Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Abbesse de Castro.



L’ABBESSE
DE CASTRO.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Palerme, 15 septembre 1838.
VI.

Le lendemain du combat, les religieuses de la Visitation trouvèrent avec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans le passage qui conduisait de la porte extérieure à la porte en barreaux de fer ; huit de leurs bravi étaient blessés. Jamais on n’avait eu une telle peur au couvent : parfois on avait bien entendu des coups d’arquebuse tirés sur la place, mais jamais cette quantité de coups de feu tirés dans le jardin, au centre des bâtimens et sous les fenêtres des religieuses. L’affaire avait bien duré une heure et demie, et, pendant ce temps, le désordre avait été à son comble dans l’intérieur du couvent. Si Jules Branciforte avait eu la moindre intelligence avec quelqu’une des religieuses ou des pensionnaires, il eût réussi : il suffisait qu’on lui ouvrît l’une des nombreuses portes qui donnent sur le jardin ; mais, transporté d’indignation et de colère contre ce qu’il appelait le parjure de la jeune Hélène, Jules voulait tout emporter de vive force. Il eût cru manquer à ce qu’il se devait s’il eût confié son dessein à quelqu’un qui pût le redire à Hélène. Un seul mot, cependant, à la petite Marietta eût suffi pour le succès : elle eût ouvert l’une des portes donnant sur le jardin, et un seul homme paraissant dans les dortoirs du couvent, avec ce terrible accompagnement de coups d’arquebuse entendu au dehors, eût été obéi à la lettre. Au premier coup de feu, Hélène avait tremblé pour les jours de son amant, et n’avait plus songé qu’à s’enfuir avec lui.

Comment peindre son désespoir lorsque la petite Marietta lui parla de l’effroyable blessure que Jules avait reçue au genou et dont elle avait vu couler le sang en abondance ? Hélène détestait sa lâcheté et sa pusillanimité : — J’ai eu la faiblesse de dire un mot à ma mère, et le sang de Jules a coulé ; il pouvait perdre la vie dans cet assaut sublime où son courage a tout fait.

Les bravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, avides de les écouter, que de leur vie ils n’avaient été témoins d’une bravoure comparable à celle du jeune homme habillé en courrier qui dirigeait les efforts des brigands. Si toutes écoutaient ces récits avec le plus vif intérêt, on peut juger de l’extrême passion avec laquelle Hélène demandait à ces bravi des détails sur le jeune chef des brigands. À la suite des longs récits qu’elle se fit faire par eux et par les vieux jardiniers, témoins fort impartiaux, il lui sembla qu’elle n’aimait plus du tout sa mère. Il y eut même un moment de dialogue fort vif entre ces personnes qui s’aimaient si tendrement la veille du combat ; la signora de Campireali fut choquée des taches de sang qu’elle apercevait sur les fleurs d’un certain bouquet dont Hélène ne se séparait plus un seul instant.

— Il faut jeter ces fleurs souillées de sang.

— C’est moi qui ai fait verser ce sang généreux, et il a coulé parce que j’ai eu la faiblesse de vous dire un mot.

— Vous aimez encore l’assassin de votre frère ?

— J’aime mon époux qui, pour mon éternel malheur, a été attaqué par mon frère.

Après ces mots, il n’y eut plus une seule parole échangée entre la signora de Campireali et sa fille, pendant les trois journées que la signora passa encore au couvent.

Le lendemain de son départ, Hélène réussit à s’échapper, profitant de la confusion qui régnait aux deux portes du couvent par suite de la présence d’un grand nombre de maçons qu’on avait introduits dans le jardin et qui travaillaient à y élever de nouvelles fortifications. La petite Marietta et elle s’étaient déguisées en ouvriers. Mais les bourgeois faisaient une garde sévère aux portes de la ville. L’embarras d’Hélène fut assez grand pour sortir. Enfin, ce même petit marchand qui lui avait fait parvenir les lettres de Branciforte consentit à la faire passer pour sa fille et à l’accompagner jusque dans Albano. Hélène y trouva une cachette chez sa nourrice, que ses bienfaits avaient mise à même d’ouvrir une petite boutique. À peine arrivée, elle écrivit à Branciforte, et la nourrice trouva, non sans de grandes peines, un homme qui voulut bien se hasarder à s’enfoncer dans la forêt de la Faggiola, sans avoir le mot d’ordre des soldats de Colonna.

Le messager envoyé par Hélène revint au bout de trois jours, tout effaré ; d’abord, il lui avait été impossible de trouver Branciforte, et les questions qu’il ne cessait de faire sur le compte du jeune capitaine ayant fini par le rendre suspect, il avait été obligé de prendre la fuite.

Il n’en faut point douter, le pauvre Jules est mort, se dit Hélène, et c’est moi qui l’ai tué ! Telle devait être la conséquence de ma misérable faiblesse et de ma pusillanimité ; il aurait dû aimer une femme forte, la fille de quelqu’un des capitaines du prince Colonna. La nourrice crut qu’Hélène allait mourir. Elle monta au couvent des capucins, voisin du chemin taillé dans le roc, où jadis Fabio et son père avaient rencontré les deux amans au milieu de la nuit. La nourrice parla long-temps à son confesseur, et, sous le secret du sacrement, lui avoua que la jeune Hélène de Campireali voulait aller rejoindre Jules Branciforte, son époux, et qu’elle était disposée à placer dans l’église du couvent une lampe d’argent de la valeur de cent piastres espagnoles.

— Cent piastres ! répondit le moine irrité. Et que deviendra notre couvent, si nous encourons la haine du seigneur de Campireali ? Ce n’est pas cent piastres, mais bien mille, qu’il nous a données pour être allés relever le corps de son fils sur le champ de bataille des Ciampi, sans compter la cire.

Il faut dire en l’honneur du couvent que deux moines âgés, ayant eu connaissance de la position exacte de la jeune Hélène, descendirent dans Albano, et l’allèrent voir dans l’intention d’abord de l’amener de gré ou de force à prendre son logement dans le palais de sa famille : ils savaient qu’ils seraient richement récompensés par la signora de Campireali. Tout Albano était rempli du bruit de la fuite d’Hélène et du récit des magnifiques promesses faites par sa mère à ceux qui pourraient lui donner des nouvelles de sa fille. Mais les deux moines furent tellement touchés du désespoir de la pauvre Hélène, qui croyait Jules Branciforte mort, que, bien loin de la trahir en indiquant à sa mère le lieu où elle s’était retirée, ils consentirent à lui servir d’escorte jusqu’à la forteresse de la Petrella. Hélène et Marietta, toujours déguisées en ouvriers, se rendirent à pied et de nuit à une certaine fontaine située dans la forêt de la Faggiola, à une lieue d’Albano. Les moines y avaient fait conduire des mulets, et, quand le jour fut venu, l’on se mit en route pour la Petrella. Les moines, que l’on savait protégés par le prince, étaient salués avec respect par les soldats qu’ils rencontraient dans la forêt ; mais il n’en fut pas de même des deux petits hommes qui les accompagnaient : les soldats les regardaient d’abord d’un œil fort sévère et s’approchaient d’eux, puis éclataient de rire et faisaient compliment aux moines sur les grâces de leurs muletiers.

— Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par ordre du prince Colonna, répondaient les moines en cheminant.

Mais la pauvre Hélène avait du malheur ; le prince était absent de la Petrella, et quand, trois jours après, à son retour, il lui accorda enfin une audience, il se montra très dur.

— Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle ? Que signifie cette démarche mal avisée ? Vos bavardages de femmes ont fait périr sept hommes des plus braves qui fussent en Italie, et c’est ce qu’aucun homme sensé ne vous pardonnera jamais. En ce monde, il faut vouloir ou ne pas vouloir. C’est sans doute aussi par suite de nouveaux bavardages que Jules Branciforte vient d’être déclaré sacrilége et condamné à être tenaillé pendant deux heures avec des tenailles rougies au feu, et ensuite brûlé comme un juif, lui, un des meilleurs chrétiens que je connaisse ! Comment eût-on pu, sans quelque bavardage infâme de votre part, inventer ce mensonge horrible, savoir que Jules Branciforte était à Castro le jour de l’attaque du couvent ? Tous mes hommes vous diront que ce jour-là même on le voyait ici à la Petrella, et que, sur le soir, je l’envoyai à Velletri.

— Mais est-il vivant ? s’écriait pour la dixième fois la jeune Hélène fondant en larmes.

— Il est mort pour vous, reprit le prince, vous ne le reverrez jamais. Je vous conseille de retourner à votre couvent de Castro ; tâchez de ne plus commettre d’indiscrétions, et je vous ordonne de quitter la Petrella d’ici à une heure. Surtout ne racontez à personne que vous m’avez vu, ou je saurai vous punir.

La pauvre Hélène eut l’ame navrée d’un pareil accueil de la part de ce fameux prince Colonna pour lequel Jules avait tant de respect, et qu’elle aimait parce qu’il l’aimait.

Quoi qu’en voulût dire le prince Colonna, cette démarche d’Hélène n’était point mal avisée. Si elle fût venue trois jours plus tôt à la Petrella, elle y eût trouvé Jules Branciforte ; sa blessure au genou le mettait hors d’état de marcher, et le prince le faisait transporter au gros bourg d’Avezzano, dans le royaume de Naples. À la première nouvelle du terrible arrêt acheté contre Branciforte par le seigneur de Campireali, et qui le déclarait sacrilége et violateur de couvent, le prince avait vu que, dans le cas où il s’agirait de protéger Branciforte, il ne pouvait plus compter sur les trois quarts de ses hommes. Ceci était un péché contre la Madone à la protection de laquelle chacun de ces brigands croyait avoir des droits particuliers. S’il se fût trouvé un barigel à Rome assez osé pour venir arrêter Jules Branciforte au milieu de la forêt de la Faggiola, il aurait pu réussir.

En arrivant à Avezzano, Jules s’appelait Fontana, et les gens qui le transportaient furent discrets. À leur retour à la Petrella, ils annoncèrent avec douleur que Jules était mort en route, et de ce moment chacun des soldats du prince sut qu’il y avait un coup de poignard dans le cœur pour qui prononcerait ce nom fatal.

Ce fut donc en vain qu’Hélène, de retour dans Albano, écrivit lettres sur lettres, et dépensa, pour les faire porter à Branciforte, tous les sequins qu’elle avait. Les deux moines âgés, qui étaient devenus ses amis, car l’extrême beauté, dit le chroniqueur de Florence, ne laisse pas d’avoir quelque empire, même sur les cœurs endurcis par ce que l’égoïsme et l’hypocrisie ont de plus bas ; les deux moines, disons-nous, avertirent la pauvre jeune fille que c’était en vain qu’elle cherchait à faire parvenir un mot à Branciforte : Colonna avait déclaré qu’il était mort, et certes Jules ne reparaîtrait au monde que quand le prince le voudrait. La nourrice d’Hélène lui annonça en pleurant que sa mère venait enfin de découvrir sa retraite, et que les ordres les plus sévères étaient donnés pour qu’elle fût transportée de vive force au palais Campireali, dans Albano. Hélène comprit qu’une fois dans ce palais sa prison pouvait être d’une sévérité sans bornes, et que l’on parviendrait à lui interdire absolument toutes communications avec le dehors, tandis qu’au couvent de Castro elle aurait, pour recevoir et envoyer des lettres, les mêmes facilités que toutes les religieuses. D’ailleurs, et ce fut ce qui la détermina, c’était dans le jardin de ce couvent que Jules avait répandu son sang pour elle : elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la tourière, où il s’était placé un moment pour regarder sa blessure au genou ; c’était là qu’il avait donné à Marietta ce bouquet taché de sang qui ne la quittait plus. Elle revint donc tristement au couvent de Castro, et l’on pourrait terminer ici son histoire : ce serait bien pour elle, et peut-être aussi pour le lecteur. Nous allons, en effet, assister à la longue dégradation d’une ame noble et généreuse. Les mesures prudentes et les mensonges de la civilisation, qui désormais vont l’obséder de toutes parts, remplaceront les mouvemens sincères des passions énergiques et naturelles. Le chroniqueur romain fait ici une réflexion pleine de naïveté : parce qu’une femme se donne la peine de faire une belle fille, elle croit avoir le talent qu’il faut pour diriger sa vie, et parce que, lorsqu’elle avait six ans, elle lui disait avec raison : Mademoiselle, redressez votre colerette, lorsque cette fille a dix-huit ans et elle cinquante, lorsque cette fille a autant et plus d’esprit que sa mère, celle-ci, emportée par la manie de régner, se croit le droit de diriger sa vie et même d’employer le mensonge. Nous verrons que c’est Victoire Carafa, la mère d’Hélène, qui, par une suite de moyens adroits et fort savamment combinés, amena la mort cruelle de sa fille si chérie, après avoir fait son malheur pendant douze ans, triste résultat de la manie de régner.

Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu la joie de voir publier dans Rome la sentence qui condamnait Branciforte à être tenaillé pendant deux heures avec des fers rouges dans les principaux carrefours de Rome, à être ensuite brûlé à petit feu, et ses cendres jetées dans le Tibre. Les fresques du cloître de Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence, montrent encore aujourd’hui comment on exécutait ces sentences cruelles envers les sacriléges. En général, il fallait un grand nombre de gardes pour empêcher le peuple indigné de remplacer les bourreaux dans leur office. Chacun se croyait ami intime de la Madone. Le seigneur de Campireali s’était encore fait lire cette sentence peu de momens avant sa mort, et avait donné à l’avocat qui l’avait procurée sa belle terre située entre Albano et la mer. Cet avocat n’était point sans mérite. Branciforte était condamné à ce supplice atroce, et cependant aucun témoin n’avait dit l’avoir reconnu sous les habits de ce jeune homme déguisé en courrier, qui semblait diriger avec tant d’autorité les mouvemens des assaillans. La magnificence de ce don mit en émoi tous les intrigans de Rome. Il y avait alors à la cour un certain fratone (moine), homme profond et capable de tout, même de forcer le pape à lui donner le chapeau ; il prenait soin des affaires du prince Colonna, et ce client terrible lui valait beaucoup de considération. Lorsque la signora Campireali vit sa fille de retour à Castro, elle fit appeler ce fratone.

— Votre révérence sera magnifiquement récompensée, si elle veut bien aider à la réussite de l’affaire fort simple que je vais lui expliquer. D’ici à peu de jours, la sentence qui condamne Jules Branciforte à un supplice terrible va être publiée et rendue exécutoire aussi dans le royaume de Naples. J’engage votre révérence à lire cette lettre du vice-roi, un peu mon parent, qui daigne m’annoncer cette nouvelle. Dans quel pays Branciforte pourra-t-il chercher un asile ? Je ferai remettre 50,000 piastres au prince, avec prière de donner le tout ou partie à Jules Branciforte, sous la condition qu’il ira servir le roi d’Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de Flandre. Le vice-roi donnera un brevet de capitaine à Branciforte, et, afin que la sentence de sacrilége, que j’espère bien aussi rendre exécutoire en Espagne, ne l’arrête point dans sa carrière, il portera le nom de baron Lizzara ; c’est une petite terre que j’ai dans les Abruzzes, et dont, à l’aide de ventes simulées, je trouverai moyen de lui faire passer la propriété. Je pense que votre révérence n’a jamais vu une mère traiter ainsi l’assassin de son fils. Avec 500 piastres, nous aurions pu depuis long-temps nous débarrasser de cet être odieux ; mais nous n’avons point voulu nous brouiller avec Colonna. Ainsi, daignez lui faire remarquer que mon respect pour ses droits me coûte 60 ou 80,000 piastres. Je veux n’entendre jamais parler de ce Branciforte, et sur le tout présentez mes respects au prince.

Le fratone dit que sous trois jours il irait faire une promenade du côté d’Ostie, et la signora de Campireali lui remit une bague valant 1,000 piastres.

Quelques jours plus tard, le fratone reparut dans Rome, et dit à la signora de Campireali qu’il n’avait point donné connaissance de sa proposition au prince ; mais qu’avant un mois le jeune Branciforte serait embarqué pour Barcelone, où elle pourrait lui faire remettre, par un des banquiers de cette ville, la somme de 50,000 piastres.

Le prince trouva bien des difficultés auprès de Jules ; quelques dangers que désormais il dût courir en Italie, le jeune amant ne pouvait se déterminer à quitter ce pays. En vain le prince laissa-t-il entrevoir que la signora de Campireali pouvait mourir ; en vain promit-il que dans tous les cas, au bout de trois ans, Jules pourrait revenir voir son pays, Jules répandait des larmes, mais ne consentait point. Le prince fut obligé d’en venir à lui demander ce départ comme un service personnel ; Jules ne put rien refuser à l’ami de son père ; mais, avant tout, il voulait prendre les ordres d’Hélène. Le prince daigna se charger d’une longue lettre ; et, bien plus, permit à Jules de lui écrire de Flandre une fois tous les mois. Enfin, l’amant désespéré s’embarqua pour Barcelone. Toutes ses lettres furent brûlées par le prince, qui ne voulait pas que Jules revînt jamais en Italie. Nous avons oublié de dire que, quoique fort éloigné par caractère de toute fatuité, le prince s’était cru obligé de dire, pour faire réussir la négociation, que c’était lui qui croyait convenable d’assurer une petite fortune de 50,000 piastres au fils unique d’un des plus fidèles serviteurs de la maison Colonna.

La pauvre Hélène était traitée en princesse au couvent de Castro. La mort de son père l’avait mise en possession d’une fortune considérable, et il lui survint des héritages immenses. À l’occasion de la mort de son père, elle fit donner cinq aunes de drap noir à tous ceux des habitans de Castro ou des environs qui déclarèrent vouloir porter le deuil du seigneur de Campireali. Elle était encore dans les premiers jours de son grand deuil, lorsque une main parfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. Il serait difficile de peindre les transports avec lesquels cette lettre fut ouverte, non plus que la profonde tristesse qui en suivit la lecture. C’était pourtant bien l’écriture de Jules ; elle fut examinée avec la plus sévère attention. La lettre parlait d’amour ; mais quel amour, grand Dieu ! La signora de Campireali, qui avait tant d’esprit, l’avait pourtant composée. Son dessein était de commencer la correspondance par sept à huit lettres d’amour passionné ; elle voulait préparer ainsi les suivantes, où l’amour semblerait s’éteindre peu à peu.

Nous passerons rapidement sur dix années d’une vie malheureuse. Hélène se croyait tout-à-fait oubliée, et cependant avait refusé avec hauteur les hommages des jeunes seigneurs les plus distingués de Rome. Pourtant elle hésita un instant lorsqu’on lui parla du jeune Octave Colonna, fils aîné du fameux Fabrice, qui jadis l’avait si mal reçue à la Petrella, Il lui semblait que, devant absolument prendre un mari pour donner un protecteur aux terres qu’elle avait dans l’état romain et dans le royaume de Naples, il lui serait moins odieux de porter le nom d’un homme que jadis Jules avait aimé. Si elle eût consenti à ce mariage, Hélène arrivait bien rapidement à la vérité sur Jules Branciforte. Le vieux prince Fabrice parlait souvent et avec transports des traits de bravoure surhumaine du colonel Lizzara (Jules Branciforte) qui, tout-à-fait semblable aux héros des vieux romans, cherchait à se distraire par de belles actions de l’amour malheureux qui le rendait insensible à tous les plaisirs. Il croyait Hélène mariée depuis long-temps ; la signora de Campireali l’avait environné, lui aussi, de mensonges.

Hélène s’était réconciliée à demi avec cette mère si habile. Celle-ci, désirant passionnément la voir mariée, pria son ami, le vieux cardinal Santi-Quatro, protecteur de la Visitation et qui allait à Castro, d’annoncer en confidence aux religieuses les plus âgées du couvent que son voyage avait été retardé par un acte de grâce. Le bon pape Grégoire XIII, mû de pitié pour l’ame d’un brigand nommé Jules Branciforte, qui autrefois avait tenté de violer leur monastère, avait voulu, en apprenant sa mort, révoquer la sentence qui le déclarait sacrilége, bien convaincu que, sous le poids d’une telle condamnation, il ne pourrait jamais sortir du purgatoire, si toutefois Branciforte, surpris au Mexique et massacré par des sauvages révoltés, avait eu le bonheur de n’aller qu’en purgatoire. Cette nouvelle mit en agitation tout le couvent de Castro ; elle parvint à Hélène qui alors se livrait à toutes les folies de vanité que peut inspirer à une personne profondément ennuyée la possession d’une grande fortune. À partir de ce moment, elle ne sortit plus de sa chambre. Il faut savoir que, pour arriver à pouvoir placer sa chambre dans la petite loge de la portière où Jules s’était réfugié un instant dans la nuit du combat, elle avait fait reconstruire une moitié du couvent. Avec des peines infinies et ensuite un scandale fort difficile à apaiser, elle avait réussi à découvrir et à prendre à son service les trois bravi employés par Branciforte et survivant encore aux cinq qui jadis échappèrent au combat de Castro. Parmi eux se trouvait Ugone, maintenant vieux et criblé de blessures. La vue de ces trois hommes avait causé bien des murmures ; mais enfin la crainte que le caractère altier d’Hélène inspirait à tout le couvent l’avait emporté, et tous les jours on les voyait, revêtus de sa livrée, venir prendre ses ordres à la grille extérieure, et souvent répondre longuement à ses questions toujours sur le même sujet.

Après les six mois de réclusion et de détachement pour toutes les choses du monde qui suivirent l’annonce de la mort de Jules, la première sensation qui réveilla cette ame déjà brisée par un malheur sans remède et un long ennui, fut une sensation de vanité.

Depuis peu, l’abbesse était morte. Suivant l’usage, le cardinal Santi-Quatro, qui était encore protecteur de la Visitation malgré son grand âge de quatre-vingt-douze ans, avait formé la liste des trois dames religieuses entre lesquelles le pape devait choisir une abbesse. Il fallait des motifs bien graves pour que sa sainteté lût les deux derniers noms de la liste, elle se contentait ordinairement de passer un trait de plume sur ces noms, et la nomination était faite.

Un jour, Hélène était à la fenêtre de l’ancienne loge de la tourière qui était devenue maintenant l’extrémité de l’aile des nouveaux bâtimens construits par ses ordres. Cette fenêtre n’était pas élevée de plus de deux pieds au-dessus du passage arrosé jadis du sang de Jules et qui maintenant faisait partie du jardin. Hélène avait les yeux profondément fixés sur la terre. Les trois dames que l’on savait depuis quelques heures être portées sur la liste du cardinal pour succéder à la défunte abbesse, vinrent à passer devant la fenêtre d’Hélène. Elle ne les vit pas, et par conséquent ne put les saluer. L’une des trois dames fut piquée et dit assez haut aux deux autres :

— Voilà une belle façon pour une pensionnaire d’étaler sa chambre aux yeux du public !

Réveillée par ces paroles, Hélène leva les yeux et rencontra trois regards méchans. — Eh bien ! se dit-elle en fermant la fenêtre sans saluer, voici assez de temps que je suis agneau dans ce couvent, il faut être loup, quand ce ne serait que pour varier les amusemens de messieurs les curieux de la ville.

Une heure après, un de ses gens, expédié en courrier, portait la lettre suivante à sa mère, qui depuis dix années habitait Rome et y avait su acquérir un grand crédit.


« Mère très respectable,

« Tous les ans tu me donnes 300,000 francs le jour de ma fête ; j’emploie cet argent à faire ici des folies, honorables à la vérité, mais qui n’en sont pas moins des folies. Quoique tu ne me le témoignes plus depuis long-temps, je sais que j’aurais deux façons de te prouver ma reconnaissance pour toutes les bonnes intentions que tu as eues à mon égard. Je ne me marierai point, mais je deviendrais avec plaisir abbesse de ce couvent ; ce qui m’a donné cette idée, c’est que les trois dames que notre cardinal Santi-Quatro a portées sur la liste par lui présentée au saint-père, sont mes ennemies ; et, quelle que soit l’élue, je m’attends à éprouver toutes sortes de vexations. Présente le bouquet de ma fête aux personnes auxquelles il faut l’offrir ; faisons d’abord retarder de six mois la nomination, ce qui rendra folle de bonheur la prieure du couvent, mon amie intime, et qui aujourd’hui tient les rênes du gouvernement. Ce sera déjà pour moi une source de bonheur, et c’est bien rarement que je puis employer ce mot en parlant de ta fille. Je trouve mon idée folle ; mais, si tu vois quelque chance de succès, dans trois jours je prendrai le voile blanc, huit années de séjour au couvent, sans découcher, me donnant droit à une exemption de six mois. La dispense ne se refuse pas, et coûte quarante écus.

« Je suis avec respect, ma vénérable mère, etc. »


Cette lettre combla de joie la signora de Campireali. Lorsqu’elle la reçut, elle se repentait vivement d’avoir fait annoncer à sa fille la mort de Branciforte ; elle ne savait comment se terminerait cette profonde mélancolie où elle était tombée ; elle prévoyait quelque coup de tête ; elle allait jusqu’à craindre que sa fille ne voulût aller visiter au Mexique le lieu où l’on avait prétendu que Branciforte avait été massacré, auquel cas il était très possible qu’elle apprît à Madrid le vrai nom du colonel Lizzara. D’un autre côté, ce que sa fille demandait par son courrier était la chose du monde la plus difficile et l’on peut même dire la plus absurde. Une jeune fille qui n’était pas même religieuse, et qui d’ailleurs n’était connue que par la folle passion d’un brigand, que peut-être elle avait partagée, être mise à la tête d’un couvent où tous les princes romains comptaient quelques parentes ! Mais, pensa la signora de Campireali, on dit que tout procès peut être plaidé et par conséquent gagné. Dans sa réponse, Victoire Carafa donna des espérances à sa fille, qui, en général, n’avait que des volontés absurdes, mais par compensation s’en dégoûtait très facilement. Dans la soirée, en prenant des informations sur tout ce qui, de près ou de loin, pouvait tenir au couvent de Castro, elle apprit que depuis plusieurs mois son ami le cardinal Santi-Quatro avait beaucoup d’humeur : il voulait marier sa nièce à don Octave Colonna, fils aîné du prince Fabrice, dont il a été parlé si souvent dans la présente histoire. Le prince lui offrait son second fils don Lorenzo, parce que, pour arranger sa fortune, étrangement compromise par la guerre que le roi de Naples et le pape, enfin d’accord, faisaient aux brigands de la Faggiola, il fallait que la femme de son fils aîné apportât une dot de 600,000 piastres (3,210,000 francs) dans la maison Colonna. Or, le cardinal Santi-Quatro, même en déshéritant de la façon la plus ridicule tous ses autres parens, ne pouvait offrir qu’une fortune de 380 ou 400,000 écus.

Victoire Carafa passa la soirée et une partie de la nuit à se faire confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro. Le lendemain, dès sept heures, elle se fit annoncer chez le vieux cardinal.

— Éminence, lui dit-elle, nous sommes bien vieux tous les deux ; il est inutile de chercher à nous tromper, en donnant de beaux noms à des choses qui ne sont pas belles ; je viens vous proposer une folie : tout ce que je puis dire pour elle c’est qu’elle n’est pas odieuse ; mais j’avouerai que je la trouve souverainement ridicule. Lorsqu’on traitait le mariage de don Octave Colonna avec ma fille Hélène, j’ai pris de l’amitié pour ce jeune homme, et le jour de son mariage je vous remettrai 200,000 piastres en terres ou en argent, que je vous prierai de lui faire tenir. Mais pour qu’une pauvre veuve telle que moi puisse faire un sacrifice aussi énorme, il faut que ma fille Hélène, qui a présentement vingt-sept ans et qui depuis l’âge de dix-neuf n’a pas découché du couvent, soit faite abbesse de Castro ; il faut pour cela retarder l’élection de six mois ; la chose est canonique.

— Que dites-vous, madame ? s’écria le vieux cardinal hors de lui ; sa sainteté elle-même ne pourrait pas faire ce que vous venez demander à un pauvre vieillard impotent.

— Aussi ai-je dit à votre éminence que la chose était ridicule : les sots la trouveront folle ; mais les gens bien instruits de ce qui se passe à la cour penseront que notre excellent prince le bon pape Grégoire XIII a voulu récompenser les loyaux et longs services de votre éminence en facilitant un mariage que tout Rome sait qu’elle désire. Du reste, la chose est fort possible, tout-à-fait canonique, j’en réponds ; ma fille prendra le voile blanc dès demain.

— Mais la simonie, madame !… s’écria le vieillard d’une voix terrible.

La signora de Campireali s’en allait.

— Quel est ce papier que vous laissez ?

— C’est la liste des terres que je présenterais comme valant 200,000 piastres si l’on ne voulait pas d’argent comptant ; le changement de propriété de ces terres pourrait être tenu secret pendant fort long-temps ; par exemple, la maison Colonna me ferait des procès que je perdrais…

— Mais la simonie, madame ! l’effroyable simonie !

— Il faut commencer par différer l’élection de six mois, demain je viendrai prendre les ordres de votre éminence.

Je sens qu’il faut expliquer pour les lecteurs nés au nord des Alpes le ton presque officiel de plusieurs parties de ce dialogue ; je rappellerai que, dans les pays strictement catholiques, la plupart des dialogues sur des sujets scabreux finissent par arriver au confessionnal, et alors il n’est rien moins qu’indifférent de s’être servi d’un mot respectueux ou d’un terme ironique.

Le lendemain, dans la journée, Victoire Carafa sut que, par suite d’une grande erreur de fait, découverte dans la liste des trois dames présentées pour la place d’abbesse de Castro, cette élection était différée de six mois : la seconde dame portée sur la liste avait un renégat dans sa famille ; un de ses grands oncles s’était fait protestant à Udine.

La signora de Campireali crut devoir faire une démarche auprès du prince Fabrice Colonna, à la maison duquel elle allait offrir une si notable augmentation de fortune. Après deux jours de soins, elle parvint à obtenir une entrevue dans un village voisin de Rome, mais elle sortit tout effrayée de cette audience ; elle avait trouvé le prince, ordinairement si calme, tellement préoccupé de la gloire militaire du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qu’elle avait jugé absolument inutile de lui demander le secret sur cet article. Le colonel était pour lui comme un fils, et mieux encore, comme un élève favori. Le prince passait sa vie à lire et relire certaines lettres arrivées de Flandre. Que devenait le dessein favori auquel la signora de Campireali sacrifiait tant de choses depuis dix ans, si sa fille apprenait l’existence et la gloire du colonel Lizzara ?

Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circonstances qui, à la vérité, peignent les mœurs de cette époque, mais qui me semblent tristes à raconter. L’auteur du manuscrit romain s’est donné des peines infinies pour arriver à la date exacte de ces détails que je supprime.

Deux ans après l’entrevue de la signora de Campireali avec le prince Colonna, Hélène était abbesse de Castro ; mais le vieux cardinal Santi-Quatro était mort de douleur après ce grand acte de simonie. En ce temps-là, Castro avait pour évêque le plus bel homme de la cour du pape, monsignor Francesco Cittadini, noble de la ville de Milan. Ce jeune homme, remarquable par ses graces modestes et son ton de dignité, eut des rapports fréquens avec l’abbesse de la Visitation à l’occasion surtout du nouveau cloître dont elle entreprit d’embellir son couvent. Ce jeune évêque Cittadini, alors âgé de vingt-neuf ans, devint amoureux fou de cette belle abbesse. Dans le procès qui fut dressé un an plus tard, une foule de religieuses, entendues comme témoins, rapportent que l’évêque multipliait le plus possible ses visites au couvent, disant souvent à leur abbesse : « Ailleurs je commande, et, je l’avoue à ma honte, j’y trouve quelque plaisir ; auprès de vous, j’obéis comme un esclave, mais avec un plaisir qui surpasse de bien loin celui de commander ailleurs. Je me trouve sous l’influence d’un être supérieur ; quand je l’essaierais, je ne pourrais avoir d’autre volonté que la sienne, et j’aimerais mieux me voir pour une éternité le dernier de ses esclaves, que d’être roi loin de ses yeux. »

Les témoins rapportent qu’au milieu de ses phrases élégantes, souvent l’abbesse lui ordonnait de se taire, et en des termes durs et qui montraient le mépris. — À vrai dire, continue un autre témoin, madame le traitait comme un domestique ; dans ces cas-là, le pauvre évêque baissait les yeux, se mettait à pleurer, mais ne s’en allait point. Il trouvait tous les jours de nouveaux prétextes pour reparaître au couvent, ce qui scandalisait fort les confesseurs des religieuses et les ennemies de l’abbesse. Mais madame l’abbesse était vivement défendue par la prieure, son amie intime, et qui, sous ses ordres immédiats, exerçait le gouvernement intérieur.

— Vous savez, mes nobles sœurs, disait celle-ci, que, depuis cette passion contrariée que notre abbesse éprouva dans sa première jeunesse pour un soldat d’aventure, il lui est resté beaucoup de bizarrerie dans les idées ; mais vous savez toutes que son caractère a ceci de remarquable, que jamais elle ne revient sur le compte des gens pour lesquels elle a montré du mépris. Or, dans toute sa vie peut-être, elle n’a pas prononcé autant de paroles outrageantes qu’elle en a adressé en notre présence au pauvre monsignor Cittadini. Tous les jours, nous voyons celui-ci subir des traitemens qui nous font rougir pour sa haute dignité.

— Oui, répondaient les religieuses scandalisées, mais il revient tous les jours ; donc, au fond, il n’est pas si maltraité, et, dans tous les cas, cette apparence d’intrigue nuit à la considération du saint ordre de la Visitation.

Le maître le plus dur n’adresse pas au valet le plus inepte le quart des injures dont tous les jours l’altière abbesse accablait ce jeune évêque aux façons si onctueuses ; mais il était amoureux et avait apporté de son pays cette maxime fondamentale, qu’une fois une entreprise de ce genre commencée, il ne faut plus s’inquiéter que du but, et ne pas regarder les moyens. — Au bout du compte, disait l’évêque à son confident César del Bene, le mépris est pour l’amant qui s’est désisté de l’attaque avant d’y être contraint par des moyens de force majeure.

Maintenant ma triste tâche va se borner à donner un extrait nécessairement fort sec du procès à la suite duquel Hélène trouva la mort. Ce procès, que j’ai lu dans une bibliothèque dont je dois taire le nom, ne forme pas moins de huit volumes in-folio. L’interrogatoire et le raisonnement sont en langue latine, les réponses en italien. J’y vois qu’au mois de novembre 1572, sur les onze heures du soir, le jeune évêque se rendit seul à la porte de l’église où toute la journée les fidèles sont admis ; l’abbesse elle-même lui ouvrit cette porte, et lui permit de la suivre. Elle le reçut dans une chambre qu’elle occupait souvent et qui communiquait par une porte secrète aux tribunes qui règnent sur les nefs de l’église. Une heure s’était à peine écoulée lorsque l’évêque, fort surpris, fut renvoyé chez lui ; l’abbesse elle-même le reconduisit à la porte de l’église, et lui dit ces propres paroles :

Retournez à votre palais et quittez-moi bien vite. Adieu, monseigneur, vous me faites horreur ; il me semble que je me suis donnée à un laquais.

Toutefois, trois mois après, arriva le temps du carnaval. Les gens de Castro étaient renommés par les fêtes qu’ils se donnaient entre eux à cette époque, la ville entière retentissait du bruit des mascarades. Aucune ne manquait de passer devant une petite fenêtre qui donnait un jour de souffrance à une certaine écurie du couvent. L’on sent bien que trois mois avant le carnaval cette écurie était changée en salon, et qu’elle ne désemplissait pas les jours de mascarade. Au milieu de toutes les folies du public, l’évêque vint à passer dans son carrosse ; l’abbesse lui fit un signe, et, la nuit suivante, à une heure, il ne manqua pas de se trouver à la porte de l’église. Il entra, mais, moins de trois quarts d’heure après, il fut renvoyé avec colère. Depuis le premier rendez-vous, au mois de novembre, il continuait à venir au couvent à peu près tous les huit jours. On trouvait sur sa figure un petit air de triomphe et de sottise qui n’échappait à personne, mais qui avait le privilége de choquer grandement le caractère altier de la jeune abbesse. Le lundi de Pâques, entre autres jours, elle le traita comme le dernier des hommes, et lui adressa des paroles que le plus pauvre des hommes de peine du couvent n’eût pas supportées. Toutefois, peu de jours après, elle lui fit un signe à la suite duquel le bel évêque ne manqua pas de se trouver, à minuit, à la porte de l’église ; elle l’avait fait venir pour lui apprendre qu’elle était enceinte. À cette annonce, dit le procès, le beau jeune homme pâlit d’horreur et devint tout-à-fait stupide de peur. L’abbesse eut la fièvre ; elle fit appeler le médecin, et ne lui fit point mystère de son état. Cet homme connaissait le caractère généreux de la malade, et lui promit de la tirer d’affaire. Il commença par la mettre en relation avec une femme du peuple jeune et jolie, qui, sans porter le titre de sage-femme, en avait les talens. Son mari était boulanger. Hélène fut contente de la conversation de cette femme, qui lui déclara que, pour l’exécution des projets à l’aide desquels elle espérait la sauver, il était nécessaire qu’elle eût deux confidentes dans le couvent.

— Une femme comme vous, à la bonne heure, mais une de mes égales ! non ; sortez de ma présence.

La sage-femme se retira. Mais, quelques heures plus tard, Hélène, ne trouvant pas prudent de s’exposer aux bavardages de cette femme, fit appeler le médecin, qui la renvoya au couvent où elle fut traitée généreusement. Cette femme jura que même, non rappelée, elle n’eût jamais divulgué le secret confié ; mais elle déclara de nouveau que, s’il n’y avait pas dans l’intérieur du couvent deux femmes dévouées aux intérêts de l’abbesse et sachant tout, elle ne pouvait se mêler de rien. (Sans doute elle songeait à l’accusation d’infanticide.) Après y avoir beaucoup réfléchi, l’abbesse résolut de confier ce terrible secret à madame Victoire, prieure du couvent, de la noble famille des ducs de C…, et à madame Bernarde, fille du marquis P…. Elle leur fit jurer sur leurs bréviaires de ne jamais dire un mot, même au tribunal de la pénitence, de ce qu’elle allait leur confier. Ces dames restèrent glacées de terreur. Elles avouent, dans leurs interrogatoires, que, préoccupées du caractère si altier de leur abbesse, elles s’attendirent à l’aveu de quelque meurtre. L’abbesse leur dit d’un air simple et froid :

— J’ai manqué à tous mes devoirs, je suis enceinte.

Madame Victoire, la prieure, profondément émue et troublée par l’amitié qui, depuis tant d’années, l’unissait à Hélène, et non poussée par une vaine curiosité, s’écria les larmes aux yeux :

— Quel est donc l’imprudent qui a commis ce crime ?

— Je ne l’ai pas dit même à mon confesseur ; jugez si je veux le dire à vous !

Ces deux dames délibérèrent aussitôt sur les moyens de cacher ce fatal secret au reste du couvent. Elles décidèrent d’abord que le lit de l’abbesse serait transporté de sa chambre actuelle, lieu tout-à-fait central, à la pharmacie que l’on venait d’établir dans l’endroit le plus reculé du couvent, au troisième étage du grand bâtiment élevé par la générosité d’Hélène. C’est dans ce lieu que l’abbesse donna le jour à un enfant mâle. Depuis trois semaines la femme du boulanger était cachée dans l’appartement de la prieure. Comme cette femme marchait avec rapidité le long du cloître emportant l’enfant, celui-ci jeta des cris, et, dans sa terreur, cette femme se réfugia dans la cave. Une heure après, madame Bernarde, aidée du médecin, parvint à ouvrir une petite porte du jardin, la femme du boulanger sortit rapidement du couvent et bientôt après de la ville. Arrivée en rase campagne et poursuivie par une terreur panique, elle se réfugia dans une grotte que le hasard lui fit rencontrer dans certains rochers. L’abbesse écrivit à César del Bene, confident et premier valet de chambre de l’évêque, qui courut à la grotte qu’on lui avait indiquée ; il était à cheval : il prit l’enfant dans ses bras, et partit au galop pour Montefiascone. L’enfant fut baptisé dans l’église de Sainte-Marguerite, et reçut le nom d’Alexandre. L’hôtesse du lieu avait procuré une nourrice à laquelle César remit huit écus : beaucoup de femmes, s’étant rassemblées autour de l’église pendant la cérémonie du baptême, demandèrent à grands cris au seigneur César le nom du père de l’enfant.

— C’est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui s’est permis d’abuser d’une pauvre villageoise comme vous. Et il disparut.

VII.

Tout allait bien jusque-là dans cet immense couvent, habité par plus de trois cents femmes curieuses ; personne n’avait rien vu, personne n’avait rien entendu. Mais l’abbesse avait remis au médecin quelques poignées de sequins nouvellement frappés à la monnaie de Rome. Le médecin donna plusieurs de ces pièces à la femme du boulanger. Cette femme était jolie et son mari jaloux ; il fouilla dans sa malle, trouva ces pièces d’or si brillantes, et, les croyant le prix de son déshonneur, la força, le couteau sur la gorge, à dire d’où elles provenaient. Après quelques tergiversations, la femme avoua la vérité, et la paix fut faite. Les deux époux en vinrent à délibérer sur l’emploi d’une telle somme. La boulangère voulait payer quelques dettes ; mais le mari trouva plus beau d’acheter un mulet, ce qui fut fait. Ce mulet fit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la pauvreté des deux époux. Toutes les commères de la ville, amies et ennemies, venaient successivement demander à la femme du boulanger quel était l’amant généreux qui l’avait mise à même d’acheter un mulet. Cette femme, irritée, répondait quelquefois en racontant la vérité. Un jour que César del Bene était allé voir l’enfant, et revenait rendre compte de sa visite à l’abbesse, celle-ci, quoique fort indisposée, se traîna jusqu’à la grille, et lui fit des reproches sur le peu de discrétion des agens employés par lui. De son côté, l’évêque tomba malade de peur ; il écrivit à ses frères à Milan pour leur raconter l’injuste accusation à laquelle il était en butte ; il les engageait à venir à son secours. Quoique gravement indisposé, il prit la résolution de quitter Castro ; mais, avant de partir, il écrivit à l’abbesse :

« Vous saurez déjà que tout ce qui a été fait est public. Ainsi, si vous prenez intérêt à sauver non-seulement ma réputation, mais peut-être ma vie, et pour éviter un plus grand scandale, vous pouvez inculper Jean-Baptiste Doleri, mort depuis peu de jours ; que si, par ce moyen, vous ne réparez pas votre honneur, le mien du moins ne courra plus aucun péril. »

L’évêque appela don Luigi, confesseur du monastère de Castro :

— Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de madame l’abbesse.

Celle-ci, après avoir lu cet infâme billet, s’écria devant tout ce qui se trouvait dans la chambre :

Ainsi méritent d’être traitées les vierges folles qui préfèrent la beauté du corps à celle de l’ame !

Le bruit de tout ce qui se passait à Castro parvint rapidement aux oreilles du terrible cardinal Farnèse (il se donnait ce caractère depuis quelques années, parce qu’il espérait, dans le prochain conclave, avoir l’appui des cardinaux zelanti). Aussitôt il donna l’ordre au podestat de Castro de faire arrêter l’évêque Cittadini. Tous les domestiques de celui-ci, craignant la question, prirent la fuite. Le seul César del Bene resta fidèle à son maître, et lui jura qu’il mourrait dans les tourmens plutôt que de rien avouer qui pût lui nuire. Cittadini, se voyant entouré de gardes dans son palais, écrivit de nouveau à ses frères, qui arrivèrent de Milan en toute hâte. Ils le trouvèrent détenu dans la prison de Ronciglione.

Je vois dans le premier interrogatoire de l’abbesse que, tout en avouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports avec monseigneur l’évêque ; son complice avait été Jean-Baptiste Doleri, avocat du couvent.

Le 9 septembre 1573, Grégoire XIII ordonna que le procès fût fait en toute hâte et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscal et un commissaire se transportèrent à Castro et à Ronciglione. César del Bene, premier valet de chambre de l’évêque, avoue seulement avoir porté un enfant chez une nourrice. On l’interroge en présence de mesdames Victoire et Bernarde. On le met à la torture deux jours de suite ; il souffre horriblement ; mais, fidèle à sa parole, il n’avoue que ce qu’il est impossible de nier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui.

Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, qui avaient été témoins des tortures infligées à César, elles avouent tout ce qu’elles ont fait. Toutes les religieuses sont interrogées sur le nom de l’auteur du crime ; la plupart répondent avoir ouï dire que c’est monseigneur l’évêque. Une des sœurs portières rapporte les paroles outrageantes que l’abbesse avait adressées à l’évêque en le mettant à la porte de l’église. Elle ajoute : « Quand on se parle sur ce ton, c’est qu’il y a bien long-temps que l’on fait l’amour ensemble. En effet, monseigneur l’évêque, ordinairement remarquable par l’excès de sa suffisance, avait, en sortant de l’église, l’air tout penaud. »

L’une des religieuses, interrogée en présence de l’instrument des tortures, répond que l’auteur du crime doit être le chat, parce que l’abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caresse beaucoup. Une autre religieuse prétend que l’auteur du crime devait être le vent, parce que les jours où il fait du vent l’abbesse est heureuse et de bonne humeur ; elle s’expose à l’action du vent sur un belvéder qu’elle a fait construire exprès ; et, quand on va lui demander une grace en ce lieu, jamais elle ne la refuse. La femme du boulanger, la nourrice, les commères de Montefiascone, effrayées par les tortures qu’elles avaient vu infliger à César, disent la vérité.

Le jeune évêque était malade ou faisait le malade à Ronciglione, ce qui donna l’occasion à ses frères, soutenus par le crédit et par les moyens d’influence de la signora de Campireali, de se jeter plusieurs fois aux pieds du pape, et de lui demander que la procédure fût suspendue jusqu’à ce que l’évêque eut recouvré la santé. Sur quoi le terrible cardinal Farnèse augmenta le nombre des soldats qui le gardaient dans sa prison. L’évêque ne pouvant être interrogé, les commissaires commençaient toutes leurs séances par faire subir un nouvel interrogatoire à l’abbesse ; un jour que sa mère lui avait fait dire d’avoir bon courage et de continuer à tout nier, elle avoua tout.

— Pourquoi avez-vous d’abord inculpé Jean-Baptiste Doleri ?

— Par pitié pour la lâcheté de l’évêque ; et d’ailleurs, s’il parvient à sauver sa chère vie, il pourra donner des soins à mon fils.

Après cet aveu, on enferma l’abbesse dans une chambre du couvent de Castro, dont les murs, ainsi que la voûte, avaient huit pieds d’épaisseur : les religieuses ne parlaient de ce cachot qu’avec terreur, et il était connu sous le nom de la chambre des moines ; l’abbesse y fut gardée à vue par trois femmes.

La santé de l’évêque s’étant un peu améliorée, trois cents sbires ou soldats vinrent le prendre à Ronciglione, et il fut transporté à Rome en litière ; on le déposa à la prison appelée Corte Savella. Peu de jours après, les religieuses aussi furent amenées à Rome ; l’abbesse fut placée dans le monastère de Sainte-Marthe. Quatre religieuses étaient inculpées : mesdames Victoire et Bernarde, la sœur chargée du tour et la portière, qui avait entendu les paroles outrageantes adressées à l’évêque par l’abbesse.

L’évêque fut interrogé par l’auditeur de la chambre, l’un des premiers personnages de l’ordre judiciaire. On remit de nouveau à la torture le pauvre César del Bene, qui non-seulement n’avoua rien, mais dit des choses qui faisaient de la peine au ministère public, ce qui lui valut une nouvelle séance de torture. Ce supplice préliminaire fut également infligé à mesdames Victoire et Bernarde. L’évêque niait tout avec sottise, mais avec une belle opiniâtreté ; il rendait compte dans le plus grand détail de tout ce qu’il avait fait dans les trois soirées évidemment passées auprès de l’abbesse.

Enfin, l’on confronta l’abbesse avec l’évêque ; et, quoiqu’elle dît constamment la vérité, on la soumit à la torture. Comme elle répétait ce qu’elle avait toujours dit depuis son premier aveu, l’évêque, fidèle à son rôle, lui adressa des injures.

Après plusieurs autres mesures raisonnables au fond, mais entachées de cet esprit de cruauté qui, après les règnes de Charles-Quint et de Philippe II, prévalait trop souvent dans les tribunaux d’Italie, l’évêque fut condamné à subir une prison perpétuelle au château Saint-Ange ; l’abbesse fut condamnée à être détenue toute la vie dans le couvent de Sainte-Marthe, où elle se trouvait. Mais déjà la signora de Campireali avait entrepris, pour sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. Ce passage partait de l’un des égouts laissés par la magnificence de l’ancienne Rome, et devait aboutir au caveau profond où l’on plaçait les dépouilles mortelles des religieuses de Sainte-Marthe. Ce passage, large de deux pieds à peu près, avait des parois de planches pour soutenir les terres à droite et à gauche, et on lui donnait pour voûte, à mesure que l’on avançait, deux planches placées comme les jambages d’un A majuscule.

On pratiquait ce souterrain à trente pieds de profondeur à peu près. Le point important était de le diriger dans le sens convenable ; à chaque instant, des puits et des fondemens d’anciens édifices obligeaient les ouvriers à se détourner. Une autre grande difficulté, c’étaient les déblais dont on ne savait que faire ; il paraît qu’on les semait pendant la nuit dans toutes les rues de Rome. On était étonné de cette quantité de terre qui tombait pour ainsi dire du ciel.

Quelques grosses sommes que la signora de Campireali dépensât pour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain eût sans doute été découvert ; mais le pape Grégoire XIII vint à mourir en 1585, et le règne du désordre commença avec le siége vacant.

Hélène était fort mal à Sainte-Marthe ; on peut penser si de simples religieuses assez pauvres mettaient du zèle à vexer une abbesse fort riche et convaincue d’un tel crime, Hélène attendait avec empressement le résultat des travaux entrepris par sa mère. Mais tout-à-coup son cœur éprouva d’étranges émotions. Il y avait déjà six mois que Fabrice Colonna, voyant l’état chancelant de la santé de Grégoire XIII et ayant de grands projets pour l’interrègne, avait envoyé un de ses officiers à Jules Branciforte, maintenant si connu dans les armées espagnoles sous le nom de colonel Lizzara. Il le rappelait en Italie ; Jules brûlait de revoir son pays. Il débarqua sous un nom supposé à Pescara, petit port de l’Adriatique sous Chietti, dans les Abruzzes, et par les montagnes il vint jusqu’à la Petrella. La joie du prince étonna tout le monde. Il dit à Jules qu’il l’avait fait appeler pour faire de lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats. À quoi Branciforte répondit que, militairement parlant, l’entreprise ne valait plus rien, ce qu’il prouva facilement ; si jamais l’Espagne le voulait sérieusement, en six mois, et à peu de frais, elle détruirait tous les soldats d’aventure de l’Italie.

— Mais, après tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous le voulez, mon prince, je suis prêt à marcher. Vous trouverez toujours en moi le successeur du brave Ranuce tué aux Ciampi.

Avant l’arrivée de Jules, le prince avait ordonné, comme il savait ordonner, que personne dans la Petrella ne s’avisât de parler de Castro et du procès de l’abbesse ; la peine de mort, sans aucune rémission, était placée en perspective du moindre bavardage. Au milieu des transports d’amitié avec lesquels il reçut Branciforte, il lui demanda de ne point aller à Albano sans lui, et sa façon d’effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville par mille de ses gens et de placer une avant-garde de douze cents hommes sur la route de Rome. Qu’on juge de ce que devint le pauvre Jules, lorsque le prince, ayant fait appeler le vieux Scotti, qui vivait encore, dans la maison où il avait placé son quartier-général, le fit monter dans la chambre où il se trouvait avec Branciforte. Dès que les deux amis se furent jetés dans les bras l’un de l’autre :

— Maintenant, pauvre colonel, dit-il à Jules, attends-toi à ce qu’il y a de pis.

Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant à clé les deux amis.

Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre, envoya demander au prince la permission de retourner à la Petrella, et de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporter que le prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit, il avait appris la mort de Grégoire XIII ; il avait oublié son ami Jules et courait la campagne. Il n’était resté autour de Jules qu’une trentaine d’hommes appartenant à l’ancienne compagnie de Ranuce. L’on sait assez qu’en ce temps-là, pendant le siége vacant, les lois étaient muettes, chacun songeait à satisfaire ses passions, et il n’y avait de force que la force ; c’est pourquoi, avant la fin de la journée, le prince Colonna avait déjà fait pendre plus de cinquante de ses ennemis. Quant à Jules, quoiqu’il n’eût pas quarante hommes avec lui, il osa marcher vers Rome.

Tous les domestiques de l’abbesse de Castro lui avaient été fidèles ; ils s’étaient logés dans les pauvres maisons voisines du couvent de Sainte-Marthe. L’agonie de Grégoire XIII avait duré plus d’une semaine ; la signora de Campireali attendait impatiemment les journées de trouble qui allaient suivre sa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de son souterrain. Comme il s’agissait de traverser les caves de plusieurs maisons habitées, elle craignait fort de ne pouvoir dérober au public la fin de son entreprise.

Dès le surlendemain de l’arrivée de Branciforte à la Petrella, les trois anciens bravi de Jules, qu’Hélène avait pris à son service, semblèrent atteints de folie. Quoique tout le monde ne sût que trop qu’elle était au secret le plus absolu, et gardée par des religieuses qui la haïssaient, Ugone, l’un des bravi, vint à la porte du couvent, et fit les instances les plus étranges pour qu’on lui permît de voir sa maîtresse, et sur-le-champ. Il fut repoussé et jeté à la porte. Dans son désespoir cet homme y resta, et se mit à donner un bajoc (un sou) à chacune des personnes attachées au service de la maison qui entraient ou sortaient, en leur disant ces précises paroles : Réjouissez-vous avec moi ; le signor Jules Branciforte est arrivé, il est vivant : dites cela à vos amis.

Les deux camarades d’Ugone passèrent la journée à lui apporter des bajocs, et ils ne cessèrent d’en distribuer jour et nuit, en disant toujours les mêmes paroles, que lorsqu’il ne leur en resta plus un seul. Mais les trois bravi, se relevant l’un l’autre, ne continuèrent pas moins à monter la garde à la porte du couvent de Sainte-Marthe, adressant toujours aux passans les mêmes paroles suivies de grandes salutations : Le seigneur Jules est arrivé, etc.

L’idée de ces braves gens eut du succès : moins de trente-six heures après le premier bajoc distribué, la pauvre Hélène, au secret, au fond de son cachot, savait que Jules était vivant ; ce mot la jeta dans une sorte de frénésie : — ma mère, s’écriait-elle, m’avez-vous fait assez de mal ! — Quelques heures plus tard, l’étonnante nouvelle lui fut confirmée par la petite Marietta, qui, en faisant le sacrifice de tous ses bijoux d’or, obtint la permission de suivre la sœur tourière qui apportait ses repas à la prisonnière. Hélène se jeta dans ses bras en pleurant de joie.

— Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai plus guère avec toi.

— Certainement ! lui dit Marietta. Je pense bien que le temps de ce conclave ne se passera pas sans que votre prison ne soit changée en un simple exil.

— Ah ! ma chère, revoir Jules ! et le revoir, moi coupable !

Au milieu de la troisième nuit qui suivit cet entretien, une partie du pavé de l’église s’enfonça avec un grand bruit ; les religieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allait s’abîmer. Le trouble fut extrême, tout le monde criait au tremblement de terre. Une heure environ après la chute du pavé de marbre de l’église, la signora de Campireali, précédée par les trois bravi au service d’Hélène, pénétra dans le cachot par le souterrain.

— Victoire ! victoire ! madame, criaient les bravi.

Hélène eut une peur mortelle ; elle crut que Jules Branciforte était avec eux. Elle fut bien rassurée, et ses traits reprirent leur expression sévère, lorsqu’ils lui dirent qu’ils n’accompagnaient que la signora de Campireali, et que Jules n’était encore que dans Albano, qu’il venait d’occuper avec plusieurs milliers de soldats.

Après quelques instans d’attente, la signora de Campireali parut ; elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le bras à son écuyer, qui était en grand costume et l’épée au côté ; mais son habit magnifique était tout souillé de terre.

— Ô ma chère Hélène, je viens te sauver ! s’écria la signora de Campireali.

— Et qui vous dit que je veuille être sauvée ?

La signora de Campireali restait étonnée ; elle regardait sa fille avec de grands yeux ; elle parut fort agitée.

— Eh bien ! ma chère Hélène, dit-elle enfin, la destinée me force à t’avouer une action bien naturelle peut-être, après les malheurs autrefois arrivés dans notre famille, mais dont je me repens et que je te prie de me pardonner : Jules… Branciforte… est vivant…

— Et c’est parce qu’il vit que je ne veux pas vivre.

La signora de Campireali ne comprenait pas d’abord le langage de sa fille, puis elle lui adressa les supplications les plus tendres ; mais elle n’obtenait pas de réponse : Hélène s’était tournée vers son crucifix et priait sans l’écouter. Ce fut en vain que pendant une heure entière la signora de Campireali fit les derniers efforts pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, sa fille, impatientée, lui dit :

— C’est sous le marbre de ce crucifix qu’étaient cachées ses lettres, dans ma petite chambre d’Albano ; il eût mieux valu me laisser poignarder par mon père ! Sortez, et laissez-moi de l’or.

La signora de Campireali voulant continuer à parler à sa fille, malgré les signes d’effroi que lui adressait son écuyer, Hélène s’impatienta.

— Laissez-moi, du moins, une heure de liberté ; vous avez empoisonné ma vie, vous voulez aussi empoisonner ma mort.

— Nous serons encore maîtres du souterrain pendant deux ou trois heures ; j’ose espérer que tu te raviseras, s’écria la signora de Campireali fondant en larmes. Et elle reprit la route du souterrain.

— Ugone, reste auprès de moi, dit Hélène à l’un de ses bravi, et sois bien armé, mon garçon, car peut-être il s’agira de me défendre. Voyons ta dague, ton épée, ton poignard !

Le vieux soldat lui montra ces armes en bon état.

— Eh bien ! tiens-toi là en dehors de ma prison ; je vais écrire à Jules une longue lettre que tu lui remettras toi-même ; je ne veux pas qu’elle passe par d’autres mains que les tiennes, n’ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ce que contiendra cette lettre. Mets dans tes poches tout cet or que ma mère vient de laisser, je n’ai besoin pour moi que de cinquante sequins ; place-les sur mon lit.

Après ces paroles, Hélène se mit à écrire.

« Je ne doute point de toi, mon cher Jules ; si je m’en vais, c’est que je mourrais de douleur dans tes bras, en voyant quel eût été mon bonheur si je n’eusse pas commis une faute. Ne va pas croire que j’aie jamais aimé aucun être au monde après toi ; bien loin de là, mon cœur était rempli du plus vif mépris pour l’homme que j’admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquement d’ennui, et, si l’on veut, de libertinage. Songe que mon esprit, fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis à la Petrella, où le prince que je vénérais, parce que tu l’aimais, me reçut si cruellement ; songe, dis-je, que mon esprit fort affaibli fut assiégé par douze années de mensonges. Tout ce qui m’environnait était faux et menteur, et je le savais. Je reçus d’abord une trentaine de lettres de toi ; juge des transports avec lesquels j’ouvris les premières ! mais, en les lisant, mon cœur se glaçait. J’examinais cette écriture, je reconnaissais ta main, mais non ton cœur. Songe que ce premier mensonge a dérangé l’essence de ma vie, au point de me faire ouvrir sans plaisir une lettre de ton écriture ! La détestable annonce de ta mort acheva de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureux de notre jeunesse. Mon premier dessein, comme tu le comprends bien, fut d’aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique où l’on disait que les sauvages t’avaient massacré ; si j’eusse suivi cette pensée… nous serions heureux maintenant, car, à Madrid, quels que fussent le nombre et l’adresse des espions qu’une main vigilante eût pu semer autour de moi, comme de mon côté j’eusse intéressé toutes les ames dans lesquelles il reste encore un peu de pitié et de bonté, il est probable que je serais arrivée à la vérité ; car déjà, mon Jules, tes belles actions avaient fixé sur toi l’attention du monde, et peut-être quelqu’un à Madrid savait que tu étais Branciforte. Veux-tu que je te dise ce qui empêcha notre bonheur ? D’abord le souvenir de l’atroce et humiliante réception que le prince m’avait faite à la Petrella ; que d’obstacles puissans à affronter de Castro au Mexique ! Tu le vois, mon ame avait déjà perdu de son ressort. Ensuite il me vint une pensée de vanité. J’avais fait construire de grands bâtimens dans le couvent, afin de pouvoir prendre pour chambre la loge de la tourrière où tu te réfugias la nuit du combat. Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi, tu avais abreuvée de ton sang ; j’entendis une parole de mépris, je levai la tête, je vis des visages méchans ; pour me venger, je voulus être abbesse. Ma mère, qui savait bien que tu étais vivant, fit des choses héroïques pour obtenir cette nomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi, qu’une source d’ennuis ; elle acheva d’avilir mon ame ; je trouvai du plaisir à marquer mon pouvoir souvent par le malheur des autres ; je commis des injustices. Je me voyais, à trente ans, vertueuse suivant le monde, riche, considérée, et cependant parfaitement malheureuse. Alors se présenta ce pauvre homme, qui était la bonté même, mais l’ineptie en personne. Son ineptie fit que je supportai ses premiers propos. Mon ame était si malheureuse par tout ce qui m’environnait depuis ton départ, qu’elle n’avait plus la force de résister à la plus petite tentation. T’avouerai-je une chose bien indécente ? Mais je réfléchis que tout est permis à une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers dévoreront ces prétendues beautés qui n’auraient dû être que pour toi. Enfin il faut dire cette chose qui me fait de la peine ; je ne voyais pas pourquoi je n’essaierais pas de l’amour grossier, comme toutes nos dames romaines ; j’eus une pensée de libertinage, mais je n’ai jamais pu me donner à cet homme sans éprouver un sentiment d’horreur et de dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je te voyais toujours à mes côtés, dans notre jardin du palais d’Albano, lorsque la Madone t’inspira cette pensée généreuse en apparence, mais qui pourtant, après ma mère, a fait le malheur de notre vie. Tu n’étais point menaçant, mais tendre et bon comme tu le fus toujours ; tu me regardais ; alors j’éprouvais des momens de colère pour cet autre homme, et j’allais jusqu’à le battre de toutes mes forces. Voilà toute la vérité, mon cher Jules ; je ne voulais pas mourir sans te la dire, et je pensais aussi que peut-être cette conversation avec toi m’ôterait l’idée de mourir. Je n’en vois que mieux qu’elle eût été ma joie en te revoyant, si je me fusse conservée digne de toi. Je t’ordonne de vivre et de continuer cette carrière militaire qui m’a causé tant de joie quand j’ai appris tes succès. Qu’eût-ce été, grand Dieu ! si j’eusse reçu tes lettres, surtout après la bataille d’Achenne ! Vis, et rappelle-toi souvent la mémoire de Ranuce tué aux Ciampi, et celle d’Hélène, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte à Sainte-Marthe. »

Après avoir écrit, Hélène s’approcha du vieux soldat qu’elle trouva dormant ; elle lui déroba sa dague, sans qu’il s’en aperçût, puis elle l’éveilla.

— J’ai fini, lui dit-elle ; je crains que nos ennemis ne s’emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la table, et remets-la toi-même à Jules, toi-même, entends-tu ? De plus, donne-lui mon mouchoir que voici ; dis-lui que je ne l’aime pas plus en ce moment que je ne l’ai toujours aimé, toujours, entends bien !

Ugone debout ne partait pas.

— Va donc !

— Madame, avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules vous aime tant !

— Moi aussi je l’aime, prends la lettre et remets-la toi-même.

— Eh bien ! que Dieu vous bénisse comme vous êtes bonne !

Ugone alla et revint fort vite ; il trouva Hélène morte : elle avait la dague dans le cœur.


Stendhal.
  1. Voyez la première partie dans la livraison du 1er  février.