Plon (p. 189-274).

TROISIÈME PARTIE

I

Cette nuit-là, Adélaïde, méprisant le sommeil, s’efforça de rester éveillée, car elle ne voulait rien perdre des heures qu’elle vivait. Ce n’est point la grandeur de l’événement qui détermine la force du bonheur ou celle de la douleur. Leur intensité dépend de nos cœurs versatiles qui, follement exigeants ou follement humbles, tantôt rejettent les plus beaux présents du destin, tantôt font d’une aumône infime un trésor. Plus un être est jeune, plus il saccage ce qui lui est donné, mais celui qui vieillit et qui a beaucoup perdu sait tirer d’une simple cause des voluptés infinies. Parce qu’elle avait enduré l’abandon, l’exil, la solitude, Adélaïde connaissait le prix de la présence aimée et de cette fusion toute pure qui, entre les amants que le devoir sépare, s’opère par le regard, la parole, la pression des mains. Parce qu’elle avait gâché beaucoup d’heures précieuses, elle s’appliquait à magnifier l’instant désormais proche où Michel lui serait rendu. Ah ! comme elle le retiendrait ce moment, comme elle s’y préparait déjà dans le recueillement de l’ombre, le vivant à l’avance afin de n’en rien laisser au hasard. Elle en attendait à la fois une grande joie et une grande lumière. Cette brève minute devait réparer le passé, orienter sa destinée. Mais pour cela il fallait que son cœur fût tout abandonné et que son esprit demeurât froid, lucide, raidi dans l’attention. Il fallait que, d’un seul regard, elle saisît sur le visage de Michel tous les indices de ce qui survivait encore en lui d’amour pour elle. Il fallait qu’elle sût à la fois prendre et donner : prendre cette âme, livrer la sienne. L’avenir dépendait de ce premier regard, de ce premier contact. Il fallait qu’un même effort de confiance, en abolissant les malentendus, la séparation, recréât entre eux l’intimité du mariage. Michel, l’ayant comprise, reprendrait alors sur elle l’ancienne autorité. Il dirait : « Voici les causes du mal, voici le remède, voici ce que vous devez faire, ce que vous devez penser. » Elle n’aurait plus qu’à obéir. La vie redeviendrait facile.

Elle se rendit compte obscurément que le bonheur même de la réunion n’égalerait pas en plénitude ce moment où elle y rêvait. Aussi voulut-elle le prolonger. Le matin venu, au lieu de monter à l’abbaye pour la grand’messe, elle décida de remettre à l’après-midi son entrevue avec Michel. Elle erra donc dans la campagne, fuyant et cherchant l’abbaye tour à tour, car dès qu’elle l’avait perdue de vue quelque temps sous bois, elle se hâtait de gagner un endroit découvert pour apercevoir la haute masse de pierre. Elle la contemplait un peu comme un visage. Elle songeait que Michel vivait là, que peut-être il priait pour elle à cette heure. Elle se réjouissait avec un peu de malice qu’il fût encore, ignorant son retour, dans l’incertitude à son sujet, alors qu’elle était si heureuse.

Sitôt après le déjeuner, elle monta dans sa chambre, commença ses préparatifs. Et, tout d’abord, elle s’étudia longtemps au miroir, cherchant sur sa figure les traces qu’y marquent chaque année. Cet examen, bien que minutieux, ne lui découvrit que quelques insignifiants ravages. Le pli qu’elle avait autour de la bouche s’était accentué. Il la vieillissait à certains jours, quand elle était fatiguée. Aujourd’hui, s’accordant avec la langueur brûlante de son regard, ce pli pathétique soulignait seulement le caractère passionné de sa physionomie. Elle discernait aussi autour des paupières, le long des tempes, sur les joues quelques places froissées et, après avoir massé son visage, le farda délicatement. Parce qu’elle prévoyait que Michel lui prendrait au moins les mains, elle leur donna des soins infinis. Puis une pensée lui vint qui la glaça : « Il est prêtre, je ne suis plus une femme pour lui ! » Craignant de lui déplaire, elle effaça presque complètement sur ses pommettes et sur ses lèvres l’éclat du rouge. Elle choisit une robe toute simple en crêpe de Chine imprimé noir et gris, une courte cape de satin noir, un béret de velours qu’enserrait un long voile de tulle brodé qu’elle enroula autour de son cou nu. Elle ne mit aucun bijou, nulle parure.

Sa toilette achevée, elle écrivit un mot pour son mari. Alors son émotion changea de nature, devint anxieuse, fiévreuse, puis dégénéra en peur panique, quand, entrant dans l’abbaye, elle s’aperçut que les vêpres allaient finir, que quelques minutes à peine la séparaient de l’entrevue projetée. Dans sa faiblesse et sa terreur, elle fut tentée de s’enfuir, remettant au lendemain sa démarche. Cependant, lorsque les moines après l’office, quittant le chœur, regagnèrent en un lent défilé la porte de clôture, elle s’effraya de n’avoir point reconnu de loin la silhouette qu’elle cherchait. Par un revirement subit la pensée que Michel était peut-être absent lui causa une souffrance aiguë. L’attente, tout à l’heure amoureusement subie, devint un supplice qu’elle douta de pouvoir supporter s’il se prolongeait un jour encore ou quelques heures. Hâtivement, elle sortit de l’église, gagna la petite librairie où les touristes achetaient des images pieuses, des livres, des chapelets. Elle aborda le frère portier, demanda le père Stéphane, appréhendant une réponse négative. Mais le religieux, sans faire aucune réflexion, répéta seulement :

— Le père Stéphane ! Bien ! Je vais l’avertir.

Elle lui tendit la lettre qu’elle avait préparée. Il la fit alors entrer dans un des nombreux parloirs où, maintes fois, elle avait attendu le père Athanase. Tous se ressemblaient. Tous étaient de même dimension, meublés pareillement d’une grande table ronde et de quelques chaises. Un crucifix et, en face, un portrait du pape ornaient seuls les murs. Sur les vitraux incolores des fenêtres, placées très haut l’ombre des arbres bougeait au moindre souffle du vent.

Demeurée seule dans cette pièce, Adélaïde attendit encore durant un temps qu’elle n’évalua pas. Debout, le regard attaché sur la porte, elle ne pensait plus. Elle écoutait en elle le battement de ses artères, le grondement de sa vie, jusqu’au moment où ce sourd tumulte fut dominé par le bruit d’un pas qui s’approchait. La porte s’ouvrit. Le miracle tant rêvé s’accomplit : le vide devant elle fit explosion, s’émietta en lambeaux, déchiré par une présence qui l’occupa soudain tout entier. Mais de cet instant prodigieux de la réunion, de ce bonheur si longtemps attendu, elle ne put presque rien saisir. Toute émotion trop forte a la violence et la rapidité confuse de l’accident. Elle fut comme un être qu’un projectile atteint, devant lequel s’ouvre un précipice et qui enregistre au hasard, avant la mort, une ou deux impressions dernières, morcelées, vagues. Elle entendit la voix chère, toute proche, répéter plusieurs fois son nom. Elle vit se pencher sur le sien un visage inoubliable, et ses yeux, s’abaissant sur la robe du moine, si noire, si sombre, se fermèrent. Elle ne lut point dans le regard de Michel ses pensées, elle ne comprit pas les paroles qu’il prononça, elle ne reprit pas possession de l’âme étrangère. Tout lui échappa jusqu’à ses propres délices. Ses sens étourdis par la commotion qu’ils subirent défaillirent, lâchant leur volupté. Elle ne perdit pas connaissance mais sombra dans une sorte d’anéantissement vertigineux. Déjà l’instant au vol de foudre était passé.

Un peu plus tard, quand elle reprit pied sur la terre et conscience de sa vie, elle entendit à nouveau s’élever la voix familière, qui, cette fois, n’était plus si proche. Elle ouvrit les yeux : Ils étaient assis l’un en face de l’autre. La table les séparait. Et ce fut sa première tristesse que Michel, son mari, la reçût ainsi en étrangère et la tînt à distance. Cependant elle accepta d’un cœur soumis sa volonté. La douceur de sa présence compensait toute autre amertume. Il était là. Elle le contemplait, non point fixement, mais à petits coups, comme on boit une liqueur trop forte, en s’y reprenant, goutte à goutte. Chaque regard retrouvait un trait du visage perdu : les yeux d’abord, si clairs, et les longs cils pressés, qui tombaient comme un voile de pluie légère sur les étendues du regard, le nez droit, un peu charnu avec, près de la narine, cette crispation légère qu’y formait toujours l’émotion, le menton, avec la fossette qui le séparait au milieu, la mâchoire un peu carrée, la bouche sinueuse, le sourire charmant. Il avait vieilli. Ses cheveux plus grisonnants découvraient très haut le front dégarni, marqué de rides plus nombreuses, mais l’ensemble de sa physionomie avait un aspect moins sévère, moins tendu. Elle l’aimait mieux ainsi encore que dans son souvenir, elle l’aimait toujours mieux tel qu’il était. Elle le trouvait changé sans pouvoir s’expliquer pourquoi et, sans doute, l’était-il moins par les années que par cette joie absolument anormale dans son regard, non point la joie inégale des ivresses terrestres, mais une sorte d’exultation continuelle, la même qui transfigurait le visage du plus humble des moines, le masque dur du père Athanase. Comme pour expliquer cette joie, qui cependant venait d’une autre source, il s’écria :

— Je suis heureux, Adé. C’est vous enfin, nous sommes réunis.

Elle répéta :

— Réunis !

Ce seul mot résumait pour elle toutes les félicités du ciel. Elle pliait en avant, les mains tendues vers lui. Elle songeait :

— Se peut-il que j’aie dormi dans ses bras ! Comme j’étais froide. Je supportais sa caresse, maintenant je mourrais s’il m’embrassait. Pourquoi ne m’a-t-il pas embrassée ? Se peut-il qu’il ne l’ait même pas désiré ? Se peut-il qu’en ma présence il n’évoque point notre ancien bonheur ? L’homme aux pensées définitives oublie-t-il vraiment ce à quoi il renonce ?

Le regret déchirant du passé, le charme amer du présent l’absorbaient si fort qu’elle ne souhaitait pas que Michel parlât. Mais lui qui connaissait les dangers du silence ne voulait pas la laisser se perdre en des rêveries dangereuses pour tous deux. Il reprit avec autorité :

— Vous êtes bien coupable envers moi, Adé ! Comment avez-vous pu me laisser ainsi sans aucune nouvelle ? La mort ne nous eût pas mieux séparés que votre volonté féroce ; je ne vous aurais pas cru capable d’une telle cruauté.

Ce reproche audacieux, alors qu’il avait tant de torts envers elle, lui fut doux, elle aima son injustice, car le fait qu’il lui exprimait ses griefs prouvait qu’il se croyait encore des droits sur elle.

— J’ai pensé, dit-elle en s’excusant, qu’il valait mieux ne pas troubler votre œuvre.

— Mon œuvre est de donner ma joie aux autres et avant tout à l’âme dont je réponds devant Dieu.

— Vous êtes donc heureux ?

— On l’est toujours quand on a trouvé sa voie. Mais si quelque chose avait pu détruire cette paix inconcevable que notre Maître nous accorde dès que nous nous sommes donnés à lui, c’est la pensée que vous ne la partagiez pas. Je ne me résignais pas à poursuivre ma route sans que vous me suiviez. Que de prières j’ai jetées pour vous vers le ciel. Pas un instant votre souvenir ne me quittait. Dans l’action, la méditation, à l’autel, j’avais toujours dans le cœur une question restée si longtemps sans réponse ! « Où est ma pauvre enfant ? »

Adélaïde ne se rendait pas compte si ces paroles qui semblaient tendres étaient bien celles qu’elle attendait. Encore anéantie dans l’extase du retour, elle n’était pas assez lucide pour comprendre leur valeur réelle. Elle les trouvait à la fois ravissantes et insuffisantes et s’appliquait surtout à les bien retenir pour les examiner plus tard. Elle était en même temps triste et enchantée.

— Faut-il vous plaindre, vraiment ? murmura-t-elle. Je pense que Dieu vous assistait.

— C’est vrai. Nul autre que ce grand ami ne pouvait m’aider à supporter votre disparition, ce silence total, cette ignorance absolue de votre sort.

— Moi, gémit-elle, j’étais seule !

— Non, dit-il, le même ami vous accompagnait, invisible et présent.

Il y avait une telle lumière dans ses yeux qu’elle en fut éblouie. Oh ! se soumettre, croire humblement ce qu’il croyait ! D’où vient que la vérité qu’il trouvait évidente restait pour elle douteuse et cachée ? Peut-être que s’il mettait sa main sur la sienne, leurs cœurs cesseraient d’être ainsi divisés, se fondraient dans la même adoration. Elle la considérait attentivement cette main longue aux articulations fortes, qui n’était pas régulièrement belle, mais qu’elle aimait. Elle l’effleura d’un doigt léger. Michel ne parut point remarquer cette caresse, mais, peu après, il croisa ses deux bras sous ses larges manches dans un geste monacal.

— Voyons, dit-il, reprenons tout du commencement. Il y a entre nous un abîme de dix-huit mois qu’il faut combler. Où étiez-vous ?

— Ici et là, un peu partout, ces derniers temps en Haute-Savoie.

— Qu’est-ce qui vous y attirait ?

— Rien de spécial. Qu’importait que je fusse là ou ailleurs ?

— Je ne comprends pas bien. Rappelez-vous, Adé, que je ne sais rien de vous depuis très longtemps. J’ai appris un jour avec stupeur que vous demandiez à être relevée de vos vœux. On m’a dit que vous étiez malade, que l’atmosphère du cloître ne vous convenait pas. J’ai réclamé souvent d’autres explications qui me furent refusées. Il m’a fallu accepter cette ignorance qu’on m’imposait. Ah ! c’est l’unique fois où l’obéissance m’ait paru bien cruelle. Il y a six mois à peu près, le père Abbé m’autorisa à vous écrire. La mère Hermengarde l’en avait prié, car elle était sans nouvelle de vous et s’inquiétait d’avoir perdu votre trace. Je vous ai adressé plusieurs lettres chez Maurice, le priant de vous les transmettre. Il m’a répondu qu’il n’en ferait rien, que vous aviez besoin de repos, que vous étiez en voyage.

— En effet, j’ai changé souvent de résidence. J’ai vécu à Arcachon, dans les Vosges, à Nice, à Lyon, un peu partout.

— Par ordre du médecin sans doute ?

— Au début, oui, puis j’ai cessé de me soigner. Je désirais la mort, mais elle n’a pas voulu de moi.

— Que faisiez-vous, traînant cette existence errante ?

— J’ai beaucoup lu, beaucoup étudié. Je pensais à vous. J’ai aussi beaucoup pleuré.

Il dit avec une grande compassion mêlée de sévérité :

— Vous perdez votre vie.

— Qu’importe ! s’écria-t-elle âprement, si vous gagnez la vôtre tout est bien !

Elle se reprocha, aussitôt cette parole méchante. À l’heure où, mûris par tant de douleurs, ils auraient dû n’avoir l’un pour l’autre qu’indulgence et pardon, la première, elle réengageait le combat qui perpétuellement divise ceux qui s’aiment, les change en ennemis. Michel, plus patient qu’elle, parce que moins tendre, laissa tomber la flèche dont elle l’avait blessé. Si attentivement qu’elle observât son visage, elle n’y vit paraître aucun signe de souffrance ou de dépit. Soit qu’il eût acquis la maîtrise parfaite à laquelle tendent tous les ascètes, soit qu’il fût devenu invulnérable, il demeura parfaitement calme. Un seul indice révéla que, peut-être, elle l’avait atteint au cœur : ce fut cette joie plus intense, cette flamme plus vive dans son regard, car toute humiliation est agréable aux saints. Après un silence, il reprit son interrogatoire.

— Vous ne saviez pas que j’avais écrit à Maurice ?

— Non, il était convenu qu’il ne me parlerait jamais de vous.

— Je préfère cela. J’ai cru un moment que vous lui aviez dicté sa dernière lettre, si affreuse, et qui m’a fait tant de mal.

— Que vous disait-il donc ?

— Il me reprochait de vous avoir sacrifiée, torturée, il ajoutait : « Contente-toi de savoir qu’Adé est vivante et laisse-la en paix. Puisque tu crois à l’utilité de la prière, implore au moins le ciel pour qu’elle t’oublie et qu’elle prenne un amant. C’est le mieux qui puisse arriver. »

— Oui, murmura Adélaïde, évidemment.

Cette fois Michel tressaillit :

— Triste mentalité ! Vous en êtes là ?

Elle eut un sourire découragé :

— Un autre amour m’aurait guérie,

— Si vous étiez malade, que ne vous adressiez-vous à Celui qui sauve et console.

— Les autres, non point moi.

Elle éprouvait un sourd plaisir à voir enfin la consternation de Michel devant la misère qu’elle lui révélait ; cependant, par un grand effort, il parvint à se reprendre.

— Nous nous égarons, dit-il, nous nous perdons dans les détails, négligeant l’essentiel et je vous comprends mal parce que vous ne m’avez encore rien expliqué. Il me faut d’abord savoir pourquoi vous avez quitté Helmancourt et vous m’exposerez ensuite aussi complètement que possible votre état d’âme depuis votre départ. Je pense que vous ne me cacherez rien, Adé.

Elle ne s’était préparée qu’à ces confidences aisées qu’on échange la main dans la main, les yeux dans les yeux, cœur contre cœur. L’espace qui les séparait, bien que restreint, ne favorisait point l’expansion. Là où les corps sont éloignés, les âmes, si ardemment qu’elles se cherchent, ne se confondent pas. Or, loin d’aider à ses aveux, Michel, créant une difficulté nouvelle, venait de se détourner. Le coude appuyé sur la table, couvrant d’une main son visage, il avait pris instinctivement l’attitude du confesseur auprès d’un pénitent. Elle eut froid parce qu’il ne la regardait plus et qu’il n’était plus pour elle que ce juge attentif, cet être replié, caché, qui écoutait, pesait ses moindres mots pour rendre un arrêt motivé.

Elle se mit à parler péniblement.

— J’ai quitté Helmancourt, parce que j’ai reconnu que je m’étais trompée sur ma vocation. Cela vous semble étrange, cette découverte faite seulement après sept ans ? On peut vivre très longtemps d’une illusion qui un jour se dissipe, vous laissant dans le vide. Pourquoi ? Nul ne l’explique : c’est la bulle de savon qui crève brusquement, non parce qu’elle a rencontré un obstacle, mais parce que sa vie limitée s’achève. Alors j’ai compris mon erreur : Dieu ne m’avait pas appelée ; le cloître était une prison pour moi. J’ai fui. J’ai étudié, réfléchi, prié, j’ai tenté de mener dans le monde une vie utile et noble, je me suis occupée des pauvres, des malades. Là encore, j’ai échoué. Je ne savais pas pratiquer la charité. Je n’avais pas reçu ce don qui permet de consoler les autres : un cœur plein de pitié n’y suffit pas et au lieu de gagner une certitude quelconque, je perdais celles que j’avais cru posséder. Maintenant je n’ai même plus la foi !

Ah ! ces pauvres mots ! comme ils expliquaient mal la longue crise où elle s’était débattue, sa lutte, sa défaite. La douleur ne pèse de tout son poids sur l’âme qu’aux heures de solitude. Une présence aimée ou étrangère l’allège. Adélaïde, au moment où elle aurait voulu exprimer toute sa détresse ne la sentait plus et, sa misère n’étant qu’un souvenir, elle ne parvenait pas à en faire une réalité pour celui qui l’écoutait. Aussi ne s’en émut-il pas.

— Je reconnais mon impulsive Adé, dit-il avec une compassion presque enjouée ; féminine, trop féminine, toute en contrastes et revirements qu’elle croit définitifs. La première tentation sérieuse vous a vaincue Vous vouliez être toujours soulevée par la grâce, vous n’avez pu supporter de vous trouver un peu dans la nuit et privée de bonheur.

— Vous vous trompez, dit-elle fièrement. En quittant Helmancourt je n’ai pas cédé, comme vous semblez le croire, à un accès passager de révolte. J’ai jugé qu’aucun être sincère ne pouvait accepter un mode de vie qui ne correspondait pas à ses aspirations profondes, à ses croyances, mais il m’a fallu plus de courage que de lâcheté pour m’évader du cloître : la liberté n’était pas un bien pour moi. Allez, je sais supporter la douleur, car c’est par elle que tout s’achète, mais le désespoir est stérile et j’ai atteint le désespoir.

À sa grande surprise, cet aveu si grave, auquel Michel aurait dû répondre par un tel sursaut de pitié, ne le troubla aucunement. Nul être heureux ne sait faire l’effort nécessaire pour quitter au premier appel les sommets lumineux où il repose et, pèlerin de l’abîme, pénétrer dans les ombres où se débat son frère. La charité la plus appliquée, la plus tendre ne descend pas au delà d’une certaine zone de douleurs : qu’est-ce que la maladie pour celui dont le corps n’a jamais subi de faiblesse ni de diminution ? qu’est-ce que la mort pour le jeune cœur où bat la vie assourdissante ? Le prêtre, plein de certitude, sait que certains esprits peuvent tomber dans le doute absolu, la révolte totale, mais un tel crime si exceptionnel, si rare, garde peu de vraisemblance pour lui. La plupart du temps le désespoir n’est à ses yeux qu’un mot que les mondains emploient inconsidérément comme ils disent : « Je meurs d’ennui, » ou bien : « Ma vie est un enfer. » Le père Stéphane répliqua posément :

— Vous vous exagérez l’importance du mal. Rien dans votre état ne me semble vraiment grave, vraiment irrémédiable… à moins…

Sa voix fléchit un peu. Il acheva plus bas :

— À moins que vous n’ayez déshonoré votre âme par le péché mortel.

C’était là sa seule inquiétude réelle. Il avait perdu l’habitude de s’émouvoir beaucoup devant la souffrance, la sachant salutaire. Moine, il ne redoutait que le péché et il tremblait qu’après son échec mystique Adélaïde, livrée à elle-même, sans but désormais, sans devoirs, désirant le bonheur ne l’eût cherché dans des voluptés non permises. Comme elle tardait à répondre, semblait hésiter devant un aveu difficile, il reprit avec plus d’angoisse encore :

— Vous pouvez tout me dire, Adé, quelles qu’aient été vos fautes, j’en prendrai justement ma part et ne vous condamnerai pas.

Elle fut heureuse, ineffablement, de ce tourment qu’elle lui causait et attribuait faussement à la jalousie de l’homme plus qu’à celle du prêtre. Elle le rassura, non sans fierté.

— Il n’y a pas une tache sur ma vie.

Et elle ajouta tendrement :

— Vous m’avez bien gardée.

— Non point moi, objecta-t-il, Dieu !

— Vous seul, reprit-elle. Sans vous, j’aurais accepté peut-être l’amour qui me fut offert il y a peu de temps, un grand amour ! Mais en y cédant je me serais séparée de vous moralement. Il m’aurait fallu anéantir le passé, frapper en moi votre image, renoncer à cette heure même qui m’est donnée aujourd’hui. Cela, je ne le pouvais pas.

Alors, de nouveau, il la regarda et son âme fut comme une maison fermée durant un long hiver dont toutes les fenêtres s’ouvrent une à une au grand soleil printanier. Pourtant ce n’était là, elle le savait, qu’un soulagement passager, illusoire. Sa douleur n’était point guérie. Elle s’efforça de ne point perdre de vue ces ténèbres d’où elle sortait, où elle allait retomber :

— Ayez pitié, dit-elle, car il y a si peu de temps encore, j’étais tellement dans l’abîme, tellement perdue…

Il interrogea avec un accent d’attentive sollicitude :

— Pourquoi donc êtes-vous revenue ?

— Le sais-je ? Parce que je souffrais trop, parce qu’à force de retourner sans cesse les mêmes questions, les mêmes idées, je ne comprenais plus rien, parce que j’ai pensé que vous m’aideriez peut-être.

— Parce que vous avez espéré, avouez-le, reprit-il triomphant ; parce qu’en vous, comme en tout être menacé, le danger a fait naître le désir du secours et Dieu vous a poussée vers moi qui vous appelais. Je terminais ce matin même une neuvaine — la troisième depuis votre départ — pour que vous me fussiez rendue. Jugez de mon saisissement quand, tout à l’heure, le frère portier m’apporta votre lettre. N’est-ce pas une chose merveilleuse cette réponse du ciel et la divine Providence n’éclate-t-elle point ici de façon manifeste ?

— On pourrait tout aussi bien l’appeler coïncidence ou hasard. Trois neuvaines, avez-vous dit ? Les deux premières furent stériles.

— Jésus repoussa d’abord la Chananéenne. Il aime éprouver notre foi, mais la prière persévérante obtient tout.

— Ah ! pour vous tout est miracle !

— Pour moi et pour qui sait voir. Ouvrez les yeux, Adé, la joie que vous cherchez est là, toute proche, et vous n’avez qu’à étendre la main.

— La joie, dit-elle, je l’ai connue autrefois près de vous et je la retrouverais encore peut-être si je pouvais vivre ici, vous voir chaque jour.

Il eut un léger mouvement d’effroi, dont, sur le moment, elle s’aperçut à peine.

— Je parle de la seule joie véritable, précisa-t-il fermement, celle que notre Maître réserve à ses élus.

Mais elle cessa brusquement de s’intéresser aux problèmes de son destin. L’entretien qu’ils eussent voulu si intime, si beau, dévia, parce qu’il n’est permis à personne de dire au moment opportun les paroles exactes et profondes qui éclairciraient les malentendus, remettraient toute chose à sa place. Elle ne pensait plus qu’à son amour et un petit détail absorba son attention.

— Je ne suis pas une élue, dit-elle rêveusement, et, à vrai dire, je suis contente de n’être plus pour vous une religieuse, parce que vous m’appelez Adé, comme autrefois. Moi je ne sais comment vous nommer : mon père ? cela serait bizarre et doux pourtant, car je vous ai toujours un peu considéré comme un père, un maître, un guide ; mais parce que, pour tout le monde, vous êtes maintenant « le père Stéphane », j’aime doublement le nom que je vous donnais jadis et que vous ne portez plus que pour moi : Michel !…

Appuyée sur son cœur, dans l’intimité des ténèbres, elle ne l’aurait pas appelé d’une voix plus basse ni plus roucoulante. Et, la voyant ainsi perdue dans l’extase du souvenir, le moine, embarrassé jusqu’au malaise, cherchait comment l’arracher à l’obsession brûlante du passé. Ce fut à ce moment que la cloche de l’abbaye retentit longuement dans le silence :

— Le chapitre ! déjà ! dit-il en se levant, non sans une impression de soulagement.

Adélaïde qui, les yeux fermés, un sourire vague et lointain sur les lèvres, semblait dormir, se dressa brusquement.

— Où allez-vous ? dit-elle en étendant les bras. Soyez patient. Demeurez encore près de moi, accordez-moi quelques minutes encore… Je voudrais vous expliquer… Oui, soyez patient… Je ne vous retiendrai plus que quelques instants.

— Je ne puis, répondit-il avec une fermeté douce. C’est l’heure du chapitre. Comprenez-moi, Adé. Je ne suis pas libre.

Mais elle n’acceptait pas qu’il la quittât si vite, au moment même où son âme allait enfin s’ouvrir, où elle s’avisait seulement, après tant de paroles vaines, de ce qu’elle avait à lui dire, ceci simplement : elle l’aimait plus que tout au monde et ne pouvait vivre sans lui.

— Ah ! reprit-elle amèrement, rendez-moi justice. Depuis huit ans je n’ai guère entravé ni vos devoirs, ni votre obéissance. Voici la première fois que je vous importune et vous me renvoyez…

Sa bouche tremblait. Elle semblait tellement éperdue qu’il eut pitié d’elle et se mit à la raisonner comme une enfant.

— Quelle folie ! vous ne m’importunez pas et je ne vous renvoie pas pour toujours. À votre tour, soyez patiente. Demain je vous reverrai après la messe conventuelle. S’il fait beau vous irez m’attendre dans les bois, sous le chêne. Je vous y rejoindrai sitôt l’office terminé et nous parlerons plus longuement. Ce soir je ne puis que vous répéter : Ayez confiance et soyez en paix. Votre mal n’est point sans remède. Le cœur a trop parlé en vous. Votre foi toute sentimentale a besoin d’être en quelque sorte reconstruite, comme une maison dont les fondations furent insuffisantes. Il faut lui donner des bases solides, l’appuyer sur la raison, sur la volonté. Vous avez voulu faire ce travail seule et c’est impossible, de là vient que vous avez cru vous perdre. Mais maintenant, moi qui vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, je serai là pour vous aider. Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir. Peu à peu les ombres s’éclairciront. Dès ce soir, je serais surpris si vous ne sentiez pas que la grande crise est passée et que vous êtes en marche vers la lumière.

Elle écoutait avec ravissement ces paroles rassurantes. Insensiblement, elle se rapprochait de lui, jusqu’au moment où elle appuya enfin la tête contre sa poitrine. Il la prit aux épaules, à la fois pour la soutenir et pour l’écarter et comme elle pliait, défaillant sous ce contact, et qu’il voyait son regard mourir sous le sien, il la repoussa doucement.

— Avant de redescendre à l’hôtel, dit-il, arrêtez-vous à l’église abbatiale, tâchez de prier un peu pour que Dieu nous éclaire vous et moi.

— Michel, murmura-t-elle vivement, j’avais encore quelque chose à vous dire…

Mais le regard glacé et paisible du prêtre la domina, arrêtant l’aveu sur ses lèvres.

— Demain, répéta-t-il en l’enveloppant d’un grand signe de croix.

Et de nouveau elle n’eut plus devant elle que le vide. Une ombre, une vision se substituait à Michel, occupait sa place, image moins éblouissante que l’être réel mais plus complaisante. Et c’est à ce fantôme que, remuant lentement les lèvres, sans aucun son, Adélaïde adressait enfin les supplications, les appels, les reproches, les folles paroles d’amour que le prêtre avait refusé d’entendre.

II

Obéissant au conseil reçu, Adélaïde, en quittant le parloir, regagna l’église abbatiale, y resta quelques instants à genoux, la tête dans ses mains. Elle répéta plusieurs fois tout bas les formules du Pater et de l’Ave avec une application inutile. Les mots les plus simples n’avaient plus pour elle aucune signification, tant son esprit en ce moment était distrait et vide. Elle ne souffrait plus. Elle ne songeait pas à se demander si Michel avait été doux ou sévère. Qu’il existât lui suffisait. Elle n’avait en quelque sorte nulle vie personnelle. Il vivait en elle, pensait en elle. Déchargée de son individualité, elle subissait la joie et la paix d’un autre.

Un peu plus tard seulement quand, après son dîner elle sortit sur la route, la division s’opéra. L’hôte bien-aimé qu’elle portait en elle lui fut insensiblement arraché du cœur. Durant quelque temps encore il demeura mêlé à elle d’une façon plus extérieure, comme dans l’étreinte et le baiser. Puis il redevint un être distinct, séparé. Ce fut un nouveau bonheur. Elle reprit avec le sentiment de son existence propre le pouvoir d’analyser son amour, d’en savourer la force. À l’extase presque inconsciente de la communion et de l’intimité profonde succéda celle, plus lucide, de la contemplation.

Elle s’était assise sur un petit mur bas, en face d’une prairie humide qu’une mince ligne d’arbres séparait d’autres prairies. Tournant le dos à l’abbaye, elle ne regardait pas le ciel déjà sombre, mais seulement, à ses côtés, ce compagnon invisible, dont le regard si calme, à la fois dominateur et tendre lui infusait une nouvelle vie.

Penchée sur un passé très proche encore, elle lui redemandait toutes les joies qu’elle avait, dans son trouble, laissé perdre. Comme le voyageur qui, sa journée finie, cherche à reconstituer les fuyants paysages entrevus trop rapidement, elle s’efforçait de se rappeler une à une les paroles qui, dispersées aussitôt qu’entendues dans le courant précipité de la conversation, ne reprenaient que maintenant leur importance et leur signification exactes. Les premières tout d’abord :

Je suis heureux, Adé, nous voici réunis.

Puis le reproche qui avait aussitôt suivi ; le reproche audacieux, si touchant, si injuste :

« Vous êtes bien coupable envers moi. La mort ne nous aurait pas mieux séparés que votre volonté féroce.

Et comme certains mots soulignés sur la page où s’alignent des caractères égaux, quelques phrases, arrachées par l’émotion ou la tendresse au cœur fermé du moine, se détachaient dans sa mémoire avec un relief saisissant.

« J’avais toujours en moi cette question, restée si longtemps sans réponse ! où est ma pauvre enfant ? — Je reconnais mon impulsive Adé… — Mon double titre de prêtre et d’époux…

Paroles isolées qu’elle ne reliait point encore à celles qui les avaient précédées et suivies, paroles consolantes par lesquelles le moine la refaisait sienne, affirmait qu’elle restait toujours sa femme, son enfant, son Adé, l’âme dont il répondait devant Dieu. De ces mots très simples elle se formait un grand bonheur. Elle les répétait tout bas sans trêve, cherchait à se bien rappeler leur intonation, le moment où ils avaient été prononcés. Ils chantaient en elle encore, quand elle rentra, assez tard, à l’hôtel. Elle se déshabilla rapidement, abrégea sa toilette. Toute action et tout mouvement paralysaient leur bienfaisante influence, interrompaient leur chuchotement. Elle avait hâte de se livrer entièrement à eux, pour qu’ils la berçassent toute la nuit. Mais quand elle fut étendue, immobile sur son lit, dans le silence et l’ombre, c’est alors qu’elle commença de souffrir. Le charme magique de la présence aimée cessa d’agir sur elle. Le rayonnement chaleureux que dégage un souvenir très proche s’atténua et, l’envoûtement une fois dissipé, Adélaïde mesura combien l’entrevue dont elle avait attendu le bonheur avait peu comblé son espérance. L’accueil de Michel lui parut à la réflexion bien froid, à côté de son émotion à elle. Peu à peu les paroles dont elle s’était enivrée perdirent leur influence apaisante. Les autres, auxquelles elle avait prêté moins d’attention, ainsi qu’un poison qu’on a bu mêlé à quelque exquis breuvage, manifestèrent leur force nocive, lui remontèrent du cœur aux lèvres en un relent amer. Ce fut d’abord le cri sincère du moine : « Si quelque chose avait pu détruire ma paix, c’est la pensée que vous ne la partagiez pas… » L’aveu qui semblait tendre trahissait la plus complète indifférence. En réalité, l’absence d’Adélaïde n’avait été pour le prêtre comblé de grâces qu’une souffrance infime : la faible rançon d’une félicité inaltérable. Séparé d’elle, la sachant malheureuse et peut-être perdue, il s’était contenté de prier pour elle avec une application sereine, mais sa mort, sa damnation possible ne l’eussent pas empêché d’être en paix :

— Oh ! songeait-elle, ce n’est pas ainsi qu’on aime. Toutes les chaînes de la joie rivées au ciel à mon âme captive ne m’y retiendraient pas s’il n’était pas auprès de moi !

Mais cela, Michel ne pouvait le comprendre, ayant un cœur si détaché des affections terrestres. Le peu de tendresse qu’il conservait encore pour elle n’allait point sans un certain mépris. Elle se rappelait l’intonation condescendante de sa voix lorsqu’il s’était écrié : « Féminine, trop féminine, toute en contrastes et revirements, la première tentation vous a vaincue. » Il avait dit aussi : « Vous perdez votre vie ! » Accusation sévère, dont elle ne songeait pas cependant à se justifier, car l’action seule semble ici-bas nécessaire et ceux-là peuvent espérer le salut qui sont riches en bonnes œuvres, mais pour ces passionnés et pour ces in actifs qui ne savent qu’aimer et souffrir, l’enfer suffit qui leur est réservé.

Cependant Michel ne l’avait pas condamnée tout à fait. Il s’était engagé à l’aider, disant : « Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir ». Le début de la phrase qui tout à l’heure lui semblait doux perdit soudain toute importance. Elle buta amèrement sur le dernier mot : Quoi ! ce serait donc par devoir qu’il s’occuperait d’elle, non point par cet attrait passionné qui penche la mère sur son enfant malade, l’époux sur l’épouse en danger. Elle attendait un autre cri : « Ma chérie, ma brebis perdue, ne craignez rien et restez avec moi, je prends charge de votre vie. » Il n’avait trouvé que des phrases toutes faites, infiniment vagues, infiniment vides. « Ayez confiance… Votre mal n’est pas sans remède… Ouvrez les yeux, car la joie que vous cherchez est là, toute proche, la joie que notre Maître réserve à ses élus. » Elle s’apercevait à quel point il avait été froid et cruel pour elle.

Du moins elle savait maintenant nettement ce qu’elle voulait : ne plus le perdre, ne plus le quitter. Si stérile qu’eût été leur brève entrevue, elle se rappelait que, devant lui, elle avait cessé de souffrir. Un remède existait dont elle avait éprouvé l’efficacité. Une solution s’imposait. Elle ne serait plus jamais ni religieuse, ni épouse, mais elle pouvait être la sœur de Michel, sa fille spirituelle. Elle s’installerait dans le pays. Elle le verrait souvent. Il dirigerait son âme. À lui elle céderait toujours. Et son malheur deviendrait tolérable, étant périodiquement allégé par le répit que lui dispenserait une chère présence !

Rien d’autre en effet ne semblait pouvoir agir sur elle. La nuit ne la calmait pas. Nulle torpeur encore, messagère du sommeil, n’engourdissait sa chair fiévreuse, sa pensée trop active. Soulevée sur ses oreillers, elle fixait l’ombre et, visionnaire lucide, reformait dans ces ténèbres le cadre du parloir. Michel était là et leur entretien se continuait. Elle lui exposait ses désirs, insistait pour qu’il la gardât près d’elle. Parfois, pour donner plus de force à l’illusion qui la comblait, elle parlait à mi-voix. Elle s’écoutait avec délices répéter des mots très simples : « Michel, je vous en prie. Comprenez-moi, Michel. » Tous les grands solitaires, tous ceux qui souffrent, attendent, espèrent, sans confidents, sans amis aiment à s’expliquer devant des ombres dont leur imagination peuple le vide. Mais ils ne sont pas toujours maîtres de leurs fictions. Brusquement, sans qu’elle l’eût voulu la figure patiente assise en face d’elle bougea, fit un signe, l’obligeant au silence, obéissant comme tout à l’heure à l’appel d’une cloche et disant : « Plus tard, demain… » Elle se rappela que Michel n’était pas libre et ce seul fait abolissait bien des espoirs. Il ne pouvait prendre aucune décision, même pour la sauver. Il appartenait tout entier à l’Église, sa nouvelle épouse, plus ombrageuse et plus jalouse mille fois qu’un être humain. Elle revit le mouvement qu’il n’avait pu réprimer en l’entendant exprimer le désir de vivre auprès de lui et le regard de pitié par lequel il avait plaint ses illusions sans oser les détruire. Ses supérieurs en effet ne lui permettraient pas de garder près de lui sa femme. Ils ne laisseraient pas le bel exemple de cette union rompue pour Dieu devenir pour les fidèles un sujet de scandale. Un amour d’âme succédant à l’amour charnel présentait encore trop de risques. Le père Athanase serait là pour mettre en garde son ami contre les entraînements du cœur. Le père Abbé interdirait tout rapport entre les époux. Menacée dans son dernier rêve, Adélaïde s’apprêtait à lutter contre l’autorité ecclésiastique. Dans le recueillement de la nuit, elle préparait sa défense, présentait humblement sa réclamation :

— Eh bien ! oui, disait-elle, je me suis trompée. Je n’ai pu atteindre les sommets vers lesquels je m’élançais. Mais oserez-vous prétendre que mon sacrifice fut sans valeur ? Stérile pour moi, il fut profitable à un autre. Ce prêtre qui fait votre orgueil c’est moi qui vous l’ai donné. Je conserve des droits sur lui. Avant d’être à Dieu, il engagea sa vie à la mienne par un serment si sacré que le pape lui-même ne l’a point rompu, mais seulement délié. J’ai payé sa vocation de tout mon bonheur. Ah ! je ne vous le redemande pas puisque sa joie est de rester parmi vous. Je réclame simplement la possibilité de le revoir, de lui appartenir encore s’il ne m’appartient plus. Laissez-le-moi comme ami, comme guide. C’est bien peu, ce que je demande.

Elle plaidait contre des juges inconnus, sans personnalité distincte, contre le père Abbé, personnage sévère, emblème de l’autorité, contre les moines assemblés tels qu’elle les apercevait dans les stalles, silhouettes sombres et impassibles. Une seule figure familière se détachait de cette foule anonyme. Adélaïde ne vit plus devant elle que le père Athanase l’homme pur et bon, mais pas plus que les autres, ne saurait la comprendre, ni la plaindre. Vainement elle s’expliquait, suppliait. Il ne répondait que par de rares paroles, simples et fermes. Il lui présentait obstinément la croix que son cœur refusait. Comme pour échapper à l’insistance de cette vision, elle se jeta hors de son lit et, se dirigeant à tâtons vers sa fenêtre, l’ouvrit :

Au dehors et partout, semblait-il, dans le monde, excepté dans son âme, régnait la paix. Nul bruit que le grondement égal et sourd du torrent. Nul parfum troublant ou voluptueux. La nuit d’automne, déjà presque hivernale, exhalait une odeur ascétique, sobre, vigoureuse : l’odeur de l’eau, l’odeur fraîche de l’ombre. Sur la prairie qui s’étendait devant l’hôtel traînait une brume épaisse, cotonneuse. Et, tout en haut de la colline, veloutée d’arbres et de buissons, l’abbaye se détachait, splendide, dans le rayonnement de la lune qui s’épanouissait toute ronde entre les deux tours. Le ciel sans étoiles, sans nuages était fluide, incolore et vague. Les bois, les coteaux, les champs, tout le paysage indistinct, noyé en bas dans le brouillard, en haut dans la clarté diffuse, reposait assoupi auprès de son église. Et seul le grand vaisseau chargé d’âmes, flottant sur les eaux profondes de la prière, veillait, répandait sur le sommeil des choses une immense bénédiction. Mais pour la femme qui souffrait à cette heure où toute peine se relâche et s’endort, la haute forme de pierre prenait un aspect redoutable, étrangement vivant. C’était une rivale humaine, la bien-aimée de Michel, la préférée, et Adélaïde la défiait :

— Je te le reprendrai, disait-elle. Tu as pour toi le prestige de l’immuable et de l’éternel, moi j’ai pour ce passant l’attrait de ce qui passe. Il n’est point semblable à tous ces moines que tu as séduits dès leur adolescence. Il a, lui, un passé que rien ne saurait abolir. Il m’a aimée, il peut m’aimer encore.

Un brusque sanglot la suffoqua. À quoi bon cette vaine bravade par laquelle elle essayait de se tromper ? En réalité, elle savait bien qu’elle n’avait plus nul pouvoir sur Michel. On eût en vain ouvert toutes les portes de l’abbaye devant ce captif volontaire, sans qu’il songeât à user de sa liberté pour la rejoindre. D’ailleurs la réunion même ne les rendrait pas l’un à l’autre. L’amant qu’enivrait autrefois le parfum de sa vie avait fait place à l’apôtre pour qui elle n’était rien qu’une âme entre les autres. Elle évoquait le regard que, tout à l’heure, il attachait sur elle et qui ne voyait ni sa beauté ni son émoi, sondait seulement sa conscience. Il ne s’intéressait qu’à son salut. Et, sans doute, il avait longuement prié pour elle, remettant à Dieu le soin de la consoler. Maintenant, il reposait dans cette cellule qu’elle ne connaîtrait jamais, et dont il défendait l’accès, même à son souvenir. Il dormait tandis qu’elle l’appelait en vain. Sa présence proche ne le troublait pas plus qu’hier son absence. Elle ne pouvait plus lui arracher le bonheur qu’elle lui avait donné.

Elle se remit à errer dans sa chambre étroite, de sa croisée ouverte à sa porte. La marche légère de ses pieds nus s’entendait à peine et, quand elle passait devant son miroir, sa forme blanche, si vague dans la clarté lunaire, l’effrayait comme si sa propre âme lui était apparue tout à coup désincarnée, telle qu’elle serait peut-être dans l’éternité, sans repos, fugitive, condamnée à poursuivre sans fin la chimère de son amour inassouvi. Alors, pour se convaincre qu’elle vivait encore, Adélaïde touchait ses bras, sa poitrine, son visage baigné de pleurs tièdes ou bien elle jetait une plainte basse que couvrait le murmure du ruisseau. Elle reprenait ainsi conscience de sa propre existence. Mais que ce monde où elle évoluait était étrange, et anormale la durée des heures ! Qu’était-ce que ce paysage dévoré par la lune où rien ne bougeait, où rien ne changeait depuis si longtemps ? Qu’était-ce que cette nuit interminable ? Quel sortilège pesait sur l’univers, empêchait le jour de renaître ? Jusques à quand, soumise aux obsessions de l’ombre entendrait-elle résonner dans son cœur ces mots, toujours les mêmes : si quelque chose avait pu troubler ma paix… et leur conclusion évidente : « Je puis être heureux sans vous, ma félicité ne dépend pas de la vôtre. »

Pourtant la certitude même de n’être pas aimée ne la réduisait pas à merci. Elle luttait sauvagement, non plus contre l’Église, le père Abbé ou le père Athanase, mais contre Michel, car elle se rendait compte qu’il était son premier adversaire, que lui seul pouvait défendre sa cause devant ceux dont il dépendait. Tout serait peut-être gagné si elle parvenait à l’émouvoir vraiment en sa faveur. Mais elle ne savait comment s’y prendre, elle ne connaissait plus cet être changé, dont le cœur ni la chair ne parlaient plus pour elle. Et la même phrase qui l’avait tant déchirée, de nouveau la rassura : « Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir. » Dans sa misère elle accepta, à défaut d’amour, la charité du moine, elle l’imagina devant elle et, tombant à genoux au pied du lit, s’adressant au vide où elle croyait le voir, elle suppliait :

— Apôtre, tu as donné ta vie pour les âmes, aie pitié de la mienne. D’autres ont besoin d’une consolation, n’importe laquelle, moi j’ai besoin de ta parole seule et de ton seul secours. Je ne puis être consolée que par toi. C’est une bien froide charité que celle qui consiste à partager son cœur en dix mille parcelles, pour que chacun en ait une petite miette. Il n’y a pas trop d’un cœur pour nourrir un cœur, d’une vie pour sauver une vie et pourtant je ne réclame qu’une part infime de la tienne, non par folle exigence, mais parce que rien d’autre ne peut me suffire. Ton Dieu est-il si dur pour ne point permettre aux faibles d’être portés par ceux qui sont forts ? Est-ce ma faute si je suis aveugle, sourde, infirme, si je ne puis voir la lumière qu’avec tes yeux, si je n’entends bien que ta voix, si je tombe lorsque tu ne me soutiens plus ? Oh ! ta pitié peut me sauver, mais à la condition d’être égale à mon malheur. Ne sois point si tranquille, si plein de certitude, ne sois point si heureux. Ne dis point : « Rien n’est grave, cette crise va passer. » Ne juge pas si vite. Prends d’abord en toi ma peine, charge-toi un instant de ma croix.

Ah ! si par miracle quelque ange, écartant les voiles de la nuit et du sommeil, eût permis que Michel l’aperçût telle qu’elle était sans lui, elle ne doutait pas que le moine, devant sa misère enfin révélée, n’eût accepté et pour toujours la charge de sa vie. Un malentendu seul les séparait. Il ne l’avait observée tout à l’heure qu’à travers le prisme déformant de son propre bonheur, alors qu’elle-même, perdue dans l’émotion du retour, ne souffrait presque plus. Il fallait qu’elle s’expliquât mieux : « Je ne peux pas vivre sans vous ! » Voilà tout ce qu’elle avait à lui dire. Il fallait qu’elle le convainquît de cela. « Je ne peux pas vivre sans vous ! » Parole, hélas ! toute faite que bien des femmes ont répétée et dont il ne comprendrait peut-être pas toute la gravité. Et pourtant… Vivre sans lui !… Cette pensée la frappait comme une lanière cloutée de fer qui arrache la chair et fait jaillir le sang. Vivre sans lui !… Elle se redressa, se jeta de côté et d’autre, haletante… Où irait-elle si sa dernière tentative échouait, si Michel la renvoyait ? Certainement elle ne repartirait plus au hasard dans l’univers vide. La tentation qui l’avait effleurée maintes fois dans ses heures sombres revint, si forte qu’elle en cria d’angoisse. Son cœur, sa raison, sa volonté l’accueillirent sans lutte avec une complaisance exténuée. Seul, un dernier instinct, au plus profond de ses entrailles, s’efforça de la repousser. À ce moment, elle revit le sourire de Michel lorsqu’elle lui avait parlé de son désespoir. Il ne croyait pas à un certain excès de douleur. Il ne réaliserait la possibilité du suicide que s’il la voyait prête à l’accomplir, un revolver contre sa tempe, un poison dans les mains. Elle n’avait pas d’armes, mais elle chercha sur sa table de toilette le flacon d’atropine dont elle ne se séparait plus. L’ayant trouvé, sans l’ouvrir, elle le porta jusqu’à ses lèvres, car elle imaginait Michel présent.

— Regardez bien, lui disait-elle, voici la mort, là, en ma possession. Voici la dernière amie qui me restera, mon refuge si vous me repoussez. Ceci n’est point une vaine menace. J’ai fait mon choix, à votre tour faites le vôtre. Songez-y, si vous m’abandonnez aucune loi divine ni humaine ne me retiendra sur la terre et ce Dieu auquel vous croyez vous demandera compte de mon âme.

Elle reposa le flacon sur la table. Elle était certaine d’avoir trouvé les paroles décisives qui lui assuraient la victoire. Alors même que le cœur de Michel resterait froid, sa conscience se troublerait devant la tragique imploration. Il n’oserait plus la leurrer avec des mots doux et vides, mais, bouleversé par une pitié enfin égale à son malheur, il lui ordonnerait de vivre et lui permettrait de l’aimer.

Le tintement d’une cloche interrompit ses divagations et ce drame qu’elle se jouait à elle-même. Au dehors une clarté plus nette, moins rayonnante, se substituait à celle de la lune effacée. Le monde frémissait vaguement, suspendu entre le rêve et la vie. Le soleil ne paraissait pas encore. L’oiseau n’était pas éveillé. Seule la cloche, animée, joyeuse, sonnait, brassait doucement le silence. Matines. La prière précédait l’action. Les moines entraient dans le chœur pour chanter les louanges de Dieu. Michel cessait d’être le fantôme docile qu’Adélaïde à son gré déplaçait à travers l’espace, qui s’asseyait à ses côtés, l’écoutait avec patience. Il redevenait un religieux lié par ses vœux, agenouillé dans les stalles parmi ses frères. Cependant elle se réjouit qu’il ne dormît plus. Son souvenir vivait dans cette âme maintenant lucide. Elle en espéra un soulagement.

De nouveau, elle s’était accoudée à sa fenêtre et regardait l’abbaye. L’air qu’échauffait tout à l’heure sa fièvre coulait à présent sur elle comme une eau glacée. Son corps frissonnait sous ses légers vêtements. Sa souffrance changeait de nature, se faisait moins aiguë et plus accablante. La nuit qui l’avait torturée la livrait à sa sœur l’aurore, monstre plus redoutable encore. La lumière grandissante posait partout les bornes d’un univers où elle n’avait aucune place. Les portes qui s’étaient ouvertes sur des possibilités multiples se fermaient une à une. Elle ne savait plus ce qu’elle dirait tout à l’heure à Michel. Il est facile de parler quand nul ne vous écoute, dans l’exaltation de l’ombre, dans la liberté de l’oubli. Certains mots, trop déchirants, ne peuvent résonner dans l’air extérieur. Le jour impose silence à l’âme et une dure contrainte au malheur. Elle ne définissait plus sa peine et ne sentait qu’un poids écrasant sur le cœur.

Un train s’arrêta devant la gare et repartit. Deux servantes sortirent de l’hôtel, s’approchèrent du puits. Elles parlaient très haut. L’une d’elles jeta un rire éclatant. Un passant apparut au tournant de la route. Il chantait. Rafraîchis par le sommeil, tous les êtres reprenaient dans la joie leur tâche quotidienne, alors qu’Adélaïde, écrasée sous la fatigue d’une longue veille, défaillait devant la journée commençante. La lumière trop crue la brûlait comme un fer rouge. Elle ferma la fenêtre, tira ses rideaux, s’étendit sur son lit, les yeux clos. Une faible clarté rose apparaissait encore en transparence derrière ses paupières. Elle enfouit son visage dans ses oreillers. Elle luttait encore contre des ennemis invisibles. Le père Abbé, le père Athanase, Michel parlaient confusément autour d’elle. Une étrange cérémonie commençait. Elle s’avançait dans le chœur de l’abbaye, vêtue et voilée de blanc. Michel était à ses côtés. Il tenait sa main dans la sienne. Il lui passait au doigt un nouvel anneau d’or. Très haut Dom Athanase disait : « Ne séparons point ce que Dieu a uni. » Le père Abbé, mitre en tête, montait à l’autel, lisait l’épître du mariage : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé son Église. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même, car personne n’a jamais haï sa propre chair… Ce sacrement est grand… » La respiration d’Adélaïde devenait plus égale. Elle entendit encore le sifflement d’un train, un chant d’oiseau… Puis, à son oreille, une voix répéta : « Ce sacrement est grand !… » — Quel sacrement, qu’est-ce ?… De quoi s’agit-il ?… songeait-elle s’efforçant de retenir au bord du réel sa pensée qui sombrait. Brusquement les formes, les images, les sons, les clartés s’éteignirent dans son cerveau. L’ombre les engloutit et se referma. Ses membres se détendirent. Une main prompte, douce, toute-puissante enleva le fardeau qui pesait sur son cœur. Elle dormait.

III

Il n’est point vrai qu’un beau jour dispense à toute la nature les mêmes bienfaits, à toutes les créatures la joie. Le plus riant soleil ne pénètre pas au delà de certaines ombres. Il ne réchauffe point le cœur enseveli dans sa peine, la chair que l’agonie dévore.

Sur la route qui conduisait à l’abbaye gisait, ce matin-là, une musaraigne qui achevait sa courte vie. L’ennemi qui l’avait rejointe et terrassée en cet endroit s’était enfui sans l’achever, effrayé sans doute par quelque approche. Elle saignait, blessée, le côté ouvert, une patte à demi mangée, lorsque Adélaïde l’aperçut et s’arrêta pour l’examiner. Mais elle ne sut comment la soulager, ni quel remède pouvait convenir à ce faible corps si menu qui palpitait encore. Elle se borna à le recouvrir de feuilles fraîches pour le préserver des mouches, à l’écarter du passage, afin que quelque enfant ne s’en amusât pas cruellement. Puis elle s’éloigna, portant cette humble souffrance ajoutée à la sienne.

Bien qu’elle fût en avance sur l’heure du rendez-vous, elle ne pénétra pas dans l’église abbatiale, étant trop lasse pour prier, mais elle gagna dans les bois l’endroit désigné par Michel, le banc placé sous le chêne où le père Athanase l’avait reçue bien souvent. À quelques mètres de là, sur sa droite, s’ouvrait, au milieu des murs qui entouraient le couvent, la porte de clôture. Nul moine n’en pouvait sortir sans qu’elle l’aperçût. En face d’elle s’étendait la grande vallée verte, entourée par un cercle de collines. Quelques signes annonçaient l’automne. Septembre commençait à jeter à travers l’été tropical un immense courant de fraîcheur qui, le matin et le soir, persistait sous l’ardeur même du soleil. Çà et là, dans les arbres, une branche jaunissante, comme dans les cheveux d’une femme la première mèche blanche, attestait que l’hiver et la mort travaillaient déjà sourdement la nature encore vigoureuse. L’atmosphère, quoique pure, n’avait pas la limpidité des jours d’été. Le paysage brillait d’un éclat tempéré comme un visage sous une gaze légère. Un voile impalpable qui n’était fait ni de nuages ni de brumes, mais d’une certaine qualité de l’air, demeurait tendu sur le ciel d’un bleu faible, sur les prairies, sur les horizons indistincts. Il atténuait les couleurs, fondait les contours et les formes parmi ses ondulations vaporeuses, donnait à la lumière une adorable suavité.

Adélaïde regardait froidement ce beau jour. La fatigue de l’insomnie pesait sur elle avec l’appréhension d’une entrevue qu’elle voulait définitive. Elle se trouvait dans un état bizarre, où l’agitation se mêlait à l’engourdissement, la fièvre à la torpeur ! Elle songeait à la musaraigne blessée, à tous ces animaux infimes qui saignent et meurent à tout instant dans les eaux, les herbes, l’air et auxquels Dieu a refusé le cri, afin que leur douleur ignorée ne trouble pas le mensonge de la nature. Elle pensait à tous les cœurs comme le sien déchiré auxquels la dignité humaine impose le même silence. Elle croyait entendre l’effroyable plainte dont retentirait la terre, si un ange enlevait tout à coup, ne fût-ce qu’une seconde, le sceau qui pèse ici-bas sur l’âme et sur la chair souffrantes. La splendeur des choses n’abuse que quelques heureux, mais pour elle ce matin si pur était une imposture, l’apparence trompeuse qui recouvrait la tragédie universelle.

Sa beauté aussi pouvait être un mensonge et dissimuler sa douleur. C’est pourquoi elle n’en avait pris nul soin. Elle portait sa robe de voyage en jersey de laine, toute simple. Ses cheveux n’étaient point ondulés, sa coiffure trop régulière la vieillissait. Nul fard n’avivait son teint altéré par l’insomnie. Pourtant son visage n’était point de ceux dont l’aspect serre le cœur, La maladie, la pauvreté, révélées par l’épuisement du corps, la pâleur ou la contraction des traits excitent aisément la pitié. L’amour aux abois ne se manifeste que par des larmes, signe commun de toutes les douleurs, les plus puériles comme les plus nobles et par cela même sans portée. Il fallait qu’elle évitât de pleurer devant Michel, car les larmes amollissent ceux qui les versent. À leur débordement succède une accalmie béate où l’âme fatiguée accueille n’importe quelle promesse et follement se reprend à l’espoir du bonheur. Elle devait se dominer et tout d’abord peut-être se taire. Le silence est éloquent. Il présentait pourtant des inconvénients. Si elle se taisait, c’est Michel qui parlerait. Elle se savait trop sensible à sa voix, trop prompte à le croire. Il la convaincrait peut-être que le mieux était de rentrer au cloître, il obtiendrait son assentiment, puis il la renverrait définitivement. Le grand danger pour elle était de se laisser anesthésier, ravir comme la veille par une chère présence. Il fallait qu’elle fût devant son mari ce qu’elle était loin de lui : la même créature désaxée, la même âme en peine. Elle devait se défier de lui, ne point le regarder, l’écouter à peine. Il fallait qu’elle parlât, mais non point avec le lyrisme de la nuit, car les emportements, les éclats tragiques n’ont pas d’action sur l’homme heureux, ne lui inspirent qu’un mépris condescendant.

L’heure du rendez-vous avait sonné. Michel était en retard. Adélaïde ne s’en plaignait pas encore. L’attente lui permettait de se tracer une ligne de conduite, afin que rien dans cette entrevue qui devait, croyait-elle, la perdre ou la sauver ne fût livré au hasard. Mais le manque de sommeil lui enlevait une partie de sa lucidité. Par moments ses yeux se fermaient. Elle étendait le bras sur le dossier du banc, y appuyait sa tête lasse où la pensée battait douloureusement. Puis elle se reprenait, ordonnait ses phrases une à une. Elle devait exposer simplement, nettement l’erreur du passé, l’inutilité du sacrifice dont Dieu n’était pas le but, le désastre qu’entraînait cette erreur, la prédominance obstinée en elle de l’amour humain et la certitude où elle était de ne plus pouvoir vivre loin de Michel. Pour finir elle prendrait dans son sac le flacon d’atropine qu’elle avait apporté. Il faudrait alors que, se levant, elle s’écartât de son mari. Et elle répétait les rôles que la nuit lui avait inspirés :

— Regardez bien, Michel, Voici la mort, là en ma possession. Voici la dernière amie qui me reste, mon seul refuge si vous, me repoussez… J’ai fait mon choix, faites le vôtre. Tout est simple, tout est clair : ou la vie près de vous, ou, sans vous, la mort. Et ce Dieu auquel vous croyez vous demandera compte de mon âme.

Elle n’était plus si sûre de la victoire. Elle comprenait que le premier soin de Michel serait de lui arracher le poison. Il y parviendrait aisément, étant plus fort qu’elle. La lutte serait brève et se terminerait par son triomphe. Alors, l’ayant sauvée à sa manière, de la mort seulement, peut-être réagirait-il contre son émotion. Peut-être lui ferait-il l’injure de croire à quelque odieux chantage, à une comédie jouée simplement pour l’attendrir. Comment pourrait-elle le convaincre qu’au moment même où elle s’était munie de ce poison, elle n’avait pas prévu qu’il l’empêcherait de le boire, imaginé le geste sauveur. Elle se décourageait. L’épreuve dont elle attendait le salut n’aboutirait qu’à un échec, le drame où elle se débattait se continuerait sans aucun dénouement.

Brusquement sa méditation s’interrompit. Elle venait d’apercevoir, franchissant la porte de clôture, deux hommes dont l’un portait la robe monacale : Michel. Elle se leva aussitôt avec un grand élan. La vie tout de même était douce. Elle sentit soudain sur ses mains, sur sa joue la chaleur du soleil. Les chants d’oiseaux, l’azur cessèrent d’être une offense à son malheur, devinrent des choses rassurantes comme le sourire d’un père. Sa fatigue était dissipée. Son sang tout à l’heure si lourd battait, montait dans ses artères comme une subite poussée de sève. Une dangereuse illusion de nouveau l’enchantait, abolissant ses craintes. Elle ne pouvait rien contre ce soulèvement de l’espoir. Et toute palpitante, elle courut vers Michel.

Lui aussi, bien qu’elle l’accusât d’indifférence, avait beaucoup souffert par elle et passé une grande partie de la nuit dans l’inquiétude. Si, tout d’abord, il avait cru tout sauvé par le seul fait qu’elle lui revenait, il s’était bien rendu compte que ce retour n’arrangeait rien. Tandis que, dans la solitude, elle évoquait ses moindres paroles, lui se rappelait les siennes avec un tourment presque égal. Sans bien pénétrer la gravité du mal dont elle se plaignait et tout en faisant la part de « l’exagération féminine », il mesura combien sa tâche serait difficile et de quel poids cette femme, la sienne, allait charger sa vie. Ayant vainement cherché à se tracer une ligne de conduite qui conciliât ses devoirs humains avec ses devoirs religieux, il alla, après les matines, exposer ses difficultés au père Athanase, son directeur et son ami.

Celui-ci s’apprêtait à partir pour Namur. Le temps lui manquait pour examiner un cas aussi grave et qui le prenait tout à fait au dépourvu. La présence d’Adélaïde à Évolayne l’effraya tout d’abord beaucoup. Il l’imaginait déjà provoquant un scandale, réclamant son mari, aussi se montra-t-il sévère :

— Qu’elle reparte, qu’elle reparte au plus tôt ! s’écria-t-il, sa place n’est pas ici. Il faut qu’elle comprenne qu’elle n’a plus aucun droit sur vous. Je ne puis vous autoriser à la recevoir ainsi librement.

Sans révolte, mais sans faiblesse, Michel plaida la cause de sa femme :

— Je ferai ce qui me sera ordonné, dit-il, mais je crois qu’il serait dangereux de la repousser brutalement. Elle souffre, elle ne comprend pas le sens de sa vie, elle croit avoir perdu la foi. Elle n’est point venue vers moi pour me détourner de mes devoirs, mais parce qu’elle n’a pas d’autre ami. Dois-je lui refuser le secours spirituel qu’à tout autre qu’elle j’accorderais ? Il me semble que ce serait une cruauté. C’est une âme désemparée qui peut tomber très bas si nul ne la relève et elle n’écoute que ma voix.

Le père Athanase, jetant sur son ami un vif et profond regard, le vit, déchiré par la douleur d’Adélaide, mais ferme dans sa foi, prêt à l’obéissance :

— C’est bien, dit-il plus doucement, je réfléchirai. Demain j’avertirai le père Abbé, nous examinerons ce qu’il convient de faire. Mieux vaut en effet ne pas brusquer les choses. J’ai l’impression que votre femme rentrera quelque jour au couvent, car on ne perd pas ainsi la foi après l’avoir retrouvée. Que peut-elle faire au reste dans le monde, ayant un mari vivant et prêtre ? C’est une situation gênante et affreuse pour elle. Si elle n’est pas assez forte pour supporter l’existence claustrale, on peut l’orienter vers un ordre plus doux, hospitalier ou enseignant. Je verrai, je me renseignerai. Aujourd’hui recevez-la encore, puisque vous le lui avez promis. Tâchez de l’apaiser, de la tourner vers Dieu. Plus tard, j’agirai à mon tour. Je comprends combien le sort de cette âme doit vous préoccuper. Elle passe par des voies bien étranges et c’est une chose pénible pour vous. Mais conservons l’espérance. Un grand bien sort toujours de l’épreuve. Avant tout, mon ami, ne vous troublez pas.

Cette dernière parole fut un réconfort pour Michel. Elle était le mot d’ordre impérieux auquel il obéissait depuis huit ans et qui lui avait refait peu à peu une seconde nature. D’ailleurs l’entrevue qu’il devait avoir avec Adélaïde ne prenait pas à ses yeux comme aux siens un caractère définitif. Il ne savait pas qu’elle hésitait entre la mort et la vie, qu’un mot maladroit pouvait faire pencher la balance du côté sombre. Il pensait user du pouvoir qu’il avait sur elle pour lui rendre un peu de confiance en l’avenir, sans prendre cependant aucune initiative, sans lui donner aucun conseil précis. Comme tous ceux qui vivent avec la pensée constante de l’éternité, il ne s’effrayait jamais du présent. Il comptait que le temps, la grâce, toujours lente à agir, calmerait mieux que sa parole et ses pauvres efforts l’âme d’Adélaïde. Tandis qu’elle attendait leur rendez-vous dans le repliement, le silence, la solitude, lui s’y prépara comme il put au milieu de ses occupations habituelles. Prêtre, il appartenait à tous. Le souci que lui causait l’être qu’il aimait le mieux au monde ne le déchargeait pas de ses autres devoirs. Dans la matinée, il dut se consacrer à plusieurs retraitants, venus pour quelques jours à l’abbaye. L’un d’eux qu’il dirigeait le rejoignit après la messe conventuelle. Ils sortaient ensemble des jardins de l’abbaye lorsque le moine aperçut sa femme. Son cœur bondit vers elle. Pourtant il domina son impatience. Son jeune pénitent allait quitter Évolayne, Il désirait lui faire quelques dernières recommandations. Pour Adélaïde rien ne pressait. Elle était libre. Il aurait, aujourd’hui, demain, plus tard tout le loisir de la revoir. Mieux valait que leur entretien ce matin-là fût bref, puisqu’il n’avait rien de précis à lui dire. Tandis qu’elle accourait à sa rencontre, il marcha vers elle sans hâte. Elle sortait d’une longue attente, déprimée par une nuit mauvaise, par l’obsession d’une même pensée, lui, au contraire, levé depuis cinq heures du matin, distrait par mille devoirs, arrivait retrempé par l’action, aussi calme qu’elle était fiévreuse. Avant même qu’ils eussent échangé un mot, elle sentit à quel point ils restaient étrangers l’un à l’autre. La joie qu’elle avait éprouvée en le revoyant s’évanouit lorsqu’il lui dit, désignant son compagnon demeuré en arrière :

— Voulez-vous patienter un moment, Adé ? J’ai quelques mots encore à dire à ce jeune homme. Je le reconduis à la gare. Vous permettez ?

Elle ne cacha pas sa déception. Ses yeux devinrent humides, ses lèvres tremblèrent. Il vit que ses paupières étaient rouges, ses traits gonflés. Elle avait pleuré, elle allait pleurer encore. Elle ne pouvait donc rien supporter, pas même ce léger délai qu’il lui imposait. Malgré lui, il eut pitié de sa faiblesse, mais crut bon de n’en rien laisser paraître.

— Admirez encore quelque temps seule ce beau soleil, dit-il, affectant la gaieté. Quel jour magnifique ! Qui pourrait, devant cet azur et ce radieux paysage, douter de la bonté de Dieu. Sa bénédiction est sur tous.

Elle pensa : « Excepté sur la musaraigne qui meurt, sur moi qui souffre, sur tant d’êtres déshérités… » À travers ses larmes les choses lui apparaissaient sous un aspect funèbre. Très bas, plaintivement, elle murmura :

— Je ne vois plus !

Son accent était si pathétique que le moine en fut bouleversé. Mais, placé entre deux devoirs, il choisit, par esprit de sacrifice, le moins pressant et le moins cher : le jeune étranger au lieu de sa femme, l’indifférent à peine blessé au lieu de cette malade qu’il laissait sans comprendre qu’elle était aux portes de la mort. Il réagit contre son émotion. La forte discipline ecclésiastique paralysa les élans de sa tendresse. L’Église fait de la sérénité une vertu. Elle répète constamment à ses prêtres, à ses fidèles : « Même lorsque vous souffrez, gardez l’aspect de la joie, quand votre cœur est une mer démontée, que votre visage, votre voix, votre geste demeurent assurés et tranquilles. » Michel demeura calme devant Adélaïde. Il ne parut point prendre au sérieux cette détresse qui le remuait pourtant jusqu’aux entrailles.

— Allons, dit-il en souriant, vous avez des yeux pour voir. Essuyez vos larmes et toute la lumière de ce beau jour entrera en vous. À tout à l’heure. Je vous laisse ma paix, chère Adé.

Il aurait pu lui laisser sa très réelle inquiétude, car c’est de cela seulement qu’elle avait soif. Il crut bon de la lui cacher. Le regard avide et navré qu’elle leva sur lui rencontra son regard confiant, aussi clair, aussi pur, aussi cruel pour elle que l’azur du ciel.

— Allez, dit-elle, ne vous hâtez pas, je puis attendre.

La résistance humaine est immense, mais un rien peut la briser. Un être endure très longtemps la faim, la soif, mais laissez-lui boire une goutte d’eau, manger une miette de pain et son tourment est aussitôt doublé par une satisfaction insuffisante. Adélaïde avait supporté des mois et des années d’absence, puis, la veille, retrouvé Michel pour le reperdre aussitôt. Au moment où elle croyait pouvoir se rassasier de sa présence, une privation nouvelle lui fut imposée. L’attente ainsi prolongée devint intolérable. Elle regagna le banc sous le chêne et de nouveau s’y assit. Le sentier privé, réservé aux moines, que descendaient le père Stéphane et son jeune compagnon, passait au-dessous d’elle. En se penchant elle aperçut à travers les arbres leurs deux silhouettes. Michel marchait lentement, incliné vers son ami. Il parlait avec une animation que trahissaient ses gestes. Adélaïde ne percevait point ses paroles, seulement quelques éclats de voix. Elle se sentit soudain plus loin de lui qu’autrefois derrière les grilles du cloître ou, plus récemment, dans l’exil. Elle s’arrêtait au seuil d’une vie mystérieuse qu’elle ne pouvait imaginer, dont les intérêts, les incidents, les personnages lui demeureraient désormais étrangers. Dans ce cœur qui lui avait appartenu elle n’occupait plus qu’une place très humble, la dernière. Oui, même à cette heure tant désirée par elle et que Michel devait lui consacrer, il la délaissait pour un passant, abrégeait volontairement l’entrevue précieuse. Bientôt le déjeuner des moines les interromprait comme, hier, le chapitre. Elle n’aurait pas le temps de s’expliquer. Et d’ailleurs toutes les paroles qu’elle avait préparées, éloquentes encore alors qu’elle les adressait à une ombre, à un souvenir, au Michel d’autrefois lui semblaient vaines, depuis qu’elle avait revu l’homme nouveau, le prêtre affermi dans la joie. Un cri de douleur s’il est reçu par un cœur froid y perd sa résonance. Elle s’exagéra l’insensibilité plus voulue que réelle du religieux. À chacune de ses plaintes, il répondrait par ce regard serein qui, tout à l’heure, l’avait brisée. Il ne croirait pas à son désespoir. Il sourirait en voyant ce poison dans ses mains. Ce qui les séparait, c’était cette paix imperturbable qui, de toutes parts, couvrait l’âme du moine, armure dont elle ne trouverait jamais le défaut pour atteindre et blesser ce chevalier de Dieu. D’ailleurs, en admettant qu’elle réussît à l’émouvoir, que pouvait-elle lui demander ? Son exigence croissait avec sa misère. Elle ne croyait plus que la compassion, la sollicitude, forcément mesurées, de celui qu’elle aimait parvinssent à lui suffire. Même s’il lui permettait de demeurer à Évolayne, elle ne le verrait que rarement, quand il serait libre et n’aurait pas d’autres devoirs. Craignant toujours de trop céder à la tendresse humaine, il mettrait à la fuir le même soin qu’elle à le chercher. Tant qu’elle vivrait elle serait pour lui un fardeau, un souci accablant, vite exécré… tant qu’elle vivrait…

Sur ce mot l’affreuse tentation s’imposa encore. Il lui apparut que la mort pouvait être un besoin physique comme celui de la nourriture et du sommeil. De nouveau, le temps semblait s’être arrêté, chaque minute était un siècle. Elle souhaita d’échanger cette attente éternelle contre une éternelle stupeur. De toutes façons Michel était perdu pour elle. Ils suivaient deux voies différentes qui ne se rejoindraient jamais. Elle se demanda si la musaraigne était morte à présent. Sa propre disparition aurait-elle sur la terre plus d’importance que l’extinction de cette petite vie ? Laisserait-elle une trace plus durable ? Elle ne le croyait pas. Son image serait vite effacée du cœur de Michel. Il la pleurerait quelque temps, puis saurait surmonter un regret inutile. Vivant, il avait une tâche à remplir au milieu des vivants et ce monde déchargé d’elle ne lui paraîtrait ni moins beau, ni moins divin.

La demie de onze heures sonnait à l’abbaye. Le temps passait qui semblait immobile et Michel tardait toujours et sa chance diminuait. Ce matin pas plus que la veille, il ne pourrait l’écouter jusqu’au bout. Il lui prodiguerait quelques paroles d’encouragement, la congédierait encore, en lui donnant un autre rendez-vous, aussi incertain que celui-ci. Mais s’il la trouvait avec la mort en elle, il n’oserait pas la quitter. L’assistance aux mourants est pour le prêtre un devoir plus fort que l’obéissance à la règle, et il oublierait tout pour elle.

Ainsi elle revenait toujours buter sur la même pensée avec acharnement. L’insomnie, l’épuisement nerveux où l’avaient jetée tant de combats secrets la disposaient à l’idée fixe. L’attente sapait, minait sans cesse le frêle rempart de courage, de raison, de lucidité où se retenait encore sa vie.

C’est à ce moment qu’elle entendit des pas, aperçut à sa droite un religieux. Il ne portait pas le scapulaire des pères. C’était un frère convers, celui qui recevait les visiteurs et auquel elle s’était adressée la veille. Il regardait autour de lui, semblait chercher quelqu’un. Reconnaissant Adélaïde, il se dirigea vers elle :

— Pardon, madame, je pensais trouver ici le père Stéphane. Quelqu’un le demande au parloir.

Elle répondit :

— Il est à la gare avec un jeune homme. Il va revenir.

Et, plus bas, d’un ton presque suppliant, elle ajouta :

— Je l’attends depuis longtemps.

Mais qu’importait au frère son impatience ou le droit qu’elle avait de passer la première. Il s’inclina :

— Merci, madame. Je vais voir si j’aperçois le père dans le sentier. J’ai une lettre à lui remettre. C’est urgent, m’a-t-on dit.

Adélaïde perdit tout espoir. Son imagination malade dénaturait déjà l’incident pour en tirer une amertume de plus. Quelqu’un réclamait Michel avec insistance, et elle n’hésitait pas à croire qu’il la sacrifierait encore à un étranger. Cette pensée lui fut intolérable. Elle ne voulait pas remettre au lendemain l’entrevue désirée. Il fallait que son sort se décidât ce matin même ou jamais. Elle n’avait plus assez de force pour franchir l’espace d’une nuit et si elle ne pouvait retenir Michel que par la mort…

Mais la mort effraye ceux-là même qu’elle fascine. À son inconnu redoutable le malheur familier semble encore préférable. Il faut pour qu’un être en arrive à détruire sa propre existence que le paroxysme fiévreux de l’amour, l’obsession des images, l’emprise sur lui du présent et du provisoire l’empêche d’imaginer cette éternité vers laquelle il se précipite, ne sachant ce qu’il fait. Le suicide est rarement un acte raisonné, mais plutôt une tentative qui laisse subsister des chances de vie. C’est ainsi qu’Adélaïde l’envisagea soudain. Qui sait ? Le flacon qu’elle avait dans son sac contenait peut-être une dose de poison trop faible ou trop forte. En risquant la mort, elle allait peut-être lui échapper. Ah ! que Michel sût seulement qu’elle était capable de se tuer pour lui, qu’il la vît malade, avec ce poison en elle, et s’il la sauvait il faudrait bien qu’il la sauvât tout entière, corps et âme. Jamais plus il n’oserait l’abandonner. Le péril qu’elle aurait couru les rendrait enfin l’un à l’autre. Cette chance unique lui voilait le péril où elle s’aventurait.

Tandis qu’elle délibérait ainsi, Michel remontait rapidement le sentier. Il s’était attardé à la gare plus longtemps qu’il ne l’avait prévu, le train ayant eu du retard. Il se trouvait coupable envers Adélaïde. Il sentait combien cette longue attente devait lui paraître cruelle. Il se hâtait, il courait pour ne pas abréger la courte demi-heure qu’il pouvait lui consacrer. En haut du chemin, devant la porte de clôture, le portier de l’abbaye l’arrêta lui remit la lettre dont il prit connaissance et qui, bien que pressante, ne changea rien à ses résolutions. Il griffonna au verso de l’enveloppe sa réponse, donnant un rendez-vous pour l’après-midi. Puis il fit quelque pas avec le frère convers, le priant d’écarter ce matin-là tout visiteur. Adélaïde qui suivait de loin ce colloque l’interprétait à sa façon. Certainement Michel lui préférait encore l’étranger qui le réclamait : « Je viens, disait-il, oui, tout de suite, le temps de congédier seulement cette personne là-bas qui m’attend. » Elle eut un dernier sursaut de révolte désespérée où sombra sa raison. Menacée d’abandon, elle cessa de craindre la mort et n’ayant qu’une arme pour retenir Michel en usa. Ouvrant son sac, elle se détourna pour que son mari, de loin, ne la vît pas porter quelque chose à ses lèvres. Elle dut s’y reprendre en plusieurs fois tant le liquide était amer. Elle eut cependant le temps de vider le flacon avant que Michel, ayant congédié le frère convers, marchât vers elle libre, le cœur plein de tendresse, ne sachant pas qu’il venait trop tard.

IV

Elle entendit, elle reconnut ce pas qui s’approchait et pourtant ne tourna pas la tête. Ce n’était plus Michel qu’elle attendait, mais, dans le recul épouvanté de sa chair, une visiteuse imprudemment appelée et qui ne tarderait pas longtemps. Ce philtre amer qu’elle venait de boire faisait d’elle un être nouveau, indifférent à ce qui l’obsédait un instant plus tôt. Tous les tourments de la passion déçue, de l’abandon et de l’absence lui semblaient peu de chose à côté de ce dénuement où elle entrait. Les images qui avaient composé le décor de sa vie s’effaçaient déjà. Il n’y avait plus devant elle qu’un avenir de quelques heures et cet au-delà redoutable où son âme allait tomber. Qu’importait donc à présent pour elle la présence de Michel à ses côtés, qu’importait sa pitié ou sa tendresse. Il ne pouvait plus l’empêcher d’être seule.

Elle était toujours assise sur le banc, le corps un peu penché en avant, les yeux clos, avec ce goût du poison dans sa bouche. Ses deux mains étaient fermées sur un objet caché : le flacon vide. Michel en s’approchant remarqua qu’elle tremblait, de colère, sans doute. Il devinait combien elle s’était indignée de le voir consacrer à un autre le temps qu’il devait lui donner. Il ne s’étonna donc point de la trouver muette, hostile.

— Excusez-moi, Adé, dit-il doucement. Dans notre ministère, nous ne pouvons disposer à l’avance de nos loisirs. Mille devoirs imprévus s’imposent…

Qu’était-ce que ce vain murmure, alors qu’elle écoutait sourdre, jaillir, monter en elle les eaux bouillonnantes de la mort ? L’âme déjà à demi noyée se débattait lugubrement.

— Me voici enfin tout à vous, reprit Michel. D’ailleurs, depuis hier, votre pensée ne m’a pas quitté. Je voudrais vous persuader, comme j’en suis certain moi-même, que ces ombres où vous êtes se dissiperont bientôt. Priez seulement.

Elle se taisait. Si elle avait osé prier, elle n’eût imploré à cette heure que le seul salut de sa chair ; mais, criminelle, elle ne pouvait demander un miracle. L’espoir qui l’avait leurrée, lui donnant la force d’accomplir l’acte irréparable, s’était évanoui. Elle ne doutait plus d’avoir absorbé une dose mortelle. Encore quelque temps, elle sentirait la morsure physique du poison. Et puis ce serait la diminution de ses facultés, la perte de la conscience, l’agonie, le cercueil, la tombe. La pression de la peur lui fit ouvrir les yeux. Ah ! comme l’arbre le plus proche lui parut soudain lointain, inaccessible. Elle n’eût osé toucher ses feuilles fraîches, passer la main sur son écorce. Elle n’avait plus sur les objets environnants ces droits que nous confère la vie. Elle ne faisait plus corps avec l’univers. Elle était à l’écart, exclue. L’immense paysage reculait, bougeait sous son regard, comme aperçu dans une fuite. Le retrait de la mort commençait. Quelqu’un la tirait en arrière, hors de ce monde où elle avait vécu. Les choses, les êtres, par elle abandonnés, l’abandonnaient, Michel cependant disait :

— Je viens encore d’assister à une prodigieuse opération de la grâce et j’en ai été merveilleusement apaisé dans mon angoisse pour vous. Ce jeune homme que vous avez vu tout à l’heure avec moi est l’un de mes fils spirituels que je croyais perdu. Des passions violentes l’avaient égaré. Il reniait Dieu. Par bonheur, il m’aimait encore. Je le décidai à venir faire une retraite parmi nous L’effet fut foudroyant. Il repart entièrement changé, tellement affermi que la vie religieuse seule l’attire et que je suis certain, après un temps d’épreuve, de le voir revenir à Évolayne pour s’y fixer à jamais. Adé, puissé-je entendre de vous bientôt des paroles semblables à celles qu’il m’a dites en me quittant. Dieu se sert parfois de ses plus humbles prêtres pour opérer des transformations splendides. Ce sont là les douceurs de notre rude tâche.

Elle se redressa et, se tournant vers lui, considéra avec une animosité subite ce vivant. Car tout en lui vivait : le corps, l’âme ; le corps dans la plénitude de la santé, l’âme dans la plénitude de la force et de la certitude. Elle eut horreur de son inébranlable paix, désira la lui arracher. Lasse de souffrir seule, elle voulait qu’il entrât lui aussi dans les ombres où elle était. D’une voix sourde, vibrante où l’accent du sarcasme se mêlait à celui du reproche, elle interrogea :

— Combien d’âmes avez-vous donc sauvées ? Il répondit humblement :

— Aucune, Nous ne sommes que des instruments, Dieu seul agît.

Elle reprit avec plus d’âpreté encore :

— Combien d’âmes sauvées offrirez-vous à votre Maître en échange de celle que vous avez perdue ?

Il pâlit un peu sous son regard :

— Quelle âme ai-je perdue ?

— La mienne.

— Certes, ce serait pour moi un éternel remords ! mais je vous connais bien. Je sais que votre bonheur n’était point en moi, que je ne pouvais pas vous suffire.

Elle renversa un peu la tête et il ne vit plus que sa bouche tremblante :

— Pourtant, Michel, je meurs de votre abandon ! Quelque chose avertit le moine que cette parole n’était point une figure, une image, mais la vérité même. Il la sentit résonner au plus profond de son cœur. Résolu cependant à ne point se laisser troubler, il répliqua avec une douceur un peu fade, presque puérile :

— On dit cela et l’on vit tout de même, n’est-il pas vrai ?

— Ne raillez pas.

Sa voix n’exprimait plus la colère, mais une sorte d’autorité tranquille, irrésistible. En même temps elle ouvrait ses mains fermées. Elle lui tendait un flacon vide, ouvert. Sans comprendre, il le prit, le retourna. L’étiquette rouge apparut et le nom du poison. Alors il jeta un cri si fort que tout l’air autour de lui vibra.

— Adé, Adé, qu’avez-vous fait ?

— Ce que font les désespérés !

Ah ! cette fois, elle pouvait triompher. Elle lui avait bien arraché sa paix, si violemment, avec une telle cruauté, comme on arrache au supplicié l’un de ses membres, d’un seul coup porté dans la chair vive que cet homme fort parut soudain faible entre les faibles, tandis qu’affluait dans ses yeux en pleurs tout le sang de l’âme mutilée.

La douleur n’épargne personne ici-bas. Son injustice apparente cache une impartialité profonde. Ses modes d’action sont seuls différents. Elle semble avoir ses privilégiés qu’elle s’ingénie à torturer lentement, durant des années, mais ceux qu’elle a feint d’oublier, elle les reprend un jour entre ses mains avec une fureur si grande qu’ils n’ont rien gagné à être longtemps épargnés. Tout ce qu’Adélaïde avait souffert depuis dix ans, Michel le souffrit à son tour en quelques minutes. Sur le calvaire qu’elle avait gravi pas à pas, il la rejoignit, la dépassa dans une course tragique pour atteindre, comme elle, le délaissement absolu et ce désespoir même auquel il n’avait pas cru. Il subit dans une brusque déflagration la transformation du malheur. Il cessa de sentir sur lui la bénédiction divine, de faire partie d’un monde où rien n’était irréparable, où chaque peine recevait une consolation. Mis en présence d’un irrémédiable désastre, il regardait avec angoisse la femme qu’il n’avait cru quitter que pour la rejoindre un jour et qu’il perdait à tout jamais par une double mort. Il n’avait point horreur de cette réprouvée, il l’aimait, il l’aimait. Il descendait avec elle dans l’ombre du mal, dans l’épaisseur du crime. Pourtant, ni la foi, ni le désir du salut ne pouvaient abandonner son cœur de prêtre. Une dernière lueur de raison lui indiquait dans son désarroi même le plus pressant devoir envers celle qui n’avait d’autre intercesseur que lui. Pour guérir l’âme si profondément atteinte, il fallait tout d’abord prolonger la vie du corps. Le moine se dressa pour agir au plus vite, obligeant Adélaïde à se lever.

— Venez, dit-il, cherchant à l’entraîner, venez avec moi.

— Où cela ?

— À l’abbaye !

Elle eut un mouvement d’effroi et de recul. Il supplia :

— Par pitié, chérie, le temps presse, il vous faut des soins immédiats. Vous ne voulez pas me suivre ? Eh bien ! laissez-moi, je vais faire téléphoner à la ville, je reviendrai dans un instant.

Mais elle semblait s’enraciner au sol et le retenait de toute sa force.

— Je ne veux pas, gémissait-elle. À l’abbaye, nous ne serions plus seuls, on nous séparerait encore. Je ne vous suivrai pas et je ne veux pas que vous me quittiez. Si vous vous éloigniez, ne fût-ce que pour un instant, serais-je sûre de vous revoir ? Vous ne songerez qu’à me sauver tout d’abord, vous irez, plein de zèle, chercher quelques remèdes et puis, au parloir, l’un de vos pénitents ou n’importe quelle dévote vous arrêtera, vous ne penserez plus à moi.

L’absurdité de cette hypothèse arracha de nouvelles larmes au moine, en lui prouvant à quel point il avait été cruel pour Adélaïde. Il fallait qu’il l’eût fait bien souffrir pour qu’elle le crût capable de l’abandonner en un tel moment, d’oublier à la vue du premier venu le péril où elle était.

— Ne me quittez plus jamais, suppliait-elle, car ce petit mot ne désigne à présent qu’une très courte durée. Restez avec moi, supportez-moi. L’épreuve sera brève et puis vous serez libre à jamais. Oh ! Michel, j’ai vécu assez longtemps seule, je ne veux pas mourir sans vous.

Elle s’accrochait à lui, les deux bras noués à son cou et il ne la repoussait pas. Il ne craignait plus ce corps si beau qui cessait d’être un instrument de tentation, corps déjà miné par la mort, dont la splendeur intacte encore mais menacée, attestait la victoire inéluctable du néant sur toute chair, la vanité des apparences à quoi se prend l’amour humain. Et le moine serrait contre lui la grande forme frémissante comme pour l’empêcher de se dissoudre et pour lui communiquer sa vie, tandis qu’inerte, les yeux clos, Adélaïde oubliait tout dans la douceur de cette étreinte.

Cependant il ne perdait pas de vue le danger auquel il fallait l’arracher.

— Je ne vous quitterai pas, Adé, je vous le jure. Je ferai ce que vous voudrez, ma chérie. Mais permettez-moi d’agir pour vous, nous ne pouvons rester ici.

Elle rouvrit les yeux. Le paysage lui apparut dans une explosion de lumière, puis aussitôt sembla s’évanouir dans son propre rayonnement. Elle eut l’impression que l’espace s’élargissait, se creusait démesurément autour d’elle et, prise de vertige, désira l’intimité des chambres closes. Son regard dilaté, incertain, où palpitait la peur, chercha celui de Michel.

— Oui, balbutia-t-elle, partons, ramenez-moi chez moi.

Il céda. L’abbaye était plus proche, mais à l’hôtel aussi il aurait du secours. La soutenant il l’entraîna, s’engagea avec elle dans le sentier qui descendait vers la gare. Là, sous les arbres, le chemin était si étroit qu’elle voulut y marcher seule. Puis, sa vue se brouillant à nouveau, elle chancela et il la retint au moment où elle allait tomber. Alors il l’entoura de son bras fortement et elle se laissa conduire, docile, abandonnée, le visage caché contre son épaule.

V

Il s’était efforcé de penser à tout, de tout prévoir. Bien que moine, il exerçait encore la médecine à l’abbaye et dans les cas urgents. Il avait écrit une ordonnance, envoyé un cycliste à Dinant pour y chercher les remèdes nécessaires, téléphoné à deux médecins. Puis sachant qu’au chevet de sa femme, dès qu’elle commencerait à souffrir, il ne serait plus qu’un homme éperdu, incapable de remplir dignement son rôle de prêtre, il avait fait porter un mot au père Athanase, oubliant que ce dernier, le matin même, sitôt après matines, était parti bénir un mariage à Namur.

Ces dispositions prises, Michel ne pouvait plus qu’attendre. Il s’appliquait à maintenir l’espoir en son cœur dévasté, afin que sa confiance, vraie ou feinte, fût pour Adélaïde un réconfort. Il eût voulu la bercer dans ses bras, la consoler avec les plus tendres paroles, mais bien qu’ils fussent seuls maintenant dans la chambre où elle avait tant désiré le voir, elle ne lui prêtait aucune attention. Ses yeux, auxquels la dilatation anormale de la pupille donnait un incroyable éclat, exprimaient lorsqu’ils rencontraient les siens une sorte de défi sauvage, puis se détournaient aussitôt. Elle errait sans repos à travers l’étroite pièce, déplaçait çà et là d’insignifiants objets. Elle avait revêtu un grand peignoir blanc, largement échancré et tantôt, frileusement, enroulait une écharpe de laine autour de son cou, tantôt la rejetait. Tourmentée par la soif, elle but un peu de la tisane que Michel avait fait préparer pour elle. Le breuvage, trop sucré, l’écœura ; une nausée violente la tint un moment sur son lit. Peu après, ses cheveux s’étant dérangés, elle s’approcha de son armoire à glace pour refaire sa coiffure. Son visage lui apparut d’une façon indistincte. Avec sa manche, elle essuya plusieurs fois le miroir limpide, puis pressa de ses doigts ses paupières et parut étonnée de ne point les trouver humides :

— Je pourrais pleurer cependant, constata-t-elle, oui, je devrais pleurer d’avoir trouvé ici-bas si peu d’amour.

En même temps, elle comprit ce qui troublait sa vue et comme Michel se tenait auprès d’elle, suivant avec angoisse les premiers symptômes de l’intoxication, elle l’interrogea sans le regarder, sur un ton d’insouciance désespérée :

— Eh bien ! docteur, qu’en dites-vous ? Vais-je beaucoup souffrir ? En aurai-je bientôt fini avec ce monde ?

Il posa les deux mains sur ses épaules, afin qu’elle eût le sentiment d’une présence rassurante.

— Il ne faut pas parler ainsi, chérie, ni vous effrayer en rien. Mes confrères seront là bientôt et nous vous sauverons, j’en ai la certitude.

— Ah ! dit-elle les dents serrées, peu importe, je ne désire pas vivre.

Il implora, penché sur elle :

— Même pour moi, Adé ?

Sans répondre elle l’écarta d’un geste brusque et, s’abattant sur le fauteuil auprès de la fenêtre, elle regarda au dehors le paysage où la lumière de midi ne laissait aucune ombre.

— Quitter cela, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, quitter cela n’est pas facile. Comment ne pas craindre ces ténèbres, ce froid de la mort ? Si j’étais un arbre, un brin d’herbe, un animal j’aimerais vivre, mais être une femme, quel sort ! Espérer, attendre, toujours, toujours en vain, à travers ces jours déserts, ces nuits hallucinées, non, je ne le peux plus ! Car que faire ? Où aller ? J’ai été chassée de partout. Ah ! vous dites vivre pour vous !…

Elle s’interrompit et, se tournant à demi vers Michel, se mit à rire d’un rire ironique, bref et triste.

— Vivre pour vous ! répéta-t-elle, ce fut longtemps mon seul but ici-bas, mais j’ai vu que le mariage vous semblait une chaîne, je l’ai brisée et voici que je vous délivre tout à fait en mourant. Votre pitié ne saurait me suffire du moment que votre bonheur n’est pas en moi.

Ce n’était pas seulement parce qu’il cherchait à lui dire les paroles qu’elle attendait, mais parce qu’il n’imaginait plus pouvoir vivre s’il ne sauvait cette vie et cette âme qu’il affirma :

— Mon bonheur est en vous.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-elle avec éclat, non, ce n’est pas vrai, car je vous appartenais aussi complètement qu’un objet ou une pièce d’or et vous avez renoncé joyeusement à ce pauvre trésor. Beaucoup vous ont admiré alors, beaucoup ont loué votre sacrifice et pourtant ne croyez-vous pas…

Elle appuya sa tête sur l’épaule du moine et acheva en sanglotant :

— Ne croyez-vous pas qu’il eût mieux valu, tout simplement, m’aimer.

Très bas, parce qu’il pleurait aussi, il murmura :

— Oui, Adé !

Car tout était clair maintenant pour lui et il n’avait plus besoin d’aucune explication pour savoir de quel prix elle avait payé sa vocation.

— Vous aimer, reprit-il à mi-voix, les lèvres sur sa joue, en sorte que chaque parole y formait comme un baiser, oui, j’aurais dû vous mieux aimer, vous défendre contre vous-même, refuser votre sacrifice, tellement insensé, pauvre âme, du moment que vous l’accomplissiez pour moi. Je n’ai pas compris. Qui donc comprend rien ici-bas, si ce n’est trop tard ? Pardonnez-moi.

Elle se rejeta en arrière, l’écartant de ses deux bras étendus et elle roulait sur le dossier du fauteuil sa belle tête :

— Non, dit-elle, vraiment ce serait trop facile de n’avoir qu’à dire : pardonnez-moi ! pour qu’aussitôt tout soit effacé. Pourquoi aurais-je pitié de vous, Michel, avez-vous eu pitié de moi ? Vous avez accepté simplement, joyeusement, mon sacrifice, sans voir qu’il dépassait mes forces. Vous ne m’avez pas ménagée, m’obligeant à monter sans cesse plus haut dans l’âpre chemin où je me suis rompue corps et âme. Parfois je me suis plainte, j’ai pleuré sans vous attendrir. Vous avez pensé qu’il m’était avantageux de souffrir, voyez où cela m’a conduite. Vous êtes convaincu que la douleur est sainte, nécessaire, mais avez-vous jamais le droit de la bénir quand c’est autrui qu’elle déchire. Savez-vous si, clémente et supportable pour vous, elle n’a pas pour lui un aiguillon si dur qu’il vous ferait crier grâce s’il s’attachait à votre chair. Ah ! cruel, cruel, prends en toi mon cœur, prends mon amour, toi qui n’as jamais aimé et essaye maintenant d’être en paix, avec ce feu dans la poitrine, cette réclamation dévorante.

Il écoutait, tremblant, le cri de cette suppliciée, sans songer à l’interrompre. Il lui avait été livré pour une juste expiation. Ses paroles, prononcées déjà hors du temps, le marquaient pour toujours, mais il ne les trouvait pas trop sévères. Il les ratifiait et les complétait en lui-même, s’accusant sans ménagements.

Il se rappelait le jour où, dans les bois, pâle, échouée contre lui, Adélaïde avait avoué sa faiblesse, gémissant : « C’est trop, c’est une chose pire que la mort ! » Pourtant, sans trouble, il l’avait poussée vers l’immolation. Parce qu’il tirait de sa propre peine un enrichissement, il n’avait pas prévu qu’elle serait, par la sienne, appauvrie et ruinée. Maintenant seulement il comprenait la diversité infinie des natures, la fragilité désastreuse des cœurs, la gravité des passions. Maintenant enfin, il condamnait son long aveuglement.

Cependant l’exaltation même du poison ne pouvait changer la nature d’Adélaïde, ni la rendre implacable. Déjà elle avait rejeté tout ce que son cœur contenait d’amertume et de colère. Regardant le visage décomposé du moine, elle eut horreur de sa dureté et, lui jetant les bras autour du cou :

— Je n’ai pas de haine contre vous, Michel, dit-elle, oh ! ne le croyez pas. Je ne voulais pas vous faire tant de peine. C’est cette fièvre de la vie qui m’égare encore, mais elle va bientôt cesser et souvenez-vous que je vous ai tout pardonné depuis longtemps. Vous n’avez pas de reproche à vous faire, je me suis moi-même détruite. Vous ne pouviez comprendre ce que je tentais pour vous, ni prévoir que je ne pourrais m’en consoler. Toutes les femmes oublient et tous les hommes, toutes les plaies se guérissent avec le temps. Un amour comme le mien est une chose bien rare. Et voyez comme il fut inutile, à quel échec il aboutit. Comment ai-je pu, ne cherchant que vous, n’imaginant le bonheur qu’avec vous, vous perdre ainsi, car je vous ai bien perdu, Michel, sur cette terre et au delà.

Le moine tressaillit imperceptiblement. Depuis qu’il s’était enfermé dans la chambre avec Adélaïde, pas un instant il n’avait perdu de vue son salut à la fois temporel et spirituel. Il s’étonnait qu’aucun des médecins qu’il avait appelés ni le messager envoyé à Dinant ne fussent encore là. Il mesurait avec angoisse la fuite du temps et son impuissance. Il veillait sur un corps en danger, sur une âme à demi détruite par le péché et tremblait pour l’un et pour l’autre. Mais voici que l’âme semblait se réveiller. Prise encore sous les rets du mal, elle palpitait peureusement, essayait un faible battement d’ailes. Il pouvait peut-être maintenant agir sur elle, la ramener par degré à la vie de la grâce. Il dit, détachant chaque mot, lentement, afin qu’elle en comprît bien le sens et l’intention :

— La mort même — qu’elle survienne bientôt ou plus tard, — la mort même, Adé, ne nous séparera que si vous le voulez, car toutes les créatures de Dieu se retrouvent en Dieu.

Il attendit quelques instants. Elle ne répondit pas. Ses lèvres s’agitaient, non pour parler, mais dans le mouvement lent et pénible de la soif. Il se leva pour la faire boire, puis, s’agenouillant à nouveau, l’attira contre son épaule, renversa sous sa main le cher visage afin d’y surprendre les moindres reflets de la pensée.

— Dieu ! répéta-t-il avec insistance, certain de lui offrir par ce seul nom la plénitude du secours.

Mais à travers les sombres prunelles malades démesurément agrandies dont il épiait les moindres lueurs, l’âme, à nouveau submergée d’ombre, ne jeta nul éclair. Par deux fois Adélaïde secoua la tête en signe de refus.

— Ah ! soupira-t-elle, j’ai rêvé d’un Dieu miséricordieux… mais ce Dieu Moloch, altéré du sang de ses créatures… ce Dieu qui m’a tout demandé.

— Ne confondez pas, protesta le moine humblement, c’est moi qui vous ai tout demandé, c’est moi qui par mon désir, trop clair pour votre amour, vous ai poussée hors de la voie normale où Dieu vous eût laissée, moi seul ai contrarié l’œuvre de sa grâce. Ah ! le Christ sera éternellement trahi par ceux qui se croient ses apôtres. Il a pris sur lui toute la croix et je n’ai su, disciple infidèle, qu’en charger votre faible épaule. Mais, Adé, il n’est pas possible que ce Dieu dont j’ai déshonoré l’image ne soit pas le vôtre. Vous savez bien, qu’il n’est qu’amour.

Elle se souleva légèrement, étendit les bras avec un vague sourire, puis sa tête retomba lasse sur l’épaule de son mari. Il dut se pencher pour recueillir sur ses lèvres quelques mots, balbutiés très bas :

— Trop tard !… crime inexpiable…

— Adé, reprit-il gravement, s’efforçant de lui communiquer sa foi, mon amie, ma pauvre enfant, il n’existe aucune faute ici-bas que le repentir vrai n’efface. Je suis un homme imparfait et dur, mais je suis prêtre, j’ai le pouvoir d’absoudre toute âme qui regrette et qui pleure. Comme je vous pardonne en mon nom la souffrance qui me vient aujourd’hui par vous, je puis vous pardonner au nom du Christ, vous réconcilier avec votre créateur qui est plus tendre encore pour vous que moi.

— Je vois, dit-elle. Vous voudriez m’entendre en confession. Mais j’ai peur d’un nouveau sacrilège. Encore une fois je vous prendrais pour Dieu.

Il dit timidement, s’excusant presque :

— J’ai appelé le père Athanase.

Elle prit sa main et la baisa dans un élan de soumission profonde.

— Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle avec une tendre faiblesse. Si vous désirez que je me confesse à vous ou à tout autre, j’y suis prête. Mais quelle valeur aura cet acte accompli pour vous complaire ? Oh ! Michel, vous avez été ma folie, mon but unique et si l’amour humain est condamné, je n’ai pas de rédemption à attendre, car je me présenterai dans l’éternité pauvre de tout, riche de ce seul amour.

Elle se tut et quelques instants passèrent. Le moine sentait toujours sur sa joue la chaleur de la joue d’Adélaïde. Elle se faisait plus lourde à son épaule. Il n’avait pas besoin de la regarder pour lire en elle. C’était maintenant une créature brisée, incapable d’aucun effort. Il ne savait plus par quelles paroles stimuler l’âme exténuée. Cette femme qu’il aimait entre toutes était la seule près de laquelle il ne pouvait remplir son rôle de prêtre, car il usurpait devant elle la place de son Maître. Elle comprit le chagrin qu’elle lui causait, sans pouvoir l’alléger.

— Adieu donc, murmura-t-elle d’une voix rauque, sombrée, étrangement inhumaine. Je ne reposerai pas en paix, puisque nulle réunion n’est plus possible. Je meurs avec ton nom dans le cœur. Tu peux couvrir de bénédictions et d’huile sainte ma dépouille, mon âme t’échappe en t’appartenant. Michel, il faudra m’oublier.

Il eut un geste de dénégation plus éloquent qu’aucune parole tant, visiblement, l’être intérieur y participait. Par sa transgression, elle l’avait lié à elle plus profondément qu’autrefois par tous les efforts de son obéissance et de sa foi. Désormais il ne cesserait plus de souffrir par elle et pourtant leur double douleur restait stérile. Ils se regardaient, déchirés par le même remords, lui à cause de Dieu, elle à cause de lui. Ils pleuraient, voyant le mal irréparable qu’ils s’étaient fait l’un à l’autre. Une dernière fois elle couvrit de baisers le visage du moine.

— Oublie, supplia-t-elle, je le permets, je le veux. Va, heureux, vers le ciel et laisse-moi l’ombre et l’abîme. Il n’y a pas de salut pour moi. Bénie et pardonnée je ne reposerais pas encore en paix, puisque je ne pourrais me fondre en toi et devenir toi-même puisque, éternellement, il me faudrait subir cette division, cette séparation, cet éloignement dont je meurs, ce supplice d’être moi-même et non point toi.

Il savait bien qu’elle ne délirait pas. Simplement, l’exaltation due au poison, refoulant toutes les contraintes qu’impose la raison, libérait en elle les forces sauvages de la vérité. Des profondeurs les plus secrètes de sa vie montait l’aveu d’un désir monstrueux, sans aucun rapport avec rien de réel, mille fois plus coupable qu’aucun désir charnel et, devant ce pauvre être à jamais abusé, qui, même au seuil de la mort, tendait vers lui, criait vers lui, le confondait avec sa fin suprême, le moine, objet de cette méprise idolâtre, s’était mis à trembler. Il avait l’impression d’une chute vertigineuse où elle l’entraînait. Il résistait et priait, mais avec le sentiment très net que tous les trésors de la grâce s’évanouissaient dans le gouffre sans fond d’une telle misère.

Ce fut à ce moment qu’une auto s’arrêta devant l’hôtel et que Michel, écartant le rideau, vit descendre l’un des médecins qu’il avait appelés. Ce secours humain qui lui arrivait enfin lui fut un réconfort. L’affreux drame spirituel où il se débattait s’interrompait. De nouveau il sentait autour de lui les rassurantes limites de la vie. Des devoirs pressants, nécessaires s’imposaient : soigner Adélaïde, l’arracher à la mort. Et alors tout serait gagné. Avec le temps il saurait la guérir de son amour pour lui. Il voulut aller au-devant du docteur, mais à peine avait-il fait quelques pas vers la porte qu’Adélaïde, se dressant, battant l’air de ses bras, l’appela avec des cris.

— Michel, non pas encore, ne m’oublie pas si vite. Oh ! ne peux-tu rester quelques heures avec moi, ma mort tarde-t-elle trop ?

D’un bond, il fut près d’elle. Ses yeux étaient comme une mer démontée où l’on voyait courir, flots sur flots, des vagues d’épouvante. Elle se calma un peu dès qu’il lui parla et elle lui touchait le visage avec les gestes tâtonnants de l’aveugle.

— Je ne vois plus, gémit-elle. Tout est noir pour moi, mais c’est toi, je te reconnais. Oh ! même si je n’étais qu’une larve inerte enfouie sous la terre ou une pierre, il me semble que je reconnaîtrais encore ton approche. Embrasse-moi. Mets ton bras autour de ma taille, ainsi, ainsi. Dis-moi que je suis ton amour, endors-moi !

Il lui obéissait, la serrant contre lui. Mais il sentait entre eux le sourd travail de la mort qui les désunissait.

VI

À six heures et demie, le dernier train du soir s’arrêta en gare d’Évolayne. Le père Athanase en descendit. D’un regard, il reprit possession du paysage familier, visible encore dans l’obscurité commençante et sans épaisseur. La voie ferrée, la route, les bâtiments blancs de la gare et de l’hôtellerie se détachaient en clair sur les grandes masses sombres des bois et des collines. L’abbaye, toute noire à sa base, par le haut baignait dans un ciel limpide où les dernières lueurs du couchant s’éteignaient sous le scintillement d’une seule petite étoile. Le moine sourit presque amoureusement. Jamais, si courte qu’eût été son absence, il ne revoyait sans émotion l’asile où depuis trente ans s’abritait sa vie. Le souvenir des deux êtres qu’il avait, le matin, donnés l’un à l’autre l’attendrissait aussi. Leur foyer serait un foyer chrétien. Des enfants y naîtraient, parmi lesquels Dieu se choisirait peut-être des serviteurs. Cette pensée accrut encore la joie du religieux. Il traversa d’un pas allègre la grande prairie qui s’étendait derrière la gare, entra dans le sous-bois noir, où la fraîcheur plus intense de l’air saisissait comme celle de l’eau. L’habitude, à défaut de clarté, le guidait dans le sentier connu. Il marchait vite, bénissant le sommeil commençant de la terre et des créatures que le repos nocturne livrait à Dieu. Il croyait au bonheur universel, parce que son cœur était en paix.

Comme il rentrait à l’abbaye, le portier l’arrêta au passage, lui remit une lettre apportée le matin en son absence et qui était, avait-on dit, des plus urgentes. Après cette longue journée passée au milieu des hommes, le moine eût aimé se détendre avant le dîner dans une demi-heure d’oraison, mais il était habitué à compter pour rien sa volonté, à sacrifier toujours ses goûts au plus pressant devoir. Quel que fût l’ami ou l’importun qui le réclamait, il se tenait prêt à servir ce solliciteur avec une charité prompte.

Sans aucun mécontentement, sans curiosité, sans hâte, mais sans retard, il ouvrit la lettre, déchiffra le court billet qui portait la signature de Michel.

Jamais, depuis vingt ans qu’il connaissait le père Athanase, le frère qui attendait près de lui dans l’indifférence n’avait vu apparaître sur ce visage un tel bouleversement. Les traits se convulsèrent. Le teint foncé prit une pâleur terreuse, le regard devint fixe, se chargea d’interrogation et d’épouvante. Pourtant, se sentant observé, le religieux reprit vite un calme apparent :

— Cher frère, dit-il d’une voix à peu près naturelle, voulez-vous prévenir le père Abbé. Je suis appelé auprès d’une mourante. Peut-être ne pourrai-je pas rentrer ce soir.

Il sortit aussitôt. La nuit sereine se referma sur lui. Caché en elle, il se recueillit un moment. Une prière éperdue s’exhalait de son cœur pour l’âme coupable qu’il eût voulu racheter au prix de son sang. Mais il ne savait pas à quel monde elle appartenait, ni s’il pouvait l’atteindre encore ici-bas et l’aider à se repentir. La lettre qu’il tenait dans la main avait été apportée à midi. Or quelques heures suffisent pour détruire une vie qui parfois pourtant oppose à la mort une résistance interminable. Peut-être pouvait-il arriver à temps. Il se mit à courir dans l’ombre, descendant la route en lacets, plus longue mais plus facile que le sentier des bois. Dix minutes plus tard il arrivait devant l’hôtellerie. Elle n’était que faiblement éclairée, car, à cette époque de l’année, passants, pèlerins, excursionnistes ne s’y attardaient guère après le coucher du soleil. Sur le pas de la porte, l’aubergiste, sa femme et une jeune servante se tenaient debout, avec l’expression morne, hostile et anxieuse de ceux qu’un événement tragique arrache brutalement au déroulement quotidien de leurs habitudes. Dès que le moine eut prononcé le nom d’Adélaïde :

— Ah ! vous venez pour cette pauvre dame, s’écria l’homme, en s’efforçant de prendre un vague accent de compassion pour voiler sa mauvaise humeur. Les médecins viennent de partir. Il paraît qu’elle est très, très mal. On aurait dû tout de suite l’emmener à la ville dans un hôpital. Comment la soigner ici ?… ce n’est pas raisonnable… Nous avons fait pour le mieux, mais le père Stéphane ne veut plus personne.

Dom Athanase monta au premier étage. Un tumulte de voix et de plaintes le guida vers une porte à laquelle il frappa sans recevoir de réponse. Il l’entre-bâilla alors avec précaution.

L’odeur froide et violente de l’éther fut la première chose qu’il perçut. Elle créait avec la pénombre l’atmosphère propre à la maladie. Une lampe électrique autour de laquelle on avait enroulé une écharpe de soie ne projetait qu’une clarté atténuée dans la pièce. Tout y était bouleversé par la lutte que, durant plusieurs heures, trois hommes venaient de livrer à la mort. Pour pouvoir se mouvoir librement dans cet étroit espace, ils avaient entassé les meubles les uns sur les autres. Certains étaient renversés. Des mains hâtives avaient plongé dans les tiroirs, dans les placards qui restaient béants. Çà et là gisaient des vêtements de femme, des linges, des serviettes. Sur la toilette s’alignaient, auprès d’une trousse médicale, le réchaud à alcool, des ampoules brisées ou intactes, des médicaments divers. Le lit était en partie caché par la silhouette haute et sombre de Michel. Il se tenait penché sur une forme blanche qui s’agitait entre ses bras. Au bruit que fit la porte en s’entr’ouvrant, il tourna la tête et, reconnaissant le père Athanase, l’arrêta d’un signe.

— Pas maintenant, dit-il très bas, n’entrez pas en ce moment, vous l’effraieriez.

Le mal avait pris la forme de la peur. Autour d’Adélaïde, tout n’était plus que menaces, périls, visions affreuses. Elle distinguait à peine les objets réels, dont les contours se perdaient parmi des zones indéterminées d’ombre et de lumière, mais son imagination créait sans cesse dans le vide des figures hideuses. Elle les désignait avec des gestes apeurés en se cachant contre Michel. Son délire était d’autant plus pénible qu’il ne pouvait s’exprimer. Elle essayait vainement de se faire comprendre. Le larynx contracté ne laissait passer qu’une suite de sons précipités et rauques qui ne parvenaient pas à devenir paroles. Pourtant, à force d’efforts, elle prononça distinctement le mot « jour », avec un accent de supplication. Michel, tournant le commutateur du plafonnier, illumina la pièce, mais elle se crut alors au milieu des flammes, jeta des cris. Il éteignit aussitôt. Il avait dû s’éloigner d’elle. Cette forme noire qui bougeait cessa de lui paraître familière et prit un aspect redoutable. L’homme aimé ne fut plus son défenseur, mais son ennemi. Sans nulle protection devant lui, elle l’épiait avec défiance. L’effroi faisait grelotter sa chair et lorsqu’il voulut la toucher, elle se rejeta sur l’autre bord du lit. Il étendit les bras, cherchant à l’apaiser et ne réussit qu’à redoubler son épouvante. Elle fit un saut brusque hors des draps, toucha terre, tomba sur un genou et, se relevant, courut vers la fenêtre, essaya de l’ouvrir. Déjà Michel l’avait rejointe. Il l’enlaça, pliant à demi sous la poussée furieuse de ce corps animé par la force du délire et de la peur déchaînés. Il y eut une courte lutte. Puis la crise prit fin. Michel, reportant sur le lit sa femme inerte, s’efforça de la ranimer. En même temps, très bas, il répondait aux questions du père Athanase qui s’était rapproché :

— C’est le cinquième accès… Les piqûres de morphine n’ont fait que redoubler le mal… Nous avons tout tenté…

Il n’acheva pas. La force lui manquait pour commenter ou pour se plaindre. Son attitude disait assez qu’Adélaïde était perdue. On sentait qu’il n’avait pour but en la soignant que le soulagement, non la vie. Ses traits vieillis et contractés exprimaient une obstination morne : la volonté de supporter jusqu’au bout, de ne point manquer au devoir d’assistance qui était son dernier devoir. Penché sur le lit, il regardait fixement cette chair qui subissait la destruction, ce visage déjà méconnaissable, ce cœur par lui brisé et sans doute cherchait-il à distinguer sous le voile des apparences, le feu mourant de l’âme. Le père Athanase demanda :

— Avez-vous pu la confesser ?

Il secoua la tête en répétant les paroles d’Adélaïde :

— Elle m’a dit : « À quoi bon, je vous prendrais pour Dieu. »

Et défaillant, la voix tremblante, il expliqua :

— Elle s’est sacrifiée pour moi… elle est entrée au cloître sans vocation… pour servir la mienne… elle affirme n’avoir jamais adoré… adoré que moi !

Le père Athanase fit un geste d’effroi. Michel, bien qu’il n’espérât rien, pas plus comme prêtre que comme médecin, supplia :

— Peut-être pourriez-vous, mieux que moi, l’éclairer. Parlez-lui. Par moments elle est lucide.

L’un de ces moments était venu. Le mal faisait trêve. Adélaïde sortait de la stupeur qui avait succédé au délire. De nouveau ses yeux s’ouvraient, des yeux terribles qui dévoraient tout le visage mais qui n’avaient plus en cet instant l’éclat hagard de l’hallucination. L’intensité de l’expression, bien qu’anormale, était humaine. Le regard s’attachait à des objets réels, s’étonnait, s’appliquait, comparait. Contemplant les deux hommes debout à son chevet, elle les distinguait l’un de l’autre, cherchait à les situer dans le domaine du souvenir. Sachant que le sens de l’ouïe n’était pas atteint chez elle comme celui de la vue, Michel, à voix haute, répéta :

— Le père Athanase est là, Adé, vous m’entendez bien… Le père Athanase !

Elle fit de la tête un signe d’acquiescement. Michel s’effaça, cédant à la tête du lit sa place à son ami. Celui-ci se pencha. Son visage était doux. Ses lèvres effleurèrent le front d’Adélaïde. Ni la lèpre du péché sur elle, ni celle de la douleur mal acceptée ne firent reculer sa charité parfaite. Il lui parla et elle le reconnut, car elle retint longuement sa main dans la sienne. Quelques sons rauques, indistincts s’échappèrent de sa bouche, mais elle ne parvint pas à prononcer un mot. Sa main pressa encore celle du religieux, puis se retira. Elle semblait le remercier et le repousser à la fois, trop lasse pour accepter aucun secours.

Le père Athanase hésita. Il se trouvait en présence d’un fait qui, dépassant les limites de l’événement particulier, remettait en question les plus troublants problèmes. Cette âme avait beaucoup aimé et noblement souffert, pourtant elle gisait devant lui vaincue, frappée à mort, désespérée. Rien n’était donc ici-bas aussi simple qu’il l’avait cru, du moment que la douleur humaine parfois manquait son but et, au lieu de sauver, perdait. Le prêtre n’osait condamner ni conclure, ni même intervenir autrement que par la prière dans le drame qui s’achevait sous ses yeux. Ne sachant comment atteindre la créature égarée qu’il n’avait jamais comprise, il s’en remit à Dieu. Tombé à genoux il se recueillit longuement. Puis se relevant, il s’inclina de nouveau sur Adélaïde, répétant plusieurs fois certains mots afin qu’elle les comprît bien :

— Je ne vous demanderai rien, dit-il. Quand une âme est parvenue à un certain degré de souffrance, elle ne peut plus être touchée que par Celui dont les pieds et les mains furent percés. Il me semble que Jésus veut être seul avec vous. Remettez-vous entre ses mains, pleurez vos fautes, suppliez votre Sauveur. Dites-Lui que vous voulez L’aimer… Lui seul, et non sa créature… L’aimer enfin.

En même temps il présentait à la mourante un crucifix qu’il posa légèrement tout d’abord sur son front, puis sur sa bouche, puis sur sa poitrine. Elle parut sensible à ce contact, se redressa en frémissant, comme quelqu’un qui reconnaît une approche à la fois chère et redoutable ou qui s’entend appeler par son nom. Elle haletait un peu et semblait écouter avec une sorte de vague sourire, craintif, suppliant et amer. À tâtons ses doigts cherchèrent la croix puis s’y rivèrent et elle l’éleva très haut, comme le naufragé au-dessus des eaux qui l’étouffent élève le seul trésor qui lui reste et qu’il cherche à sauver. Ses yeux s’arrêtèrent sur le père Athanase et tandis que, debout, l’ayant bénie, il prononçait d’une voix haute et ferme la formule de l’absolution, deux larmes coulèrent sur ses joues. Elle voulut parler encore, formuler sa dernière pensée, son repentir peut-être, mais son effort fut vain, et si avidement qu’il guettât cette suprême confidence, pour lui sans prix, Michel n’en put rien saisir. Presque aussitôt prit fin cette communication humaine qui s’établit par l’échange des paroles, des regards, des signes. L’agonie commença. Les yeux se révulsèrent. Le visage rigide cessa de rien exprimer, les mouvements brusques, incertains devinrent convulsions et il n’y eut plus sur le lit qu’une forme aveugle qui, travaillée par des forces obscures, par de prodigieuses poussées de souffrance, se débattait confusément dans les liens craquants de la vie, cherchant la mort comme une issue.

Alors ce fut la longue veille aux abords de l’éternité. La maison était absolument tranquille, soit que les hôteliers l’eussent quittée pour se réfugier dans une dépendance, soit qu’ils se fussent endormis. Le râle d’Adélaïde, sourd et régulier, s’élevait seul dans le silence. La lampe voilée éclairait faiblement son visage blême, marbré de plaques rouges. Des mèches de cheveux se collaient à ses tempes. L’un des yeux disparaissait à demi sous la paupière abaissée, l’autre demeurait fixe. Les joues se creusaient autour de la bouche, qui, déviée, pendait d’un seul côté. Toute l’éclatante beauté dont resplendissait encore le matin cette figure charmante était déjà flétrie.

Il n’est point vrai, comme on le dit, que la mort fasse horreur aux vivants. Elle est la séduction suprême. Jamais, dans l’épanouissement de sa jeunesse, Adélaïde n’avait été plus aimée qu’à cette heure de déchéance. Pas un instant les deux prêtres qui l’assistaient ne firent défection, pas un instant la fatigue n’affaiblit l’attention passionnée qu’ils lui prêtaient. Ah ! si elle avait eu besoin d’eux, si incomplet qu’eût été son appel, ils l’eussent aussitôt compris et exaucé. Mais elle ne demandait rien. Ils devaient s’en remettre à leur imagination, inventer les quelques soulagements qui pouvaient encore lui être doux. À intervalles réguliers, ils versaient un peu d’eau entre ses lèvres desséchées, essuyaient son front trempé de sueur. Michel tenait sa main glacée, afin qu’elle eût encore dans son abandon l’impression d’une présence amie. Parfois il appuyait sa joue contre sa bouche. Et longtemps, dans la transe de sa chair atteinte, elle fut sensible à ce contact y répondit par un tressaillement. Puis ce dernier réflexe cessa. Elle ne donna plus nul signe de connaissance. La vie refluait en elle, le pouls ne battait plus. Les mains remuaient encore faiblement. Elle n’avalait plus l’eau qu’on lui donnait et qui coulait sur sa joue en un mince filet froid. Et voyant qu’il ne pouvait rien pour elle, Michel n’essayait plus de conserver l’apparence même du courage. Il gisait à demi couché sur le lit, le front sur l’épaule d’Adélaïde, la main posée sur son cœur dont il épiait les derniers sursauts, il essayait de mourir avec elle. Le père Athanase, veillant sur ces deux êtres qu’il sentait également menacés, tenta de les séparer, de rattacher celui qui devait vivre aux devoirs de la vie. Il proposa très bas, en se penchant vers lui :

— Voulez-vous dire avec moi les prières des agonisants. C’est le seul secours dont elle ait maintenant besoin.

Michel leva sur son ami des yeux atones, il fit un signe de refus doux et catégorique et murmura ces paroles étonnantes :

— Je ne suis plus prêtre ! pas même chrétien !

Un drame se jouait ici, analogue à celui qui perdit la race humaine. Milton l’a supposé : Adam ne mangea pas le fruit de mort par faiblesse ou égarement, mais en pleine lucidité, avec horreur, simplement parce qu’Ève ayant failli, il ne voulut pas qu’elle fût perdue sans lui. Michel obéissait à un sentiment analogue. L’homme qui avait sacrifié jadis son amour à Dieu, aujourd’hui, par un subit renversement, subissait l’affreuse tentation de sacrifier Dieu à son amour. Il expliqua :

— Elle m’a dit : gardez le ciel, laissez-moi l’ombre et l’abîme. Père, ce n’est pas possible. Mon sort ne sera plus séparé du sien. Je veux être maudit si elle est maudite. Je sais que l’Église lui refusera la sépulture religieuse. Je ne resterai pas dans l’Église.

Le père Athanase l’enveloppa de ses bras et, penché sur lui, il insufflait sa vie à cette âme qui se mourait aussi.

— Vous vous trompez, mon ami, mon enfant, vous êtes égaré, malade. L’Église n’est pas si dure. Le suicide est à ses yeux, certes, un grand crime. Mais elle ne rejette pas ceux qui l’ont accompli dans la démence, encore moins ceux qui ont eu le temps de s’en repentir. Votre femme a subi une épreuve redoutable. Elle s’est trompée, elle nous a trompés tous, dominée par une passion qui, légitime en soi, devint avec le temps, démesurée, folle, idolâtre. Vous avez été son Dieu !… Et pourtant sa vie ne fut pas sans générosité. Si le désespoir de l’amour déçu l’a perdue pour la terre, le Christ peut encore la sauver pour l’éternité. Rappelez-vous que son dernier geste fut vers Lui.

Alors une pauvre lueur, une très lointaine flamme d’espoir apparut dans les yeux de Michel. Il écoutait avidement les paroles de son ami :

— Paix sur elle, disait le père Athanase. Savons-nous ce qui se passe là où elle est, seule avec Dieu dans l’intimité totale de la dernière heure ? Aidez-la par vos prières, comme chrétien, comme époux, surtout comme prêtre, car il ne se peut pas que votre sacerdoce ne soit pas en cet instant d’un prix infini pour elle.

Jamais âme prête à paraître devant Dieu ne fut secourue par des intercessions plus ferventes. Le père Stéphane, perdu de douleur, ne jetait vers le ciel qu’un cri silencieux, toujours le même : « Grâce, pitié, j’expierai pour elle, moi seul suis coupable. » Le père Athanase, plus lucide, tendu dans un formidable effort, luttait en athlète contre toutes les puissances du mal, supportait sans faiblir leur dernier assaut et, se substituant à la créature expirante, jetait dans la balance du Juge suprême toute sa vie. Mais, bien qu’elle fût riche en bonnes œuvres, il la comptait pour peu de chose. L’homme pur s’effaçait devant le prêtre qui disposait d’un trésor infini : le sang de Jésus-Christ, offert par lui chaque matin sur l’autel. Il assiégeait Dieu d’une prière tranquille, tenace, irrésistible, humble et pleine de certitude.

Et pendant très longtemps rien ne changea dans la chambre, La vie et la mort pesaient avec une égale violence sur le corps qu’elles se disputaient et Michel, embrassant étroitement ce corps, tressaillait avec lui, cependant que la prière obstinée du père Athanase, allant de son cœur à ses lèvres comme le courant du sang, se continuait, se répétait sans fin. Tous trois étaient prisonniers d’une angoisse incommunicable. Leur douleur fixe, sans accroissement ni diminution participait à l’éternel et l’air qui entrait par la fenêtre entre-baillée, en fraîchissant avec la nuit, marquait seul autour d’eux la marche lente du temps.

Puis soudain, quelque chose de nouveau se produisit. Le râle d’Adélaïde faiblit, faiblit, cessa complètement. Les sanglots de Michel éclatèrent tout haut. Le père Athanase s’était levé. Avec une dignité souveraine, il enveloppa d’un grand signe de croix le corps qui palpitait encore. À cet instant suprême où il est dit que l’âme fait son choix et, devant l’éternité ouverte, accepte ou refuse pour toujours la grâce offerte, certain que tout l’amour dont elle avait brûlé sur terre se fixait maintenant sur son objet réel, il répéta une fois encore la formule de l’absolution. Il l’achevait, quand un souffle assez fort, péniblement passa les lèvres de la mourante, puis un autre souffle, plus faible, puis, après un long intervalle, le dernier.

Bien que les deux prêtres songeassent surtout à l’âme envolée, ils furent doux pour la pauvre chair qu’elle avait habitée, compagne d’une longue souffrance. Ils lui rendirent pieusement les derniers honneurs. Quand Michel eut fermé ses yeux, lissé doucement ses cheveux, enroulé autour de son cou une écharpe qui cachait la bouche, restée légèrement entr’ouverte, Adélaïde reprit une passagère splendeur. Ses traits contractés se détendirent, les plis profonds creusés sur son visage s’effacèrent. La mort avant de la détruire la para de suprêmes grâces. Elle sortait des humiliations de l’agonie affinée, dématérialisée en quelque sorte, ainsi qu’un être qui a passé par la torture et sa beauté prenait à la fois un caractère grave et enfantin, unissait la majesté de la douleur et de la science à la jeunesse intangible qui vient de l’éternité.

Elle gisait pâle, démunie de tout, mais on eût dit que sa forme, abandonnée par l’esprit, demeurait chargée d’une révélation suprême. La femme qu’elle avait été, longtemps cachée sous les flots mouvants de la vie, à travers les eaux étales, limpides de la mort apparaissait en transparence dans sa vérité absolue. Et ceux qui la veillaient la comprenaient enfin. Trompés par son ardeur, sa noblesse, sa force apparente ils n’avaient point reconnu en elle l’incurable infirmité de l’amour humain. Ils s’étaient plu à la croire libre, ailée, lucide, alors qu’elle avait tous les membres liés, ce bandeau sur les yeux, ce glaive en travers du cœur. Mais quelqu’un connaissait sa faiblesse devant qui se tenait à présent son âme tremblante, marquée des souillures de la vie.

Les deux prêtres assistaient cette âme en peine. Michel priait dans la nuit :

« Pitié pour celle qui n’a su t’aimer qu’à travers tes ouvrages et qui n’a point dépassé le monde des signes, des formes, des images.

« Captive des illusions sensibles, elle eut peur de ton silence et de ta beauté cachée. Elle demanda le bonheur infini à l’être éphémère, mais elle fut seule entre ses bras. Elle ne comprit pas et ne fut pas comprise, elle eut pour croix un corps vivant.

« Condamneras-tu l’amour humain, Toi qui fis l’homme et la femme l’un pour l’autre, afin qu’ils se déçoivent s’ils ne se cherchent pas en Toi ?

« La douleur qu’ils s’apportent pour seul présent leur enseigne en secret ta nécessité, les livre, dépouillés, fût-ce à leur dernier jour, à ta miséricorde.

« Tu sais bien que c’est Toi qu’ils appellent, sans le savoir, ces amants trompés, lorsqu’ils crient vers la frêle idole de chair, pur néant.

« Tu sais bien que leur faute est moins grande que ce vide où ils sont, cette absence, ce désert limité et cerné de mirages.

« Mais Tu les attends à toutes les issues du monde. Patient, parce que éternel, Tu leur tends les bras. L’heure dure encore où Tu épousas leur misère avec toutes les autres, quand Tu vins mourir sur la terre, comme eux seul, comme eux méconnu dans l’universelle défection.

« À ce cœur égaré pour lequel nous te demandons grâce, laisse adhérer le cœur humain que Tu portas, déchiré par la même lance. Répare sa douleur en te rappelant la tienne, car il y a cela de commun entre Toi et ta créature : l’amour trahi. »