L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 10

Les Éditions du Zodiaque (p. 93-car1).

Chapitre X

BOURLAMAQUE VOISINE DÉSERTE
DE VAL D’OR


La ville fermée de la compagnie « Lamaque Gold
Mine » est pourtant aménagée selon les données
de l’urbanisme — Maisons princières, jardins
somptueux, bungalows attrayants

Qui n’a pas vu les maisons de Bourlamaque, les jardins qui les entourent, certaines rocailles surtout, les jardinets moins élaborés qui vont avec d’autres habitations moins prétentieuses mais de fort belle apparence, en bordure de larges rues dont la chaussée, les trottoirs et les pelouses sont pour le moins impeccables, celui-là n’a rien vu en fait d’aménagement et d’embellissement d’une ville, ne peut se douter de la rapidité avec laquelle ces choses-là se peuvent faire.

Il y a trois ans, non seulement Bourlamaque — qui a bien failli n’être que Lamaque, « qui n’eût été que Lamaque, sans l’intervention de Québec — n’existait-elle pas, ses plans n’étaient-ils pas tracés, mais personne n’avait jamais songé à établir une ville dans ces parages. Ce sont maintenant deux villes que l’on y trouve, Val d’Or et Bourlamaque, et une troisième ne tardera pas, dont le nom n’est pas connu, dans le voisinage immédiat de la mine Sigma.

Au contraire de Val d’Or qui s’est d’abord établi et construit au petit bonheur, quitte à mettre ensuite de l’ordre dans le chaos, Bourlamaque est le résultat d’un plan d’ensemble que des urbanistes ont commencé par mettre sur le papier. Ville ouverte, trop largement ouverte, contre ville fermée, peut-être trop fermée.

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La compagnie Lamaque Gold Mine, d’abord possédée par le syndicat Read-Authier, qui en a cédé la majorité des actions à la grande société ontarienne Teck-Hughes, avait dépensé plus de deux millions de dollars pour l’aménagement de la mine et celui de la ville avant que la mine n’eût produit une once d’or, que la ville n’eût un seul citoyen. Les ouvriers mineurs, à l’époque où des puits et des galeries s’enfonçaient dans le sous-sol, logeaient dans des cabanes, des campes, aujourd’hui disparus.

La ville existe maintenant, avec sa grande rue commerciale, large comme une fois et demie la rue Sherbrooke à Montréal, ses quartiers d’habitations proprettes mais un peu uniformes : des bungalows en billes du pays, tous du même modèle ; ses quartiers huppés, où les hauts fonctionnaires s’installent comme si la mine devait produire à perpétuité un flot continu non pas de millions mais de milliards. Plusieurs constructions ont des allures de palais et Le Nôtre, s’il eût dessiné des parcs anglais plutôt que des jardins français, n’aurait pas eu honte d’être le créateur de parcs particuliers du genre de ceux de Bourlamaque.

Ces jardins ont sans doute coûté beaucoup d’argent à leurs propriétaires pour obtenir les floraisons qu’on y voyait en juillet 1937. Trois années auparavant, c’était à cet endroit la forêt vierge. Il a fallu, avant d’établir la moindre platebande, d’étager la moindre terrasse des rocailles, abattre la forêt, arracher les souches, faire la terre, préparer le sol, lui ajouter de tonifiants composts. Mais quelles floraisons de delphiniums et de pieds d’alouette, nains et géants, d’ancolies de toutes les teintes, avec ou sans éperons, de salpiglossis et de lupins, de pensées, même de roses thé et de plantes aquatiques. L’or vient à bout de tout. Il démontre, cette fois, que le climat abitibien n’est pas si terrible. Ne permet-il pas à l’amateur de jardins de se livrer à son aimable passe-temps ?

Les jardinets des bungalows ordinaires ont aussi des espèces surprenantes pour l’endroit. Quant aux pelouses, elles sont partout ravissantes. L’aqueduc de Bourlamaque ne leur ménage pas l’eau.

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Bourlamaque s’offre comme une ville moderne, ainsi qu’il en existe sur le papier de luxe de certains magazines qui nous viennent des États-Unis. Mais cette ville compte bien moins d’habitants que sa voisine, Val d’Or : un peu plus d’un millier en comparaison de plus de sept mille.

C’est que la compagnie Lamaque, qui a organisé Bourlamaque, a jusqu’ici posé des conditions que la plupart des ouvriers mêmes — ils sont plus de 600 — n’ont pas voulu accepter. Bourlamaque explique Val d’Or, sans toutefois justifier pleinement cette dernière. La liberté ne devrait pas exclure l’ordre et le bon sens.


Cliché Canadien National
Une cabane de colon.


Cliché Canadien National
Une rue de Val d’Or.

Autour de la mine Sigma, voisine immédiate de Lamaque, une autre ville doit bientôt naître. La compagnie aura vraisemblablement son mot à dire quant à l’aménagement, mais la ville ne sera pas fermée, la chose d’une compagnie. À la seule mine Sigma, contrôlée par la compagnie ontarienne Dome Mines, le personnel est déjà de plus de 200 employés, de quoi constituer, avec les familles, un commencement de population.

Bourlamaque et Val d’Or ne sont pas toutefois des faits urbains à venir, mais existants : la première, bien aménagée, mais sans grande population ; l’autre, qui tâche de mettre de l’ordre dans la pullulation de son peuplement sans cesse en progrès. Les deux villes se touchent, comme Montréal et Westmount. En fait, du point de vue religieux et scolaire, elles ne font qu’une. La population bourlamaquaise, sur fond anglo-saxon, est pas mal cosmopolite. On y retrouve des éléments d’un peu toutes les races, principalement des races slaves. Il n’est pas alors surprenant de découvrir que le pharmacien de l’endroit vend, en même temps que des glaces, des sorbets, et des boissons gazeuses, des journaux publiés en russe, en ukranien, en polonais, en allemand. À l’entrée de la ville, en venant de Val d’Or, la première boutique que l’on rencontre, en face du prétentieux hôtel Bourlamaque, est occupée par la laiterie au joli nom français : Parfondeval. L’entreprise a été lancée par des membres de la famille Trudelle, les uns d’Amos, les autres de Montréal.

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Les catholiques ne sont pas rares dans Bourlamaque cosmopolite. Ils sont paroissiens, de même que leurs coreligionnaires de Val d’Or, de Saint-Sauveur-les-Mines. La paroisse, vieille de deux ans, s’est construit, en 1936, à la frontière entre les deux villes, un commencement d’église. C’est une crypte, au-dessus de laquelle l’on songe déjà à élever un temple plus vaste. Le presbytère, modeste maison, est à côté de l’église.

Le premier curé de Val d’Or, M. l’abbé Pierre Lévesque, avait été, à l’automne de 1933, missionnaire dans la colonie naissante de Sainte-Gertrude de Villemontel. Après avoir commencé les travaux de l’église de Val d’Or, l’abbé Lévesque fut remplacé, en novembre 1936, par le curé actuel, M. l’abbé Gaspard Forest. Celui-ci n’est pas un nouveau venu dans l’Abitibi et le ministère en pays minier ne lui était pas inconnu avant qu’il ne prît charge de la cure de Saint-Sauveur. Natif de l’Épiphanie, M. l’abbé Forest a fait ses études au Collège de l’Assomption, au Grand Séminaire de Montréal. Il fut ordonné, en 1922, à Haileybury, par feu Mgr Latulippe. M. l’abbé Forest nous relate avec émotion qu’il fut le dernier prêtre ordonné par Mgr Latulippe, peu de temps avant sa mort, qui suivit de près l’incendie de presque toute sa ville épiscopale.

Son évêque l’envoya d’abord comme vicaire à O’Brien, aujourd’hui Taschereau, en Abitibi, ensuite, de 1923 à 1932, à Timmins et à North-Cobalt, puis à Englenhart et à Charlton, dans la province d’Ontario.

Dans les premiers temps de la paroisse de Saint-Sauveur, la messe dominicale se disait au cinéma de Val d’Or. L’église actuelle, avec ses 900 sièges, ses trois messes chaque dimanche — car le curé doit se faire aider par des prêtres du voisinage d’ici à ce que Mgr  d’Haileybury ait pu lui désigner un vicaire — ne répond déjà plus aux besoins. Il va sans dire que le curé de Saint-Sauveur n’a pas de missions en dehors de Bourlamaque et de Val d’Or.

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Pour fins scolaires, les catholiques des villes jumelles forment une seule municipalité. Pour 400 enfants catholiques, l’on avait d’abord improvisé quatorze salles de classe, dont une dans la ville de Bourlamaque. L’on prévoit maintenant qu’il faudra vingt-deux salles de classe au moins, pour les seuls enfants catholiques de la population présente. Beaucoup d’hommes, qui s’étaient rendus là-bas seuls, font maintenant venir leurs familles.

Les Sœurs Grises de la Croix, dont la maison-mère est à Ottawa, doivent prendre la direction d’une grande école à Val d’Or, dès que la Commission scolaire l’aura construite. De même pour un hôpital, projeté pour 1938. L’on attendait l’inauguration du nouvel embranchement du Canadien National, de Senneterre à Rouyn, en passant par Val d’Or, qui ne peut manquer d’avoir pour effet de faire baisser le prix des matériaux de construction. Pour l’heure, Val d’Or doit se contenter d’un dispensaire et d’un petit hôpital privé, fondé et dirigé par un jeune médecin venu de Québec, le Dr Grondin. Le coût d’une construction d’envergure aurait été prohibitif avant le chemin de fer. L’embranchement du Canadien National est construit jusqu’à Val d’Or, depuis octobre 1937. Hôpital et écoles nouvelles vont donc se construire sans délai.

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Les deux principales mines qui existent présentement dans cette région, Sigma et Lamaque, sont parmi les vingt-trois qui ont produit de l’or, dans la province de Québec, au cours de l’année 1937.

L’usine de Lamaque, d’une capacité d’environ 600 tonnes par jour, a traité, en douze mois, 230 465 tonnes de minerai et produit 83 054 onces d’or, d’une valeur de 2 906 060 $ ; l’usine de Sigma, d’une capacité quotidienne d’environ 350 tonnes, a traité 125 407 tonnes de minerai dans le même temps et produit 28 264 onces d’or, d’une valeur de 988 958 $.

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La ville de Val d’Or — population de plus de 7 000 habitants dont 80 pour cent de langue française — publie un seul journal, en langue anglaise, le Val d’Or News, frère du Quebec Miner, publié à Amos. L’allure anglaise de Val d’Or, hors le nom même de la ville et les intentions de quelques-uns de ses citoyens qui veulent déterminer une réaction française, est aussi anglaise que possible. La réaction recherchée se produira-t-elle ?


Carte Abitibi