, plus instruite, plus éclairée, et en possession de plus de bien-être. Comment l’esclavage pourrait-il jamais créer un danger sérieux à une nation si favorisée ? D’ailleurs la marche ascendante de l’esclavage était définitivement arrêtée : depuis vingt ans, le sud n’avait formé qu’un seul état nouveau, l’Arkansas ; la Floride se peuplait lentement, et on pouvait croire qu’elle serait le dernier état à esclaves qui entrerait dans l’Union ; l’esclavage, acculé à la mer, se trouverait enfermé dans le cercle infianchissable des états libres, car les planteurs de l’Arkansas avaient atteint le pied des Montagnes-Rocheuses et la frontière mexicaine. Le nord au contraire venait de donner naissance au Michigan ; le jour était proche où l’Iowa et le Wisconsin devaient prendre également rang d’états, et de vastes espaces s’étendaient encore devant les pionniers le long de la frontière canadienne. Un petit nombre d’années suffiraient donc pour établir sans retour la suprématie du nord.

D’ailleurs une transformation commençait à s’opérer au sein des états du sud, le plus anciennement colonisés. Dans le Maryland, dans la Virginie, dans une partie du Kentucky, le sol, à qui le planteur demandait tous les ans les mêmes produits, semblait avoir perdu sa fécondité : on voyait chaque année de grands propriétaires renoncer à mettre en culture des terres épuisées et abandonner leurs domaines pour émigrer avec leurs esclaves dans les états riverains du Mississipi. Chez les petits propriétaires, la culture trop épuisante du tabac faisait place aux céréales, et l’esclavage prenait peu à peu les caractères de la domesticité. Les libérations devenaient de plus en plus nombreuses. Ainsi dans le Maryland, en 1840, le nombre des hommes de couleur libres était de 62,000 contre 90,000 esclaves, soit deux cinquièmes de la population noire ; en Virginie, il était de 50,000 contre 450,000, soit un dixième. Dans la Caroline du nord elle-même, il était déjà de 23,000 contre 245,000, soit un onzième. Si l’on comparait tous ces chiffres avec ceux du recensement de 1830, il en ressortait un grand progrès accompli en dix ans. Ce n’était pas encore la néanmoins le fait le plus important qui fût constaté par le recensement de 1840. Par le double effet des libérations plus fréquentes et des émigrations vers le Mississipi, la population esclave tendait à diminuer tous les jours sur les bords de l’Atlantique. Ainsi, dans la période de 1830 à 1840, le Maryland avait vu sa population libre s’accroître de 9 pour 100, et sa population noire diminuer de 13 pour 100 ; dans la Virginie, la population, libre s’était accrue de 7 pour 100, la population esclave avait diminué de 5 pour 100. Dans la Caroline du sud, la population esclave, qui, de 1820 à 1830, s’était accrue de 20 pour 100, était, de 1830 à 1840, demeurée absolument stationnaire. Dans la Caroline du sud, après s’être accrue de 23 pour 100 de 1820 à 1830, elle n’avait augmenté que de 3 pour 100 dans les dix années suivantes. Dans le Kentucky même, l’augmentation du nombre des esclaves avait été seulement de 10 pour 100, après avoir été de 30 pour 100 dans la période précédente.

Ainsi l’esclavage était déjà en décroissance dans deux états, et il était stationnaire dans quelques autres, où il ne tarderait pas sans doute à décliner également : partout au contraire la population libre continuait sa marche ascendante, en sorte que la proportion entre les deux races devenait de plus en plus favorable aux blancs. L’esclavage reculait devant la liberté. Cela était surtout vrai de la Virginie. La partie nord-ouest de cet état confine aux Alleghanies, elle se compose d’une série de plateaux qui vont en s’élevant graduellement. Le sol y est d’une grande fertilité, mais la température, moins chaude que dans la plaine, n’y permet pas les cultures tropicales, et toute cette partie de l’état avait été complètement délaissée. Depuis 1830, des émigrans, venus du New-Jersey, du Maryland, de la Pensylvanie surtout, se sont établis sur ces terres dédaignées et l’ont introduit la culture des céréales. Tous ces émigrans, sortis du nord, étaient imbus de son esprit ; ils n’avaient point d’esclaves et n’en souffraient pas parmi eux, parce que le travail devient avilissant pour l’homme libre partout où l’esclavage pénètre. Il se formait donc en Virginie un noyau de population hostile à la servitude, et dont le développement hâterait la rédemption de cet état. Il en serait sans doute de même tôt ou tard dans la Caroline du nord, où le sol commençait à donner des signes d’épuisement et où de fréquens complots d’esclaves avaient jeté l’inquiétude parmi les planteurs. En présence de tous ces faits rassurans, les hommes les plus considérables du nord se croyaient autorisés à blâmer, comme intempestive, toute propagande abolitioniste. La constitution ne permettait pas au congrès d’abolir l’esclavage dans les états où il existait : à quoi servait-il d’alarmer et d’irriter une moitié de la confédération ? L’esclavage se consumait lui-même ; il fallait laisser au temps le soin d’accomplir l’œuvre de libération.

Cet optimisme des hommes du nord n’était pas sans quelque fondement, et il aurait peut-être été justifié par l’événement, si les choses avaient suivi leur cours régulier, si le sud n’avait pas jeté violemment la politique américaine hors de ses voies traditionnelles. Il semblait impossible que le sud sortît du cercle dans lequel l’enfermaient les états libres ; il y parvint pourtant, grâce à la complicité du parti démocratique. Ce parti, qui s’était toujours donné comme le défenseur des droits des états, comme l’adversaire de toute extension du pouvoir central, avait dès l’origine trouvé son principal point d’appui dans les états du sud. Ceux-ci, désireux de prévenir toute immixtion du nord dans la question de l’esclavage, se montraient systématiquement hostiles aux droits du congrès fédéral, parce que de là seulement pouvait venir le danger. En revanche, le parti fédéraliste et son héritier, le parti whig, avaient toujours eu dans les états du nord une prépondérance incontestée. Les démocrates se résignaient sans peine à de fréquentes défaites au nord, pourvu qu’avec l’appui du sud ils réussissent à se saisir du gouvernement. Comme les forces du nord et du sud se balançaient exactement dans le sénat, il suffisait aux démocrates de détacher du parti whig tantôt l’un, tant l’autre des états du centre ou de l’ouest pour déplacer la majorité ; ils n’avaient besoin que de faire élire un représentant sur quatre dans les états du nord pour disposer également de la majorité au sein de la seconde chambre. En échange de la prépondérance qu’ils assuraient au sud, ils obtenaient la disposition de tous les emplois fédéraux. Les faits sont là pour attester le succès de ces calculs sur quatorze élections présidentielles qui ont eu lieu dans ce siècle le parti whig n’a réussi que trois fois à faire élire son candidat. Ce jeu de bascule ne réussissait si bien, aux chefs du parti démocratique que grâce à l’égalité qui existait entre les forces du nord et du sud. Or, depuis l’adoption du compromis du Missouri[2], il était facile de prévoir que l’équilibre ne tarderait pas à être rompu au profit du nord. Du territoire attribué au sud par ce compromis, on ne pouvait former et on n’a formé en effet que deux états, l’Arkansas et la Floride ; quatre ou cinq états libres pouvaient aisément trouver place autour des grands lacs et sur la rive droite du Mississipi. Le parti démocratique comprit qu’il fallait à tout prix maintenir entre les deux fractions de l’Union cette balance qui lui était si profitable et pour cela ouvrir un débouché à l’esclavage. Aussitôt après l’élection à la présidence du général Jackson en 1828, des ouvertures furent faites mystérieusement au Mexique pour obtenir de lui la cession du Texas. Les menaces et les offres d’argent ayant également échoué, on sait comment les hommes du sud, avec la connivence du pouvoir fédéral, envahirent le Texas, le détachèrent du Mexique, et le transformèrent en un semblant de république indépendante, afin de le faire entrer dans la confédération. Nous ne reviendrons pas sur cette honteuse histoire[3]. En Avril 1844, tout était consommé ; M. Calhoun, le chef du parti de l’esclavage, devenu secrétaire d’état, signait au nom du président Taylor le traité qui annexait le Texas aux États-Unis, et le président soumettait immédiatement ce traité à la rectification du sénat.

Ainsi on avait, en pleine paix, envahi le territoire d’une république amie et alliée ; on avait attisé l’insurrection dans une province paisible, et, après avoir frauduleusement détaché cette province de la puissance à laquelle elle appartenait, on se l’appropriait uniquement pour satisfaire les convoitises et les nécessités politiques du sud ; on rétablissait de vive force l’esclavage dans un pays où il était aboli depuis quinze ans. Une pareille conduite émut profondément les hommes du nord et leur fit ouvrir les yeux. Les procédés qui avaient servi à mettre la main sur le Texas pouvaient être employés successivement à l’égard de toutes les provinces du Mexique, et il n’y avait pas de raison pour que l’esclavage, aboli par la race espagnole dans ces magnifiques contrées, n’y fût pas rétabli par les successeurs de Washington. Une pareille politique était pleine à la fois de honte et de danger. Les hommes les plus considérables du nord élevèrent la voix pour la flétrir, et les masses, jusqu’alors indifférentes, commencèrent à s’agiter. Channing publia coup sur coup ses admirables philippiques, où il comparait le Texas à la vigne de Naboth ; J. Quincy Adams et Daniel Webster firent retentir la Nouvelle-Angleterre de leurs éloquentes admonestations, et le parti whig se présenta à l’élection présidentielle avec les plus grandes chances de succès. Malheureusement les abolitionistes crurent le moment favorable pour une manifestation ; ils voulurent avoir leur candidat spécial. Les 140,000 voix qu’ils donnèrent à M. Birney suffirent pour faire perdre à M. Clay les deux grands états de New-York et de Pensylvanie, et pour assurer le triomphe du candidat démocratique. L’élection de M. Polk eut pour conséquence immédiate la ratification du traité d’annexion, et par suite la guerre avec le Mexique.

Les hommes du sud ne dissimulaient pas leur conviction, que cet guerre aurait pour résultat de détacher du Mexique quelques-uns de ses provinces : ces espérances imprudentes tournèrent au profit de la liberté. Dans tous les états du nord, l’opinion prit feu à l’idée que le sang américain allait être versé pour la cause de l’esclavage. Une république fille de la liberté grandie dans la paix, se jetait toi à coup dans une guerre de conquête, et répandait l’or et le sang pour assurer aux planteurs du sud un placement avantageux de leur marchandise humaine ! Était-ce là ce qu’avaient rêvé pour l’Amérique les glorieux fondateurs de son indépendance ? Washington et Franklin, Hamilton, Jay et Madison auraient-ils écrit ou combattu pour une pareille cause ? N’était-ce pas l’oubli de leurs conseils, le démenti de leurs espérances, l’abandon de leurs traditions ? Au sein du parti démocratique, beaucoup d’hommes sincères refusèrent de suivre plus loin leurs chefs dans la voie où ceux-ci s’étaient engagés. Il leur parut qu’on pouvait être dans les questions politiques l’allié du sud sans se faire l’instrument de ses convoitises et sans devenir un propagateur de l’esclavage. Que le sud, à ses risques et périls, conservât l’esclavage dans son sein, la constitution l’y autorisait ; mais il ne fallait point lui permettre d’employer les forces de la république à propager une institution que le nord regardait à bon droit comme anti-sociale et comme pleine de dangers pour l’avenir. Les abolitionistes avaient le tort de sortir de la constitution, et le congrès fédéral n’aurait pu déférer à leurs demandes sans commettre une véritable usurpation sur les droits des états ; mais on pouvait mettre un terme aux progrès de l’esclavage sans violer la constitution, sans toucher aux droits du sud. On vit donc, à côté des abolitionistes, et aux dépens des démocrates aussi bien que des whigs, se former un parti intermédiaire, composé de tous les hommes qui faisaient passer avant les engagemens politiques la nécessité d’arrêter le développement de l’esclavage. Ce parti, qui prit le nom d’'ami de la liberté (free-soiler), acquit en quelques mois un développement considérable, et obtint immédiatement assez de voix dans la chambre des représentans pour y déplacer à son gré la majorité. Répudiant tout commerce avec les abolitionistes purs, il protesta de son respect pour la constitution, de ses intentions de n’intervenir en rien dans les affaires intérieures du sud, mais en même temps il annonça la ferme résolution de ne point souffrir l’admission de nouveaux états à esclaves. La constitution attribue au congrès le droit de faire des lois pour les territoires, il liait interdire l’esclavage dans tous les territoires[4], et rendre ainsi impossible dans l’avenir la formation d’aucun état à esclaves. Les free-soilers se montrèrent en toute circonstance fidèles à ce programme : chaque fois que l’administration de M. Polk faisait demander au congrès un crédit pour soutenir la guerre commencée entre le Mexique, la chambre des représentans, en votant les bills proposés, y ajoutait, sur la motion de M. Wilmot, représentant a la Pensylvanie, cette clause, que l’esclavage ne pourrait être introduit dans aucune des provinces, états ou territoires que les événemens de la guerre pourraient ajouter aux possessions de Union. Cette clause était invariablement rejetée par le sénat ; mais chacun des votes de la chambre des représentans était l’occasion une lutte orageuse entre les députés du nord et du sud, et provoquait dans tous les états à esclaves une explosion de colère. Les élections de 1848 ne firent que constater les progrès du nouveau parti. Le général Taylor, candidat des whigs, sortit victorieux de la lutte présidentielle, grâce à l’immense popularité dont ses victoires l’avaient entouré ; mais il eut moins de voix que n’en avait eu M. Clay dans l’élection précédente, et le candidat des démocrates, le général Cass, put imputer son échec aux nombreuses défections qui avaient affaibli son parti. Les free-soilers avaient eu leur candidat spécial en M. Van Buren, et celui-ci, malgré ses origines démocratiques, avait eu dans le Massachusetts plus de voix qu’aucun de ses deux compétiteurs ; dans le reste de la Nouvelle-Angleterre et dans l’état de New-York, il avait obtenu une minorité considérable et balancé les voix données au général Cass. Dans presque toutes les législatures provinciales du nord, les free-soilers eurent la majorité, et ils revinrent au congrès plus nombreux qu’à aucune les sessions précédentes. Il fallut régler le sort des provinces que la guerre avait données aux États-Unis : les free-soilers voulurent interdire l’esclavage dans la Californie et dans le Nouveau-Mexique ; le sud annonça tout haut l’intention de rompre l’union, et plusieurs les états à esclaves appelèrent leurs milices sous les armes.

C’est alors que M. Clay intervint entre les adversaires et les partisans de l’esclavage, et leur fit accepter le compromis de 1850. La Californie, qui avait une population suffisante pour prendre immédiatement rang d’état, fut admise dans l’Union avec la constitution me ses habitans s’étaient donnée, et qui interdisait la servitude. Le Nouveau-Mexique fut érigé en territoire, mais on laissa à ses habitans le soin de trancher les questions relatives à l’esclavage. Enfin une loi reconnut aux propriétaires du sud le droit de poursuivre et de ressaisir dans les états du nord leurs esclaves fugitifs, et leur assura le concours des autorités fédérales. Ce compromis voté à grand’peine et après les plus orageux débats, n’aurait pas suffi peut-être à apaiser la lutte et à ramener le calme dans les esprits sans le ferme et loyal concours du gouvernement central. M. Millard Fillmore, appelé à la présidence par la mort inopinée du général Taylor, s’acquit en ces jours difficiles les titres les plus sérieux à l’estime et à la reconnaissance de ses concitoyens. Il comprit que le devoir du premier magistrat de la république était de se mettre au-dessus des exigences des partis, de ne prendre conseil que de l’intérêt général. Aussitôt que le compromis eut été voté par congrès, M. Fillmore s’occupa d’en assurer la pleine et entière exécution. Il sut en faire respecter toutes les dispositions par le nord, auquel sa naissance le rattachait lui-même, aussi bien que par le sud. Des bandes armées étaient parties du Texas pour envahir le Nouveau-Mexique et y introduire de vive force l’esclavage : M. Fillmore donna aux troupes fédérales l’ordre de se mettre en marche vers le territoire menacé, et annonça qu’il saurait défendre par les armes les droits constitutionnels du Nouveau-Mexique : les envahisseurs revinrent aussitôt sur leurs pas. La loi sur les esclaves fugitifs n’avait été acceptée qu’avec une extrême répugnance par les états du nord ; des émeutes eurent lieu dans quelques villes quand des propriétaires d’esclaves en réclamèrent l’application. M. Fillmore ne souffrit point qu’on la réduisît à une lettre morte : en une occasion mémorable, il fit entrer dans le Massachusetts les milices d’un état voisin, et des canons furent braqués dans les rues de Boston.

L’énergie de M. Fillmore rallia autour du gouvernement tous les hommes pour qui le maintien de l’Union passait avant toute autre considération. Les hommes modérés de toutes les nuances comprirent que si on laissait les exagérés du nord et du sud mettre à néant le compromis, il n’y avait plus de pacification possible : on allait infailliblement à une lutte au milieu de laquelle le pacte fédéral serait déchiré, et avec la constitution de 1788 périraient l’unité et la grandeur de la nation. Il fallait donc imposer à tous le respect du compromis, et de toutes parts on se mit à l’œuvre avec une ardeur digne d’éloges. Les abolitionistes avaient tenu dans le nord de nombreux meetings pour protester contre la loi d’extradition des esclaves fugitifs : on y répondit par d’immenses réunions en l’honneur du compromis. Daniel Webster et les hommes marquans du nord se firent un devoir de paraître et de prendre la parole dans ces réunion Au sud, on tenait la même conduite, et les hommes qui s’étaient fait le plus remarquer par leur violence dans les luttes des dernières années étaient les plus empressés à recommander l’oubli du passé. Deux des sénateurs les plus influens du sud, M. Foote du Mississipi et M. Downs de la Louisiane, après avoir maintes fois harangué leurs concitoyens, prolongèrent leur tournée dans les états du centre, et vinrent jusqu’à New-York assister à des meetings de conciliation. Le sentiment des dangers sérieux qu’avait courus l’Union, et de la nécessité de maintenir le compromis, exerça une influence décisive dans l’élection présidentielle de 1852.

Les whigs hésitaient entre trois candidats : M. Fillmore, qui se recommandait par la droiture et la fermeté dont il avait fait preuve dans l’exercice du pouvoir ; le général Scott, qui avait pour lui l’éclat de ses services militaires et ses grandes qualités personnelles ; enfin M. Webster, qui avait pris une part si considérable à l’adoption du compromis, et qui était une des illustrations de la république. M. Fillmore, à qui sa conduite avait valu de légitimes sympathies dans les états du sud, eût rallié les voix de tous les indécis, et provoqué bien des défections au sein même du parti démocratique ; mais la fraction du parti whig qui avait épousé la cause de la liberté du sol ne pardonnait pas au président la fermeté avec laquelle il avait fait exécuter la loi d’extradition, demeurée impopulaire dans tout le nord. Cette fraction fit échouer la candidature de M. Fillmore, st le choix de la réunion préparatoire tomba sur le général Scott, dont les opinions bien connues se rapprochaient beaucoup de celles des free-soilers. Ce choix amena la dissolution immédiate et sans retour du parti whig. En effet, les whigs des états du sud, après avoir inutilement essayé d’obtenir du général Scott des explications satisfaisantes, refusèrent ouvertement de se rallier à sa candidature ; la plupart déclarèrent qu’ils s’abstiendraient de prendre part à l’élection, quelques-uns allèrent plus loin, et annoncèrent l’intention de voter pour le candidat des démocrates, s’il leur offrait quelques garanties. Les whigs du nord se coupèrent en deux fractions, dont une voulut rester fidèle à M. Webster, comme au représentant du compromis. Le général Scott, quoique nominativement le candidat du parti whig, ne fut en réalité que le candidat des free-soilers. Cette dissolution du parti whig eut pour conséquence naturelle le triomphe du parti opposé, qui était loin de s’attendre à une pareille bonne fortune. Les démocrates, depuis quatre ans, s’efforçaient péniblement de combler les vides que les free-soilers avaient faits dans leurs rangs : des rivalités de personnes les divisaient profondément, et dans l’impossibilité de mettre d’accord les amis du général Cass et ceux de M. Buchanan, la convention de Baltimore avait porté son choix sur un homme relativement obscur, sur M. Franklin Pierce, qui avait pris part à la guerre du Mexique. M. Pierce, investi de quelque autorité dans le New-Jersey dont il avait été sénateur, s’était rallié au compromis, et avait employé toute son influence à le faire accepter par ses concitoyens : ce fut un titre suffisant à la confiance des électeurs. On réimprima les discours qu’il avait prononcés dans quelques réunions : ces discours, à défaut d’éloquence, se recommandaient par la netteté et la précision, ils furent d’autant plus goûtés qu’à l’époque où ils avaient été prononcés, personne, à commencer par M. Pierce, n’avait supposé qu’ils pourraient conduire l’orateur à la présidence. M. Pierce fut donc élevé à la première magistrature par le concours et les sympathies de tous les hommes modérés ; son élection parut un gage de réconciliation entre le nord et le sud, et on put croire un instant qu’elle mettrait fin à cette redoutable agitation qui avait failli couper en deux la confédération.

Il en eût été ainsi sans doute, si M. Pierce, comme M. Fillmore trois années auparavant, s’était trouvé à la hauteur de sa position. Il était au contraire destiné à faire voir quel est l’inconvénient de ces transactions qui, pour désarmer des rivalités de personnes, font arriver au pouvoir des hommes médiocres, sans autorité personnelle et sans expérience des affaires. Avec un peu de tact et de décision, M. Pierce aurait compris la nécessité de ne se mettre dans la dépendance d’aucune coterie, et d’adopter une politique nette et vigoureuse. Homme du nord, il lui était plus aisé de contenir les abolitionistes et les free-soilers ; partisan avoué du compromis, élu comme tel en concurrence avec un free-soiler, il ne pouvait être suspect au sud, et il pouvait imposer aux partisans de l’esclavage le respect de la légalité. Une démonstration faite à propos par M. Pierce aurait mis le Kansas à l’abri des entreprises du Missouri, comme une proclamation de M. Fillmore avait préservé le Nouveau-Mexique des envahissemens du Texas. En faisant ainsi plier tous les partis sous l’autorité de la loi et l’ascendant du gouvernement, M. Pierce aurait étouffé tous les germes de division à mesure qu’ils se seraient produits : le calme aurait achevé de renaître dans les esprits, et l’apaisement des passions aurait prévenu le retour des anciens dissentimens. Malheureusement M. Pierce ne comprit ni quelle force morale lui donnait le caractère tout particulier de son élection, ni quels devoirs lui imposaient les circonstances. Doutant de lui-même, effrayé de sa propre inexpérience, reculant dès le premier jour devant l’exercice de son autorité, il ne sut que livrer le pouvoir au parti qui l’avait élu.


II

La situation demandait des hommes nouveaux qui ne se fussent point compromis dans les luttes du passé, et qui eussent ainsi une entière liberté de mouvemens. M. Pierce appela à lui les chefs des démocrates, il prit ses ministres en nombre égal dans les deux fractions qui s’étaient fait une guerre acharnée jusqu’au jour de l’élection, et qui ne lui avaient donné leur voix que pour éviter de transiger avec leurs rivaux. On vit donc entrer à la fois dans le ministère des démocrates du nord en communauté d’opinion avec les free-soilers, et des démocrates qui avaient épousé toutes les passions et toutes les vues ambitieuses du sud, d’un côté M. Marcy, M. M’Clelland, M. Caleb Cushing, de l’autre M. Jefferson, Davis, M. Dudley Mann, M. Dobbin. La division éclata dès le premier jour au sein du cabinet : le président, indécis et incapable de volonté, uniquement préoccupé de ne pas perdre sa popularité personnelle, et suivant avec anxiété les moindres variations de l’opinion, oscillait sans cesse d’un parti à l’autre, sans donner ou du moins sans laisser jamais l’avantage à aucun des deux. Cette conduite, en faisant naître chez tous les hommes un peu considérables du parti démocratique la tentation et l’espoir de prendre une influence prépondérante, eut pour premier résultat de jeter la désunion dans ce parti, qui, au lieu de donner au gouvernement un appui résolu, se divisa en cinq ou six fractions, dévouées avant tout aux prétentions et aux intérêts de leurs chefs. Elle créa en outre à M. Pierce les embarras les plus sérieux. Convaincus qu’il était impossible de faire adopter une politique par le président, et surtout de la lui faire pratiquer, les chefs des divers départemens ministériels et tous les fonctionnaires d’un rang élevé se chargèrent d’avoir une volonté pour lui. Chacun tira à soi une partie du pouvoir et se lança dans les aventures, persuadé qu’il lui suffirait de réussir ou d’obtenir l’approbation populaire pour voir ses actes ratifiés par le chef du gouvernement. Des membres du cabinet se prononcèrent ouvertement pour l’acquisition de Cuba par les négociations ou par la force, et donnèrent une approbation publique aux projets d’envahissement des flibustiers. Le ministre américain au Mexique, M. Gadsden, faillit, de son autorité privée, déclarer la guerre à la confédération mexicaine au sujet de la vallée de Messilla, dont il fit prendre possession, et pour laquelle on finit par accorder une indemnité. M. Wheeler, ministre plénipotentiaire dans l’Amérique centrale, prit sur lui de reconnaître le fantôme de gouvernement improvisé dans le Nicaragua par l’aventurier Walker. Enfin le sous-secrétaire d’état des affaires étrangères, M. Dudley Mann, se mit en opposition ouverte avec son chef immédiat. D’accord avec lui, trois diplomates, les ministres près les cours d’Angleterre, de France et d’Espagne, MM. Buchanan, Mason et Soulé, se réunirent en conférence, et arrêtèrent la ligne de conduite que les États-Unis devaient suivre dans la politique extérieure. Cette abdication complète par le président du pouvoir que la constitution mettait entre ses mains fut un encouragement pour les partisans de l’esclavage, et ceux-ci, après avoir essayé inutilement d’organiser de nouvelles entreprises contre Cuba, tournèrent d’un autre côté leurs vues envahissantes.

Il était temps pour eux d’aviser. Le sud, au bout de dix ans, se retrouvait dans la situation difficile d’où il était sorti une première fois en imposant à la confédération la conquête du Texas : la terre lui manquait. Le compromis de 1850, en érigeant le Nouveau-Mexique en territoire, avait laissé à ses habitans la faculté d’autoriser ou d’interdire l’esclavage. Il y avait plus de vingt ans que l’esclavage avait été aboli dans le Nouveau-Mexique par la constitution mexicaine, et la population, composée en partie de métis et de sangs-mêlés, avait toujours montré la plus vive répugnance pour le rétablissement de la servitude : sa décision ne pouvait être douteuse du moment qu’on la laissait maîtresse de manifester sa préférence. Le climat du Nouveau-Mexique était d’ailleurs trop froid pour permettre d’introduire dans ces régions montagneuses aucune des cultures pour lesquelles le travail esclave offre des avantages. Les planteurs du sud avaient dû renoncer à s’étendre de ce côté. La nature du sol et la difficulté des communications avaient également arrêté leurs progrès dans le Texas, et ce nouvel état, qui avait donné de si grandes espérances, ne se développait pas assez vite pour qu’il fût de longtemps possible de le diviser en deux. Il était indispensable cependant de créer promptement de nouveaux états à esclaves, si l’on ne voulait voir l’équilibre entre l’esclavage et la liberté rompu pour toujours au préjudice du sud. Depuis l’admission de la Californie, l’Union comptait trente et un états, dont seulement quinze états à esclaves ; encore le Delaware, qui ne renferme plus que 10 ou 12,000 esclaves, vote-t-il presque toujours avec les états libres. Le nord avait donc déjà l’avantage ; mais l’avenir devait encore augmenter singulièrement la disproportion des forces. Le Nouveau-Mexique allait prochainement réclamer son élévation au rang d’état ; l’Orégon se peuplait depuis qu’on était mieux renseigné sur la fertilité et les ressources de son sol ; le Minnesota, limitrophe du Wisconsin et érigé en territoire en 1849, se développait avec une grande rapidité, grâce au voisinage du Canada, et les pionniers de l’ouest en avaient déjà dépassé les limites. Enfin en mars 1853 il avait fallu constituer, au nord de l’Orégon, un second territoire sous le nom de Washington. Avant peu d’années, probablement avant 1860, le nord allait donc faire admettre coup sur coup dans l’Union quatre états libres. Le développement du sud semblait au contraire arrêté à jamais ; partout l’esclavage rencontrait une barrière infranchissable : ici les états libres, là les flots de l’Océan, ailleurs les montagnes du Nouveau-Mexique. Un seul point, à l’extrémité nord-ouest du territoire occupé par l’esclavage, aurait pu offrir un débouché : les planteurs du Missouri voyaient s’étendre devant eux les fertiles plaines arrosées par les deux rivières de Kansas et de Nebraska ; mais ces plaines avaient été interdites à l’esclavage par le compromis du Missouri, et déjà les pionniers de l’Illinois, ceux de l’Iowa surtout, commençaient à y construire leurs cabanes. Fallait-il qu’une ligne imaginaire, tracée sur les cartes de géographie, vînt arrêter les planteurs du Missouri, et avec eux toute une moitié de l’Union dans leur mouvement d’expansion ? De quel droit le congrès de 1821 avait-il statué sur le sort de ces vastes contrées, où pas un Américain n’avait encore pénétré, lorsqu’on décidait arbitrairement de leurs destinées ? Les terres fédérales n’étaient-elles pas la propriété de tous les Américains indistinctement ? Et parce qu’un citoyen du Missouri et de l’Arkansas était propriétaire d’esclaves, était-il pour cela déchu de sa qualité d’Américain ? pouvait-il être exclu du patrimoine commun ? Telle est la thèse que le sud se prépara à soutenir.

Les démocrates du nord, en cette occurrence, se firent encore une fois les instrumens de leurs alliés ordinaires et les serviteurs complaisans de l’esclavage. Un de leurs chefs, M. Douglas, qui avait aspiré à la présidence en 1852, et qui comptait se remettre sur les rangs en 1856, vit là une occasion merveilleuse de s’assurer les sympathies du sud. Sénateur pour, l’état libre d’Illinois, mais propriétaire d’un grand nombre d’esclaves dans le Missouri, M. Douglas était d’ailleurs personnellement intéressé dans la question. Il présenta un bill pour ériger en deux territoires distincts les établissemens formés sur les bords du Nebraska et sur les bords du Kansas ; seulement, par application, disait-il, du principe du compromis de 1850, il demandait qu’on laissât aux habitans des deux futurs territoires le soin de statuer ultérieurement sur la question de l’esclavage. Cette proposition insidieuse était présentée comme un nouvel hommage à la doctrine de la souveraineté des états. La Californie, n’étant encore que simple territoire, s’était donné des lois de son autorité privée, et une de ces lois avait interdit l’esclavage ; le congrès n’en avait pas moins admis la Californie dans l’Union avec des lois qu’il aurait eu le droit d’annuler. En même temps il avait laissé aux habitans du Nouveau-Mexique la faculté de statuer sur la question de l’esclavage. Le congrès semblait donc, pour ce qui concerne l’esclavage, avoir renoncé à exercer son pouvoir législatif sur les territoires, et avoir laissé le champ libre à l’initiative des citoyens. Il fallait, relativement aux territoires de Nebraska et de Kansas, s’inspirer de l’esprit qui avait dicté les résolutions de 1850, et laisser les habitans de ces territoires maîtres d’en régler la destinée. Après des débats acharnés dans les deux chambres, le bill présenté par M. Douglas fut voté, grâce à la coalition des démocrates du nord, qui firent cause commune avec les représentans du sud, et le président, qui était personnellement peu favorable à la mesure, n’osa refuser de la sanctionner, de peur de justifier les plaintes que la présence de free-soilers dans le cabinet avait provoquées de la part des avocats de l’esclavage.

L’adoption du bill causa dans tout le nord une agitation profonde. La faculté laissée aux futurs colons du Kansas et du Nebraska remettait implicitement en question un point que le nord était fondé à regarder comme tranché depuis plus de trente ans. Le compromis du Missouri avait formellement interdit l’esclavage au nord du 36e degré de latitude ; reconnaître aux habitans des nouveaux territoires le droit de statuer sur la question de l’esclavage, c’était supposer qu’une poignée de citoyens, ou plutôt d’aspirans citoyens, pouvaient se mettre au-dessus de la volonté formellement exprimée de l’Union tout entière et abroger une décision du congrès. Il était évident pour tout le monde que si les hommes du sud avaient attaché une si grande importance au bill de M. Douglas, c’est qu’un plan, était tout prêt pour introduire l’esclavage dans ces contrées, réservées depuis 1821 à la colonisation libre. Les faits, du reste, en donnèrent bientôt la preuve. La plupart des colons établis dans le Kansas y étaient venus des états libres d’Illinois et d’Iowa ; un petit nombre seulement sortaient du Missouri. Le gouverneur du territoire, M. Reeder, homme du nord, nommé par l’influence de M. Marcy, passait pour un free-soiler. Il convoqua les habitans du territoire à Leavenworth pour les derniers jours de mars 1855, afin qu’ils nommassent une assemblée législative chargée de régler provisoirement les affaires locales, et un délégué chargé de les représenter auprès du gouvernement fédéral. Si on avait laissé les colons voter librement, nul doute que leurs élus n’eussent été animés du même esprit qu’eux-mêmes : l’un des premiers actes de l’assemblée législative eût donc été l’interdiction de l’esclavage. Il fallait prévenir une semblable décision, il fallait que la majorité, dans les futures assemblées, appartînt aux colons venus du Missouri. Pour empêcher toute fraude, M. Reeder, dans sa proclamation, annonçait que tout électeur aurait à déclarer sous serment qu’il était, réellement habitant du territoire, et qu’il avait l’intention d’y résider. Pendant que les hommes influens du sud obsédaient le président et lui arrachaient la destitution de M. Reeder, et son remplacement par un partisan de l’esclavage, M. William Shannon, les habitans du Missouri envahissaient purement et simplement le Kansas. Les deux meneurs de cet audacieux coup de main furent un nommé Stringfellow, membre de la chambre basse du Missouri, et, ce qu’on aurait peine à croire, un ancien sénateur, M. Atchison, dont une ville du Missouri porte le nom. Voici le langage que tint Stringfellow dans une réunion publique :

« Quant à ceux qui ont des scrupules de conscience à l’idée de violer les lois de l’état ou de la confédération, le moment est venu pour eux de mettre de côté de pareils préjugés, aujourd’hui que vos droits et votre propriété sont menacés. Je vous donne à tous, du premier au dernier, le conseil d’envahir tous les districts électoraux du Kansas en dépit de Reeder et de ses vils mirmidons, et de voter à la pointe du couteau et le pistolet en main. Ne faites pas et ne recevez pas quartier : voilà la vraie conduite. C’est assez que l’intérêt de l’esclavage l’exige ; c’est là l’arrêt suprême. Quel droit a le gouverneur Reeder de commander à des Missouriens dans le Kansas ? Il faut fouler aux pieds sa proclamation et le serment qu’il exige. C’est votre intérêt de le faire. Rappelez-vous que l’esclavage est établi partout où il n’est pas interdit. »


Les conseils de Stringfellow furent suivis à la lettre. Lorsqu’au jour de l’élection les habitans du Kansas se présentèrent pour voter, ils trouvèrent dans tous les districts les bureaux de vote entourés par des bandes armées qui arrêtaient chaque électeur au passage, et ne laissaient arriver jusqu’à l’urne électorale que les partisans de l’esclavage. M. Atchison ne rougit pas de diriger en personne l’exécution de ce honteux complot : il fit plus, il s’en vanta publiquement en des termes d’un incroyable cynisme. Répondant à ceux qui s’étaient permis de critiquer ses hauts faits, il s’exprima ainsi :


« Eh bien ! après ? Pourquoi donc avait-on réuni les électeurs, et leur demandait-on d’élire une législature chargée d’organiser le territoire ? Que vous avais-je conseillé de faire ? N’était-ce pas d’aller trouver ces gens-là sur leur propre terrain et de les battre encore une fois à leur propre jeu ? Il faisait froid, le temps était affreux, je n’en passai pas moins la frontière bien accompagné. Mon but, en me rendant au Kansas, n’était point de voter moi-même. Je n’avais pas le droit de voter, ou il m’aurait fallu perdre mes droits de citoyen dans le Missouri. Mon but n’était donc point de voter, mais de régler une contestation entre les candidats. Les abolitionistes du nord ont dit et ont même publié à l’étranger qu’Atchison était là le couteau-poignard et le pistolet au poing. Par Dieu ! cela est vrai. Je ne suis jamais entré dans le Kansas, je n’ai pas l’intention d’y entrer jamais sans être préparé à la rencontre de pareils animaux. »


Le résultat de telles élections était facile à prévoir. Un journal du Missouri put annoncer à ses lecteurs « qu’il n’y aurait pas dans la législature du Kansas un seul député opposé à l’esclavage, que le coup de balai avait été complet. » Cependant les habitans qu’on avait violemment écartés du scrutin refusèrent de reconnaître une législature sortie d’une pareille élection : ils se réunirent à Topeka, et procédèrent à de nouvelles opérations. Celles-ci étaient également illégales faute d’avoir eu lieu sur la convocation du gouverneur. Le Kansas eut ainsi deux législatures qui firent des lois chacune de son côté. La législature élue à Topeka interdit l’esclavage, la législature élue par l’influence d’Atchison et de Stringfellow non-seulement autorisa l’esclavage, mais fit de toute parole et de toute attaque contre l’esclavage « un délit punissable de deux années de travaux forcés, la chaîne au pied, sur les grand’routes. » Les partisans de l’esclavage voulurent disperser par la force la législature élue à Topeka ; les free-soilers les accueillirent à coups de fusil. Le nouveau gouverneur, M. William Shannon, après avoir reconnu comme légalement constituée la législature nommée par les Missouriens, réclama le concours, des forces fédérales pour dompter une opposition qu’il qualifiait de rébellion. En réalité, la guerre civile venait d’éclater dans le Kansas.

Quand les événemens du Kansas furent connus dans le nord, les états libres, firent entendre un même cri d’indignation ; tous se sentaient également atteints. Ce n’était pas assez pour le sud de fouler aux pieds ce compromis de 1821, proposé par lui et accepté à regret par le nord, et qui, pendant plus de trente ans, avait été, regardé comme un pacte inviolable pour les deux sections de l’Union ; voici qu’il opprimait la liberté des citoyens et qu’il entreprenait une guerre de conquête sur le territoire même de la confédération. Pour s’emparer du Texas, on n’avait du moins fait la guerre qu’à des étrangers, et un reflet de gloire avait voilé ce que la cause pour laquelle on combattait avait d’inique et de honteux ; pour conquérir le Kansas, c’était le sang américain qu’on répandait à flots par des mains américaines. Où s’arrêterait donc le sud, s’il lui était permis d’imposer l’esclavage par la force aux populations qui le repoussaient, et pourquoi reculerait-il devant l’invasion de l’Illinois ou de l’Iowa plus que devant celle du Kansas ? Maintenant que le sud, les armes à la main, avait franchi la limite que lui imposaient et la nature, et des engagemens solennels, et le respect des lois de l’Union, qui pourrait mettre un terme à ses empiétemens ? Qui l’empêcherait d’arriver d’usurpation en usurpation jusqu’aux grands lacs, et d’interdire à la colonisation libre les plaines de l’extrême ouest, expressément réservées pour elle le jour où elle avait renoncé à la vallée inférieure du Mississipi ? On s’adressait à l’industrie et aux capitaux du nord pour construire la grande voie ferrée du Pacifique, qui devait relier entre eux les deux océans : était-ce par cette route que l’esclavage comptait étendre ses conquêtes sur la liberté ? Déjà l’esclavage couvrait un espace plus étendu que celui qui était occupé par les états libres[5] ; la superficie des territoires encore à coloniser était supérieure à celle des trente et un états existans ; si tous ces territoires étaient dévolus à l’esclavage par le droit de la force, la liberté deviendrait l’exception dans cette république des Washington et des Franklin, et alors se trouverait pleinement justifiée cette audacieuse déclaration d’un homme du sud, « que l’esclavage était la base essentielle, la pierre fondamentale des institutions américaines. »

Il n’y avait plus à se faire d’illusions sur l’extinction possible de l’esclavage : le recensement de 1850 avait renversé toutes les espérances que celui de 1840 avait pu faire concevoir. Le nombre des esclaves, qui ne s’était accru que de 23 pour 100 de 1830 à 1840, s’était, dans les dix dernières années, accru de près de 29 pour 100. Partout l’esclavage avait repris sa marche ascendante. Dans le Maryland, de 1830 à 1840, il avait diminué de 12 pour 100 ; de 1840 à 1850, il s’était accru de 1 pour 100. En Virginie, de 1830 à 1840, il avait décru de 4 et 1/2 pour 100 ; de 1840 à 1850, il s’était accru de 5 pour 100. Dans la Caroline du nord, de 1830 à 1840, il était demeuré stationnaire ; de 1840 à 1850, il s’était accru de 17 pour 100. Dans la Caroline du sud, de 1830 à 1840, il s’était accru seulement de 3 pour 100 ; de 1840 à 1850, l’accioissement avait été de 18 pour 100. Dans l’Alabama, l’Arkansas, la Georgie, le Tennessee, la proportion de la population blanche à la population noire avait diminué. Tous ces faits étaient autant de sujets d’alarme pour les adversaires de l’esclavage, et ils paraissent bien plus regrettables encore lorsqu’on cherche à se les expliquer. Ils sont la conséquence des changemens qui se sont opérés dans la nature de l’esclavage aux États-Unis. L’élève des esclaves (negro-breeding) a pris un très grand développement, elle est devenue une des principales industries de la Virginie deux Carolines, qui se chargent d’approvisionner les états riverains du Mississipi. On a maintenant de véritables haras d’esclaves, qu’on donne en louage, et, quant aux produits, on trouve toujours à les écouter avantageusement dans la Georgie le Texas ou l’Alabama. Cette industrie est d’autant plus lucrative que le prix des esclaves a été sans cesse croissant, et elle a pleinement dédommagé la Virginie, la Caroline du sud et le Kentucky à tort que l’appauvrissement du sol avait pu faire à la propriété foncière. La grande culture a continué à décroître dans ces états, mais les propriétaires d’esclaves n’émigrent plus, ils se contentent de renoncer à cultiver le tabac ou le riz, et, au lieu de s’obstiner à demander à la terre des produits qu’elle refuse désormais de porter, ils tournent leurs esclaves vers l’industrie et leur font apprendre des : métiers. Ils font ainsi au travail libre une concurrence funeste, et ils finiront bientôt par ôter aux blancs des classes inférieures tout moyen d’existence. Déplorable pour la communauté tout entière cette spéculation est excellente pour ceux qui l’ont imaginée. Les entrepreneurs qui prennent les esclaves en location se chargent de les nourrir et paient en outre au propriétaire un loyer qui représente souvent 12 et 15 pour 100 du prix d’achat. L’acquisition d’un esclave maçon, charpentier ou charron est considérée comme un des meilleurs placemens qu’on puisse faire, et la suprême ambition d’un petit bourgeois du sud est d’acheter sur ses économies deux ou trois esclaves artisans, puis de vivre avec le produit de leur travail.

L’esclavage tend donc de plus en plus, dans les états riverains de l’Atlantique, à redevenir ce qu’il était à Rome et dans la Grèce : il tue le travail libre en faisant passer graduellement toutes les industries et tous les métiers aux mains des esclaves, et il commence à diviser déjà la race blanche en deux classes très distinctes : les propriétaires d’esclaves vivant dans l’oisiveté et les prolétaires voués à l’ignorance[6], à la misère et à la dégradation. C’est se méprendre complètement sur le caractère de l’esclavage aux États-Unis que de se figurer les planteurs américains vivant au milieu de vastes domaines et entourés de nombreux esclaves ; cela n’est vrai que des états riverains du Mississipi, où l’on cultive la canne à sucre, le riz et le coton. Le nombre total des propriétaires d’esclaves est de 350,000, sur lesquels il n’en est que 7,800 qui aient plus de 50 esclaves. Dans le Kentucky, le Maryland et le Missouri, la proportion des maîtres qui ne possèdent qu’un seul esclave est du quart, elle est du cinquième dans la Virginie et le Tennessee, du sixième dans la Géorgie : la proportion des maîtres qui ont de 1 à 4 esclaves varie de la moitié aux deux tiers dans tous les états. Évidemment aucun des esclaves ainsi possédés n’est appliqué aux travaux agricoles ; on peut les considérer comme employés à l’intérieur des maisons ou comme des gens de métier donnés en location par leurs propriétaires.

Enfin, pour compléter ce triste tableau, ajoutons que la sévérité des lois qui régissent l’esclavage a été aggravée d’année en année, à tel point que l’on va jusqu’à refuser aux esclaves, non-seulement toute instruction scolaire, mais même l’enseignement religieux. Un journal du sud a osé imprimer à ce sujet ces incroyables paroles : « La meule moudrait-elle mieux le blé, si elle savait qu’elle est meule ? Parce qu’une machine est vivante, qu’a-t-elle besoin de savoir autre chose que ce qu’elle est destinée à faire ? » Un dernier trait ; et ce n’est pas le moins regrettable, est la complète cessation des affranchissemens. Veut-on savoir quel est annuellement le nombre des esclaves affranchis ? Dans l’Arkansas, il est d’un esclave sur 342,000 ; dans la Caroline du sud, de 2 sur 385,000 ; dans la Caroline du nord, de 2 sur 288,000 ; dans le Texas, de 5 sur 60,000 ; dans le Mississipi, de 6 sur 310,000. Par un contraste tout à l’honneur de la religion catholique, le nombre des affranchissemens dans le Maryland est annuellement de 500 sur une population esclave de moins de 90,000 âmes.

En présence de pareils faits, il n’est pas surprenant qu’un complet revirement d’opinions se soit opéré dans le nord. Autrefois les états libres, enivrés de leur propre prospérité, s’endormaient dans une sécurité trompeuse ; ils ignoraient ce qui se passait au sud, et ne voulaient pas croire aux dangers de l’esclavage. Aujourd’hui ils connaissent et l’arbre et ses fruits. Les statisticiens et les économistes ont ouvert les yeux aux classes éclairées ; les moralités et les romanciers ont conquis à la bonne cause les masses populaires. Beecher Stowe avec trois livres, la Case de l’Oncle Tom, la Clé de l’Oncle Tom et Dred, en remuant les âmes par des récits touchans et passionnés, a fait comprendre aux plus ignorans quel est le caractère véritable et indélébile de l’esclavage, et à quel point celui-ci outrage l’humanité ; elle a gagné par là plus de voix à la liberté que tous les orateurs du congrès. Le clergé protestant lui-même a paru s’émouvoir et vouloir sortir de son apathie. Les opinions hostiles à l’esclavage gagnaient donc de jour en jour du terrain, lorsque la crise de 1854 vint imprimer une violente secousse aux esprits. Il y a vingt ans, les abolitionistes étaient une infime minorité, luttant contre la réprobation et la défaveur générales ; l’invasion, du Texas leur donna pour alliés le parti des free-soilers ; l’invasion du Kanas a rangé le nord tout entier sous la bannière des adversaires de l’esclavage. Les optimistes d’il y a dix ans ont abdiqué leurs espérances, et personne aujourd’hui n’oserait se dire seulement indifférent. Les hommes du sud, par leur langage provocant et par le cynisme de leurs déclarations, ont beaucoup contribué à ce réveil de l’opinion publique dans le nord : ils ont dit tout haut leur secret, et leurs paroles cette fois ne sont point tombées à terre. Il y a douze ans, un député du sud, parlant en faveur de l’annexion du Texas, disait en plein congrès, en désignant les bancs où siégeaient le démocrates du nord : « Je ne crois pas trop m’avancer en disant que les votes de ce côté de la chambre sont acquis d’avance à l’annexion. » Et cette impertinence ne provoquait que les rires ironiques du parti whig. En 1854, M. Douglas, défendant son bill contre M. Sumner, du Massachusetts s’est écrié : « Nous voulons vous mettre sous nos pieds. » Et cette brutalité grossière soulevait tout le nord d’indignation. Le dernier ouvrage de Mme Stowe, Dred, n’en est qu’un long commentaire Les hommes du sud cependant ne s’en tenaient pas à des paroles, et leur conduite allait dépasser toute mesure.

Le nouveau gouverneur du Kansas, M. William Shannon, avait réclamé l’envoi de troupes fédérales pour réduire les free-soilers. Le président était trop lent à prendre un parti au gré des états du sud. La Caroline du sud, la Georgie, le Texas votèrent des fonds pour l’armement et l’envoi dans le Kansas de détachemens destinés à assurer le triomphe des lois. » L’Alabama envoya un régiment tout entier sous les ordres d’un colonel Buford, et au départ de ce régiment les membres du clergé appelèrent les bénédictions célestes sur les armes du sud, pendant que la population saluait les volontaires d’acclamations frénétiques. Le Kansas devint en peu de temps le théâtre d’une véritable guerre de sauvages ; on ne se faisait point de quartier de part ni d’autre, et bientôt on n’entendit plus parler que de plantations pillées et détruites, que de villes livrées aux flammes, que de détachemens passés par les armes. Les free-soilers, pourchassés comme des bêtes fauves, ne réclamèrent point en vain l’appui de leurs frères ; des associations se formèrent dans tout le nord pour leur venir en aide ; des meetings furent tenus jusque dans les temples des souscriptions furent ouvertes, des volontaires furent armés et expédiés dans le Kansas pour tenir tête aux bandes du sud.

Cependant on ne pouvait laisser plus longtemps la guerre civile désoler le territoire de l’Union : le Kansas serait devenu bien vite le champ de bataille entre le nord et le sud. Le président fit marcher sur le Kansas toutes les troupes fédérales disponibles, appela aux armes les milices du Kentucky et de l’Illinois, et donna ordre de mettre fin à la lutte par la force et de livrer aux tribunaux quiconque essaierait de résister. De son côté, la chambre des représentons blâma l’indécision, la lenteur et la partialité qui avaient marqué la conduite du président et, en votant le budget de l’armée, l’inséra une clause qui interdisait d’employer les troupes fédérales à établir l’esclavage dans le Kansas. Cette clause ayant été rejetée par le sénat, la chambre rejeta à son tour le budget de l’armée. Elle consentit ensuite à le voter pour ne pas désorganiser un des grands services publics et ne pas livrer les frontières aux incursions des Indiens ; mais elle exigea une satisfaction. Une enquête, dirigée par une commission de membres du congrès, avait révélé des faits déplorables : M. William Shannon fut destitué des fonctions de gouverneur du Kansas et remplacé par M. Geary, de qui l’on attendait plus d’impartialité. M. Geary commença par interdire l’entrée du territoire à tout individu en armes ; il fit rechercher et saisir les armes et les munitions de guerre qu’on introduisait soit du nord, soit du sud ; il lit arrêter et désarmer des détachemens entiers de prétendus émigrans, et jeta en prison, pour les mettre entre les mains de la justice, tous les individus qui lui furent signalés comme coupables de meurtre ou d’incendie. Néanmoins il n’a pu empêcher les assassinats de continuer, et, à la date du 30 août 1856, le gouverneur de l’état d’Iowa, M. Grimes, adressait au président une lettre dans laquelle il exposait que, depuis un an révolu, il recevait journellement des plaintes d’anciens citoyens de l’Iowa établis dans le Kansas, lesquels venaient déclarer sous serment qu’ils n’avaient été protégés par les fonctionnaires fédéraux ni dans leur liberté ni dans leur propriété. M. Grimes établissait que les états avaient un droit manifeste à prendre des mesures pour protéger leurs anciens citoyens ; il réclamait donc officiellement, au nom de l’état qu’il administrait, « qu’on assurât aux anciens citoyens établis dans le Kansas la jouissance de leur propriété, de leur liberté et de leurs droits politiques. » M. Grimes terminait par cette menace : « S’il arrivait que notre réclamation demeurât sans effet, il n’est point douteux, à mon avis, que le moment serait venu d’appliquer le principe posé par M. Madison dans les résolutions de Virginie de 1798 ; ce serait le devoir des états d’intervenir pour arrêter les progrès du mal dans le territoire du Kansas. » Rien ne pouvait être plus contraire à la constitution que la démarche de M. Grimes et la déclaration qui terminait sa lettre. Il était impossible d’admettre qu’un gouverneur d’état se permît de censurer l’exercice que le président faisait de son pouvoir. S’il était loisible à un état de réunir ses milices et d’intervenir dans les affaires d’un état voisin, le pacte fédéral ne serait qu’une lettre morte et la guerre civile sortirait de tous les conflits d’opinion. C’est ce que le secrétaire d’état, M. Marcy fit ressortir dans une réponse amère et hautaine qu’il adressa à M. Grimes, au nom du président, dans les premiers jours d’octobre. La démarche du gouverneur d’Iowa n’en demeure pas moins un signe manifeste du degré d’exaspération auquel les esprits sont montés ; elle montre combien il s’en est peu fallu que l’animosité qui règne aujourd’hui entre tes adversaires et les partisans de l’esclavage ne mît aux prises le nord et le sud de la confédération.

Nous avons voulu conduire sans interruption l’histoire du Kansas jusqu’à la date la plus récente ; il nous faut revenir sur nos pas pour rapporter un fait qu’il serait impossible de passer sous silence. L’attentat commis sur le sénateur Sumner a eu une influence considérable sur les esprits, parce qu’il a froissé violemment toutes les susceptibilités du nord ; chaque démêlé en ravivera désormais le souvenir, et il demeurera un de ces reproches sanglans que les partis ne manquent jamais de se jeter à la face. M. Sumner, sénateur pour le Massachusetts, et M. Seward, sénateur pour New-York, connus tous deux pour appartenir aux free-soilers, ont soutenu dans le sénat tout le poids des discussions relatives au Kansas. Dans un discours mémorable, M. Sumner avait fait l’historique de la question, et il avait qualifié avec sévérité, quoique en termes parlementaires, la conduite de M. Atchison, du Missouri, et de M. Butler, de la Caroline du sud. Peu de jours après, comme M. Sumner était demeuré à sa place, après la levée de la séance, pour écrire quelques lettres, un des députés de la Caroline du sud, M. Brooks, s’approcha de lui par derrière, en lui demandant pourquoi il s’était permis d’insulter M. Butler, son parent, M. Sumner se retournas et, avant qu’il put répondre, M. Brooks lui asséna sur la tête un coup de canne qui le renversa sans mouvement. Brooks continuait à frapper son adversaire à terre, lorsqu’il fut arrêté et entraîné par les personnes présentes. Cet acte inqualifiable causa une émotion indescriptible : les deux chambres nommèrent une commission d’enquête, et l’explosion de la désapprobation publique fut tellement vive, que M. Brooks se crut obligé de donner sa démission. Néanmoins, les journaux de la Caroline du sud furent loin de partager l’indignation générale ; ils déclarèrent que tous les abolitionistes méritaient d’être traités comme l’avait été M. Sumner, et ils invitèrent les électeurs à réélire M. Brooks. Celui-ci, dans une lettre publique, déclara qu’il n’accepterait d’être réélu qu’autant que sa nomination impliquerait de la paix de ses constituans l’approbation de sa conduite vis-à-vis de M. Sumner. Il fut nommé à l’unanimité : bien plus, une souscription fut ouverte dans l’état pour lui offrir une canne d’honneur, et sur la pomme de cette canne, le comité fit graver les mots : Frappe-le encore (hit him again). Ailleurs on lui fit présent de vaisselle plate et de coupes d’argent ; des meetings lui votèrent des adresses de félicitation, des comités de dames se formèrent pour lui broder des écharpes, des coussins, etc. Cette glorification d’un acte brutal, d’une insulte grossière à la souveraineté d’un état libre dans la personne de son représentant, fut ressentie comme un outrage de plus par la population du Massachusetts et par tous les hommes du nord. Elle a valu au colonel Fremont autant de voix peut-être que les massacres du Kansas.


III

Le moment était venu en effet pour les partis de désigner leurs candidats à la présidence dans l’élection du 4 novembre 1856. Cette élection avait une importance extrême, car un changement dans l’administration fédérale pouvait avoir, pour conséquence de trancher dans le Kansas la lutte en faveur de la liberté. Les délégués des diverses fractions du parti démocratique se réunirent à Cincinnati et parvinrent, après de longues discussions, à se mettre d’accord sur les garanties qu’ils exigeraient des aspirans à la présidence. Trois candidats furent mis en avant : le président en exercice, — M. Douglas, de l’Illinois, — et M. James Buchanan, ancien secrétaire d’état sous M. Polk, et tout récemment encore ministre à Londres. M. Pierce fut écarté immédiatement à cause du discrédit dans lequel il est tombé. Si ses amis avaient même prononcé son nom, c’était dans l’espoir bien faible que les voix de M. Douglas et de M. Buchanan se balanceraient au sein de la convention, et qu’une majorité ne pouvant se former, M. Pierce passerait entre ces deux candidats, comme il avait passé en 1852 entre M. Buchanan et le général Cass. M. Douglas aurait été le candidat de prédilection du sud, mais après la part qu’il avait prise au bill de Nebraska et Kansas, le choix de son nom aurait eu toutes les apparences d’un défi jeté au nord. Or, les états à esclaves ne disposant entre eux tous que de 120 voix dans le col lège électoral, il fallait nécessairement, pour atteindre la majorité, détacher deux des états libres, et parmi ces deux au moins un des trois grands états du centre, le New-York, qui a 35 voix, la Pensylvanie, qui en a 27, ou l’Ohio, qui en a 23. M. Buchanan, très influent dans la Pensylvanie, son état natal, avait donc beaucoup plus de chances de succès que M. Douglas, et ce fut sur lui que tombale choix de la convention. M. Buchanan appartenait à cette fraction des démocrates qui ont, en toute occasion, voté avec les hommes du sud ; son nom ne pouvait être accueilli qu’avec faveur par les parti sans de l’esclavage, et de toutes parts on travailla avec ardeur à assurer le succès de son élection.

Les whigs ne donnèrent point signe de vie de tout l’été ; ils ne parvenaient pas à réunir les tronçons dispersés de leur parti. Les know-nothings se portèrent leurs héritiers. On sait qu’on désigne sous ce nom une sorte de franc-maçonnerie, politique qui ne paraît avoir qu’un seul lien commun, — l’aversion pour les étrangers et pour le catholicisme, — et qui se compose en majeure partie des hommes qui veulent changer d’opinion ou qui n’en ont aucune. Les know-nothings ont en plusieurs circonstances exercé une influence décisive dans les élections locales, rien n’étant plus commode que de se déclarer know-nothing, quand par des motifs, personnels on ne voulait pas voter pour le candidat de son parti ; mais ils n’avaient point eu jusqu’ici occasion de jouer un rôle dans une élection générale. Pour la première fois ils organisèrent une convention qui porta ses suffrages sur M. Millard Fillmore. Ce choix était propre à réunir les voix des modérés de tous les partis. Nous avons déjà fait connaître quels étaient les titres de M. Fillmore à la confiance de ses concitoyens. Homme du nord, il jouissait dans le sud d’une popularité méritée, et d’un autre côté il offrait aux adversaires de l’esclavage toutes les garanties que ceux-ci pouvaient souhaiter : ils étaient assurés que M. Fillmore ferait respecter la constitution et les lois à l’intérieur, et qu’au dehors il ne lancerait pas la politique américaine dans les aventures. Cependant l’irritation était trop grande dans les états libres, et l’abolitionisme avait fait de trop grands progrès depuis les deux dernières années, pour que le choix de M. Fillmore pût satisfaire les hommes du nord. Il fallait à ceux-ci un choix plus significatif qui marquât leur ferme résolution de mettre un terme aux envahissemens du Sud et aux progrès de l’esclavage. Les sentimens qui sont devenus universels au nord ont été exprimés à merveille par un des poètes les plus estimés des États-Unis, par M. Richard-Henri Dana, dans un meeting tenu à Cambridge en l’honneur de M. Sumner, et auquel assistaient toutes les notabilités littéraires et politiques de la Nouvelle-Angleterre :


« Le dernier recensement, a dit M. Dana, a démontré ce que beaucoup avaient avancé, ce que peu de personnes croyaient réellement, à savoir que, sous les apparences d’une république, les États-unis sont aujourd’hui, et depuis longtemps, gouvernés par une oligarchie. Les états libres comptent aujourd’hui 17 millions d’hommes libres et pas un seul esclave ; les états à esclaves comptent 4 millions d’esclaves possédés par 350,000 maîtres. Ce sont ces 350,000 maîtres qui possèdent et le sol et les travailleurs, et ce sont eux qui monopolisent le gouvernement des états à esclaves. Or, pour résumer d’un seul mot toute notre histoire, une question ne s’est jamais élevée au sein du congrès entre l’influence des hommes libres et l’influence des propriétaires d’esclaves, sans que ceux-ci aient eu l’avantage. Nos 17 millions d’hommes libres ont-ils en eux assez de force, assez de vertu pour établir leur égalité politique, pour consommer leur propre affranchissement, pour renouveler la politique nationale et racheter l’honneur du pays, pour faire de la liberté la règle et de l’esclavage l’exception, et pour assurer à la liberté la possession de l’avenir national ? »


Le nord ne se propose point de prendre l’offensive : il respectera scrupuleusement les droits des hommes du sud, et laissera ceux-ci maintenir l’esclavage à leurs risques et périls ; mais il ne veut plus souffrir que le sud empiète sur le domaine de la liberté et impose l’esclavage à des populations qui le repoussent. Il entend que la politique tout entière de la confédération, les questions de paix et de guerre, les bons rapports avec l’étranger, ne soient plus subordonnés aux intérêts de l’esclavage. Il faut que les États-Unis soient une école de liberté et non de servitude ; il faut donc ramener la république dans la voie que lui avaient tracée ses fondateurs. C’est dans cet esprit que les hommes les plus influens de la Nouvelle-Angleterre, puissamment secondés par une fraction considérable du clergé, se sont efforcés de constituer un parti nouveau en réunissant sous une bannière commune les débris du parti whig, les abolitionistes modérés et la masse des free-soilers. Ce nouveau parti a pris le nom de républicain, et s’est mis aussitôt en quête d’un candidat qui eût une notoriété suffisante et qui ne portât l’attache d’aucun des anciens partis. C’est alors que dans le Vermont et dans le New-Jersey on prononça le nom d’un homme qui appartient au sud par sa naissance et son mariage, et au nord par ses opinions, d’Un homme jeune encore, que ses services, son caractère et ses aventures romanesques ont rendu célèbre, le colonel Fremont. L’explorateur qui a conquis la Californie à l’Union, le hardi pionnier qui, au péril de ses jours, a enseigné aux émigrans la route du Pacifique, vit aujourd’hui dans un village de l’état de New-York, après avoir sacrifié à ses opinions son siège de sénateur pour la Californie. Le nom de M. Fremont réunit aussitôt tous les suffrages, et jamais candidature ne fut accueil lie avec une si grande faveur. On nous permettra deux citations qui feront connaître et les opinions du candidat et l’esprit qui avait dicté aux électeurs un pareil choix. Interrogé sur ses sentimens relativement à l’esclavage, M. Fremont avait répondu dans une lettre :


« On a failli à la foi promise en rapportant le compromis du Missouri. Je m’associe de tout cœur à tous les efforts qui ont pour but de remédier aux funestes conséquences de ce manque de foi. Je suis opposé à l’esclavage en principe, et d’après des convictions que des idées depuis longtemps arrêtées n’ont fait que développer et fortifier en moi. Je suis inflexible dans l’opinion qu’il ne faut point toucher à l’esclavage partout où il existe sous la protection de la souveraineté des états ; mais je suis aussi inflexiblement opposé à son extension sur le territoire américain en dehors de ses limités actuelles. »


Quand le choix de la convention fut tombé sur lui, il s’exprima ainsi dans la lettre par laquelle il accepta la candidature :


« Si je suis élu à la présidence, j’apporterai dans mes fonctions la sincère détermination de chercher le bien du pays tout entier, et d’employer en vue de ce but unique tout le pouvoir du gouvernement, sans m’occuper des luttes des partis et sans avoir égard aux rivalités territoriales… Je m’efforcerai de gouverner conformément au véritable esprit de la constitution, telle qu’elle était comprise par les grands hommes qui l’ont rédigée et votée, et de façon à préserver à la fois la liberté et l’Union. »


Respect à l’esclavage partout où il existe, résistance insurmontable à ses progrès ultérieurs, ainsi pouvaient se résumer les opinions de M. Fremont et celles des nombreux états qui l’adoptaient pour leur candidat. C’est la doctrine des free-soilers. On avait pensé à porter à la présidence un des hommes considérables de l’ancien parti whig, M. Johnston, très populaire dans la Pensylvahie, où son influence personnelle aurait pu contre-balancer celle de M. Buchanan ; mais il fallait donner une satisfaction aux free-soilers purs : on fit la faute d’écarter M. Johnston et de lui préférer M. W. L. Dayton, du New-Jersey. Les Opinions de M. Dayton étaient celles de M. Fremont. Voici en quels termes il accepta la candidature :


« Je déplore les luttes territoriales : je n’ai point contribué dans le passé, je ne contribuerai point dans l’avenir à provoquer de semblables luttes ; mais le rappel du compromis du Missouri et par suite l’extension de l’esclavage ne sont pas des questions soulevées par nous. Ce sont des questions qui nous sont imposées, et nous sommes dans le cas de légitime défense. La portion du pays qui soulève de tels débats en doit porter la responsabilité : c’est l’attachement à des intérêts locaux qui a mis à néant les compromis autrefois acceptés et qui cherche à introduire par la force l’esclavage dans le Kansas. »

Le choix de M. Fremont comme candidat du nord provoqua dans tout le sud une explosion de colère. Toute la presse des états à esclaves déclara que l’élection de M. Fremont aurait pour conséquence la rupture immédiate de l’union. Le gouverneur de la Virginie, M. "Wise, invita les gouverneurs des autres états du sud à une conférence pour arrêter en commun les mesures à prendre au cas où M. Fremont serait élu, et, pour son compte personnel, il enjoignit aux milices de la Virginie de se tenir prêtes à se rassembler et à prendre les armes, au premier signal. Il se trouva des gens pour proposer de marcher sur Washington dès que les résultats de l’élection seraient connus, et de s’emparer du Capitole, des archives et du trésor de la confédération ; mais laissons la parole à M. Brooks, qui s’exprima en ces termes à Ninety-Six, dans un meeting convoqué en son honneur :


« Je vous le déclare, chers concitoyens, du fond de mon cœur ; la seule façon convenable, à mon avis,.de répondre à une pareille nomination serait de déchirer la constitution des États-Unis, de la fouler aux pieds, et de former une confédération du sud, dans laquelle n’entreraient que des états à esclaves. (Applaudissemens bruyans et prolongés.) Oui, je vous le répète franchement et sans détour, le sud, à mon avis, n’a qu’une seule chance de salut : c’est de briser les liens qui nous unissent au gouvernement : c’est de séparer le corps vivant de la carcasse morte.

« En attendant, je suis d’avis que le sud vote carrément pour M. Buchanan. Faisons notre devoir jusqu’au bout. Prêtons-nous à l’épreuve que réclament nos amis ; si elle échoue, nous n’en serons que mieux fondés à leur demander de se ranger à notre avis. Il faudra tôt ou tard que la lutte s’engage. »


M. Brooks formulait dans toute leur violence les sentimens de la partie la plus ardente des propriétaires d’esclaves. Depuis longtemps, les masses populaires dans les états du sud ne tolèrent plus la moindre dissidence d’opinion sur l’esclavage. Il y a quelques semaines, M. Hedrick, professeur à l’université de la Caroline du nord, a été destitué par un vote unanime du conseil d’administration pour avoir écrit à un journal qu’éclairé sur les conséquences funestes de l’esclavage pour son pays natal, il souhaitait le succès de la candidature de M. Fremont. Dans la Virginie, où certains comtés, peuplés par des émigrans du nord, comptent peu ou point d’esclaves, des tentatives avaient été faites pour organiser des comités électoraux en rapport avec ceux du nord. Ces tentatives furent aussitôt signalées à la vindicte publique, et d’un bout à l’autre du sud, il fut signifié qu’on ne souffrirait aucune démarche, aucune manifestation, aucun vote en faveur de M. Fremont, et que la loi de Lynch serait immédiatement appliquée aux coupables. La liberté du vote était donc supprimée de fait.

Cette candidature, qui provoquait de telles manifestations de la part des masses ignorantes et brutales, n’en inspirait pas moins de sérieuses réflexions à tous les hommes éclairés du sud. Ceux-ci mesuraient avec effroi le chemin que le nord avait parcouru depuis douze ans. En 1844, les abolitionistes ne pouvaient donner que 140,000 voix à M. Birney ; en 1848, les free-soilers, aidés du nom de M. Van Buren, ne réussissaient qu’à opérer une scission dans les rangs des démocrates du nord, sans emporter le vote d’un seul état ; en 1852, ils étaient encore obligés de se couvrir du manteau des whigs, et leur appui devenait fatal au général Scott, qui ne réunissait que 42 votes, quand son ancien lieutenant en obtenait 252. En 1856, au contraire, les free-soilers arboraient ouvertement leur drapeau, et le nord se ralliait à leur candidat avec une telle unanimité, que dans la plupart des états libres il était impossible d’engager la lutte contre lui. Cette unanimité du nord n’était pas le résultat d’un engouement passager, mais d’une conviction froide et réfléchie. C’étaient cette fois les hommes les plus considérables par leur position, leurs lumières et leurs services, qui donnaient l’exemple et entraînaient les masses après eux. Qui donc avait accepté de présider le meeting tenu à Cambridge en l’honneur de M. Sumner ? N’était-ce pas l’ancien président de la cour du New-Hampshire, le président de la première faculté de droit du nord, le jurisconsulte éminent qui avait défendu contre la passion de ses concitoyens la loi sur l’extradition des esclaves fugitifs ? Et quelles paroles étaient tombées de la bouche de M. Parker, de cet homme à cheveux blancs, dont toute la vie s’était écoulée dans l’étude et l’application des lois ? quels conseils avait-il donnés à ses concitoyens ? « Si tous les moyens, avait-il dit, que la constitution nous offre pour faire respecter la liberté qu’elle consacre viennent à faillir, que restera-t-il à faire ? Puisse Dieu, en sa merci infinie, détourner de nous un semblable malheur ! Mais si la Providence, dans sa sagesse, croit devoir permettre à la violence et à la folie de quelques hommes d’arracher de la constitution les libertés qu’elle nous garantit, et que la loi nous assure, en nous laissant les apparences d’un gouvernement libre au lieu de la réalité que nous avions cru jusqu’ici avoir conquise, ce n’est pas à nous, ce n’est pas ici qu’il convient de dire ce qu’il faudra faire alors. Pour moi personnellement, je suis sans doute connu de la plupart de vous comme un citoyen paisible, raisonnablement conservateur, attaché du fond du cœur à la constitution, et beaucoup trop avancé en âge pour me permettre une vanterie ; mais dans les circonstances actuelles on me pardonnera de rappeler qu’un peu du sang de mon père a coulé à Bunker-Hill, au commencement de la révolution, et qu’il me reste encore quelques gouttes du même sang, s’il devenait nécessaire d’en commencer une seconde. »

Si tels sont aujourd’hui les sentimens des magistrats du nord, quels sont ceux du clergé, si puissant encore dans la Nouvelle-Angleterre ? Le journal le plus influent et le plus répandu de l’église presbytérienne, après avoir fait à ses coreligionnaires un devoir de conscience de voter pour M. Fremont, sans se préoccuper des conséquences possibles de sa nomination, gourmandait en ces termes les timides et les tièdes :


« Nous ne sommes pas surpris que les hommes timides qui redoutent un conflit, ou qui n’ont pas confiance dans la force du lien national qui nous unit, s’effraient et pâlissent aujourd’hui. Nous ne sommes pas surpris non plus des demi-moyens et des échappatoires auxquels on a recours pour différer de quelques jours le combat à mort qui mettra nos principes à une si terrible épreuve, et qui tranchera la question de savoir qui, de l’esclavage ou de la liberté, deviendra l’influence suprême et le pouvoir dirigeant des destinées nationales. C’est une lutte sérieuse, grosse d’orages, fatale et décisive, qui nous menace depuis la naissance de notre gouvernement, qui met en jeu notre existence politique, mais qui, une fois engagée, ne peut plus être évitée jusqu’à ce qu’elle soit décidée. Depuis longues années, dans toutes les sphères et sous toutes les formes, on l’a vue se préparer. Elle s’est étendue à tout : religion, littérature, mœurs sociales, politique, commerce, législation, elle a tout envahi, tout dirigé, tout modifié. Elle est la préoccupation constante et souveraine, le souci dominant de notre pays. Que l’issue en soit favorable pu funeste, l’heure du conflit suprême est venue, et nous ne pouvons pas plus en éviter la responsabilité, le danger et les conséquences, que nous ne pouvons échapper à la providence de Dieu qui nous appelle au combat. Si la question n’est pas tranchée par l’élection actuelle, elle reparaîtra sans cesse, comme l’ombre de Banquo, jusqu’à ce que la politique de notre pays soit fixée, jusqu’à ce qu’on ait décidé une fois pour toutes quel génie inspirera et guidera la république, celui de l’esclavage ou celui de la liberté ? »


Quant à la pensée qui anime les masses populaires, interrogeons Mme Beecher Stowe, dont les livres ont été lus si avidement dans tout le nord, et ont exercé une influence si considérable et si manifeste. Voici comment se termine la préface de Dred, datée d’août 1856[7] :


« N’accusons pas les états libres de lâcheté ni d’égoïsme ; sachons faire la part de cette généreuse crédulité qui se refusait à juger complètement mal de nos frères, et de cette lenteur à s’irriter qui est le signe, caractéristique de ceux à qui l’on a appris à se maîtriser eux-mêmes. Si les hommes du nord n’ont pas encore vengé l’insulte faite à leur sénateur, la violation de la liberté du scrutin, l’incendie de leurs villes, le meurtre de leurs frères et de leurs fils, cela ne signifie, pas qu’ils n’ont point ressenti ces outrages. Ce fait montre simplement la force de cette éducation pleine de respect pour les lois, qui est un des privilèges de la vraie liberté, et qui demande préparation de ses injures, non pas à un recours immédiat à la force, mais à ces voies plus sûres que la constitution a tracées. Si ces voies viennent toutes à manquer, nous n’avons qu’un seul mot à dire : Malheur à l’agresseur quand ceux qui sont lents à la colère viendront à se lever ! »


C’est précisément ce calme des hommes du nord et cette lenteur à la colère qui ont le plus alarmé les gens réfléchis. Ils ne se sont pas mépris sur la signification de la candidature du colonel Fremont, sur la nature des sympathies qu’elle rencontrait dans toutes les classes, sur la rapidité merveilleuse et la parfaite régularité avec laquelle le parti républicain avait organisé ses moyens d’action, sur le soin qu’il mettait à éviter toute provocation inutile, toute menace intempestive, toute démonstration inconstitutionnelle. Pour des observateurs intelligens, cette froideur et cette gravité attestaient une détermination inflexible et pleine de périls, sinon dans le présent, au moins dans l’avenir. Alors, pour la première fois, des paroles de conciliation se sont fait entendre au sud. Il s’est trouvé jusque dans la Louisiane des hommes et des journaux pour proposer de revenir sur les dernières décisions du congrès, et de remettre en vigueur le compromis du Missouri. Ceux mêmes qui rejetaient cette idée comme irréalisable avouaient leur désir de désarmer le nord par une concession, de découvrir un moyen terme qui lui donnât satisfaction, et surtout de trouver une candidature qui, sans avoir les dangers de celle de M. Fremont, lui fût moins antipathique que celle de M. Buchanan.

Les hésitations des hommes influens du sud, leurs velléités de conciliation, leurs répugnances à se lancer dans une politique à outrance devinrent bientôt si manifestes, que les derniers représentans des whigs crurent le moment favorable pour reconstituer leur parti. On vit donc tout à coup une convention whig se réunir à Baltimore ; elle fît appel, dans une déclaration publique, à tous les hommes modérés et patriotes désireux d’apaiser les haines et de consolider l’union, et, le 19 septembre, elle désigna à leurs suffrages M. Fillmore, déjà candidat des know-nothings, « sans adhérer ni s’arrêter aux doctrines particulières du parti qui l’avait déjà choisi. » La candidature de M. Fillmore, ainsi sanctionnée par des hommes presque tous entourés d’une grande considération, reçut aussitôt de nombreuses adhésions dans les états du sud et dans les états du centre. M. Washington Hunt, ancien gouverneur de l’état de New-York, s’y rallia publiquement, et son exemple entraîna un grand nombre de personnages influens. Malheureusement il était trop tard pour que le parti américain (ainsi s’intitulaient les adhérens de M. Fillmore) acquît des chances sérieuses de succès ; beaucoup de membres de l’ancien parti whig avaient déjà pris des engagemens ; beaucoup pensèrent que le seul moyen d’empêcher le succès de M. Fremont était d’assurer à tout prix la majorité à M. Buchanan. Ce n’était pas en quelques semaines qu’on pouvait réunir des moyens d’action suffisans.

La campagne électorale est aujourd’hui terminée. Le 4 novembre 1856, a eu lieu dans tous les états la nomination des électeurs chargés de désigner le président : l’avantage est demeuré à M. Buchanan. La candidature de M. Fillmore a réuni un nombre de voix très considérable dans plusieurs des états du sud, notamment dans la Louisiane et dans la Floride ; elle n’a obtenu la majorité que dans un seul, le Maryland. M. Buchanan a eu pour lui tous les autres états à esclaves, deux des états du centre, la Pensylvanie et le New-Jersey, et un état de l’ouest, l’Indiana. Il a réuni ainsi 159 voix, c’est-à-dire 10 voix de plus que la majorité absolue ; peut-être y pourra-t-il joindre encore les 4 voix de la Californie. M. Fremont l’a emporté dans douze des états libres, parmi lesquels le New-York et l’Ohio, qui lui ont donné 125 voix. C’est l’élection la plus disputée qu’on ait vu depuis longtemps.

M. Buchanan est donc virtuellement élu, et le 4 mars 1857 il ira prendre possession de la Maison-Blanche. Quelles peuvent être les conséquences du choix que vient de faire le peuple américain, et quelle politique adoptera le nouvel élu ? Telles sont les questions qu’une irrésistible curiosité met aujourd’hui sur toutes les lèvres. Qu’on nous permette de dire brièvement notre avis. Nous ne croyons pas que l’élection de M. Fremont aurait eu pour conséquence une rupture de l’Union. Les états du sud auraient bruyamment manifesté leur alarmes et leur colère, des démonstrations séditieuses auraient eu lieu, les harangues incendiaires se seraient succédé tous les jours mais lorsque les meneurs auraient voulu passer de la menace à l’exécution, ils n’auraient trouvé qu’hésitation et froideur, et le premier homme de cœur qui se serait mis en avant pour prêcher le respect de la constitution et de l’unité nationale aurait en un instant rallié la foule autour de lui. Un des représentans de la Virginie au congrès M. Botts, homme de caractère et de sens, avait dit dans une réunion que le sud, malgré ses cris, subirait paisiblement l’élection de M. Fremont. Stigmatisé comme traître, pour ce propos, par le gouverneur de la Virginie, qui est un sécessioniste ardent, M. Botts, il n’y a que quelques semaines, n’hésitait pas à maintenir son assertion devant ses électeurs. « Les hommes du nord, disait-il, et M. Fremont le premier, ne veulent porter aucune atteinte à vos droits, ils n’ont aucune envie de se mêler de vos affaires et de vous empêcher d’être maîtres chez vous ; le nord veut limiter l’esclavage comme le sud veut l’étendre, chacun est dans son rôle naturel, et ce que chacun a de mieux à faire, c’est de se servir de la constitution et de n’en point sortir. » Nous avons la conviction que M. Botts n’aurait pas été seul de son avis, le jour où l’on aurait sérieusement proposé aux hommes du sud de déchirer la constitution. Le nord n’a jamais fait entendre de menaces de séparation : au jour fatal, il acceptera la lutte et la soutiendra avec une indomptable énergie, mais il n’en prendra jamais l’initiative. L’élection de M. Buchanan, en rassurant et en apaisant les hommes du sud, sera donc le signal d’une trêve momentanée ; mais il est essentiel de mettre à profit la durée de cette trêve, si l’on ne veut voir l’agitation renaître plus violente et plus terrible.

Le nouvel élu sera-t-il l’instrument docile des passions du sud, comme l’annonçaient ses adversaires, comme sa participation aux fameuses conférences d’Ostende et la servilité avec laquelle il a accepté le programme de Cincinnati autoriseraient à le croire ? Le verra-t-on annexer à l’Union et transformer en états à esclaves toutes les républiques de l’Amérique centrale, se faire partout l’allié des flibustiers, mettre violemment la main sur Cuba, et lancer la politique américaine dans les aventures ? Nous ne le pensons pas. Autant vaudrait le rendre responsable de toutes les sornettes qu’ont débitées les journaux qui soutenaient sa candidature. Que certaines feuilles de l’Alabama, de la Louisiane, même de la Virginie, demandent le rétablissement de la traite des nègres, soutiennent que l’esclavage des noirs est la condition indispensable de la liberté des blancs, et appellent de leurs vœux le jour où les états du nord rétabliront la servitude ; qu’un sénateur de la Louisiane, M. Downs, propose, pour remédier au paupérisme, de réduire en esclavage tous les blancs qui n’ont pas de moyens d’existence assurés : on ne doit voir dans ces déclamations folles que des aberrations individuelles, ou des outrages gratuits au bon sens, dictés par l’emportement de la passion ; il serait injuste d’y vouloir trouver le programme du parti démocratique. C’est la honte de la société américaine que de pareilles opinions puissent s’y manifester sans attirer à ceux qui les professent le mépris universel ; mais ne faisons pas à une nation civilisée l’injure de croire que de telles idées rencontrent des hommes d’état disposés à les appliquer.

M. Buchanan a débuté dans la vie politique, il y a déjà quarante-quatre ans ; il a pris part plusieurs fois au gouvernement, il a exercé les fonctions les plus importantes et s’y est fait une réputation de talent et d’habileté. Comme presque tous les hommes politiques de son pays, il a fait de nombreux sacrifices à l’esprit de parti, et il a donné mainte preuve de cette flexibilité excessive sans laquelle il est impossible de réussir sous le despotisme de la foule comme sous le despotisme d’un seul. Ce qu’on ne peut lui refuser, c’est de l’expérience, du jugement et du bon sens. Sa participation aux conférences d’Ostende a été une manœuvre électorale devant laquelle il a d’autant moins hésité, que, par une incroyable faiblesse, le gouvernement américain en assumait la responsabilité ; mais pour avoir mis sa signature à côté de celle de M. Soulé, M. Buchanan ne se croit point obligé d’épouser toutes les idées de ce démagogue cosmopolite. Il ouvrira peut-être des négociations avec l’Espagne pour lui proposer de vendre Cuba aux États-Unis, et, pourvu qu’il ait un certain nombre de dépêches à communiquer au sénat en cas de besoin, il se tiendra pour satisfait et se croira quitte envers ses électeurs.

Quant à l’intérieur, M. Buchanan est trop avisé et trop clairvoyant pour se mettre à la remorque des hommes qui l’ont nommé. Le sud, en le faisant arriver à la présidence, lui adonné tout ce qu’il en pouvait espérer ; le sud ne saurait par ses seules forces lui assurer dans le congrès, ni même dans une seule des deux chambres, la majorité nécessaire pour gouverner. Il faudrait donc toujours demander aux démocrates du nord l’appoint indispensable, et cet appoint ne pourrait être obtenu que par des concessions. À servir aveuglément les exigences du sud et à suivre l’exemple de M. Pierce, M. Buchanan ne gagnerait que les embarras, les échecs et la déconsidération qui ont marqué la dernière administration. Nous croyons donc que M. Buchanan prendra l’initiative des concessions au nord, parce qu’il doit voir que le danger le plus à redouter vient aujourd’hui du côté des états libres. Il fera exécuter le Ml de Nebraska et Kansas pour ne pas renouveler des débats périlleux ; mais il ne favorisera pas le développement de l’esclavage dans le Kansas, il y rétablira à tout prix la tranquillité, et il y fera respecter la liberté des élections. Il laissera en même temps à la colonisation libre toute facilité de s’étendre dans le territoire nord-ouest, afin qu’une prompte prise de possession de sa part prévienne toute contestation ultérieure, et il se confiera au temps pour ramener la modération et -le calme dans les esprits. Si cependant, au lieu de tenir cette conduite prudente et de désarmer le légitime ressentiment du nord, M. Buchanan se laissait entraîner par ses engagemens de parti à épouser les querelles du sud, ou à suivre la politique tortueuse et vacillante de M. Pierce, il verrait le nord s’organiser immédiatement en vue de l’élection de 1860 ; il aurait M. Fremont pour successeur dans la présidence, et le jour des dangers sérieux serait venu pour l’Union américaine.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1850, la Société américaine et les Partis de l’Union.
  2. En 1821, M. Clay proposa d’admettre le Missouri dans l’Union, mais à la condition qu’aucun état à esclaves ne pourrait désormais être formé au nord du 36e degré de latitude, hauteur moyenne du cours de l’Ohio, ce qui assurait à la colonisation libre les fertiles contrées comprises entre le 36e degré, les Montagnes-Rocheuses, le Canada et le Mississipi. Cette transaction votée par la coalition du parti démocratique avec les états du sud, est connue sous le nom de compromis du Missouri.
  3. On l’a exposée en détail dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1844.
  4. Pour qu’un état puisse être admis dans l’Union, il faut que le nombre de ses habitans atteigne le minimum fixé par la constitution. Tant que la population demeure inférieure à ce minimum, les établissemens nouveaux portent le nom de territoires et sont administrés par les autorités fédérales d’après les lois votées par le congrès.
  5. La superficie des états à esclaves est de 857,508 milles carrés, celle des états libres, de 612,500 : en tout 1,464,105. La superficie des territoires non encore colonisés est de 1,497,561 milles carrés.
  6. D’après le recensement de 1850, le nombre des blancs qui ne savent ni lire ni écrire est à peine de 5 sur 1,000 dans la Nouvelle-Angleterre ; il varie de 100 à 150 sur 1,000 dans les états à esclaves.
  7. Voyez sur Dred la Revue du 1er novembre.