Plon (p. 1-128).

PREMIÈRE PARTIE

Les choses grandes et inouïes,
notre  cœur  est  tel  qu’il  ne  peut
y résister.
Paul Claudel.

I

Nul être ayant reçu le don précieux du bonheur, si attentivement qu’il veille sur ce trésor, n’aperçoit à quel moment il commence à le laisser fuir entre ses mains. Comme le jour se change en nuit, l’été en hiver, insensiblement la joie se change en peine, la plénitude en privation. Plus tard seulement, quand son malheur est chose accomplie, l’âme démunie, en se tournant vers son passé, y discerne les premières ombres qui s’étendirent sur sa destinée, l’heure qui marqua le début de sa ruine. Mais tout incident, tout événement, et le choix qu’on fait d’une direction ou d’une autre semblent toujours, dans le présent, dénués d’importance.

Le nom d’Évolayne, lorsque Adélaïde Adrian l’entendit prononcer au cours d’un voyage, ne lui inspira nulle appréhension. C’était le nom d’un pays étranger qu’elle désira connaître. Rien ne l’avertit qu’il fallait à tout prix l’éviter.

Elle avait obtenu, non sans peine, que son mari, cet été-là, prît de longues vacances. Surmené par une vie mondaine intense, autant que par sa profession de chirurgien, Michel Adrian accepta d’abandonner pour trois mois ses malades à un remplaçant et partit en auto avec Adélaïde, sans projet défini. Les Ardennes qu’il avait traversées au début de la guerre l’attirèrent. Il voulut revoir avec sa femme la vallée de la Meuse. « Nous trouverons bien par là, dit-il, quelque coin agréable où nous pourrons nous installer pour une longue villégiature. » Mais cette région rude et sauvage, encore peu connue, n’offre point grande ressource aux touristes. Les auberges y sont rares et sans confort. En outre, Michel, homme d’action, bien qu’il aimât la nature ne savait point s’y contenter d’un long loisir. À Joigny-sur-Meuse, à Layfour, à Monthermé, il déclara : « Voilà l’endroit rêvé. » En deux jours, marchant du matin au soir, il épuisait les charmes des promenades. Puis il repartait, dévoré par l’appétit du nouveau.

— Je n’appelle pas cela se reposer, mais entasser de nouvelles fatigues, disait Adélaïde.

Elle le suivait, un peu lasse, indulgente pourtant. Elle savait qu’à l’homme, toujours désireux d’accroître l’étendue de sa connaissance, un seul pays, un seul livre ne peuvent suffire. Elle admirait chez son mari cette avidité de l’esprit, à laquelle elle devait, dans l’ordre intellectuel, d’immenses enrichissements. Leurs rôles ici-bas étaient différents. À lui appartenait le soin de la recherche, à elle celui de garder jalousement le trésor acquis. Michel découvrait pour elle dans les livres, dans l’art, dans la nature bien des beautés qui lui eussent échappé. Il s’en saisissait, s’enthousiasmait et passait outre, alors qu’elle, lente à comprendre, lente à s’émouvoir, couvait et savourait longtemps la chose aimée.

Un matin, ils atteignirent les bornes de la France, la plaine pelée de Givet. Ils furent d’accord pour n’y point séjourner et, sitôt le déjeuner fini, étudièrent un nouvel itinéraire. Adélaïde voulait retourner en arrière, car elle aimait les lieux déjà connus, les paysages familiers. Michel proposa de passer en Belgique.

— Après la frontière, dit-il, le pays redevient beau. Nous pourrions suivre la vallée de la Meuse jusqu’à Dinant, jusqu’à Namur.

— Jusqu’à la mer, soupira-t-elle, qui, seule, limitera votre élan.

Il sourit légèrement en la regardant et elle fut aussitôt prête à faire tout ce qu’il désirait. Il avait une grande figure impérieuse, à la fois ravagée et jeune. Le front, les joues étaient marqués de rides profondes. Les yeux, habitués à voir la maladie, gardaient devant les plus beaux spectacles une expression de pitié contenue, d’attention sérieuse. Mais le sourire, caressant et clair, transfigurait cette physionomie, lui prêtait une séduction féminine. Il ne fit qu’apparaître sur les lèvres aussitôt refermées. De nouveau, le front baissé, Michel consultait la carte de Belgique, dépliée sur la table.

— C’est bien, cherchons un but plus proche.

Son doigt errant s’arrêta soudain sur un point qui parut l’intéresser vivement.

— Quoi ! dit-il, Évolayne ! nous en serions si près ? L’abbaye d’Évolayne.

Ce nom éveilla en Adélaïde de lointaines réminiscences qu’elle ne put préciser.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle. Une ruine curieuse, une abbaye abandonnée ?

— Nullement, une abbaye bénédictine moderne, fondée depuis soixante ans à peine. Vous savez bien, j’ai dans ce cloître un ancien condisciple, mon très cher ami de jeunesse, Henri Darbaud, en religion dom Athanase.

Entre toutes les lettres de félicitations reçues lors de leur mariage, Adélaïde évoqua soudain la plus marquante : celle qui pour en tête avait une croix et le mot « Pax » et dont le ton était tour à tour si enjoué et si austère. Une phrase lui revint à la mémoire, où le religieux, en bénissant les jeunes époux, leur souhaitait de nombreux enfants. Ce souvenir la fit rougir. Après sept ans de mariage, elle avait perdu tout espoir de maternité. Elle le regrettait plus encore pour son mari que pour elle. Elle avait souvent l’impression qu’elle ne lui suffisait pas absolument et que des enfants eussent sans doute comblé ce vide qu’elle sentait entre eux. À la dérobée, son regard pesa un instant sur Michel. Connaîtrait-elle jamais bien ce cœur caché ? En même temps elle répondit, avec un léger accent de persiflage :

— Dom Athanase ! Mon Dieu ! de quel gouffre d’oubli émerge-t-il soudain à la surface de vos affections ? Vous l’avez quelque peu perdu de vue, il me semble.

Michel se reconnut coupable. Par paresse et manque de temps, il n’écrivait guère et laissait depuis des années sans réponse la dernière lettre du religieux. Mais il prétendit que leur amitié n’avait, de ce fait, subi aucune atteinte. Il exprima le désir de réparer ses négligences en allant surprendre le moine dans son couvent. On devait pouvoir trouver un hôtel près de cette abbaye et s’y arrêter. Adélaïde, s’avisant que la présence d’un ami retiendrait peut-être quelque temps Michel en un même lieu, acquiesça avec empressement :

— Allons à Évolayne !

Michel étudia encore quelques instants la carte, cherchant le chemin le plus court, calculant le nombre des kilomètres. En marchant bien, ils pouvaient être à Évolayne pour le dîner. Sitôt la frontière franchie, il lança sa voiture à une allure folle, ne ralentissant qu’à la traversée des villages. Adélaïde n’aimait guère ces randonnées vertigineuses. Abasourdie par la vitesse, le bruit, la poussière, elle ne regardait rien que la carte étendue sur ses genoux et ce point fixe où ils s’arrêteraient enfin. Vers six heures du soir, elle annonça : « Nous approchons ! » Peu après, sur la plus lointaine colline ils aperçurent les tours de l’abbaye, puis l’abbaye entière. Michel arrêta sa voiture. Le silence des champs succédant au bruit du moteur parut divin aux voyageurs. Au delà de la route leurs yeux se reposaient sur des prairies aussi vertes, aussi lustrées que les pelouses bien entretenues d’un jardin d’agrément. Un ruisseau y coulait dont on entendait le murmure léger. Le paysage riant, fait de vallées herbeuses et de coteaux boisés, s’élevait par plans successifs jusqu’à l’horizon, où sa plus haute pointe était l’abbaye. Toutes les lignes de l’étendue convergeaient vers elle. La lumière du soir, éclatante, se brisait sur sa masse grise et rejaillissait autour d’elle en une sorte de vapeur dorée, pailletée d’étincelles. Elle ne faisait pas partie, comme toutes les églises en général, d’un village ou d’un groupe d’habitations. Elle n’avait à ses pieds que des arbres, des champs, des troupeaux épars dans les pâturages qui semblaient subir, confiants, sa domination paisible. Michel la considérait avec attention.

— Il est beau qu’elle soit ainsi seule, dit-il enfin. Beaucoup de contrées sont plus majestueuses mais elle donne à celle-ci une âme. Elle est, parmi ces choses passives, le signe de l’homme, le signe de Dieu.

— Elle a pour ouailles les oiseaux, reprit Adélaïde, à son tour séduite. Elle est la paroisse des papillons, des abeilles, des bois, des coteaux : Notre-Dame-des-Solitudes !

Ils repartirent. Par moments, un tournant de la route, un accident de terrain leur cachait l’abbaye. Ils la cherchaient alors et, dès qu’elle réapparaissait, ils se la désignaient du geste et du regard. Ils s’arrêtèrent au bas de la colline qui la portait à sa proue. Là, dans la vallée, auprès de la gare d’Évolayne, isolée en pleine campagne, une auberge, toute petite, mais d’aspect coquet s’offrait. Elle avait un nom charmant : « Hôtellerie de la Drachme perdue ». Adélaïde battit des mains :

— Ravissant ! Tout est biblique en ce pays. Je veux y manger le plat de lentilles convoité par Esaü, y boire le vin des noces de Cana. Là-bas, c’est le puits de la Samaritaine, plus loin, le fumier de Job.

Ils trouvèrent sans difficulté deux chambres gentilles et claires. Un crucifix, un rameau de buis bénit au-dessus de chaque lit distinguaient cet hôtel de tous ceux où ils s’étaient arrêtés. Ils entraient dans une sorte de terre sainte où les voyageurs portaient le nom de pèlerins. Devant leurs fenêtres, au delà de la route et de la voie ferrée que longeait le ruisseau, s’étendait une grande prairie surmontée par l’abbaye.

— Nous la verrons à tous moments, dès notre réveil, s’écria Michel.

— Bonheur ! railla Adélaïde. Vous voilà amoureux !

Ils dînèrent sous une tonnelle en plein air et ils ne cessaient de regarder la haute forme de pierre dont l’ombre s’étendait très loin sur la vallée. Pour ces intellectuels, fatigués des spectacles du monde moderne, la religion présentait un intérêt à la fois archaïque et vivant qui les passionnait tout à coup. Ils avaient lu Huysmans. Ils connaissaient par lui les grandeurs de l’ordre bénédictin, ordre qui n’a point jeté l’anathème sur la beauté, ordre artistique dont le but est d’honorer Dieu par une liturgie, des pompes, des rites très anciens que lui seul, résistant aux innovations malheureuses des paroisses, conserve dans toute sa pureté. Cette conception de la vie religieuse plaisait à Michel comme à Adélaïde. Ils se réjouissaient de pouvoir assister à de belles cérémonies et leur curiosité n’était point superficielle, mais grave, émue, déférente, À défaut de foi, ils avaient assez de profondeur dans l’âme pour admirer ces moines qui, là-haut, du matin au soir et de l’adolescence à la vieillesse, n’avaient d’autre occupation, d’autre devoir que de chanter les louanges de Dieu. Cette attitude de l’homme, indifférent à tout ce qui est de la terre, absorbé dans un perpétuel dialogue avec le ciel, leur semblait singulièrement noble.

Le jour déclinait à peine lorsqu’ils achevèrent leurs repas. Michel demanda si l’abbaye était encore ouverte. La réponse fut affirmative. Un dernier office, celui des complies, avait lieu à huit heures et demie. Michel proposa :

— Voulez-vous que nous y assistions Adé, si vous n’êtes point trop lasse ?

— Au contraire, la marche me reposera.

Une route en lacets montait vers l’abbaye. Elle était bordée, à gauche, par des bois, à droite, par des taillis et des buissons bas qui laissaient entrevoir, par échappées, la vallée, les prairies vertes entourées d’une haie ou d’une mince ligne d’arbres. Le ruisseau y courait, caché entre ses rives étroites, reconnaissable pourtant au brouillard bleu qui se formait sur ses bords et serpentait avec lui dans les herbages.

Adélaïde, par tous ses sens, reprenait contact avec la nature, respirait avidement les parfums épars, écoutait tous les chants et tous les silences de la campagne. Elle ouvrait ses bras à la brise fraîche. Elle arrachait des poignées d’herbe, des feuilles, des écorces, les pressait dans ses mains pour leur donner l’odeur de la terre, des prairies, des forêts. Tandis qu’elle se jouait ainsi, Michel marchait de son grand pas égal, absorbé dans ses souvenirs. Devinant ses pensées, elle revint vers lui, demanda :

— Parlez-moi du père Athanase.

— Ah ! dit-il, nous étions d’étranges amis. Toujours en désaccord, nous ne cessions de nous combattre. Nos discussions se prolongeaient interminablement et, dans l’intervalle, nous n’étions occupés qu’à rassembler des arguments l’un contre l’autre. Darbaud ne croyait qu’en Dieu. Moi j’adorais à deux genoux la science. J’étais certain qu’elle allait établir sur la terre un paradis. La guerre ne m’aura pas donné raison. Elle a jeté bas tout ce bel édifice du progrès auquel j’apportais, confiant, ma petite pierre.

Il soupira et reprit après un moment :

— Malgré tout, il est beau d’avoir eu, jeune, de grandes espérances. Celles de Darbaud n’étaient pas de ce monde, mais je les respectais comme il respectait les miennes. C’est pourquoi nous nous aimions. Je lui dois beaucoup. Son intelligence aiguë, subtile, un peu dogmatique, imposait à la mienne, trop curieuse, certaines disciplines nécessaires. Il m’a obligé à ne vivre que pour les idées, à un âge où les passions peuvent nous faire tomber si bas. Déjà, certain de sa vocation, il prenait volontiers avec nous des airs de jeune père. Mais il nous dominait surtout par une sorte d’innocence, de candeur inattaquable qu’aucun de nos camarades n’osait railler. Sa vertu d’ailleurs n’avait rien de sévère. Il ne condamnait pas, ne réprimandait pas. Il se contentait d’être un exemple et de nous résister, quand nous voulions l’entraîner dans un mauvais lieu, ou lui faire lire un mauvais livre. Les tentations n’avaient pas de prise sur lui. Tout ce qui était immoral lui semblait ennuyeux. Il écoutait avec une surprise sans nom le récit de nos premières amours. Il fallait l’entendre parler des femmes, lever les bras au ciel, s’écrier : « Mais qu’est-ce qu’un homme sérieux peut faire de ces légers paquets de chiffons ? »

La remarque parut tout d’abord plaisante à Adélaïde, puis l’attrista, comme si Michel, en la répétant, avait fait sienne la réflexion du religieux.

— Que sommes-nous en effet pour vous ? soupira-t-elle.

Il haussa les épaules. Il savait qu’elle doutait toujours d’être aimée.

— Oui, dit-il sur le ton de tendre ironie dont il se servait parfois pour lui prouver sa folie : je ne m’explique guère comment, diable, j’ai pu, pauvre homme écervelé, mettre en vous mon bonheur.

Ils s’arrêtèrent et se regardèrent longuement. Elle se tenait à quelques pas de lui, le buste, un peu ployé, pesant d’un seul côté sur la haute jambe moulée par la jupe blanche. Les projections roses et dorées du soir semblaient converger vers elle, n’effleurer qu’à peine les choses inanimées pour mieux nimber la grande forme humaine où palpitait la vie. Des reflets, des lueurs, jouant sur ses bras et sur son cou nu, moiraient sa peau unie. Son visage n’avait point la beauté nette, claire, un peu dure que la mode d’après-guerre, dégarnissant le front et les tempes, imposait alors comme idéal à la coquetterie des femmes. Les cheveux très noirs, mais vaporeux comme des cheveux blonds, encadraient de leurs touffes onduleuses les joues pâles comme des perles. Les traits étaient petits, le menton délicat, un peu aigu. Au ras des pommettes saillantes, les yeux brillants coulaient comme une eau sombre au long d’une berge basse. Deux plis profonds partant des narines entouraient la bouche. Ils en soulignaient la splendeur. À cette heure où les prunelles foncées s’obscurcissaient encore, où la pensée ne s’y laissait plus deviner, toute l’expression du visage se réfugiait dans cette bouche. Dédaigneuse au repos, elle se détendait en ce moment dans un sourire imprécis, d’une douceur douloureuse. Elle s’ouvrait imperceptiblement sur le muet appel d’une âme défaillante. Michel tout à coup dit d’une voix mal assurée.

— Ne soyez plus si belle !

Pourquoi, certaine qu’elle lui appartenait toute, avait-il en la contemplant ce soir cette expression de regret, d’adieu ? Pourquoi leurs heures les plus douces leur semblaient-elles à tous deux si précaires ? Une douleur sourde, profonde, bien connue étreignit le cœur d’Adélaïde, elle s’efforça de rire :

— Suis-je si belle que ma vue vous soit insupportable ?

Par jeu, elle éleva entre ses bras tendus son écharpe de tulle noir devant son visage étincelant, pathétique et pâle. Elle se rapprocha, ainsi voilée, de Michel qui, se prêtant à son caprice, à travers le léger tissu, effleura d’un baiser sa belle bouche. Elle vit de très près, dans le regard bleu, des ondes d’émotion naître et s’atténuer. Ce baiser était doux, mais jamais ils n’en échangeraient d’exactement semblable. L’instant délicieux vacillait sur les cimes friables de la félicité, déjà tombait parmi les choses passées. Déjà se ternissait la couleur rose du couchant, déjà le cœur de Michel était moins troublé, déjà elle se sentait moins belle et moins aimée. Elle se détourna, aperçut des fleurs au bord du fossé et s’écria, joyeuse :

— Voici du mélilot.

Elle aimait cette plante modeste dont l’odeur fine est persistante. Elle en fit un bouquet tout en montant la route, qui, brusquement, tournant pour la dernière fois, déboucha devant l’abbaye.

Rien dans son architecture moderne, pâle copie du gothique, ne pouvait séduire un artiste. Elle devait sa beauté à sa situation solitaire. Un bois la flanquait sur la gauche. Sa façade donnait sur une grande esplanade et ses dépendances s’étendaient sur la droite, au bord de la route qui longeait le haut du coteau. Nulle clôture autour d’elle. Accessible à tous, accueillante, elle attendait le pèlerin et le voyageur et semblait, dominant tout le paisible paysage, haussant jusqu’à la nue le signe de ses deux tours, appeler à elle ceux qui passaient au loin dans la vallée. Les draperies des nuages formaient un fond changeant à cette masse de pierre. À cette heure où le soleil éteint ne les colorait plus, elles prenaient une teinte très douce, à la fois blême et bleuâtre. Sur la place, des moines, en petit nombre, passaient et repassaient. Avec leur tonsure en couronne, leurs longs scapulaires, leurs ceintures de cuir, ces silhouettes sortant du fond des âges, ressuscitaient un monde si étrange qu’Adélaïde, en y pénétrant à l’improviste, se sentit soudain gênée d’être femme et vêtue de blanc. Elle s’enveloppa de sa cape noire. Michel s’était arrêté comme elle. Ses regards exprimaient la surprise et une sorte de ravissement. Tout à coup, il tressaillit, désignant un moine qui, debout près d’un amas de branches coupées, parlait à un frère convers, incliné devant lui.

— Si mes souvenirs ne me trompent pas, chuchota-t-il, je crois bien que c’est lui, Darbaud, le père Athanase.

— Il faudrait vous en assurer, murmura Adélaïde à mi-voix, car elle craignait de troubler le divin silence.

Alors tandis qu’elle demeurait à la même place, Michel s’éloigna. Elle le vit, affectant l’indifférence du promeneur qui erre sans but défini, s’approcher peu à peu du religieux, l’examiner à la dérobée et, soudain, dans un grand élan, tous deux se reconnurent, se précipitèrent l’un vers l’autre. Après les premières effusions, ils revinrent en causant vers Adélaïde. De loin, curieusement, elle observait le moine. De moyenne taille, il avait un visage neutre et obscur, des traits aigus, des cheveux si rares que la tonsure en couronne s’y voyait à peine. Ses lèvres, dès que la parole ou le sourire ne les entr’ouvrait plus, se fermaient, se serraient fortement l’une contre l’autre en une moue volontaire, comme closes à jamais par le vœu du silence. Michel, s’arrêtant devant sa femme, la désigna à son ami :

— Permettez-moi de vous présenter, dit-il… Mais, cédant brusquement à un sentiment de malice ou de rancune, Adélaïde, lui coupant la parole, acheva :

— Un léger paquet de chiffons.

Le moine parut stupéfait. Et lorsque Michel, fort confus, l’eut obligé à reconnaître dans cette exclamation inattendue ses propres paroles, il éclata de rire. Puis l’homme du monde, reparaissant sous le prêtre, il s’inclina devant Adélaïde :

— Ah ! madame, dit-il, c’est une trahison de la part d’un ami en qui je me confiais, et vous voyez que le silence est d’or puisque, de toutes les opinions, plus ou moins réfléchies, que j’ai pu exprimer autrefois devant Michel, il n’a retenu que cette seule remarque, si peu charitable. J’espère que vous ne me jugerez pas sur la boutade du gamin que j’étais.

Sa franchise cordiale plut à Adélaïde. À son tour, elle s’excusa de sa malice en quelques mots aimables, mais le moine, relevant la tête, la regarda et elle s’arrêta court au milieu d’une phrase, déconcertée par ce regard qui aveuglait comme un éclair de magnésium, prenait une vue précise de l’âme, puis se détournait. Elle comprit qu’un seul coup d’œil avait suffi au religieux pour la connaître mieux qu’un ami auquel elle se fût expliquée. Il ne laissa point deviner, d’ailleurs, ses impressions et demanda, gardant un visage impassible :

— Combien de temps resterez-vous ici ?

— Ah ! dit Adélaïde, remise de son trouble, je compte sur vous, mon père, pour retenir Michel. Sa santé me cause quelque inquiétude. Or, depuis quinze jours, sous prétexte de repos, nous excursionnons sans relâche. Nous ne nous sommes pas arrêtés plus de trois jours au même endroit et je tremble qu’après-demain Michel ne veuille repartir.

— Je saurai m’y opposer, dit le père. Je lui ferai les honneurs de notre abbaye. Soyez tranquille, on ne la quitte pas ainsi.

Il parlait de son monastère avec une expression de tendre orgueil. Dans son visage morne et sans grâce, son regard rayonnait et brûlait comme, dans un foyer bien construit, ces hautes flammes égales qu’aucun coup de vent ne peut atteindre. On voyait là le feu d’une âme que la joie dévorait.

— Non, reprit-il d’un ton bas, presque caressant, on ne quitte pas aisément Évolayne. J’ai vu des étrangers qui, venus par hasard en excursion, s’attardaient ici pendant des mois. Vous assistez aux complies ?

La réponse fut affirmative. Presque aussitôt une cloche au son lent et grave annonça l’office prochain. Le moine salua Adélaïde et serra la main de Michel.

— À demain, vieil ami. Je vous attendrai à huit heures, après ma messe. Ne songez plus au départ. La santé du corps dépend la plupart du temps de celle de l’âme et vous la trouverez ici avec la paix.

Michel et Adélaïde entrèrent alors dans l’abbaye. Au silence des champs, vivant et léger, succéda soudain un silence écrasant, total : celui de la mort ou celui de la prière. Le jour mourant ne projetait dans la nef qu’une vague pâleur grise qui rendait plus solennelle la forêt des piliers, plus mystérieuses les hautes voûtes. L’autel se discernait à peine au fond du chœur, fort éloigné des bancs réservés aux fidèles. Quelques pèlerins, hommes et femmes, attendaient dans un profond recueillement l’office. Ils étaient comme des formes inertes que leur âme avait abandonnées. Les deux nouveaux venus, agenouillés comme eux imitèrent leur immobilité. Elle ne leur pesait pas. Michel, l’homme qui ne pouvait supporter l’inaction, à qui il fallait toujours, pour le retenir en un même lieu, l’attrait d’une conversation, d’un livre, d’une étude ou d’une découverte quelconque, Michel demeurait rêveur, oisif, patient en face de l’ombre. Elle s’anima au bout de quelque temps. Des silhouettes vagues y passèrent que l’on discernait à leurs mouvements. Les moines arrivaient sans ordre, un à un, par des issues diverses et glissant doucement sur les dalles, gagnaient leurs places dans les stalles.

La nuit était maintenant complètement tombée. Une seule lampe éclairait faiblement, au milieu du chœur, le pupitre du lecteur, qui lut quelques prières, puis, tous ensemble, les moines commencèrent le Confiteor. Debout, alignés sur deux rangs, ils s’inclinaient, se frappaient la poitrine avec des mouvements précis qui s’accordaient exactement. Ils s’assirent dans les stalles pour la récitation des psaumes.

Élevée dans un couvent, Adélaïde les avait lus maintes fois. Ce murmure qui scandait les versets d’une langue morte ne lui semblait pas monotone. Elle en savait le sens. Des phrases oubliées lui revenaient à la mémoire :

« Repassez avec componction dans le repos de votre couche les pensées de votre cœur… — Plusieurs disent : qui nous donnera le bonheur… — Que les songes et les fantômes de la nuit s’enfuient loin de nous, comprimez notre ennemi, qu’il ne pollue pas nos corps… »

Phrases autrefois répétées distraitement et qui reprenaient dans ce cadre, à cette heure, leur sens, leur force, leur émouvante gravité.

En semaine, l’office était psalmodié. Le Salve Regina, seul, fut chanté. Au Seigneur pouvait suffire la parole pure, la louange sévère et dépouillée, mais pour la Vierge, pour la Mère, il fallait des accents plus suaves, une prière ailée, portée par la musique. Les moines se levèrent d’un même élan, avec le bruit d’une foule, car leur nombre était grand. Leurs voix, soutenues légèrement par l’accompagnement discret de l’orgue, montèrent sous les voûtes en un chœur égal qui semblait le cri d’une seule âme. Dans l’allégresse ils saluaient leur reine. Ils pouvaient trembler devant le Père, devant le Crucifié même, mais devant elle, si accessible, si humaine, parée de tous les charmes terrestres, ils étaient libres, confiants, joyeux, et l’imploraient sans crainte, avec l’audace tendre de l’enfant. Ils prolongèrent complaisamment les dernières invocations et le nom de Marie expira sur leurs lèvres avec des modulations lentes, caressantes.

Alors, durant un long moment, le silence régna dans l’église obscure. L’âme unanime des religieux se divisa. Chacun continuait en secret sa prière propre, reprenait sa méditation personnelle.

Un signal redressa d’un seul coup les sombres formes prosternées. Les moines descendaient maintenant du chœur en rangs bien ordonnés. Le père Abbé marchait en tête, reconnaissable à la grande croix d’argent qui ornait sa poitrine. Les pères suivaient, deux par deux, puis les frères convers. Ceux-ci ne portaient pas le scapulaire, mais la robe simplement serrée par la ceinture de cuir. Presque tous avaient de longues barbes, des visages à la fois rudes et doux. Leurs grosses mains durcies par les travaux des champs se joignaient dans un geste gauche et touchant. Tous, au bas des marches, à gauche, s’arrêtèrent un instant devant l’autel de saint Benoît où des lumières s’allumèrent. Après une courte prière, la longue théorie des moines se referma derrière son chef et disparut par la porte de clôture. Quelques religieux cependant ne suivirent pas les autres. Ils s’attardaient dans les bas côtés devant leurs autels favoris et priaient çà et là, à genoux sur les dalles, tandis que le frère portier qui attendait pour fermer l’abbaye remuait ses clefs, donnait aux visiteurs le signal du départ. Adélaïde toucha l’épaule de Michel. Son attitude la surprenait un peu. Car tandis qu’elle avait suivi l’office en imitant les mouvements des moines, se levant, s’asseyant comme eux, Michel était demeuré tout le temps à genoux, la tête dans ses mains. Un instant elle le crut endormi, mais elle n’eut pas besoin de répéter son discret avertissement. S’étant signé, il la suivit.

Au dehors, leur recueillement persista. Ils descendirent la route sans parler. La nuit était sombre, bien que constellée d’étoiles. Ils ne pouvaient voir leurs visages. La première, Adélaïde soupira :

— C’était très beau !

— Je comprends, dit Michel pensivement, ce qu’a été la vie de Darbaud, ce qu’elle est encore. Qu’importe que la guerre ait détruit des millions d’hommes, la mort n’existe pas pour lui. Qu’importe que ce monde soit ébranlé, il n’y a point de place. Il est établi dans l’éternel, dans l’immuable. Il n’a pas besoin d’explication. Ce chant lui suffit par lequel, sans cesse, debout devant Dieu, il implore et rend grâce. C’est très beau en effet.

— Michel, demanda Adélaïde, vous avez prié, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua-t-il à voix basse, comment s’en défendre ?

— Moi aussi, dit-elle joyeusement. C’est tout simple. Il faut participer à tout ce qui est grand. Quand, dans une ville étrangère, je vois passer un régiment avec son drapeau, par déférence pour le peuple qui m’accueille, je m’incline, je salue la patrie qui n’est pas la mienne. De même, devant ces moines dont j’admire la foi sans la partager, je m’unissais à leur prière. Il n’y a point là de fausseté.

— Assurément, murmura Michel après un instant d’hésitation.

Elle fut satisfaite d’avoir expliqué ainsi leur commune attitude. Elle se réjouit une fois de plus de leur parfait accord, à l’heure où ils commençaient d’être si profondément divisés. Elle avait repris aux côtés de Michel la place qu’elle aimait. La tête appuyée à son épaule, la taille entourée de son bras, elle se laissait porter par le rythme de sa marche. Elle s’abandonnait, engourdie, heureuse. Elle n’avait plus d’autre vie que la sienne. Il lui semblait qu’elle venait d’être, nouvelle Ève, tirée du flanc de cet homme. Elle était toute pareille à lui : son double, son image, et elle n’imaginait pas qu’il pût avoir un seul rêve, une seule aspiration qui ne fût point en elle.

II

Michel ne se lassa pas d’Évolayne comme des autres pays. Il ne parlait plus de départ. La clôture de l’abbaye, fermée aux femmes, s’ouvrait en partie pour les hommes. La bibliothèque, riche et bien montée, devint sa retraite favorite. Il y passait des heures, s’entretenait souvent avec le père Athanase. Adélaïde voyait peu son mari, mais ne s’en plaignait pas. Elle n’était point de ces amoureuses importunes qui ne laissent à ceux qu’elles ont choisi pour maître et pour esclave pas plus de liberté qu’elles n’en réclament. Sa forte personnalité lui permettait de conserver, sous les chaînes même de la passion, un goût d’indépendance et d’évasion. La présence de Michel ne lui était pas indispensable. Elle aimait à s’écarter parfois de lui, sachant bien qu’on détruit un être auquel on s’habitue et qu’il vous apparaît diminué dans les rapprochements de la vie quotidienne. En s’éloignant du bien-aimé, elle le comprenait mieux, lui restituait, par le rêve, sa grandeur véritable.

Au reste, elle avait besoin de se retrouver parfois seule pour rouvrir le livre de sa vie, pour le relire page après page, s’efforçant de pénétrer le sens de chaque événement et, par le passé, d’expliquer le présent, de chercher à prévoir l’avenir. Elle apportait à sonder son cœur et celui de Michel une extrême attention, car ce n’était point toujours une tâche facile. Il y avait dans leur existence, pourtant douce, un mystère. Elle ne s’expliquait pas pourquoi son bonheur, bien que grand, restait à ce point dépourvu de sécurité.

Peut-être l’avait-elle attendu trop longtemps et trop longtemps douté de pouvoir l’atteindre. Elle ne l’avait pas connu, enfant, dans ce couvent où elle entra à l’âge de sept ans, ayant perdu sa mère, où elle grandit, mal adaptée à son milieu, sans amies parmi ses compagnes, se créant, faute de mieux, des joies imaginaires, s’évadant d’une réalité monotone dans un monde chimérique qui tombait en ruines et se reformait sans cesse. Elle ne le connut pas davantage, adolescente au foyer de son père remarié, où elle subit le joug d’une belle-mère dévote et bornée qui s’appliquait à comprimer tous les élans de sa jeunesse sous les règles étroites des conventions religieuses et sociales. Dans l’exaltation de la solitude, ses aspirations mal définies vers le bonheur se changèrent en un désir unique, acharné, dévorant : le désir de l’amour.

À vingt-trois ans, après la mort de son père, elle s’évada de sa province pour venir chez son frère qui, de dix ans son aîné, exerçait la médecine à Paris. Ce fut là qu’elle rencontra Michel. Il l’intéressa tout de suite plus que les autres amis de Maurice Verdon, non point à cause de sa valeur professionnelle, qu’elle entendait vanter sans cesse dans son entourage, mais parce qu’elle sentait que cette valeur, relative à ses yeux, s’alliait à d’autres supériorités et qu’en cet homme il y avait une âme forte et fervente, tendue vers des buts plus nobles que celui d’acquérir une position brillante. Elle n’aimait point ceux qui vivent avec indifférence, au hasard. Dans ce milieu de jeunes médecins, Michel Adrian, seul, semblait se croire une mission, et prendre vraiment au sérieux des devoirs que les autres remplissaient consciencieusement, sans y attacher la moindre importance. Cependant elle ne le comprenait pas tout à fait. Il observait plus qu’il ne se livrait, parlait peu, la déconcertait par son humeur changeante. Très assidu au foyer de son frère depuis qu’elle s’y trouvait, il disparaissait parfois sans raison durant des semaines. Un jour où elle lui reprochait amicalement une de ces absences, il s’expliqua avec simplicité :

— Je cache les drames de ma vie, dit-il. Toutes les fois que je me trouve en présence d’un cas désespéré, et qu’il me faut assister à l’agonie d’un malade pour lequel je ne puis rien, c’est un drame pour moi. Partout je pense à cet être qui souffre et meurt, rien ne peut m’en distraire. En de tels moments, je ne puis voir personne. À quoi bon attrister les autres !

Elle eut un grand élan de sympathie vers lui ;

— Je comprends si bien ! s’écria-t-elle. À votre place, j’éprouverais la même chose… J’ai toujours été étonnée d’entendre mon frère et ses amis affirmer qu’ils oubliaient leurs malades dès qu’ils les avaient quittés.

— Oui, murmura Michel, ils ont presque tous reçu cette grâce d’état, mais non point moi. Je crois, à vrai dire, que peu de gens voient la douleur. Tout enfant je la distinguais partout, j’en étais accablé. Et je n’ai jamais, jamais pu me familiariser avec elle.

— Mais comment, demanda Adélaïde, touchée de cet aveu, comment, étant ainsi, avez-vous choisi ce sanglant métier ?

Il rit, doucement, se moquant de lui-même :

— Ah ! voilà, j’espérais guérir tout le monde.

Et elle sut combien il était à la fois exigeant et faible, démesuré en ses espérances, prompt à souffrir lorsqu’elles étaient déçues, désarmé devant le réel. Dès lors, en même temps qu’elle admira Michel, elle eut pitié de lui. De ces deux sentiments naissait déjà l’amour. Lui, se sentant compris, l’accepta peu à peu pour confidente. Elle sut ce qu’il tentait pour ses malades. Elle partageait ses angoisses, triomphait avec lui, le consolait dans ses défaites.

Leur intimité se resserra. Ils prirent l’habitude d’aller ensemble au concert, au théâtre, de lire les mêmes livres. Ils se découvrirent une même façon de sentir. L’intelligence de Michel n’était pas froide comme beaucoup d’intelligences masculines. La beauté n’avait pas pour lui un simple intérêt de curiosité. Elle émouvait dans un même choc son esprit, son cœur, sa chair. Comme Adélaïde il aimait, au moyen de l’œuvre d’art, voir la vie s’agrandir et l’essence des choses lui apparaître. Ils éprouvaient, en soulevant le voile d’Isis, le même frisson sacré. Plus cultivé que son amie, Michel l’obligea à faire l’effort qui permet seul d’accéder aux plus hauts chefs-d’œuvre. Elle le suivait avec enthousiasme sur les chemins escarpés où il l’entraînait ; elle lisait pour lui, ne songeait qu’à lui plaire. Leur entente devenait de jour en jour plus parfaite et, voyant qu’ils n’avaient plus déjà qu’une même pensée, un même cœur, ils aspirèrent à confondre pour toujours leurs deux vies.

Rien ne manqua à leur bonheur, pas même cette plénitude qu’y ajoute la souffrance. Ils se marièrent le 27 juillet 1914. Ils s’aimèrent dans un monde en travail de désastre. Ils s’unirent, ayant au cœur l’angoisse de la séparation prochaine, peut-être éternelle. Mobilisé dans le corps sanitaire, Michel partit le 4 août.

Et l’attente recommença pour Adélaïde, non plus, comme dans sa jeunesse, l’attente vague d’une joie mal définie, mais celle d’un bonheur précis, par cela même impossible à remplacer, l’attente d’un seul être que la mort menaçait nuit et jour. Il revint plusieurs fois, pour des permissions hâtives, elle ne le retrouvait que pour le perdre et le pleurait alors qu’il était encore dans ses bras.

Quand la paix les rendit l’un à l’autre, Adélaïde avait pris l’habitude de l’inquiétude. Ce fut un bien pour son amour qui, se croyant toujours en danger, garda toute sa force. Peut-être se fût-elle avoué la déception qu’éprouve toute créature en atteignant l’objet de son désir, si quelque chose ne l’avait avertie que Michel ressentait plus encore qu’elle-même cette désillusion. Elle savait bien qu’aucune autre femme ne comptait pour lui. En dépit des orages qui naissaient souvent du choc de leurs natures trop pareilles, trop impérieuses, il y avait entre eux une amitié parfaite, un rapport profond de goûts et de pensées. Le sourd désaccord qui les divisait parfois provenait sans doute d’une différence d’âge accentuée par quatre années de guerre qui, pour Michel, avaient compté double. De l’expérience acquise au front, incommunicable, il ne parlait jamais. Sa femme n’avait point accès dans ce passé dont il restait le prisonnier. N’ayant tremblé que pour un être qui lui avait été rendu, elle pouvait oublier l’angoisse ancienne. À trente ans, elle recommençait à vivre, alors que, témoin de tant de morts, atteint moralement d’une manière irréparable, il était déjà vieux à quarante ans. Rien pour lui n’avait la même saveur que pour sa jeune femme.

Il ne voulut pas cependant la frustrer des plaisirs auxquels elle avait droit. Il sortait beaucoup avec elle, mais, repris dans le tourbillon d’une société vaine et frivole, il éprouvait un dégoût immense.

— Ah ! ces gens ! disait-il parfois, quel vide en eux, quelle absence de pensée ! Toujours les mêmes petites intrigues, les mêmes ambitions mesquines, les mêmes agitations stériles. La guerre ne leur a rien appris.

Il ajoutait aussitôt, avec un amer retour sur lui-même :

— Je n’ai d’ailleurs pas le droit de les condamner. Que sommes-nous de plus que ces snobs qui courent les expositions, les concerts, les théâtres, comme nous le faisons nous-mêmes ?

Adélaïde protestait. Une certaine ferveur embellissait leur existence, semblable en apparence à celle de tous les mondains.

— Il y a, expliquait-elle, entre eux et nous cette différence : là où ils ne cherchent qu’une distraction passagère, nous cherchons un aliment spirituel, une émotion pour notre âme, une force pour notre amour. Et, certes, la beauté est chose rare et souvent nous ne trouvons que sa contrefaçon, mais nous la découvrons aussi parfois et elle est pour nous chose tellement sérieuse que nous serions prêts à mourir pour elle.

Il ripostait, à demi séduit :

— On ne meurt pas pour un beau vers, une phrase musicale, un tableau, une statue ; la beauté ne nous demande aucun sacrifice.

— Qui sait ? disait-elle. Vous m’avez appris qu’en maintenant son âme sur de hauts sommets, en ne cessant de s’élever soi-même, on contribuait dans sa sphère étroite à purifier le monde, à maintenir son équilibre et sa grandeur. L’art entretient en nous cet esprit d’héroïsme, par lequel nous sommes prêts à tout ce qui nous sera demandé.

Il s’apaisait, en l’écoutant répéter ses propres paroles, puis, de nouveau, l’inquiétude reparaissait :

— Oui, mais qu’est-ce qui nous est demandé ?

— À moi, rien que de simple, disait-elle avec une adorable confiance : vous plaire, vous offrir un parfait amour. Et pour vous, n’est-ce point une tâche suffisante que de soulager la souffrance humaine ?

Il ripostait violemment :

— Je suis payé pour cela !

— Mais vous soignez aussi ceux qui sont pauvres sans leur rien demander. Vous les aidez, vous avez pitié d’eux. Beaucoup d’êtres ont besoin de vous.

Il avoua un jour :

— Je ne sais pourquoi, j’ai honte de ce que nous sommes trop heureux.

Elle le traitait d’ascète manqué, de mystique païen. Elle pensait qu’en lui persistait la tension morale de quatre années de guerre, durant lesquelles, soumis à l’exigence du devoir, il avait vécu prêt à toutes les immolations. De cette période, il gardait le désir de se dépasser lui-même, la soif du renoncement.

— Eh bien ! proposait-elle, partons, retirons-nous du monde. Faites-vous médecin de campagne. Vous vous dévouerez aux humbles et je les soignerai avec vous. Nous aurons une maison rustique au toit de chaume et je m’habillerai de bure, si cela vous plaît. Et je ne couperai pas mes cheveux, car ce qui fut autrefois un sacrifice, est devenu aujourd’hui la suprême élégance. Je les laisserai pendre en deux nattes et j’irai les pieds nus.

Il riait, lorsqu’elle lui disait ces choses. Mais elle sentait toujours en lui le même malaise.

Pourquoi tout cela ? Pourquoi, comblés, n’avaient-ils pour chanter leur bonheur qu’un chant amer où le thème de la lassitude alternait avec celui de la crainte ? Pourquoi, le soir de leur arrivée à Évolayne, Michel avait-il eu, en la regardant, cette expression d’adieu ? À la réflexion, elle trouva doux qu’il eût, tout à coup, sans raison, tremblé de la perdre car, d’ordinaire, c’est elle qui ressentait la peur, lui la satiété.

Aux questions qu’elle se posait sans cesse son propre cœur ne pouvait répondre, ni les bois silencieux, où elle errait en creusant ces problèmes. Elle eût aimé pouvoir expliquer ses secrètes angoisses à un être humain. Aussi fut-elle contente lorsque Michel l’engagea à aller voir à son tour le père Athanase, affirmant que le religieux désirait beaucoup la connaître.

— Il ne prétend pas me convertir ? demanda-t-elle, un peu défiante.

— Oh ! nullement, à moins que vous ne l’en priiez. Il respecte la liberté humaine, mais il s’intéresse à tout ce qui me touche.

— Très bien, il veut savoir si je suis digne de vous ?

— Soyez confiante, Adé, afin qu’il comprenne quel trésor vous êtes pour moi.

Dom Athanase la reçut un matin, au parloir. Michel ne l’avait pas accompagnée, devinant peut-être le désir secret qu’elle avait d’être seule avec le moine. Elle put donc exposer librement les craintes que lui causaient la santé et le bonheur de son mari. Il semblait d’ailleurs, depuis leur arrivée à Évolayne, reprendre de jour en jour un équilibre physique et moral depuis longtemps perdu. La transformation qui s’opérait en lui était pour elle un signe qui précisait leur avenir. Elle revint plus sérieusement au projet, jadis vague, d’une installation à la campagne où Michel, homme d’action, mais aussi homme de pensée, pourrait exercer encore la médecine, en conservant des loisirs qui lui permettraient d’autres études. Elle pensait qu’il lui cachait son désir de retraite pour ne pas qu’elle se sacrifiât à lui et qu’avec un prêtre, son ami, il se montrerait sans doute plus sincère. Elle s’appliqua donc à convaincre le moine qu’elle n’avait, pour sa part, nulle attache avec le monde, avec Paris, et que partout où son mari serait heureux elle saurait l’être. Dom Athanase l’écouta attentivement, sans pourtant lui donner le conseil qu’elle sollicitait. Il avoua que Michel ne lui paraissait pas se trouver tout à fait dans sa voie. Mais toute solution hâtive présentait de grands risques. Il promit d’étudier son ami et de transmettre à Adélaïde le résultat de ses observations.

Leur commune sollicitude pour un être qu’ils chérissaient tous deux les lia. Ils se revirent plusieurs fois, abordèrent des sujets plus généraux. La conversation du père était vive, spirituelle. Son caractère enjoué étonnait beaucoup Adélaïde. Elle s’intéressait aux âmes religieuses, leur prêtait une extrême complication. Dès qu’elle l’osa, elle interrogea le moine sur sa vocation. Elle supposait qu’il avait dû passer par des tourments qu’elle aurait désiré connaître, mais, soit qu’il ne voulût rien en dire, soit qu’il les eût oubliés ou surmontés, Dom Athanase n’y faisait jamais allusion, racontait une histoire toute simple. Très jeune, il avait entendu l’appel divin. À vingt ans, il était entré à l’abbaye pour n’en plus sortir. Certainement, la joie qui éclatait dans son regard, dans son rire si franc, dans sa gaieté parfois puérile n’était point un masque. Bien que chargé de lourdes responsabilités, il les portait sans effort, se jouait dans la vie avec la confiante sécurité de l’enfant sur qui veille son père. Adélaïde comparait ce bonheur sûr, indestructible, au sien, si menacé :

— Je vous envie un peu, mon père, avoua-t-elle un jour avec mélancolie.

Le moine semblait attendre depuis longtemps cette parole et il tenait sans doute sa réponse toute prête, tant elle fut prompte :

— On n’envie pas un homme qui se chauffe au soleil, alors qu’on n’a qu’un pas à faire pour quitter l’ombre froide et participer à des bienfaits qui sont offerts à tous.

Adélaïde sentit venir l’attaque, mais elle ne s’y déroba point. Elle pensait qu’ils se connaissaient maintenant assez bien pour s’expliquer, en amis, leurs positions religieuses. Aussi, lorsqu’il interrogea :

— Vous étiez catholique, je crois ?

Elle répondit sans embarras :

— De naissance et d’éducation, oui. J’ai été baptisée, élevée dans un couvent. Je me suis mariée à l’église.

— Mais vous ne pratiquez plus ?

— Non.

— Pourquoi ?

Elle fit un geste vague. Il lui était impossible de s’attendrir en évoquant « la foi de son enfance », ayant reçu d’un cœur rebelle ou indifférent des enseignements qui, loin de lui dilater l’âme, l’étouffaient. La religion n’avait jamais été pour elle que cet ensemble de dogmes sévères, de principes étroits dont sa belle-mère se servait pour comprimer les élans de sa nature indépendante et lui interdire toute aspiration personnelle. L’assistance aux offices, l’usage des sacrements faisaient partie des habitudes routinières contre lesquelles s’insurgeait sa jeunesse. Elle les avait rejetées d’un seul coup en s’évadant de sa province, et cela sans débats, sans crise, tout naturellement, au moment où l’amour venait remplir son cœur, donner à sa vie un but. Le fait que Michel ne pratiquait pas l’affermit dans son incrédulité tranquille. Plus tard, en lisant beaucoup avec lui, elle rencontra le catholicisme intégral d’un Claudel qui lui rendit quelque respect pour une doctrine qu’elle croyait morte.

— J’admire la religion, comme une grande source de poésie, dit-elle. J’avoue que j’ai parfois méconnu sa noblesse pour ne sentir que ses limites.

— Quel système philosophique a vos préférences ?

— Aucun, dit-elle embarrassée. Tous contiennent sans doute une part de vérité, non la vérité tout entière qui demeure cachée à notre esprit débile.

— Au fond, vous vous plaisez dans l’incertitude, vous ne demandez pas la clef du mystère ?

Les questions du père étaient nettes, précises. Dès qu’il les avait formulées, ses lèvres se fermaient fortement. Il se penchait un peu vers Adélaïde, semblait écouter le battement secret de son cœur. Comme elle tardait à répondre, il reprit avec insistance :

— Nous avons pourtant un problème à résoudre ici-bas, avant qu’il ne soit trop tard. Vous ne pensez jamais à la mort ?

Il la considéra un instant attentivement. Parce que ses yeux demeuraient le plus souvent baissés, son regard surprenait et choquait comme un acte d’insupportable indiscrétion ; regard aigu qui ne s’attardait pas aux apparences, pénétrait dans l’intimité de la conscience. Le moine surprit le léger tressaillement d’Adélaïde. Il vit remonter des eaux profondes de son passé une douleur mal oubliée.

— La mort ! dit-elle d’une voix tremblante, pendant quatre ans je n’ai pensé qu’à elle ; quatre ans de guerre où Michel était en danger, où il pouvait être tué.

— Qu’auriez-vous fait alors ?

— Ma décision était prise. Lui mort, je l’aurais rejoint.

Elle savait combien cet aveu était impie. Pourtant il lui semblait que le moine, désarmé devant un tel amour, sachant combien Michel en était digne, n’aurait pour son égarement qu’indulgence, pardon, estime secrète. Habitué aux confidences des pécheurs, le père Athanase ne sourcilla pas, mais sa riposte fut une condamnation :

— Le rejoindre ! Où cela ? Pensez-vous qu’il existe un même paradis réservé à ceux qui meurent par courage et à ceux qui meurent par lâcheté, aux héros et aux criminels, aux sacrifiés et aux suicidés ?

Elle rougit, déconcertée. Jusqu’alors elle s’était crue assurée de la sympathie du moine et s’étonnait qu’il ne la comprît pas.

— Vous êtes dur ! dit-elle avec dignité. En certains pays on admire la femme qui ne survit pas à son mari. Ce qui est lâcheté à vos yeux peut s’appeler fidélité héroïque.

Dom Athanase hocha la tête comme devant un mal qu’il jugeait à chaque parole plus grave.

— Michel compte donc seul pour vous ? dit-il. Vous ne vous reconnaissez nul autre devoir qu’envers lui ? Il est le maître absolu de votre âme, son seul but ? Cette vie vous suffit où il vous a été donné ?

Elle fit un signe de dénégation. Elle songeait moins maintenant à répondre au moine, qu’à interroger le mystère de son propre cœur et ce désir dont l’exigence dépassait toujours ce qui lui était accordé :

— Non, protesta-t-elle sourdement, non, cette vie ne me suffit pas pour l’aimer, elle est trop courte et imparfaite, il me faut l’éternité.

— Ah ! s’écria le moine, prompt à profiter de la moindre défaillance de l’adversaire, l’éternité, vous l’admettez donc ?

— Voyez-vous, expliqua-t-elle, les yeux pleins de larmes — car elle se rappelait les heures les plus cruelles de son passé — quand je savais Michel près du front et que les nouvelles étaient rares, je l’ai parfois cru mort, mais non point tout entier. Je pensais qu’une balle, un obus ne pouvait détruire qu’une part de lui-même, et que mon amour pour lui ne pouvait non plus mourir. Oh ! je crois que nous sommes les créatures d’un Dieu juste, mais lointain, inaccessible ! Tout cela est très obscur.

— Vous ne cherchez pas la lumière !

— Eh bien ! non, avoua-t-elle, — car ce débat la déchirait. — L’homme ne peut rien comprendre à l’infini. Pourquoi donc remuer d’insolubles problèmes. Il faut vivre dans le présent — mais elle n’y parvenait pas — Michel et moi nous sommes vivants et heureux !

Le père soupira :

— C’est un danger que le bonheur ! Quelque chose comme une serre chaude où l’âme en fleurissant s’étiole. Ouvrez une fenêtre, laissez un peu d’air pur passer sur elle. Elle se fane et tombe en ruine.

Encore une fois, Adélaïde crut entendre un secret avertissement autour d’elle et dans son cœur, un sourd ébranlement dans les nues, sous la terre annonçant l’effondrement de cet asile où elle vivait. Elle se leva précipitamment :

— Mon père, si vous le voulez bien, nous ne parlerons plus de ces choses.

Il la regarda une dernière fois avec une tristesse profonde :

— Comme vous avez peur du vrai, dit-il.

Tout le jour elle garda en elle un sourd malaise dont la cause exacte lui échappait, qu’elle attribua au dépit d’avoir trouvé un juge dans l’homme qu’elle croyait son ami. La sévérité du père Athanase l’avait blessée et elle s’en plaignit à Michel. Celui-ci, au lieu de partager ses sentiments, défendit le moine :

— Convenez, Adé, que son attitude était absolument normale. Pouvez-vous exiger de ce prêtre, épris d’une vérité à laquelle il a tout sacrifié, l’impartialité aimable qui caractérise l’indifférence. S’il avait pour votre incrédulité la même sympathie indulgente que vous accordez à ses croyances, sa vie serait dépourvue de sens et il n’aurait plus qu’à jeter le froc aux orties. Pour lui, l’univers où nous sommes est un champ de bataille où il doit combattre sans cesse pour la cause de Dieu, où sa charité même ne peut faire grâce à l’erreur.

En quelques mots, très simplement, il expliquait ainsi le conflit dont s’étonnait Adélaïde, lui montrait ses torts. Elle les reconnut loyalement. Plus sage, moins exigeant qu’elle, Michel dans ses rapports avec les autres cherchait toujours à comprendre sans demander qu’on le comprît. Il possédait au plus haut degré la faculté de se mettre à la place des êtres qui lui ressemblaient le moins pour les juger objectivement. C’est pour cela, sans doute, qu’il avait pu conserver l’amitié du père Athanase, et qu’en dépit de leurs divergences d’opinions, l’intimité des deux hommes se resserrait chaque jour.

III

L’abbaye d’Évolayne n’était point seulement un lieu de pèlerinage, mais un asile spirituel où, des contrées les plus lointaines, beaucoup d’hommes, prêtres et laïques, jeunes gens et vieillards venaient parfois s’enfermer durant quelques jours pour reprendre contact avec l’essentiel. La clôture les séparait du monde et de leurs souvenirs même. Les soucis quotidiens faisaient trêve, les cœurs allégés baignaient dans la douceur de Dieu. Dom Athanase affirmait qu’à toutes les âmes, froides ou ferventes, heureuses ou blessées, cette détente au sein du silence était toujours salutaire. Un matin, comme il attendait un groupe de retraitants, il engagea Michel à se joindre à eux et à passer toute une semaine à l’abbaye. Il avait fait cette proposition très simplement devant Adélaïde que son mari, visiblement tenté, consulta du regard. Elle ne manifesta ni surprise, ni hostilité, insista pour qu’il acceptât l’offre du père. Elle-même eût aimé pouvoir observer en s’y mêlant la vie des moines.

Durant l’absence de Michel, elle délaissa l’abbaye d’Évolayne pour celle d’Helmancourt qui, située à huit cents mètres plus loin, sur l’autre versant du coteau, abritait les filles de Saint-Benoît. Les deux monastères étaient très différents. Le premier, accessible à tous, imposant, déployé, régnait sur un immense paysage, l’autre, secret, ignoré des touristes, entouré de murs épais, masqué par un repli de la colline, gardait ce caractère d’effacement qui convient aux femmes. Les offices y étaient moins solennels et plus intimes. Les religieuses, invisibles derrière des grilles, y participaient par un chant lointain, ténu et pur. Leurs voix, moins impersonnelles, moins disciplinées que celles des moines, avaient des inflexions où se trahissait l’âme. Adélaïde croyait parfois y surprendre un aveu d’extase ou de détresse, un appel, un reproche. Elle cherchait à imaginer la vie de ces recluses, aux pieds d’un Dieu caché qui jamais ne leur répondait. Du moins ce Dieu les voyait-il toujours, recueillant leurs plus secrètes pensées, alors que, tandis qu’elle errait dans les bois, tous les élans fervents de son cœur vers Michel n’allaient pas jusqu’à lui. Il ne saurait jamais, même si elle essayait de le lui dire, combien, sous l’influence d’un paysage, d’un soir calme, elle l’avait parfaitement aimé.

Le sixième jour, elle monta sur la route à sa rencontre. Le désir de sa présence la rendait faible ainsi qu’un être qui a faim. Dès qu’elle le vit venir elle s’arrêta pour l’attendre. Il marchait vite et ne parut la reconnaître qu’au moment où il fut tout près d’elle. Il eut alors un mouvement de surprise comme si, depuis une semaine, pas une fois il n’avait pensé à elle. Elle eut l’impression très nette d’un sursaut en lui de défense au moment où il l’embrassait. Comme après une très longue absence, elle ne le retrouvait pas exactement tel qu’il l’avait quittée. D’où venaient dans ses yeux cette paix et cette peine ? Quelle offense avait-il à lui reprocher pour la regarder, tandis qu’elle répondait à ses questions, avec cette expression d’indulgence triste et de pardon ? À son tour elle interrogea :

— Quelles sont vos impressions ?

— Très bonnes, dit-il brièvement, et il semblait décidé à ne donner aucun détail sur sa retraite.

Elle insista :

— Pas trop dure au point de vue physique, cette vie monacale ?

— Le corps s’y fait vite. On respire une atmosphère de plénitude qui soutient.

— Je comprends, dit-elle. La chimère de ces hommes est belle !

Il parut trouver sa remarque impertinente et répliqua avec une certaine sévérité :

— C’est vraiment trop facile de traiter de chimère tout ce qui vous dépasse.

Sans doute, vivant avec les moines et voyant de près leur bonheur avait-il ressenti la même impression d’admiration, d’envie, éprouvée par Adélaïde devant le père Athanase. Mais il n’était point homme à subir comme elle ses émotions, sans leur chercher un sens et une justification. Il voulait démêler cette part de vérité évidente enclose dans toute noble erreur. Elle pensa que, plus tard, quand ils seraient très vieux, s’ils n’avaient rien trouvé de mieux, ils accepteraient peut-être tous deux de mourir dans la religion catholique, par horreur de la négation absolue.

Elle ne s’étonna donc point que Michel étudiât très sérieusement cette religion qui rendait tant d’hommes heureux et passât des journées à compulser dans la bibliothèque abbatiale les livres de théologie ou d’histoire de l’Église. Pour elle, plus attirée par ce qui touche le cœur, l’imagination, les sens que par ce qui s’adresse seulement à l’intelligence, elle s’intéressait surtout aux rites, aux cérémonies, à la liturgie, suivait assez régulièrement les offices. Michel n’assistait plus avec elle à la messe conventuelle, mais, chaque matin, alors qu’elle s’attardait encore au lit, il montait de bonne heure à l’abbaye pour les messes basses qu’il trouvait plus belles, plus émouvantes que la grand’messe. Un jour, réveillée plus tôt que de coutume, elle l’entendit partir. Le désir de lui faire une surprise fut plus fort que sa paresse. Elle se leva, s’habilla rapidement et sortit un peu après lui.

Elle gravit la route d’un pas allègre, car l’air frais et fort la portait et son âme se dilatait sous la joie du matin. Le ciel, traversé de part en part par les coulées d’or du soleil, était pâle et resplendissant. Le vent agitait les feuilles et, des herbes, des taillis montait la rumeur de mille petites vies turbulentes : bourdonnements, pépiements qui se fondaient, semblait-il, en un seul chant de gloire, comme si chaque créature, éperdument, se louait d’exister.

Au premier abord, quand elle y entra, l’abbaye paraissait vide. Le grand autel du chœur, réservé aux cérémonies était désert à cette heure. Mais dans toutes les chapelles du pourtour, mortes au milieu du jour, un moine officiait, servi par quelque novice ou par quelque frère convers. À gauche, au fond de la nef latérale, une chapelle, plus grande que les autres, surélevée de quelques marches, était réservée aux fidèles qui désiraient prendre part au Saint Sacrifice. Une dizaine de femmes, quelques hommes occupaient les bancs peu nombreux et Adélaïde reconnut de loin la haute silhouette de Michel. Elle ne voulut pas le rejoindre, s’agenouilla au bas des marches dont le transept la séparait. Elle pouvait voir, se tournant de côté et d’autre, plusieurs autels. Les messes ne se célébraient pas toutes en même temps. Là, un moine, rabattant sur sa tête l’antique capuchon blanc, quittait une chapelle où, bientôt, une silhouette exactement semblable pénétrait à son tour. Ici, un religieux, les bras étendus, disait la préface, un autre, penché sur la pierre consacrée, consommait son Dieu. Ils n’officiaient point avec la hâte des prêtres de paroisse ; lentement, chaque prière montait du plus profond du cœur jusqu’aux lèvres qui remuaient à peine. Leurs visages clos semblaient ceux d’hommes endormis. Leurs yeux ne s’ouvraient que pour lire sur le livre sacré le propre du temps et se refermaient vite, refusant toute image extérieure, À côté d’eux les servants : novices qui ne consacraient pas encore, convers qui n’opéreraient jamais le miracle de la transsubstantiation, s’empressaient, assistaient avec un respect profond le célébrant, le père, muni de pouvoirs infinis. Et des quatorze chapelles réparties dans l’immense édifice, les sonnettes tintaient, se répondaient, les hosties s’élevaient à des intervalles inégaux, à droite, à gauche. Le sacrifice offert pour le rachat du monde ne cessait pas. L’atmosphère était prodigieuse, Adélaïde la subit docilement. Elle comprenait que Michel vînt chercher ici chaque matin des impressions fortes et pures qui l’accompagnaient tout le jour. Elle s’applaudissait d’avoir fait un effort pour le suivre et partager une fois au moins ses émotions. Plus tard, quand ils auraient quitté Évolayne, bien souvent, ensemble, ils revivraient cette heure.

Comme elle le regardait, de loin, unissant ses pensées aux siennes, elle le vit se lever. La messe n’était point finie. Le prêtre qui la célébrait demeurait immobile, penché sur le calice. La sonnette venait de tinter trois fois. Elle s’étonna qu’il partît si tôt. Mais, au lieu de descendre vers elle, comme elle s’y attendait, il remonta lentement vers l’autel. Elle s’était dressée, croyant rêver. Car le prêtre, portant le ciboire, maintenant lui faisait face, s’avançait vers la table de communion. Michel, agenouillé parmi les fidèles, reçut l’hostie et il revint à sa place les bras croisés, la tête inclinée, les yeux clos.

C’est ainsi que, dans une révélation subite, il lui apparut entièrement changé, entièrement différent d’elle, converti, chrétien, portant avec respect son Dieu dans ce cœur qu’elle croyait connaître et qui avait su lui cacher un tel secret. Elle eut la sensation d’un outrage inouï sous lequel son amour indigné se cabrait, jetait des cris. En un instant tout lui devint hostile dans l’abbaye : les croix dont l’or brillait sous la lumière, les figures de saints peintes sur les vitraux, l’hostie qui soudain s’éleva dans une chapelle à sa droite, les prêtres en prière, courbés sur les autels, occupés à accomplir on ne savait quel sortilège qui la dépossédait.

Elle quitta l’église et se retrouva au dehors, sur la place baignée de lumière. Le soleil, devenu son ennemi, la criblait de flèches brûlantes. Ses pensées tourbillonnaient, s’entre-heurtaient vagues et folles. Elle désirait à la fois fuir son mari et le chercher pour l’accabler de reproches. Dans une agitation fiévreuse, elle prenait mille résolutions contraires.

Le plus sage eût été de rentrer à l’hôtel, de cacher sa découverte. Il fallait laisser à Michel le mérite d’un aveu fait librement ou, s’il persistait à se taire, la honte de son hypocrisie. Mais Adélaïde ne savait pratiquer ni la patience, ni la feinte. Elle se sentait incapable de paraître tout ignorer quand la colère à grands coups lui ébranlait l’âme et que tant de paroles amères lui montaient aux lèvres. Plus haut que la raison, la passion parla qu’elle écoutait toujours. Elle attendit Michel.

Sans doute prolongeait-il son action de grâces, car de nombreux fidèles avaient déjà quitté l’abbaye. Il sortit à son tour, l’un des derniers, s’arrêta un instant près du portail, clignant des yeux sous la clarté plus vive. Il souriait, non point à une créature vivante, mais à son rêve intérieur, à ce ciel pâle et vide où il discernait une adorable présence. Adélaïde fut jalouse de ce sourire qui ne s’adressait pas à elle. Il ne la voyait point, ou du moins elle n’était encore pour lui qu’une silhouette anonyme. Il descendit les marches de son pas nonchalant. Alors, se trouvant tout près d’elle, il la reconnut. Le médecin, l’homme habitué à se pencher sur des malades, à découvrir parfois dans la chair saine en apparence la mort embusquée, visible pour lui seul, savait dissimuler ses impressions. En rencontrant sa femme à cette place, à cette heure inusitée, il ne laissa paraître nulle surprise. Son regard n’exprima rien qu’une certaine volonté de ne rien exprimer. Il posa tout de suite, négligemment, la seule question importante :

— Vous arrivez ?

Avant qu’elle eût parlé son visage la trahit dont tous les traits vacillèrent, tandis que des expressions diverses s’y succédaient avec rapidité : mépris, humiliation, indignation, sarcasme.

— Non, dit-elle, je sors. J’ai assisté comme vous à la messe.

Il comprit, rougit un peu, tendit vers elle une main hésitante puis, comme elle se détournait, proposa :

— Rentrons, voulez-vous ?

Tous deux traversèrent l’esplanade et s’engagèrent sur la route. Michel, gêné par le silence, se hâta de prononcer au hasard quelques paroles, les premières qui lui vinrent à l’esprit :

— La journée sera belle, chaude certainement mais à cette heure le vent…

Elle lui fit signe de se taire. Elle ne pouvait supporter qu’il se dérobât ainsi à toute explication. N’entendait-il pas en elle ce bruit sourd de chute, d’explosions, comme si toute sa vie, passé, présent, avenir, sautait, croulait, tombait en ruines. Elle n’avançait qu’avec peine. La route devant elle fuyait comme un cours d’eau, les herbes montaient jusqu’au ciel, la lumière se brisait dans ses yeux en mille facettes. Son visage s’empourprait, elle était aveuglée de larmes et de sang.

— Je vous félicite de votre conversion, dit-elle avec éclat.

Ces quelques mots la soulagèrent déjà. Ses pleurs débordèrent. Michel se méprit sur la cause de sa douleur.

— Vraiment, Adé, est-ce que cela vous fâche tellement ?

Elle marchait près de lui sans le regarder. Elle parlait avec une violence âpre s’efforçant de ne plus pleurer.

— Que vous vous fassiez chrétien, mahométan, bouddhiste, je n’y vois nul inconvénient. Mais qu’un tel changement ait pu s’accomplir dans votre âme, un événement si grave bouleverser votre vie, sans que vous ayez daigné m’en rien dire, voilà ce que j’accepte difficilement. Je n’avais pas mérité cette injure. Rougissiez-vous donc si fort de votre conversion pour me la cacher ainsi ? ou bien, ce qui est plus probable, avez-vous honte de moi devant votre Dieu ? Suis-je une femme tellement frivole, tellement abjecte, pour que vous me jugiez indigne d’être associée à votre vie spirituelle ? J’aurai du moins découvert d’un seul coup votre foi nouvelle et votre mépris pour moi. Rien en vous ne m’appartenait qu’une apparence. Votre âme m’échappait toute, cherchait en dehors de moi son bonheur, m’excluait de son paradis. Je vous aurais mieux pardonné une trahison des sens, oui !

Elle se tut pour reprendre haleine. Michel vit une larme encore couler sur sa joue.

— Quand vous serez plus calme et que vous pourrez m’entendre, commença-t-il…

— Je suis absolument calme, interrompit-elle furieusement et quand même je ne le serais pas, il est trop facile de reprocher sa nervosité à un être qu’on vient d’outrager… Mais dites, dites quelque chose… je puis vous entendre…

Il reprit d’une voix posée et très douce :

— Je ne vous reproche rien, Adé. Je comprends la peine que j’ai dû vous faire. J’aurais voulu partager avec vous ce grand secret ineffable de ma conversion et j’imagine votre saisissement lorsque vous l’avez découvert tout à l’heure. Mais le travail de la grâce est une chose mystérieuse, incommunicable, qui serait resté pour vous incompréhensible. Vous auriez demandé des explications. Qu’aurais-je pu vous dire ? Dès le premier soir de notre arrivée, j’ai été foudroyé. Vous avez pensé que je priais par respect pour les moines, sympathie envers la religion. Non. J’ai prié parce que ce Dieu qui vous restait caché, je l’avais senti vivre en moi, présence indéniable, éblouissante. On n’explique pas un miracle, on dit : venez et voyez. Si le miracle est intérieur, cela même n’est pas possible. Cette blessure que je portais dans mon cœur, vos yeux humains ne pouvaient pas l’apercevoir. Je me suis tu, m’appliquant seulement à garder ce trésor qui pouvait m’être enlevé. J’ai dû m’examiner sérieusement, chercher à mon tour celui qui m’avait cherché, fortifier ma foi, prendre enfin parti. Un tel revirement ne s’opère pas dans le bruit des paroles, des discussions. Ah ! si vous aviez été frappée comme moi, si nos deux conversions avaient pu s’accomplir en même temps ! Je n’ai pas cessé de demander à Dieu cette grâce. Aucun signe, hélas ! ne me permettait d’espérer qu’elle me serait accordée. Avant de m’enfermer à l’abbaye pour y redevenir chrétien, j’ai prié le père Athanase de vous examiner. Il m’a dit : « Elle n’est pas hostile, elle est indifférente, satisfaite du bonheur présent, sans nul souci de son sort éternel. Il n’y a en elle, dans l’édifice parfait de sa sécurité qu’une légère fissure où la grâce peut-être pourra pénétrer plus tard. » Je n’ai donc pas osé vous révéler ma conversion. J’ai craint votre révolte, votre indignation, vos railleries.

Elle écoutait, accumulant de nouveaux griefs, qu’elle lui jeta brusquement à la face :

— Ainsi, dit-elle, il vous fallait un intermédiaire entre vous et moi. Il fallait, pour vous expliquer mon âme, ce prêtre qui, il y a deux mois à peine, ne m’avait jamais vue. Après sept années de mariage où je n’ai pas eu une pensée ni un sentiment qui vous fût caché, je vous reste si profondément étrangère que lorsqu’il s’agit de lire au plus profond de ma conscience, c’est un autre que vous chargez de ce soin. Vous croyez qu’une femme qui est la vôtre et qui vous aime demeurera toujours indéchiffrable pour vous. Ah ! vous auriez dû me connaître assez pour savoir que je m’efforce toujours de chérir ce que vous aimez et qu’une religion qui devenait la vôtre ne serait pour moi un objet de scandale ou de dérision. Cela suffisait pour commencer. Il n’y avait aucun mystère à garder vis-à-vis de moi, mais ce moine a su vous persuader du contraire.

— Vous vous trompez. Le père m’engageait au contraire chaque jour à tout vous dire. Je ne pouvais pas m’y résoudre. Comment vous expliquer ?… Je ne suis pas expansif… je me livre peu…

— Sauf quand vous aimez, dit-elle, se rappelant combien parfois il avait été confiant, abandonné entre ses bras.

— Justement, j’aime !… murmura-t-il très bas. Voyez-vous, Dieu n’est une vague entité du moment qu’on croit en Lui, c’est un être qu’on aime et l’on ne peut supporter qu’il ne soit rien pour les autres.

— J’aurais compris, soupira-t-elle.

— Hélas ! vous voyez bien que non et sachant quelles étaient vos dispositions…

— Encore une fois pourquoi avez-vous choisi ce prêtre pour vous les révéler ?

— Comprenez-moi, Adé. Du moment qu’on accepte la religion, on l’accepte tout entière, on admet l’autorité du prêtre et sa compétence, due aux grâces spéciales attachées à son ministère. Votre cœur, oui, je le connais. Mais pour pénétrer au plus intime de votre conscience, pour comprendre votre position exacte en matière religieuse, le père était plus qualifié que moi, c’est pourquoi j’ai voulu qu’il vous interrogeât.

— Ah ! s’écria-t-elle frémissante, qu’est-ce que ces subtilités ? Mon âme n’était pas pour vous un château fort, avec de mystérieuses retraites aux serrures secrètes, mais une maison toute claire dont vous pouviez à votre gré ouvrir les portes. Il n’y avait besoin de personne pour en forcer une… mais à quoi bon vous expliquer ce qu’est la parfaite confiance.

Ils étaient arrivés devant la gare. Au lieu de se diriger vers l’hôtel, Adélaïde, tournant à droite, s’engagea dans la grande route de la vallée que surmontaient des bois touffus. Michel voulut la suivre, elle l’arrêta :

— Je vous prie de me laisser, dit-elle, j’ai maintenant besoin d’être seule.

Elle se jeta dans un sentier étroit qui montait dans la forêt, et le gravit rapidement. Bientôt il n’y eut plus autour d’elle que des arbres, des herbes, le silence de la nature. Elle marcha, elle courut longtemps, cherchant à lasser son infatigable colère, jusqu’au moment où elle s’abattit sur le sol comme sur une épaule, où prenant pour amie la terre sourde et profonde elle y cacha sa face douloureuse, y jeta la plainte qui résumait tous ses griefs, sa peine sans remède : « Je ne suis pas aimée ! »

IV

Elle se mit volontairement en retard pour le déjeuner, sachant que Michel détestait l’inexactitude. Il l’attendait, assis sous une tonnelle, devant l’hôtel, et ne lui fit aucun reproche, car il vit du premier regard qu’elle ne lui revenait pas apaisée. Son visage était calme, mais dans ses yeux, comme dans ceux des fauves en cage, brûlait une fureur durable, une indignation sans déclin opposée à l’offense inexpiable.

Les efforts que fit Michel pour engager une conversation quelconque furent vains. Par la brièveté de ses réponses, elle refusa toute réconciliation, même apparente :

— Vous avez fait une belle promenade ?

— Très belle !

— De quel côté ?

— Par là.

— Vous avez été loin ?

— Assez.

— Vous vous êtes assise ?

— Un peu.

Il s’énervait visiblement. Ses narines se gonflaient. Une veine à sa tempe bleuissait, devenait saillante. Elle connaissait bien ces signes de colère. Il murmura entre ses dents :

— Agréable caractère !

— Oui, dit-elle, provocante. Heureusement la vertu vous oblige à me supporter désormais.

Elle tremblait un peu en le bravant ainsi. Jamais il n’avait permis qu’elle prît envers lui ce ton acerbe et insultant. Il opposait à toutes ses révoltes une violence plus froide que la sienne, plus disciplinée, partant plus redoutable. À sa grande surprise il s’inclina et dit sans amertume :

— Vous êtes la plus forte !

Non point elle, mais ce Dieu qu’il aimait comme il ne l’avait jamais aimée. Car malgré qu’il craignît de la faire souffrir, il n’avait jamais su dompter pour l’épargner sa nature impérieuse. Elle sentait bien qu’aujourd’hui ce n’était pas à elle qu’il cédait.

Cette impression s’accentua durant les jours suivants. Habituellement, lorsqu’il n’avait pu la mater au cours d’une scène violente, Michel attendait dans un silence orgueilleux qu’elle vînt lui demander pardon. Les rôles cette fois furent intervertis. Tandis qu’elle demeurait hostile, morose, ancrée dans sa rancune, il multipliait les attentions, les prévenances, semblait tacitement reconnaître ses torts, lui donner raison contre lui. Adélaïde, interprétant avec lucidité cette attitude toute nouvelle n’y découvrit point une preuve de tendresse, mais d’obéissance aux lois de l’Église, aux conseils du père Athanase. D’ailleurs, pour que Michel se montrât si tolérant, il fallait que leur désaccord lui fût indifférent. Le voyant toujours d’humeur si égale, elle le croyait heureux et souffrait qu’il le fût en dehors d’elle. Aussi n’épargnait-elle rien pour détruire ce bonheur, étant d’ailleurs certaine de n’y point parvenir. Elle ne cherchait plus à ménager cet homme qu’elle aimait pourtant, lui refusait toute concession. Lorsqu’il insistait pour l’emmener à quelque office, elle répondait d’un ton coupant :

— Pourquoi vous accompagnerais-je ? Je ne vais pas avec vous chez vos malades. Vous êtes médecin et je ne le suis pas. Qu’irais-je faire à l’église ? Vous êtes chrétien et je ne le suis pas.

Elle avait pris l’abbaye en horreur, la détestait comme une rivale. Devinant sa jalousie, Michel se reprocha de l’avoir trop souvent abandonnée. À plusieurs reprises, il voulut la suivre dans ces longues promenades qu’elle semblait aimer, mais elle le renvoyait disant :

— Laissez-moi la nature, et gardez votre Dieu, je sais qu’il vous suffit.

Leurs rapports étaient maintenant constamment tendus et contraints. Ils n’avaient plus rien à se dire. Leurs lectures étaient différentes. Ils évitaient de parler du père Athanase, d’aucune question religieuse. Leur seul sujet de conversation leur venait des lettres qu’ils recevaient et gardaient l’habitude de se communiquer. Mais la réflexion la plus innocente faisait apparaître leur désaccord. Un jour, pendant le déjeuner, Adélaïde reçut une lettre de Maurice Verdon, son frère, qui passait ses vacances à Deauville en joyeuse compagnie :

— Pour toi, disait-il à sa sœur, je n’imagine pas ce que tu peux devenir dans ce pays perdu avec, pour seule distraction, une abbaye. Tu me parles de la beauté des offices. Quel intérêt ? C’est toujours des psaumes, du latin, accompagné de simagrées. De telles momeries à notre époque ne sont guère admissibles.

— Pas mystique pour deux sous, ce bon Maurice, déclara Michel en repliant la lettre.

Il n’avait mis dans cette remarque nulle malveillance. Mais Adélaïde s’en offensa et, bien qu’elle se sût fort différente de son frère, elle s’identifia brusquement à lui, feignit de se croire visée par la réflexion de son mari.

— Nous avons du moins, tous deux, à défaut de vos envolées, un solide bon sens, dit-elle sèchement.

Et sans réfléchir, dans le seul but de déplaire à Michel, elle ajouta :

— J’ai envie d’aller achever mes vacances à Deauville.

Il prit un air incertain et demanda :

— Est-il vrai que ces psaumes, ce latin, ces momeries, comme dit Maurice, vous ennuient ? Je conviens que l’atmosphère d’Évolayne est un peu sévère pour une femme…

— Surtout pour une poupée telle que moi, acheva-t-elle amèrement.

Sans paraître remarquer l’interruption, il continua :

— Et je trouve très naturel que vous ayez besoin d’une détente, de quelques distractions. Si vous le voulez nous pourrons en effet, dans quelque temps, rejoindre Maurice.

— Nous ? dit-elle, feignant une vive surprise. Vous m’accompagneriez ?

— Quelle question ! ma place est auprès de vous.

— Croyez-vous nécessaire de veiller sans cesse sur moi et Maurice n’est-il pas à vos yeux une sauvegarde suffisante ?

— Oh ! certainement, dit-il, déconcerté, si vous désirez partir seule…

— Ce sera pour vous un bonheur et une délivrance, acheva-t-elle avec un rire provocant.

Cette fois il perdit patience. Il n’était point un saint. Sous l’aiguillon de tant de paroles aigres et méchantes, il eut un sursaut de colère :

— En voilà assez, s’écria-t-il durement. Je ne puis maintenant vous dire un mot sans que vous en dénaturiez le sens. Je ne le supporterai pas plus longtemps.

— Vraiment, riposta-t-elle ironiquement, et que dois-je faire ?

— Vous taire, reprit-il avec une écrasante autorité.

Elle ne désarma pas.

— Il est regrettable, dit-elle, que dans le mariage, comme dans les ordres religieux, on ne fasse pas vœu de silence.

— Du moins le vœu d’obéissance existe, répondit-il sévèrement.

Mais son regard exprimait maintenant plus de douleur que d’irritation.

— Je n’aurais pas cru, Adélaïde, que vous puissiez détruire ainsi volontairement notre bonheur. Vous m’aurez fait cruellement souffrir.

Elle ne répondit pas et détourna la tête, afin qu’il ne vît pas, dans ses yeux, brusquement voilés, commencer sa défaite.

Sitôt le déjeuner fini, elle partit selon sa coutume en promenade. Mais elle n’alla pas loin. La chaleur était forte. Une bizarre langueur s’insinuait dans tout son être. Elle choisit pour s’y étendre un bois de sapin noir, tapissé d’aiguilles roses. Elle s’assoupit un moment et quand sa torpeur se dissipa ce fut en elle le réveil soudain de l’amour. Il y avait maintenant dix jours que durait sa brouille avec Michel, dix jours qu’ils n’avaient pas échangé une parole tendre, un baiser, dix jours qu’elle se rebellait contre lui, peut-être pour avoir plus de plaisir à lui céder. Soudain elle passa de l’orgueil à un état d’abaissement, de faiblesse extrême. Michel avait repris l’avantage dans leur dernière querelle. Sa plainte : « j’ai cruellement souffert par vous », en lui prouvant qu’elle pouvait encore blesser ce cœur qu’elle croyait insensible, la plongeait dans un abîme de remords. Elle examina sa conduite, la trouva odieuse et lâche. Qu’il eût manqué de confiance envers elle, rien n’était plus certain. Mais elle l’en avait méchamment puni, mettant à rude épreuve sa vertu nouvelle, abusant de l’obligation où il était de se montrer patient pour le tourmenter sans repos. Elle se jura d’être désormais meilleure. Dès ce soir, elle lui demanderait pardon. Elle réparerait ses torts.

Cela lui parut bien facile au premier abord. Sa colère apaisée elle se départait déjà de l’hostilité, plus voulue que réelle, qui l’avait, ces derniers temps, dressée contre le catholicisme. Elle prit la résolution de retourner à l’abbaye, d’y suivre les offices. Non seulement elle n’entraverait en rien les habitudes pieuses de son mari, mais elle y conformerait les siennes autant que possible, s’efforçant de comprendre ses sentiments. Il lui rendrait alors toute sa confiance. De nouveau ils seraient heureux l’un par l’autre, étant en plein accord.

Là elle se heurta à un nouvel obstacle, à la cause réelle du mal. L’intimité dont elle souhaitait si passionnément le retour ne pouvait renaître entre elle et son mari, qu’à la condition qu’ils s’entendissent sur la chose essentielle. Leurs cœurs ne se rapprocheraient pas, du moment qu’elle ne voyait qu’un mensonge dans ce qui était pour Michel la vérité suprême. Et voici que cette barrière entre eux cessa de lui paraître insurmontable. Était-elle vraiment une athée ? Non. Elle avait haï les principes étroits, les dévotions mesquines de sa belle-mère, mais la religion d’un Claudel lui inspirait une admiration profonde qui pouvait se changer en adhésion : Elle se rappela une phrase de La Messe là-bas :

De quoi est-ce que le catéchisme nous parle et de quoi sont faites nos prières ?

Un père de qui sont complètement ses fils, des enfants qui sont complètement à leur père.

Des frères sous le même toit ensemble, une mère admirable et charmante…

Elle souriait, séduite. Elle avait en ce moment un cœur d’enfant glacé par l’abandon et que la parole du poète réchauffait, lui proposant une famille, une mère admirable et charmante… Avec une extrême attention, elle se mit à repasser le Credo :

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre.

À ce premier article, elle n’opposa nulle dénégation. Elle avait toujours pensé qu’il existait un être infini, bienfaisant, ordonnateur des mondes.

Et en Jésus-Christ, son fils unique, Notre-Seigneur.

Elle l’aimait, ce Crucifié, plus que tous les justes persécutés, plus que tous les héros et les sages. Pour elle, comme pour ceux qui le reconnaissaient pour Dieu, il demeurait l’être par excellence adorable. Et, jadis, ayant lu le livre de Renan, elle avait trouvé qu’il déshonorait cette haute figure en la voulant purement humaine.

Je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église catholique…

Là, elle retomba dans l’indifférence. Le Saint-Esprit était une jolie colombe dont elle ne savait rien. L’Église, que personnifiait en ce moment pour elle le père Athanase, lui semblait indiscrète, et importune, cependant sa constitution, ses offices, ses rites ne manquaient pas de grandeur. Elle réserva ces deux articles et acheva :

La communion des saints, la résurrection de la chair.

À cela, elle adhéra pleinement, car ces paroles promettaient une réunion sans fin à ceux qui s’étaient aimés sur la terre. Et elle ne serait jamais séparée de Michel.

En somme, elle était à peu près chrétienne, excepté par sa répugnance à pratiquer une religion dont elle acceptait les dogmes essentiels. Mais cette répugnance pouvait tenir au manque d’habitude, à un certain respect humain, plutôt qu’à toute autre raison. S’il lui semblait suffisant d’adorer le Père en esprit et en vérité, elle convenait que cette adoration théorique restait sans force et sans chaleur. Si elle avait vécu au temps du Christ, elle se fût jetée à ses pieds pour lui demander une foi plus ardente. L’Église, par les sacrements, offrait à tous les fidèles accès auprès du Maître. Les doutes qui s’élevaient encore en elle pouvaient être vaincus par un seul acte d’humilité, de confiance. Elle se rendit compte qu’une conversion demandait une préparation, moins sommaire que celle qu’elle venait de faire si rapidement. Elle pensa qu’il serait bon de consulter son mari, le père Athanase, mais ses hésitations furent brèves, l’élan du cœur emporta tout. Un immense désir de réconciliation la possédait, car elle savait qu’elle ne serait vraiment en paix avec Michel que si elle lui revenait avec une âme nouvelle, entièrement soumise au Dieu qu’il servait.

Le soleil commençait à peine à décliner quand elle quitta les bois et monta, courant comme une biche, à l’abbaye. Les offices étaient finis, la nef déserte. Elle alla courageusement sonner à la porte de la sacristie, demanda un confesseur, sans désigner personne. Celui qui vint était un très vieux moine qui semblait assez borné. Il ne lui posa que de vagues questions sur les causes de son retour à Dieu. Elle avoua qu’elle désirait surtout suivre son mari en reprenant la pratique religieuse et que sa foi n’était pas encore bien vive.

— Le temps raffermira, dit-il. Vous avez senti que la vie et les plaisirs du monde ne pouvaient vous suffire. Vous allez comprendre les délices de la vie spirituelle. Celui qui n’aurait jamais vu que la lumière électrique la trouverait belle. Pourtant, mis en présence de la clarté du jour, il n’hésiterait pas à la déclarer incomparable et il s’étonnerait d’avoir pu se contenter de l’autre. Dieu, mon enfant, c’est le soleil. Vous sentirez demain dans la communion son évidence, sa chaleur, son action réconfortante et vous ne pourrez plus supporter la lumière des ampoules électriques et des bougies.

Il continua quelque temps sur ce thème. Son fade discours, glaçant le bel enthousiasme d’Adélaïde, lui donnait une sensation d’écœurement contre laquelle elle réagit en sortant du confessionnal.

— Un poète, songea-t-elle, peut mal parler de la poésie sans que, pour cela, elle cesse d’être grande. De même, un prêtre peut mal parler de Dieu sans qu’il soit moins adorable. La médiocrité règne partout en maîtresse. Il faut l’accepter dans la religion comme dans l’art et chercher seule sa route.

Au reste, elle ne serait seule qu’un moment. Bientôt elle aurait son mari pour soutien et pour guide spirituel. Cette pensée, d’un coup, lui enflamma le cœur où les prières se mirent à brûler comme une multitude de cierges. Elle perdit la notion du temps, s’ouvrit l’âme devant Dieu, s’étonna d’avoir pu vivre sans ce témoin. Il ne manquait à sa joie que de pouvoir la partager avec Michel. Mais elle avait décidé de ne point lui avouer ce soir sa conversion. Par malice, par tendresse, elle voulait prolonger leur apparent malentendu, afin qu’il souffrît encore, afin qu’il fût plus heureux. Comme elle craignait de se trahir, sitôt de retour à l’hôtel elle regagna sa chambre, s’y enferma, prétextant une migraine.

Sa vengeance fut parfaite autant que magnanime. Elle se cacha comme il s’était caché. Elle prit garde, le lendemain, de ne monter à l’abbaye que lorsqu’il fut parti. Elle se plaça dans la chapelle à quelques rangs derrière lui et ce fut seulement lorsqu’ils se relevèrent tous deux de la table de communion, où quelques personnes les séparaient qu’il la vit soudain près de lui, les mains jointes. Il la surprit comme elle l’avait surpris, dans le même acte solennel, pas mieux préparé qu’elle à cette découverte. Mais là où elle n’avait éprouvé que révolte, indignation, amertume, pénétré de bonheur, la remercia d’un regard rapide. Il avait encore l’hostie dans la bouche et, si forte que fût la commotion reçue, il parvint à se dominer. Les yeux baissés, il regagna son banc où elle le suivit et s’agenouilla près de lui. Ils s’abîmèrent dans la prière. Les sonnettes, tintant doucement d’un bout à l’autre de l’église, leur rappelaient seules le lieu où ils étaient. Michel, prenant la main d’Adélaïde l’appuya sur son visage, la recouvrit des siennes. Elle sentit qu’il pleurait. Alors, elle fut saisie d’une émotion si suave qu’elle la confondit avec la grâce. Cet amour infiniment pur, mais humain, qui la comblait d’une manière subite, admirable lui parut un signe manifeste de la présence divine. Elle s’émerveilla qu’un pauvre acte d’humilité lui fût ainsi payé par la plénitude de la foi, par de tels délices. Elle se sentait semblable aux saints, semblable aux anges, portée, roulée dans la paix comme dans une mer fraîche et forte. Mais sa reconnaissance allait surtout à l’homme qui lui avait montré sa voie. Elle le louait en louant Dieu. Puis, son action de grâces s’interrompit. Il lui semblait que les prières de Michel passaient en elle, suffisaient pour deux. Elle les ratifiait sans les connaître.

Ils sortirent de l’abbaye les derniers et s’arrêtèrent sur la place, là où, quinze jours auparavant, ils avaient échangé des propos si âpres. Le temps était gris et calme. Une pluie récente avait dégagé les plus secrets arômes. La feuille, l’herbe, la terre, les écorces embaumaient comme des fleurs. Ils se trouvaient en présence d’un monde nouveau pour eux, parfaitement ordonné, parfaitement expliqué, béni, divin. Leurs yeux errèrent sur les choses environnantes puis se cherchèrent. Adélaïde avait imaginé que leur réconciliation se ferait avec de grandes effusions. Mais voici qu’elle se tenait devant Michel, ne songeant point à l’embrasser, silencieuse, calme, la tête un peu levée vers lui, plus grand qu’elle. À travers les cils droits, touffus et sombres, le regard bleu, amorti, tombait sur elle avec des chatoiements de soleil sous les feuillages. Son âme s’offrait, fleur, à cette lumière, s’en laissait pénétrer, et, dans un recueillement ineffable, leurs pensées se mêlaient.

— Mon Dieu, balbutia-t-elle, d’où vient ?… Je ne vous ai jamais tant aimé…

— Moi aussi, murmura-t-il, je vous aime tellement mieux qu’autrefois ! Voyez-vous, aucune tendresse humaine ne peut avoir de réalité qu’en Dieu. Aujourd’hui j’ai compris le sens mystique du mariage, sa grandeur éternelle. Notre union était imparfaite. Il me semble que c’est aujourd’hui seulement, ce matin, que je vous ai épousée.

Elle respira largement dans l’épanouissement d’un bonheur désormais parfait. Elle éprouvait enfin pour la première fois ce sentiment de la durée qui, jusqu’alors, avait manqué à leur amour.

Appuyée au bras de son mari, elle descendit avec lui la route. Et chaque herbe, chaque détail du paysage lui rappelait le jour de sa colère.

— Me pardonnez-vous, Michel ? demanda-t-elle humblement. Je le mérite peu, ayant été si odieuse, si détestable.

— Tout est effacé. Vous venez de me donner une joie que je n’espérais plus. J’en suis encore tout étourdi. Oh ! chérie, comment cela s’est-il fait ?

Elle ne croyait plus que sa conversion se fût opérée la veille en quelques heures dans la forêt. Évoquant les émotions éprouvées, lors de son arrivée à Évolayne, elle leur prêtait un sens nouveau et, s’identifiant à Michel, pensait qu’ils avaient toujours été en plein accord.

— Moi aussi, j’ai eu mon chemin de Damas. J’ai été foudroyée en même temps que vous. Mais il y a chez la femme un grand instinct de résistance. Devant ce qu’elle désire elle prend peur et fuit. Elle résiste même à l’homme qu’elle aime et dont elle se sait aimée, comment céderait-elle à Dieu sans luttes ?

— Du moins, s’écria-t-il avec enjouement, vous ne pouvez plus me reprocher de vous avoir caché ma conversion. Car vous m’avez trompé volontairement sur votre état d’âme avec une malice infernale.

— C’est vrai, dit-elle en riant. J’ai pratiqué la vengeance et la loi du talion. Hier encore cela m’était permis. Maintenant me voilà obligée d’être une épouse modèle. Vous verrez comme je serai obligeante, aimable, douce, douce, suave…

— J’en accepte l’augure.

— Vous ne semblez pas convaincu.

— Non, je connais votre humeur changeante !

— La vôtre est bien devenue égale, constamment sereine. Et, à vrai dire, Michel, je n’aime guère votre patience, elle m’a excédée ces jours-ci. Je vous permets encore de vous mettre en colère et si vous voulez bien me le permettre aussi…

— Oh ! nullement, nullement ! Je veux une femme douce et suave. Vous m’avez rassasié d’amertume.

— Allons-nous vivre sous un ciel toujours sans nuages, dans la monotonie de la vertu parfaite et de la parfaite harmonie ? Il me semble que ce sera très ennuyeux.

— Vous avez des opinions subversives.

— Vous croyez ? alors je me tais.

Ces insignifiants propos leur semblaient ravissants. Leur bonheur se changeait en gaieté, non point exubérante, nerveuse, vite lassante comme toute gaieté profane, mais si profonde, si émue, que parfois, au milieu d’un éclat de rire, ils se regardaient, les larmes aux yeux.

V

Le même jour, après les vêpres, Michel annonça joyeusement au père Athanase la conversion d’Adélaïde. Le moine accueillit la nouvelle avec quelque surprise :

— Cela s’est fait bien vite, dit-il en hochant la tête. Lorsque je l’ai interrogée, rien ne faisait prévoir qu’elle pût redevenir chrétienne.

— Et pourtant elle l’était déjà, affirma vivement Michel. Mais sa réserve s’explique. Je ne vous aurais pas ouvert si aisément mon âme, si vous n’aviez été de tout temps mon ami. Elle ne vous connaissait pas. Touchée par la grâce en même temps que moi, elle prit peur, n’ayant personne pour l’éclairer et se débattit dans les ténèbres. Par mon manque de confiance envers elle, j’ai prolongé sa résistance.

— Quoi qu’il en soit, reprit le moine, elle a maintenant besoin des conseils d’un prêtre. Je suis à son entière disposition.

Michel n’osait espérer qu’Adélaïde, irritée par la première intervention du religieux, acceptât de se soumettre à sa direction. Contre toute attente, elle accueillit cependant sans répugnance la proposition qu’il lui transmit. Dans la joie de son retour à Dieu, elle reconnaissait l’injustice de ses griefs contre le moine, préférait se confier à lui plutôt qu’au prêtre simple et sans lumière qui l’avait confessée. Au cours de plusieurs entrevues, elle lui ouvrit son âme avec une sincérité parfaite.

Le père Athanase ne discerna guère dans sa conversion que des motifs humains. Mais il savait que Dieu n’emploie pas toujours pour toucher les cœurs des moyens surnaturels. La bonne foi d’Adélaïde était évidente. Elle désirait vraiment se laisser pénétrer par l’esprit du christianisme, agir et penser désormais en catholique.

Cela lui parut tout d’abord facile. Elle vivait selon les règles de la morale. Sa passion pour son mari était permise. Ses croyances nouvelles ne lui demandaient que de très légers sacrifices. Elle s’imposa le lever matinal pour la communion fréquente et reprit sans effort l’habitude de la prière. Elle se refusait encore à certaines pratiques.

— Le chapelet m’ennuie, avouait-elle. C’est toujours la même chose. Au bout de dix Ave, je m’embrouille…

Le père se montrait indulgent :

— Le chapelet a sa vertu, si monotone qu’il paraisse, mais peu importe, priez comme il vous plaira.

— Il est charmant, ce moine, disait-elle convaincue.

Et lui, à son tour, saluait en elle : « Une âme de bonne volonté. »

Leur entente dura peu. Le moine remarqua assez vite l’ignorance religieuse d’Adélaïde. Sa foi n’était encore qu’une simple adhésion du cœur, il exigea celle de l’esprit. Aussi quand il la recevait au parloir lui parlait-il en théologien plus qu’en apôtre, dans un langage plus abstrait qu’émouvant. Il s’appliquait à lui démontrer les grandes vérités qu’elle devait accepter désormais. Un matin où il l’entretenait de l’unité de l’Église qui, à ses yeux, prouvait mieux que tout autre argument l’excellence et la divinité de la doctrine catholique, elle objecta :

— Mon père, je veux bien croire à cette unité. Pourtant quelle différence entre la religion si large qui est la vôtre et celle de Michel et les enseignements que nous recevions au couvent. Là, on nous empoisonnait avec les superstitions d’un autre âge, telles que l’enfer, la damnation éternelle…

Le moine l’arrêta d’un geste, accompagné du regard direct qui la gênait toujours.

— Vous dites : superstitions d’un autre âge ?

— Évidemment, répondit-elle déconcertée.

La figure du religieux exprima une sévérité quelque peu narquoise.

— Vous vous figurez, sans doute, que l’Église a peu à peu évolué jusqu’à ne garder qu’un ciel complaisamment ouvert à tous et que, de l’enfer, il n’est plus question ?

— Je pense, reprit-elle, pleine de certitude, qu’on en parle encore afin d’effrayer les pauvres âmes pour qui l’amour ne serait pas un motif suffisant de bien agir. Mais je crois qu’aucun esprit sérieux, vraiment pitoyable, n’accepte aujourd’hui l’idée de la damnation. Qu’il y ait, au delà du monde, un châtiment pour les coupables et les criminels, cela semble nécessaire, mais comment admettre un châtiment éternel pour ceux qui péchèrent dans le temps.

— Vous admettez bien une récompense éternelle pour ceux qui pratiquent une vertu temporaire ?

— Cela n’est pas en effet absolument juste, constata-t-elle loyalement, mais l’équité de Dieu peut aboutir à un excès de miséricorde, non à un excès de sévérité. Mon père, vous n’allez pas me dire que vous croyez à l’enfer.

— Si fait, dit-il souriant de sa surprise, aussi fermement qu’à ma propre vie.

Elle s’enflamma aussitôt :

— Et vous restez en paix, s’écria-t-elle, sachant que tant de pauvres êtres : vos semblables, vos amis, vos parents peuvent tomber dans cette géhenne ? Vous imaginez un ciel fermé, implacable, où les élus ne seront pas troublés par l’affreux gémissement de l’abîme, par le supplice sans fin de leurs frères. Quel cœur avez-vous ? Quelle solidarité humaine ? Pour moi, je prendrai toujours le parti des maudits. Si je croyais à l’enfer, je voudrais me damner.

— Regrettable ! murmura le moine entre ses dents. Cependant vous devez y croire.

— Toute ma conscience proteste et je refuse.

— Très bien, en ce cas vous n’êtes pas chrétienne.

— Je le suis certainement plus que vous, riposta-t-elle, remettant délibérément à son rang d’homme, ce prêtre représentant de Dieu.

Le père Athanase, habitué à dominer des âmes souples, s’étonna d’une telle indépendance. Large et tolérant pour les petites choses, il devenait inflexible dès que le dogme de l’Église entrait en jeu. Tous deux s’affrontèrent, lui très calme, mais inébranlable, elle tout en feu :

— Ce que vous ne semblez pas comprendre, dit-il, la tenant sous son pénétrant regard, c’est que votre conversion comporte, si elle est sincère, des obligations impérieuses et, entre autres, une soumission absolue à l’autorité de l’Église, à la vérité révélée. Vous n’êtes pas libre d’accepter ceci, de rejeter cela au gré de vos inclinations ou de vos répugnances. Vous devez tout prendre ou tout rejeter en bloc. À vrai dire certains textes de l’Écriture peuvent être compris différemment, mais les paroles du Christ sur l’enfer sont nombreuses et formelles.

— Je n’y vois, moi, que des images…

— Vous voilà tombée dans l’interprétation personnelle et le protestantisme. L’Église s’est d’ailleurs prononcée en rangeant au nombre de ses dogmes l’enfer. Encore une fois, pour le catholique, nulle liberté ici n’est permise. Si vous ne croyez pas à l’enfer, vous devez vous en accuser en confession ; vous prenez place au rang des hérétiques et aucun prêtre ne vous accordera l’absolution.

— C’est bien, dit-elle en saluant le moine, je réfléchirai.

Elle n’était pas loin de le prendre pour un fou et chercha aussitôt son mari afin de lui faire partager son indignation.

— Mais il retarde de cinq cents ans, votre père Athanase, s’écria-t-elle. C’est l’homme le plus dur ou le plus borné qui soit au monde.

Elle exposa leur conflit, persuadé que Michel lui donnerait raison. Il l’écouta, sans manifester la moindre surprise et, quand elle rapporta les dernières paroles du moine, il approuva :

— Rien n’est plus évident. Nous devons accepter la doctrine tout entière ou la rejeter. L’acte de foi : « Je crois tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique, parce que c’est vous, mon Dieu, qui le lui avez révélé, » ne souffre aucune restriction.

Elle resta un instant muette de saisissement :

— Quoi, Michel, dit-elle enfin, vous que j’ai toujours entendu excuser tous les égarements, tous les crimes, vous si indulgent à la faiblesse humaine, vous dont le cœur est si plein de pitié, vous admettez un Créateur damnant ses créatures.

— Comprenez-moi, reprit-il. J’ai horreur de ce Dieu inique dont certaines âmes fanatiques se servent comme d’un épouvantail pour effrayer et opprimer les autres : Dieu de colère, Dieu inflexible dont elles déchaînent à tout propos les foudres, certaines d’être seules épargnées. Nous n’avons pas le droit de nous croire sans tache, ni de juger personne. Ceci dit, des fautes existent si énormes, si fabuleuses, que la pitié même requiert pour elles un châtiment terrible, Adé, je vous ai vue soulevée d’horreur contre la cruauté. Songez à ces tyrans, à ces rois, à ces potentats de la terre, dont la volupté la plus douce fut de répandre à flots le sang. Ils ont infligé d’affreux supplices. Ils riaient en voyant brûler, crucifier, écarteler leurs frères. Ils se penchaient, curieux et impassibles, sur des corps déchirés. Nul martyre ne leur semblait assez long. Ils refusaient de faire grâce. Méritaient-ils la miséricorde qu’ils n’ont pas pratiquée ?

Elle trouvait en effet ce crime de la cruauté presque irrémissible. Cependant un vers de Hugo lui vint aux lèvres :

Un monstre est un infirme et l’infirme a ses droits.

Michel approuva d’un signe de tête :

— Dieu tient compte de cette infirmité. Elle peut provenir d’un manque d’intelligence ou d’imagination, de l’enivrement du pouvoir : tout cela est compris, pesé par la divine justice. Mais puisque nous sommes dans Victor Hugo, ne dit-il pas quelque part que chaque pécheur se crée à lui-même son propre châtiment ?

Elle avait la mémoire fidèle. Elle trouva tout de suite le passage que cherchait Michel :

L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime :
C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombre et fou
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l’ombre au fond de la matière.

Elle commençait à comprendre. Toute vérité exprimée sous une belle forme poétique trouvait aisément le chemin de son cœur, obtenait d’elle une adhésion émue. Pourtant, en repassant le poème de la Bouche d’ombre qui, jusqu’alors, avait été pour elle et pour Michel le texte essentiel où s’alimentait leur pensée religieuse, elle y voyait les âmes souillées, longtemps prisonnières de leurs crimes s’en évader peu à peu, retrouver enfin la route de l’azur :

— Pour le poète, dit-elle, tout aboutit au pardon définitif, à l’universelle réconciliation :

Et Jésus se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : C’est donc toi !

Michel aimait ces vers et il ne put les condamner :

— Bélial qui pleure, répéta-t-il, insistant sur les derniers mots, n’est plus Bélial. Les larmes sont le signe du repentir. L’erreur qui se repent, le crime qui implore, déjà sont en marche vers la lumière. Adé, vous avez un cœur trop plein d’amour pour comprendre que certaines âmes sont dominées par la haine, la haine de Dieu, du bien, de tout ce qui est grand. Elles cherchent obstinément les ténèbres. Elles résistent à la grâce, ne réclament nul pardon. Dieu leur ouvrirait en vain son ciel. Elles refuseraient d’y entrer. Il n’a pas à intervenir. Elles fuient d’elles-mêmes jusqu’au fond des enfers son intolérable amour. Toute vertu allège l’âme, la fait monter. Toute faute est un poids qui la précipite dans l’abîme.

Adélaïde soupira :

— Ce monde est triste, dit-elle, que je croyais si beau.

Ce fut la première ombre sur les horizons de paix et de clarté que lui avait ouverts la religion. Le dogme de l’enfer lui suggéra d’autres doutes sur l’origine du mal et de la douleur. Elle interrogea le père Athanase. Sa réponse fut franche :

— N’espérez pas de moi, dit-il, une explication absolument satisfaisante. Tous les théologiens ont vainement sondé ce problème du mal et de la souffrance. Dans ce monde, créé par un Dieu parfait un désordre s’est introduit qui ne peut être son ouvrage, qui doit donc être celui de sa créature. Et ceci est lié à la question du libre arbitre.

— Ah ! s’écria-t-elle avec une nouvelle révolte. Dieu devait savoir que l’homme pécherait. Pourquoi lui laissa-t-il une liberté si dangereuse ? Que diriez-vous d’une mère qui permettrait à son enfant de jouer avec une torche de feu ?

— Elle agira imprudemment s’il est très jeune. Mais elle serait non moins coupable de lui interdire toute initiative, dès qu’il a acquis le discernement de toutes choses : voici le feu qui brûle et consume, mais qui éclaire et qui réchauffe ; voici l’eau qui donne aussi la mort, mais qui lave et désaltère. Voici une arme qui blesse et qui défend, voici le vin qui enivre mais fortifie, voici l’amour qui perd ou sauve, voici le mal que nul ne doit commettre. Elle l’a mis en garde contre tous les dangers. C’est à lui de prendre ses responsabilités. Dieu donna à l’homme une conscience et ses commandements pour guides. Mais il témoigna d’un grand respect pour sa créature en lui laissant la possibilité de choisir. S’il n’avait ouvert devant elle qu’une route, s’il n’avait pas permis qu’elle pût désobéir, il l’eût enchaînée. Il n’aurait eu en elle qu’une esclave, heureuse et pure peut-être, mais une esclave.

— Du moment qu’elle devait courir un tel risque : celui de la perdition éternelle, il eût mieux valu qu’elle fût esclave ou ne fût jamais née.

— Blasphème ! Ce péril où nous sommes, ce combat qu’il nous faut livrer pour l’éviter, c’est ce qui fait la grandeur de notre vie. Sans luttes, il n’y a pas de mérites. Sans libre arbitre et sans épreuve nous n’aurions pas plus de valeur morale qu’une pierre qui tombe, un insecte qui vole.

— Mon père, vous dites cela parce que vous vous croyez sauvé, mais les autres y pensez-vous ?

— Pardon, je ne suis nullement sûr de mon salut, car, prêtre, je porte une responsabilité bien lourde pour ma faiblesse. Et quant aux impies, aux coupables, je ne cesse jamais d’y penser, offrant ma vie pour eux et n’ayant d’autre but que de les éclairer, de les aider. À mon sens, ajouta-t-il doucement, c’est une meilleure charité que de vouloir se perdre avec eux.

Adélaïde demeurait inquiète et troublée :

— Oh ! Michel, disait-elle à son mari, si je me perdais, moi, si je me séparais de l’Église, refusant de croire à l’enfer, si vous aviez un jour la certitude que je suis damnée, pourriez-vous vous y résigner ?

Il la pressait contre lui :

— Une âme telle que la vôtre, non, je ne la croirai jamais perdue. L’amour, à défaut d’autres maîtres, vous conduirait vers la lumière, mais l’Église est un guide plus sûr. Il ne faut pas rejeter ses enseignements, car notre raison en constate souvent l’excellence, lors même que notre cœur s’insurge contre eux. On ne nie pas un fait parce qu’il nous attriste. Le dogme du péché originel n’est que l’affirmation d’un fait. L’Église nous apprend que toute la race subit l’hérédité du premier homme. La science confirme cet enseignement. Je constate chez mes malades que le syphilitique, l’alcoolique transmettent leurs tares physiologiques à leurs enfants. C’est une loi que nous ne pouvons nier. De même la créature déchue, devenue mortelle, transmit la mort à ses descendants. Mais Dieu qui est amour tira du mal notre plus grand bien. Il s’incarna. Et voici que la Croix nous rend un ciel plus beau que le Paradis perdu.

Cette fois encore, elle n’objecta rien. Alors qu’elle s’insurgeait contre les enseignements du père Athanase, elle recevait docilement ceux de Michel. Il employait pourtant les mêmes arguments que le moine, mais avec un accent tout différent, car les problèmes que son ami trouvait simples le troublaient encore profondément, bien qu’il acceptât la solution catholique. Il conservait devant le mystère du monde une attitude triste. Nouveau converti, il se souvenait d’avoir porté le poids de l’inquiétude et du doute. Il comprenait, malgré sa foi, l’erreur, il en avait pitié. Son anxiété s’accordait avec celle d’Adélaïde. Leurs promenades n’étaient plus que de longues méditations où Michel s’efforçait, en s’éclairant lui-même, d’éclairer sa compagne.

— Vous êtes pleine de doutes, Adé, disait-il, et vous accusez Dieu du mal, mais si vous rejetez Dieu, le mal devient aussitôt plus terrible encore, et plus inexplicable. Comme vous, je suis tenté souvent de me révolter devant la souffrance, mais je me réfugie dans l’Église qui, seule, donne un sens à ce monde et nous permet de l’accepter.

— Il faut admettre, ajoutait-il, que nous avons tous deux une pente à remonter, une purification immense à subir pour retrouver dans son intégrité la mentalité chrétienne. Nous ne sommes peut-être pas de grands coupables, mais l’esprit du monde est en nous qui corrompt nos jugements. Nos opinions sur les sujets les plus graves demeurent superficielles. Nous accordons trop d’importance à la douleur, pas assez au péché. À force de ne côtoyer que des êtres pour qui Dieu n’existe pas, dont l’âme est comme frappée de paralysie et qui n’agissent que sous l’impulsion de leurs passions ou de leurs appétits, nous avons appris à considérer les plus grandes fautes avec une complaisance abjecte. Qu’est-ce que l’adultère pour nous, qu’est-ce que la sensualité, le mensonge, la fraude, la folie du luxe et du plaisir ? rien moins que rien. Dieu nous garde de devenir jamais dur pour le pécheur, mais le péché est une chose tout à fait tragique dont il nous faudrait acquérir l’horreur. Il devrait nous blesser comme la laideur, nous empêcher de respirer comme une atmosphère nauséabonde. Le mal existe, d’où découle toute la douleur du monde. Il nous faut prendre parti contre lui. Les moines, les prêtres, les religieuses ont bien compris cela. Eux seuls possèdent le sens de la vraie charité. Athlètes et guerriers du Christ, ils sont l’armée peu nombreuse, mais héroïque qui pied à pied défend contre les puissances ténébreuses la foule innombrable des faibles, des méchants, des indifférents.

Un matin, à l’heure de midi, comme ils passaient tous deux auprès d’un champ où des frères convers, occupés à faner, s’interrompaient au son de l’angélus et, les mains jointes, le visage brusquement éclairé, quittaient sans effort le monde de l’action pour entrer dans celui de la contemplation, Michel devant ces statues grossières où rayonnait l’âme, s’arrêta bouleversé :

— Il y a une chose dont je suis sûr, murmura-t-il, absolument sûr, c’est que ces hommes sont dans la vérité ; oui, ces humbles chargés de rudes travaux et qui n’ont d’autre repos que la prière sont plus grands que les savants et les sages. Je voudrais parfois me mettre à genoux devant eux.

Sa voix exprimait une telle ferveur qu’Adélaïde en éprouva un subit effroi.

— Faut-il tant les admirer, dit-elle avec froideur. Ils ont déjà reçu leur récompense, puisqu’ils sont, le père Athanase l’affirme, si parfaitement heureux.

— Bonheur qui repose sur l’abnégation et le renoncement, le seul qui soit parfait, tout autre bonheur est moins beau.

Elle reçut en plein cœur la parole cruelle, par laquelle il semblait condamner leur vie et leur amour. Elle avait l’impression que son mari lui échappait. Elle devinait en lui des aspirations mystérieuses, un désir dont elle n’était pas l’objet. La menace qui pesait sur sa destinée grandissait et elle ne savait comment se défendre. La pensée lui vint que le père Athanase pourrait peut-être l’éclairer sur ce point. Or, le lendemain, Michel étant parti à Dinant, elle rencontra le moine dans les bois qui avoisinaient l’abbaye. Libre, il lui accorda tout de suite l’entretien qu’elle sollicitait. À cent mètres de la clôture il y avait, sous un grand chêne, un banc où les religieux venaient parfois lire ou méditer. Ils s’y assirent tous deux. Ils dominaient la vallée, visible à travers un léger rideau d’arbres. C’était une heure éblouissante où deux couleurs seulement s’opposaient l’une à l’autre avec un éclat dur, presque aveuglant : le vert de l’herbe et des feuilles, le bleu du ciel. Mais Adélaïde n’accordait nulle attention au paysage :

— Mon père, dit-elle, je voudrais vous parler aujourd’hui, non de moi, mais de Michel.

Elle ajouta avec quelque amertume :

— Car vous le connaissez à présent mieux que moi.

Il inclina la tête sans répondre, ayant horreur des paroles oiseuses. Elle reprit, voyant qu’il ne l’aidait pas :

— Je constate depuis quelque temps que mon mari n’est plus le même. Je ne le comprends pas bien Hier il m’a beaucoup affligée…

Elle s’embarrassa. Ses yeux étaient pleins de larmes. Le moine se taisait toujours. Il n’attachait nulle importance aux vagues anxiétés du cœur, aux conflits sentimentaux dont s’inquiètent les femmes. Elle sentit qu’elle devait, pour l’intéresser, s’exprimer d’une façon plus précise.

— Puisque vous dirigez Michel, dit-elle, ne trouvez-vous pas que son exaltation dépasse la mesure ?

Le père Athanase la savait prompte aux revirements. Il crut que sa piété se lassait déjà au contact d’une ferveur plus égale et plus ardente : — Je ne vois pas trace d’exaltation chez Michel, dit-il fermement. Tout être vraiment généreux — il est de ce nombre, — lorsqu’il se donne, se donne sans réserve. Dieu ne demande pas, comme un mendiant, une parcelle de l’âme, la plus petite, la plus médiocre, mais l’âme tout entière.

— Pardon, reprit-elle avec une angoisse croissante, les voies ne sont pas les mêmes pour tous. Que Dieu vous ait tout demandé à vous, qu’il avait choisi pour être son prêtre, rien de plus normal, mais ceux qui ne sont pas appelés au sacerdoce ont des devoirs humains, des affections naturelles dont Dieu ne peut leur réclamer le sacrifice.

Cette fois, le moine l’approuva d’un signe. Elle poursuivit, encouragée :

— Alors que signifie l’attitude de mon mari ? Pourquoi cette indifférence totale à tout ce qui était sa vie ? Pourquoi se soucie-t-il si peu de sa carrière, de moi ? Pourquoi va-t-il si haut, si loin ? Je ne puis le suivre. On dirait que notre bonheur lui semble impie. On dirait qu’en dehors de la religion, des choses éternelles, rien n’a plus pour lui de valeur ici-bas.

Dom Athanase réfléchissait :

— Michel est un homme simple, dit-il lentement, un homme tout d’une pièce, un homme de foi, qui a toujours eu besoin de s’absorber dans une grande tâche, de se dévouer à une grande idée. Il a servi longtemps la science avec le zèle d’un apôtre et la science l’a trompé. Il a vu qu’elle était impuissante à pacifier la terre. La guerre a fauché, détruit, tout ce en quoi il avait cru. Il est resté sans espérance, vraiment pauvre, vraiment démuni, seul…

— Seul ! songeait Adélaïde. J’existe pourtant, moi qu’il prétend aimer.

— C’est à ce moment, poursuivit le moine, que Dieu, par un prodige de son infinie miséricorde, s’est révélé à cette âme déserte. Presque sans transition, Michel passe du vide à la plénitude, de l’ignorance à la certitude. Il trouve enfin ce qu’il a toujours cherché : la vérité absolue la beauté parfaite, l’être qui ne peut décevoir. Le voilà ébloui par la lumière au point de ne plus voir qu’elle et non les objets qu’elle frappe. En même temps il est accablé par le sentiment de la munificence de Dieu. Ayant reçu, sans avoir rien fait pour cela, la plus grande des grâces, il voudrait y répondre pleinement. De là vient en lui ce dédain du bonheur, ce désir d’immolation, ces aspirations mal définies. Si sa conversion s’était produite dix ans plus tôt, il serait sans doute entré au cloître.

Pas un instant le moine ne devina la jalousie d’Adélaïde. Elle avait posé une question à laquelle il répondait en toute franchise, expliquant la mentalité de son ami telle qu’il la connaissait. Détaché des créatures, il ne pouvait imaginer ce qu’est l’exigence folle de la passion, ni voir en cette femme qui l’écoutait la rivale ombrageuse de Dieu. Mais elle, qui attendait de lui une consolation et que ses paroles déchiraient, lui prêta soudain un plan atroce : il travaillait à la séparer de Michel, à détruire leur amour. Voilà pourquoi il attirait son ami sans cesse à l’abbaye. Il lui représentait la vie des religieux comme le seul idéal qui pût séduire une âme grande. Elle crut comprendre enfin le danger qui la menaçait et bravant le moine, les yeux en flamme, cria :

— Vous n’allez pas me le prendre !

Le père Athanase ne put exprimer que par un regard son immense surprise. Elle ne lui permit pas de parler et reprit avec une violence farouche :

— Je ne vous laisserai pas faire. Quelle que soit l’œuvre que vous avez entreprise et vos vues sur Michel, arrêtez. Vous n’irez pas plus loin. Il est à moi. Il m’a épousée, moi, et non l’Église. Sur cette terre et pour l’éternité je borne son univers. Il m’a épousée devant les hommes et devant Dieu. J’ai droit sur lui. Quoi que vous fassiez, tout est pour moi : la loi, les sacrements, la société, le pape. Non, vous ne me le prendrez pas.

Sa voix tout d’abord haute, un peu stridente fléchit sur les derniers mots, sombra en des notes tremblantes. Le moine la laissa pleurer durant quelques instants, afin que sa colère sans raison s’épuisât d’elle-même. Son égarement lui inspirait une pitié profonde. Il aimait la joie, il la voyait partout répandue dans l’univers, accessible à tous et s’étonnait que tant d’êtres, volontairement, la refusassent alors qu’elle leur était offerte. Quand Adélaïde parut plus calme, il lui désigna d’un geste large les arbres, le ciel, les prairies, toutes les choses riantes qui les environnaient :

— Regardez, dit-il avec un enjouement mêlé de compassion, regardez autour de vous : voilà l’image de votre vie : ce bois tranquille abrité de la chaleur, avec une belle vue lumineuse. Vous n’avez qu’à remercier Dieu et à savourer ses bienfaits. Pourquoi vous tourmenter ainsi, inventant des périls imaginaires ? Pourquoi surtout vous défendre si âprement quand nul ne vous menace ? Vous dénaturez le sens de mes paroles. J’ai dit que Michel, libre, serait sans doute entré au cloître, c’est une simple supposition sans importance qui ne signifie pas que je veuille l’y jeter, bien au contraire. Sa place est dans le monde, il y a des devoirs qu’il saura remplir, quand il aura compris, ainsi que vous, comment l’amour humain s’accorde avec l’amour divin. Je vous y aiderai tous deux. Vous vous méprenez si vous croyez avoir à craindre quelque chose de moi. Le lien conjugal à mes yeux, comme aux yeux de tous les prêtres, est un lien sacré. Il ne saurait être rompu que dans un seul cas.

— Lequel ? interrogea-t-elle, un peu honteuse de son emportement, mais toujours inquiète.

Le moine l’apaisa d’un geste.

— Ce cas ne se présentera pas pour vous, soyez tranquille, dit-il gaiement. Il faudrait que vous eussiez, ainsi que Michel, la vocation religieuse, alors un consentement mutuel pourrait vous rendre libres tous deux. J’ai vu récemment des époux, un couple admirable, renoncer l’un à l’autre pour suivre des voies plus hautes que celle du mariage. Ils se sont séparés avec la permission du Saint Père et sont entrés au cloître. Je ne vous crois pas tentée de suivre un pareil exemple.

Elle respira. L’air lui parut soudain divinement pur.

— Non, en effet, dit-elle. Mon bonheur, je l’ai placé dans un seul être. Mon ambition ni mon désir n’iront jamais plus loin que lui. Il me suffit et pour toujours.

— Gardez-le donc, madame, conclut le père, et rendez-le heureux autant que vous le pourrez, l’aimant en Dieu comme il vous aime. Allons, n’ayez plus peur de moi. Je ne suis pas votre ennemi.

Il lui tendit la main avec un bon sourire et s’éloigna, jugeant l’entretien terminé. Seule, Adélaïde se calma tout à fait. Autour d’elle le vent, écartant par moments les branches, creusait dans les bois des trouées de lumière. Herbes et feuilles scintillaient au soleil, puis rentraient dans une ombre dorée. L’heure pesante de midi lui dispensait une sorte de torpeur douce. Elle se sentait délicieusement rassurée et croyait avoir reconquis un grand trésor qu’elle ne laisserait plus échapper.

VI

À la réflexion les paroles du père Athanase : « Gardez-le donc, madame, et rendez-le heureux autant que vous le pourrez, » prirent pour Adélaïde un sens ironique. Ces quelques mots soulignaient les limites, chaque jour plus restreintes, de son influence conjugale. Michel ne cherchait plus sa joie en elle et elle ne pouvait rien lui donner dont il eût vraiment soif. Jamais il ne lui avait témoigné tendresse plus égale, plus sereine, ni plus fade. Il la chérissait en Dieu, c’est-à-dire comme une sœur, pas plus que son prochain, pas plus que le premier venu. Mais elle qui aimait son mari de toute sa chair comme de toute son âme, désirait être aimée de même. Or, dès les premiers temps de leur séjour à Évolayne, il n’était venu que bien rarement frapper le soir à la porte de sa chambre. Depuis qu’elle s’était convertie, il se bornait à l’embrasser chaque matin, chaque soir avec une affection calme qui la désespérait. Elle tenta vainement de ranimer en lui l’attrait de sa beauté. Jamais il ne ratifiait par une parole flatteuse ce que lui disait son miroir. Jamais plus, il ne se troublait devant la splendeur de son visage comme au premier soir de leur arrivée, lorsqu’il avait dit : « Ne soyez plus si belle ». Il critiquait souvent ses toilettes, les trouvait indécentes. Il se disait incommodé par la violence de ses parfums. Elle ne comprenait rien à son attitude.

— Croirait-il pécher en m’aimant ? songeait-elle. Pourtant, je suis sa femme. La religion permet l’amour conjugal.

Elle fût morte plutôt que d’avouer sa secrète et honteuse souffrance. Cependant quelqu’un l’avait devinée. Deux jours après son entretien avec le père Athanase, Michel passa la nuit près d’elle. Nuit amère où, longtemps après qu’il se fut endormi, elle veilla et pleura dans les ténèbres. Jamais peut-être plus qu’en ses bras elle ne s’était sentie seule. Elle eut l’impression qu’il ne lui revenait que par devoir et probablement sur l’ordre absolu de son directeur. Elle ne se trompait pas. À travers ses divagations, ses emportements, le moine avait discerné la réclamation de l’amoureuse abandonnée. L’expérience acquise en confession le rendait attentif à de telles plaintes. À ses yeux comme aux yeux de l’Église, Michel encourait de graves responsabilités en délaissant une femme jeune, éprise, ardente que son indifférence risquait de précipiter tôt ou tard dans le désordre. Le religieux ayant interrogé son ami, lui rappela que l’homme marié n’était point tenu de vivre dans la chasteté, mais devait au contraire remplir ses obligations conjugales et garder l’espoir d’une postérité. Cette intervention parut odieuse à Adélaïde. Elle voulait être aimée librement, non par obéissance aux lois du mariage. Désormais ce fut elle qui écarta Michel. Chaque soir, en le quittant, elle se plaignait d’être fatiguée, fermait ostensiblement derrière lui sa porte à clef. Elle le chérissait assez noblement pour servir d’elle-même ses désirs d’ascétisme. Peu à peu la privation qu’elle acceptait devint pour elle une douceur. Son amour qui ne se réalisait plus s’exaltait, tirait de rien sa joie. Michel redevint pour elle un étranger. Elle goûta de nouveau près de lui des émotions oubliées qu’avait affaiblies l’habitude. Elle éprouvait maintenant au seul contact de sa main une joie presque aussi vive qu’autrefois sous son plus brûlant baiser. Sa présence, son regard, son sourire la rassasiaient parce qu’elle mourait de faim. Elle fût parvenue à être heureuse en renonçant à toute possession chamelle si, du moins, leur intimité spirituelle avait été complète. Elle tenta de la rendre chaque jour plus parfaite. Elle suivait docilement Michel à tous les offices, communiait avec lui, s’efforçait de l’atteindre en Dieu. Mais son âme lui échappait, même dans la prière commune, où elle ne songeait qu’à lui alors qu’il l’oubliait. Il ne lisait plus que des livres de théologie qu’elle ne comprenait pas. Jadis, quand il était las des dures réalités de la science, il demandait à l’art, à la beauté, à la poésie, à l’amour cette exaltation qui jette l’âme sur les cimes des rêves héroïques, des désirs infinis. Maintenant un livre, une femme étaient pour lui un monde borné. L’univers sans limites et sans ombres de Dieu s’ouvrait devant cet esprit impatient. Occupé à poursuivre une éternelle découverte, il ne se sentait vivre qu’à l’abbaye.

Par condescendance, il accompagnait cependant parfois Adélaïde dans ses promenades. Elle le sentait distrait, lointain, absorbé dans ses méditations religieuses. Une période d’écrasante chaleur les obligea à s’abstenir durant quelques jours de la marche. Puis un orage éclata. Ils sortirent peu après par un temps couvert, tiède, odorant. Ils prirent un sentier étroit qui serpentait dans les bois entre des buissons rapprochés. Adélaïde, se jetant dans les taillis, écartait pour passer les branches lourdes de pluie. Elle riait, les cheveux parsemés de gouttelettes, le cou luisant, et sa robe trempée collait à sa chair. Tout être eût éprouvé du plaisir à la voir s’ébattre ainsi, tant sa grâce était grande et justes les mouvements de son jeune corps qui se détendait, bondissait avec une souplesse animale. Michel cependant semblait blâmer l’ivresse dionysiaque qu’elle éprouvait dans la forêt reverdissante. Un moment, il la perdit de vue et s’assit, pour l’attendre. Elle revint bientôt vers lui, enroulée dans une liane immense de chèvrefeuille. De l’épaule à la ceinture elle était couverte de verdure et de fleurs et elle tendait vers lui ses bras nus, ruisselants.

— Quel âge avez-vous donc Adé ? demanda-t-il, morose.

Elle s’immobilisa, lui posa la main sur la poitrine, avec une expression de curiosité triste.

— Et vous, quel âge ? Combien de siècles ? Est-ce que votre cœur bat encore, rien ne peut-il plus le charmer ?

Il se leva en haussant les épaules.

— Vais-je perdre la tête parce qu’un orage a rendu la forêt plus belle qu’à l’ordinaire ? Vais-je imiter votre folie, participer à ce culte barbare, païen, voluptueux que vous rendez à la nature ?

— Quel mal y a-t-il à cela ? dit-elle doucement. Oh ! Michel vous avez perdu le sens de l’innocence. Ces bois sont innocents, mes jeux aussi. Mais pour vous maintenant tout est impur, tout est souillé ; la nature, la poésie, le parfum de la fleur, la femme. Oh ! suis-je vraiment pour vous un piège et une entrave ?

Elle déroula la liane de chèvrefeuille dont elle s’était parée et la lui offrit avec un sourire timide. Il la prit et la laissa tomber.

— Rentrez, ordonna-t-elle d’une voix brève et basse.

— Pourquoi, dit-il, ennuyé mais patient. Continuons notre promenade.

— Rentrez, cria-t-elle hors d’elle-même, laissez-moi seule. J’étouffe auprès de vous. Je ne suis pas une nonne, mais une femme vivante : l’amie des feuilles, l’amie des arbres, l’amie des eaux. Rien ne m’est interdit dans cette forêt, il n’y a pas d’arbre du bien et du mal. Je puis cueillir toutes les fleurs, je veux…

Elle n’acheva pas et s’enfuit en courant, si rapide qu’il n’essaya pas de la poursuivre.

Elle étouffait vraiment. Alors que Michel en se convertissant s’était détaché de tout, elle restait fidèle à ce qu’elle avait aimé. La religion telle que son mari la comprenait opprimait son âme faite pour éprouver les passions humaines. Par un revirement subit, l’abbaye, la prière la lassèrent jusqu’à l’écœurement. Elle eut soif des plaisirs les plus factices. Les cafés de Paris, les théâtres, les dancings, les magasins lui apparurent comme des lieux de délices. Elle se méprisa de désirer si fort les retrouver.

— Nous avons perdu la raison, se disait-elle pour s’excuser, en passant trop brusquement de la vie du monde à celle du cloître. Peu à peu tout s’équilibrera lorsque nous serons loin d’ici. Nous resterons des chrétiens, mais tout de même, nous vivrons…

Elle souhaitait follement partir. Ils étaient depuis trois mois à Évolayne. Septembre allait finir. Michel, reposé par ces longues vacances, pouvait reprendre ses occupations ordinaires. Elle osa lui parler du retour. Il se troubla plus encore qu’elle ne l’avait prévu.

— Je pensais, balbutia-t-il, que nous pourrions prolonger notre séjour jusqu’à la fin d’octobre. Le père Athanase dit que l’automne est admirable ici et vous aimez tant cette saison.

Elle ne fut pas dupe de cette ruse par laquelle il essayait de la séduire. Et lorsqu’il ajouta presque timidement :

— En somme, rien ne nous oblige à rentrer.

Elle objecta d’un ton ferme :

— Vos malades !

Il avoua avec une gêne croissante :

— J’ai écrit à mon remplaçant. Il consent à me suppléer aussi longtemps que je le voudrai. J’ai toute confiance en lui.

— Prenez garde qu’il n’attire définitivement à lui votre clientèle.

Il ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre sa pensée et, la regardant avec ironie :

— Avez-vous donc un tel besoin d’argent pour que la perte de quelques clients vous apparaisse comme un désastre irrémédiable ?

— Il ne s’agit pas d’argent, riposta-t-elle, blessée qu’il lui prêtât des préoccupations si misérables. Je songe à vous simplement. Je désire que votre carrière soit belle et intéressante. Vous la compromettez par une trop longue absence. À Paris on est vite oublié. Si vos malades prennent l’habitude de s’adresser à d’autres chirurgiens, ce sera pour vous l’oisiveté, l’ennui.

Si justes que fussent ses arguments, il ne parut pas ébranlé.

— Bah ! soupira-t-il, de toutes façons….

— Michel, dit-elle tristement, vous avez pris votre profession en horreur, avouez-le.

— Elle me semble moins noble, moins nécessaire qu’autrefois. Tout homme, pour peu qu’il ait fait des études sérieuses, peut guérir ou soulager la chair souffrante, mais pour la mission essentielle qui consiste à sauver les âmes, il y a peu d’ouvriers.

Elle se rappela les paroles du père Athanase et interrogea, tremblante :

— Croyez-vous donc vous être trompé sur votre vocation ?

— Le sais-je ? dit-il en réfléchissant. J’aurais mieux fait sans doute de me diriger autrefois vers le professorat. Là on peut agir sur la jeunesse, former des chrétiens.

Rassurée par son incertitude, elle se fit enveloppante, persuasive :

— Vous avez, constata-t-elle, un grand besoin d’apostolat. Mais je pense qu’un immense champ d’action s’offre à vous dans la voie même que vous avez choisie et que vous dédaignez. Qu’y a-t-il de plus désarmé qu’un malade, de plus livré à celui qui le soigne ? Le médecin, pour peu qu’il le veuille, devient vite l’ami, le confident. Sa bonté ne rencontre qu’effusion et reconnaissance, ses conseils sont écoutés avec déférence. Par la chair il a tout pouvoir sur l’âme qu’il peut consoler, éclairer. Son rôle s’apparente étroitement à celui du prêtre.

— C’est ce que le père me disait en effet, approuva Michel à demi convaincu et vous êtes une charmante prêcheuse, Adé. J’essayerai de remplir dignement ma tâche de médecin chrétien.

Cependant les événements servirent son désir secret. Il apprit le lendemain qu’une grande cérémonie se préparait à Évolayne où quatre jeunes moines devaient, au début d’octobre, recevoir la prêtrise. Adélaïde consentit volontiers à ajourner son départ, car elle souhaitait, une fois dans sa vie, voir une ordination.

Dans les églises cathédrales des grandes villes, la foule immense qu’attire toujours une telle cérémonie nuit à sa majesté. À Évolayne, elle revêtit un caractère exceptionnel de pompe et de recueillement, car si les moines, au nombre de soixante-dix, constituaient un clergé imposant, l’assistance profane était peu nombreuse. À l’approche de la mauvaise saison, les pèlerins qui affluent tout l’été au sanctuaire de saint Benoît se faisaient rares ; les habitants des villages, quoique pieux, s’intéressaient peu aux rites sévères du sacerdoce. Seules, les familles qui donnaient ce jour-là leurs enfants au Seigneur étaient venues de loin pour participer à leur sacrifice.

L’évêque de Namur officiait. Un peu avant l’Évangile, il interrompit la messe. Les ordinands, portant sur le bras gauche la chasuble repliée, s’agenouillèrent autour de lui. Adélaïde suivit sur son livre le court dialogue qui s’engagea entre l’archidiacre et le pontife :

— Révérendissime Père, notre mère la Sainte Église catholique vous demande de conférer à ces diacres la charge du sacerdoce.

— Savez-vous s’ils en sont dignes ?

— Autant que la faiblesse humaine permet de le connaître, je sais et je certifie qu’ils en sont dignes.

L’évêque rendit grâce à Dieu. À voix haute, il adjura le clergé et le peuple de l’éclairer pour qu’il ne confiât pas à des âmes débiles une mission divine, puis, s’adressant aux futurs prêtres, il leur rappela les obligations inhérentes à leur ministère et la responsabilité qu’ils allaient assumer pour toujours. Sur le point de leur conférer une dignité redoutable, il les mettait en garde contre toutes les défaillances de la chair et du cœur. Cet instant leur restait pour délibérer en eux-mêmes avant de monter à l’autel et d’y renouveler le mystère de la mort du Christ. La célébration de ce sacrement exigeait le sacrifice de toutes les concupiscences, de tous les attachements terrestres et le pontife, paternel et sévère, arrêtait ses enfants au bord de l’immolation, les avertissait une dernière fois.

Prenez bien conscience de la démarche que vous faites afin que jamais Dieu n’ait à se venger ni de nous pour vous avoir élevés si haut, ni de vous pour n’avoir pas su vous maintenir sur ces cimes.

Minute solennelle où les jeunes diacres se tenaient, libres encore, en face d’un destin sublime et sévère. Et le plus ferme d’entre eux devait trembler jusqu’aux entrailles, mais fortifiés par l’humilité, ils restaient en paix, tout en sondant leur immense faiblesse. Ce qu’on exigeait d’eux dépassait les possibilités humaines. La grâce seule qu’ils recevraient avec l’ordination, leur conférerait la sainteté nécessaire, il leur suffisait de s’offrir avec ferveur et foi, de répondre à l’appel du Maître par un consentement plein d’amour. Sans hésitation, sans crainte, dans un même mouvement, ils se couchèrent, victimes volontaires, au pied de l’autel afin de mourir au monde. Et tandis qu’ils gisaient, formes inertes, travaillées par l’action divine, le chœur entonna les litanies des saints auxquelles l’évêque ajouta les trois invocations prescrites :

Pour que ces choisis soient bénis,
Pour que ces choisis soient bénis et sanctifiés,
Pour que ces choisis soient bénis et sanctifiés et consacrés,
Nous vous en supplions, écoutez-nous !

Alors les chants cessèrent et il se fit un grand silence. Les quatre hommes étendus s’étaient relevés et l’évêque, mitre en tête, leur imposa les mains. Puis, tous les moines, quittant leurs stades, vinrent un à un, revêtus de l’étole, accomplir le même rite. Le défilé fini, ils se groupèrent autour des jeunes diacres et, le bras étendu dans un geste auguste, ils les couvrirent de leurs mains consacrées. Ils demeurèrent ainsi très longtemps, immobiles. Nul ne voyait plus, cachés par leur foule sombre, les ordinands agenouillés. L’église vivante se fermait sur ces captifs. Ce cercle de moines autour d’eux, cette couronne de mains sur leurs têtes représentaient la clôture spirituelle qui, mieux que les murs et les grilles du monastère, les séparait déjà du monde, et le poids formidable du sacerdoce, sa sagesse, son ombre, sa vieillesse prématurée pesaient sur ces jeunes élus dont l’évêque allait faire des prêtres pour l’éternité.

Ce fut à ce moment qu’Adélaïde, bouleversée par la majesté du spectacle, chercha son mari parmi les assistants, pour lui communiquer d’un regard ses impressions. Dans les cérémonies solennelles, les hommes, séparés des femmes, occupaient le côté droit de la nef. Michel se tenait un peu derrière elle, debout à l’entrée d’un rang. En se retournant, elle le vit presque de face, en pleine lumière. Lui ne la cherchait pas, il ne pensait pas à elle. Il contemplait au loin le chœur, la foule des moines figée dans une attitude hiératique. Un pli profond crispait sa narine et sa bouche qui tremblait légèrement. Le regard fixe, d’une extraordinaire intensité, avait l’éloquence d’un cri. L’âme prisonnière jetait à travers ce regard vers l’interdit et vers l’inaccessible une réclamation désespérée. Et ce visage surpris en pleine émotion exprimait un tel regret, un tel désir qu’Adélaïde mesura soudain le désastre total de leurs deux vies. Le bonheur de Michel était à l’autel, il le savait, et il savait aussi que son rêve resterait stérile. Il enviait amèrement ses frères privilégiés qu’accueillait aujourd’hui l’Église, il souffrait de ne pouvoir les suivre. Devant sa douleur évidente Adélaïde oublia la sienne. Elle était tombée à genoux et elle priait en sanglotant :

— Seigneur, disait-elle, si lorsque j’appartenais encore à un monde sans lois, je l’avais vu lui, mon mari, s’éprendre d’une autre femme, je l’aurais laissé libre. Mais puisque c’est vers vous seul aujourd’hui qu’il soupire, faudra-t-il que je sois la chaîne qui à jamais le retient loin de vous ? Parce qu’il m’a aimée d’un bref et fugitif amour, ne sachant pas que son cœur ne serait comblé que par vous, faudra-t-il qu’il ne puisse se donner comme il le désire, en épousant votre Église ? Ah ! puisque vous-même ne lui permettez pas de m’abandonner, du moins délivrez-le de moi, accordez-moi la mort… ou bien…

Une pensée soudaine venait de l’éblouir. Elle se rappela l’exemple de ces deux époux dont le père Athanase lui avait parlé et qui s’étaient séparés pour entrer au cloître.

— Pourquoi, songeait-elle, ne recevrions-nous pas aussi la même grâce ? Seigneur ne pourriez-vous m’appeler à présent ? Choisissez-moi pour que Michel ait le droit de vous choisir. Oh ! mon Dieu, vous savez que je vous aime, moins que lui cependant. Détruisez en moi son image, effacez-la pour y substituer la vôtre. Me voici devant vous, offerte. Tout ce que peut faire la volonté ou l’effort personnel, vous savez que je l’ai tenté, mais vous seul donnez la vocation, rendez-moi digne de l’obtenir.

Elle pria ainsi très longtemps, le visage caché dans ses mains, ne sachant plus ce qui se passait autour d’elle. Le sentiment croissant de sa misère lui fit éprouver le besoin d’un secours. Catholique, elle n’était point seule devant Dieu. Secrètement, elle confia sa peine aux jeunes ordinands, réclama leur intercession, certainement toute-puissante en ce jour. Elle ne doutait pas que, reliés par la charité aux fidèles qui les assistaient, ils ne se chargeassent de tous leurs vœux, de toutes leurs douleurs. Elle ressentit une certaine douceur en pensant que, sans la connaître, ils priaient pour elle comme elle avait prié pour eux. Elle leva la tête et les regarda.

Ils se tenaient debout au bas de l’autel, dans la plénitude de leur dignité nouvelle. Les paroles consacrantes avaient passé sur eux, les marquant d’un signe indélébile qui, sur la terre, au ciel, dans l’enfer même, s’ils y tombaient, indiqueraient à tous, éternellement, qu’ils étaient prêtres. Ils avaient reçu les vêtements sacerdotaux : l’étole, la chasuble Ils avaient, de leurs mains jointes et liées, touché le calice, la patène, l’hostie. Ils possédaient le pouvoir d’offrir à Dieu le Saint-Sacrifice. Maintenant ils célébraient en quelque sorte leur véritable première messe, récitaient avec l’évêque les prières liturgiques. Et s’ils avaient tremblé devant la grandeur de leur future tâche, ils pouvaient à présent se rassurer, car l’appel de Jésus-Christ tout à l’heure sévère se faisait infiniment tendre. Le prélat, les ayant communiés, entonnait du côté de l’épître le chant de l’amitié :

Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis, parce que vous savez maintenant tout ce que j’ai fait en venant parmi les hommes. Recevez en vous l’esprit consolateur, c’est lui que mon Père va vous envoyer, mais surtout vous serez de fait mes amis si vous êtes fidèles à toujours m’obéir.

De nouveau, Adélaïde se retourna vers son mari. Il n’avait point perdu comme elle la moitié de la cérémonie, et tandis qu’il en suivait attentivement les moindres rites, une illusion bienheureuse s’était imposée à lui. S’identifiant aux nouveaux ordonnés, il avait prié, tremblé, triomphé avec eux. Maintenant il se croyait prêtre, il prenait pour lui ce chant de l’amitié. Son visage s’était détendu, ses yeux exprimaient le ravissement de la délivrance.

Cependant quelque chose l’avertit bientôt qu’il était observé. Son regard quitta l’autel, erra incertain, ébloui, puis rencontra celui d’Adélaïde. Alors, lentement, le rêve qu’il venait de vivre se dissipa. Il reprit conscience de la réalité. Il n’était pas un prêtre, un élu comblé des faveurs de Dieu, mais un homme démuni qui, jadis libre de convoiter tous les trésors d’une vie angélique, avait choisi, préféré cette femme. Elle était bien à lui, pour toujours. Il ne possédait rien qu’elle : cette épouse si belle et imparfaite, cette créature de néant au lieu de l’être infini. Et tous deux se considéraient avec la même amertume et la même douleur. Tous deux s’accusaient en silence :

— Tu m’as trompé, disait Michel, car tu n’étais pas le bonheur.

— J’eusse été le bonheur si tu m’avais aimée, disait Adélaïde. La femme n’existe que par l’amour et ta trahison m’a détruite.

La cérémonie terminée, ils sortirent ensemble, si troublés qu’ils n’échangèrent aucune parole. D’un commun accord ils s’engagèrent dans les bois qui environnaient l’abbaye. Le banc situé sous le chêne invitait au repos. Ils s’y arrêtèrent. Le silence était profond. Derrière le grillage léger et frémissant des feuilles, la vallée, gouffre de lumière, éblouissait, Adélaïde, les yeux mi-clos, s’appuyait à l’épaule de son mari. Elle n’éprouvait contre lui nulle rancune. Elle comprenait et admirait le nouvel amour qui brûlait dans ce cœur où elle avait régné. Dépossédée, elle acceptait de l’être.

— Je souffre, Michel, murmura-t-elle plaintivement… C’était si beau, trop beau !… J’ai vu se réaliser le plus grand rêve humain. Oh ! ces nouveaux prêtres… je songe à leur bonheur… L’heure qu’ils viennent de vivre !… tout est fade à côté… Il est bien vrai que la terre ne peut rien nous offrir de semblable.

Elle pouvait à peine coordonner ses phrases. La bouche entr’ouverte, elle haletait comme un malade à qui manque l’air pur.

— Comment ne pas les envier, ces jeunes gens, dit Michel avec une sourde ferveur ! Quelle récompense ils ont obtenue déjà, en échange d’un faible sacrifice. Ils ne sont plus les serviteurs de Dieu, mais ses amis ! Ses amis !… Le Tout-Puissant admet, propose cette familiarité sans fin. Il ne veut pas être le maître, il se fait l’égal de ses pauvres enfants. Toute la cérémonie, grave, un peu terrible, aboutit à cette douceur, à cet éclat soudain de l’infinie bonté.

Sans le regarder, la tête appuyée contre sa poitrine, comme pour surprendre les moindres sursauts de son cœur, Adélaïde demanda :

— Michel, si je mourais, vous vous feriez prêtre, n’est-ce pas ?

Il hésita un peu, devina le piège tendu.

— Si vous mouriez, dit-il tendrement, il n’y aurait en effet pour moi de consolation qu’en Dieu.

La réponse, bien que calculée, était significative. Un amant véritable eût refusé d’envisager la mort de la bien-aimée ou nié qu’il pût, l’ayant perdue, revivre. Mais lui ne s’effrayait d’aucune épreuve, certain d’être toujours assisté par celui qui ne peut ni mourir, ni faire défection. Et Adélaïde, amèrement, l’approuvait de ne s’être pas attaché à la créature, car elle comprenait de quel long malheur elle allait payer son amour pour lui. Jamais encore elle ne s’était sentie à ce point blessée. Pour reprendre son équilibre, elle eut recours dans la journée à son remède habituel, la promenade. Sitôt après le déjeuner, elle partit, traversa les bois, déboucha dans une immense plaine presque sans ombrage. Les après-midi de l’arrière-saison, quand ils sont beaux, ont parfois, durant quelques heures, l’ardeur du plein été. Elle marcha longtemps sous un soleil éblouissant, sans autre but que celui d’accroître sa fatigue. Elle rentra au crépuscule, la tête en feu, le corps secoué de frissons et dut s’aliter. Michel la soigna avec sollicitude. Le troisième jour, la fièvre étant tombée, il lui dit :

— Vous pouvez vous lever. Vous avez souffert d’une légère insolation, due à vos folles promenades. Soyez plus sage.

Elle s’était crue mourante, s’étonna qu’il la déclarât guérie. D’où venait donc en elle ce changement, cette vieillesse soudaine, cette indifférence profonde à tout ce qui la touchait autrefois. Des livres demeuraient sur sa table sans qu’elle les ouvrît. La présence de Michel ou son absence ne lui causait ni plaisir, ni peine. Elle ne souhaitait plus rentrer à Paris. Il lui était indifférent d’être ici ou là. Si ce détachement n’était point causé par la maladie, par l’approche de la mort, ne marquait-il pas un sourd et violent travail de la grâce ? À vrai dire la certitude seule de n’être plus aimée, ravageant son âme, en avait fait cette terre stérile où ne poussait nulle fleur, mais elle ne le comprit pas. Elle crut que Dieu, répondant à son appel, lui vidait le cœur pour l’occuper.

Un soir, comme elle s’était mise au lit de bonne heure et que Michel lisait auprès d’elle, elle demanda soudain, rêveusement :

— Dom Athanase vous a-t-il parlé de ces époux qui se sont séparés d’un commun accord pour se donner à Dieu ?

La question intéressa Michel. Il ferma son livre avec empressement.

— Oui, dit-il, je connais bien cette admirable histoire. Ils furent convertis par un frère du père, un dominicain, au cours d’une retraite qu’il prêchait à Paris. Par quel miracle ces deux incroyants qui n’allaient jamais à l’église s’y laissèrent-ils entraîner par un ami pieux, un soir de carême ? La douleur avait préparé les voies. Ils venaient de perdre une petite fille, leur unique enfant, et ne pouvaient s’en consoler. Le prédicateur commentait justement la parabole de la fille de Jaïre et les paroles du Christ : « L’enfant n’est pas morte, elle repose ! » Ils écoutèrent. Ils furent touchés. La reprise des pratiques religieuses ne put leur suffire. Chacun voulut sacrifier sa vie entière et celle de l’autre.

— C’est beau ! murmura Adélaïde, mais vous l’avez dit : la douleur avait préparé les voies en les détachant de tout. Ils offraient un cœur brisé…

Elle réfléchit un peu et ajouta d’une voix à la fois timide et fervente :

— Comme il serait plus beau encore d’offrir un cœur heureux, d’aller à Dieu non pour lui demander une consolation, mais pour le consoler.

Michel fut surpris par ces paroles si hautes. Jamais depuis bien longtemps il n’avait regardé Adélaïde avec une telle tendresse. Mais exprimait-elle une opinion désintéressée, objective, ou bien le vœu le plus profond de son âme ? Elle ne le laissa pas longtemps dans le doute. Elle reprit, le fixant de ses yeux attentifs :

— Le cloître vous attire, Michel, ne le niez pas. Il n’est pas sans attraits pour moi.

Alors elle le vit soudain transfiguré. La sérénité un peu triste appliquée comme un masque sur son visage en fut arrachée par un ouragan de joie. Il palpitait et tremblait d’espérance au seuil d’un bonheur qu’il avait cru inaccessible. À la grande surprise d’Adélaïde, cette émotion dont elle comprit parfaitement le sens ne la troubla qu’à peine. Un petit serrement de cœur, et, de nouveau, elle se trouva en paix. « Il n’y a qu’à laisser la grâce agir, songea-t-elle, ses œuvres sont prodigieuses. Déjà Dieu seul compte pour moi comme pour Michel. »

— Qui sait, dit-elle avec un sourire tranquille, qui sait si nous n’avons pas été choisis pour suivre et dépasser un grand exemple, car nous étions heureux l’un par l’autre, Michel, et vous me suffisiez pleinement. D’où vient que je suis tentée, moi aussi, de renoncer à vous ?

Il se penchait sur elle, rayonnant, pâle :

— Serait-ce vrai ? balbutiait-il. Ah ! prions beaucoup, demandons les prières du père. Si vous avez entendu comme moi l’appel de Dieu, puissions-nous y répondre et nous montrer dignes d’un tel honneur.

Dom Athanase refusa nettement d’attacher la moindre importance aux paroles d’Adélaïde, lorsque Michel les lui répéta. Son opinion sur sa pénitente était faite. Il lui reconnaissait des qualités qu’il appréciait beaucoup. Avec elle, pas de détours ni de faux-fuyants à craindre. Elle avait une âme droite, loyale, toute simple en somme jusque dans ses revirements, mais combien fragile. Selon le monde c’était une belle âme, aux yeux du prêtre une âme débile, parce qu’entièrement livrée à la passion. Et, par bonheur, l’amour qui la dominait était permis, mais elle se fût abandonnée avec le même emportement à l’amour coupable. Loin d’avoir le respect inné du devoir, elle appelait « bien » ce vers quoi l’entraînait son cœur. Comme les poètes dont elle faisait sa société, elle avait un certain sens de l’héroïsme. Elle admirait les nobles sacrifices, aussi pouvait-elle s’exalter, rêver de grandes actions qu’elle était incapable d’accomplir. Et le moine, en souriant, blâma son ami d’avoir pris trop au sérieux les élans mystiques d’une intellectuelle violemment émue par le spectacle d’une ordination.

— Père, insistait Michel, si vous l’aviez entendue, vous ne douteriez pas. Dieu l’a frappée comme moi, quelque chose de grand se prépare.

Le religieux posa la main sur son épaule et le regarda jusqu’au fond de l’âme avec une autorité tranquille :

— Mon ami, dit-il, si Dieu a sur vous des vues exceptionnelles, Il saura bien nous les révéler en temps voulu. Mais les nouveaux convertis s’égarent souvent par excès de zèle. Ils se croient volontiers choisis pour des immolations retentissantes. Moi, je n’ai d’autre ambition que de vous voir remplir simplement, avec amour, vos devoirs d’état. Soyez humble, soyez calme, soyez comme un petit enfant qui marche la main dans celle de son père et ne demande pas où on le mène. Le moment me paraît venu pour vous de rentrer à Paris.

VII

Malgré sa déception secrète, Michel reconnut la sagesse de son directeur et, après réflexion, s’affermit à la fois dans l’obéissance et dans la résistance. Il se soumit au conseil qu’il avait reçu avec la décision calme de ceux qui, occupés d’un grand rêve, acceptent de lutter et de souffrir pour le réaliser. Le retour à Paris, envisagé maintenant comme une épreuve, ne l’épouvantait plus. Un espoir était en lui dont il pouvait vivre.

Avant de quitter ses deux pénitents, le père Athanase les reçut encore plusieurs fois, les entretint longuement l’un après l’autre. Mais il les exhorta surtout à se montrer fidèles dans les petites choses et ne fit aucune allusion à la possibilité d’une double vocation. Adélaïde en éprouva quelque surprise. Michel qui comprenait et approuvait l’attitude du religieux la lui expliqua :

— Le rôle du prêtre est avant tout un rôle de modérateur. Il a pour mission de résister au mal et au bien à la fois. S’il soutient les faibles qu’ébranle la tentation, il retient aussi les âmes présomptueuses qui voudraient conquérir trop vite le royaume de Dieu. Et voilà que notre père, sagement, est devenu notre adversaire. Il sait ce que nous souhaitons tous deux, pourtant il refuse de nous entendre, résiste, se tait, attend. C’est bien. Nous n’avons, nous, qu’à persévérer. Il nous faudra frapper longtemps sans doute à la porte du sanctuaire avant qu’elle nous soit ouverte. Nous saurons attendre.

Pour lui, en effet, les paroles prononcées par sa femme demeuraient inoubliables. Il trouvait en quelque sorte miraculeux qu’au moment où il s’efforçait d’étouffer des aspirations qu’il jugeait irréalisables, l’épouse même à laquelle il les sacrifiait eût formulé un vœu semblable au sien. Ce fait inattendu précisait leur avenir et Adélaïde vit qu’il avait foi en elle.

L’atmosphère de Paris ne changea rien à leurs dispositions intérieures. La clôture que le recueillement forme autour des âmes ferventes subsista autour d’eux. Malgré qu’ils eussent contact avec le monde, ils habitaient une maison fermée où ils étaient seuls l’un avec l’autre. Michel veilla à ce qu’aucune des grâces reçues à Évolayne ne fût mise en oubli. Dévoré du besoin d’apostolat, il trouva tout naturellement en sa femme son premier disciple. L’âme malléable qu’il avait autrefois, chez la jeune fille, modelée pour lui, il la retravaillait à nouveau, la transformait afin de la donner à Dieu.

Elle subit une possession spirituelle bien supérieure à la possession physique, au point qu’elle perdit presque le pouvoir de penser par elle-même. La volonté de Michel, forte, agissante, toujours tendue vers le même but, se substituait à la sienne qui, capable de grands élans, se lassait vite. Tous deux étudièrent ensemble le grand livre de Dieu, comme autrefois ceux des poètes. Pour Adélaïde, trop sensible à la splendeur des images, le monde de l’invisible demeurait presque indéchiffrable. Michel lui en expliqua les beautés. Il l’éblouit des lumières qu’il recevait, lui communiqua ses ardeurs religieuses. Docile, elle se laissait détruire et recréer par lui.

Elle se confessait brièvement aux différents prêtres de sa paroisse dont aucun ne la connaissait, mais Michel était en réalité son véritable directeur. Pour le suivre, pour lui plaire, elle en vint à pratiquer la communion quotidienne. L’obligation du lever matinal supprima toute vie mondaine, toute sortie du soir. Elle n’avait d’autre distraction que ses lectures profanes. Michel lui en demanda le sacrifice. Dans son zèle de néophyte, il reniait en effet maintenant ce qu’il avait le mieux aimé. Les plus hauts chefs-d’œuvre inquiétaient son ombrageuse orthodoxie. Il comptait pour rien le génie, depuis qu’il avait découvert la sainteté. Adélaïde défendit les poètes qui restaient à ses yeux des êtres sacrés, inspirés de Dieu, quelles que fussent leurs doctrines.

— Ah ! ne les condamnez pas, ces enchanteurs, disait-elle. Je leur dois tout ce qu’avant ma conversion il y avait de bon et de noble en mon âme. C’est à cause d’eux que j’ai gardé, même sans religion, le goût du beau, de l’éternel.

— Moi aussi, peut-être, c’est vrai ! Leur tâche est de ne point laisser s’éteindre en nous la pure flamme de l’esprit. Mais leur parole, utile aux païens, aux athées, aux matérialistes, devient vite pour le chrétien stérile, puis nuisible. En dehors des poètes qui se sont soumis à l’autorité de l’Église, les autres sombrent fatalement en d’étranges idolâtries. La nature, l’humanité, le progrès, l’amour, voilà les dieux dérisoires qu’ils nous offrent. Comprenez, Adélaïde, que la vérité est unique et que nous ne pouvons accepter pour maître, ni même pour amis ceux qui glorifient l’erreur. C’est pourquoi vous m’avez vu fermer tant de livres qui me furent chers autrefois. Ce que j’ai fait, ne pouvez-vous le faire aussi ?

Ah ! lorsqu’il s’adressait ainsi à elle, avec ce regard de prière et de confiance, elle se sentait capable de toutes les générosités, ne redoutait rien que de le décevoir. D’ailleurs, il y avait en elle des forces qui, trop violemment comprimées, cherchaient à se dépenser dans le sacrifice. Son amour qui ne recevait plus rien devait donner pour s’assouvir. Elle se dépouilla de tout ce qui lui était cher, elle n’ouvrit plus les livres qui avaient été sa nourriture, s’interdit tout retour vers le passé, tout élan vers l’avenir. Elle cessa d’être libre, d’être oisive. L’église fut son refuge, la prière son occupation constante, la liturgie son étude, les textes sacrés la seule poésie permise. Michel qui la voyait si changée s’émerveillait. Il eut un jour un cri d’orgueil et de tendresse :

— Je ne m’étais pas trompé sur votre âme. Elle était faite pour les plus hauts sommets.

Elle se cacha le visage sur son épaule en disant :

— Je te dois tout, c’est toi qui m’as créée !

Étonné de cette action de grâce idolâtre, il l’en reprit sévèrement :

— Ne me confondez pas avec Dieu. Lui seul crée et sauve. L’œuvre qui s’est accomplie en vous n’est point humaine.

Elle en convint aussitôt, se reprocha son élan de reconnaissance. Dès lors, elle lutta contre sa tendresse, s’interdit les familiarités les plus permises. Elle cessa d’embrasser Michel, ne laissa plus sa main reposer longuement dans la sienne. Elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu. Les émotions d’un quotidien et difficile renoncement, remplaçant celles de la passion comblée, les surpassaient en force et en délicatesse. L’angoisse de la séparation envisagée donnait une valeur infinie aux jours désormais comptés qu’elle passait avec son mari. Elle l’aimait plus encore qu’autrefois, alors qu’il lui appartenait, parce que, déjà, elle ne pouvait plus l’atteindre, parce qu’il n’était plus pour elle qu’un élu mystérieux, inaccessible.

Bien qu’il fût encore auprès d’elle, il commençait à s’éloigner. Peu à peu, les devoirs de sa profession le reprirent, devinrent d’autant plus absorbants qu’il cherchait maintenant à sauver les âmes avec les corps.

Sans ostentation, mais sans respect humain, il ne perdait aucune occasion d’affirmer ses croyances nouvelles. Pour Maurice Verdon, son beau-frère, pour quelques-uns de ses collègues, elles furent un objet de scandale et de dérision, mais non point pour ceux que la maladie lui livrait. Quand, s’adressant au patient qu’il allait opérer et que la charité du chrétien lui rendait doublement cher, il disait avec simplicité :

— Ayez confiance, j’ai communié pour vous ce matin…

Il obtenait la plupart du temps, de l’incrédule, une réponse prudente et flatteuse :

— J’ai confiance en vous, docteur !

Mais quand il reprenait avec une insistance persuasive :

— Je ne suis qu’un instrument entre des mains puissantes et miséricordieuses…

Bien souvent, il voyait naître sur le visage qu’il observait avec sollicitude une expression d’étonnement respectueux, une émotion qui permettait tous les espoirs.

Il tenta et réussit des opérations difficiles qui accrurent, en même temps que sa réputation, son prestige moral. L’humble foi de cet homme, considéré comme un des plus grands chirurgiens de l’heure, touchait profondément ses malades. Il n’était point rare que ceux qui lui devaient la vie du corps, réclamassent encore un secours spirituel. Mais il ne pouvait accomplir seul les conversions dont il était l’instigateur. Parfois, il arrivait que le pénitent amené par lui à un prêtre prenait peur devant cet inconnu, et, faute de savoir s’expliquer ou de se sentir compris, tout à coup opposait à la grâce un refus éperdu. De tels échecs créaient dans la vie de Michel des drames bien autrement profonds que ceux de la mort charnelle.

— Ah ! disait-il à Adélaïde, si j’avais été prêtre, cette âme ne m’aurait pas échappé.

Elle le calmait, indulgente à sa déception :

— Vous êtes toujours le même homme qui, à ses débuts dans la médecine, entendait guérir toutes les maladies. Allez, il n’est pas donné au plus saint prêtre de convertir tous les pécheurs.

— Mais lui seul possède les pouvoirs qui sauvent, et il y a si peu d’apôtres pour toute cette immense foule qui souffre et qui attend dans les ténèbres.

Elle prononçait alors, héroïquement, les paroles dont il avait soif :

— Patience, Michel. Un jour vous irez vers cette foule qui vous réclame et qui a besoin de vous.

Plus que personne elle avait besoin de lui, mais il ne le savait pas. Homme, il était attiré par la masse plus que par l’individu, par le général plus que par le particulier. Il se donnait maintenant tout entier à ses frères en Jésus-Christ. Elle l’approuvait, ne se trouvait pas digne d’être son unique tendresse et son but unique.

Elle se sentait très seule. Trop absorbée par son amour, elle n’avait jamais eu le désir ni le temps de se créer des amitiés véritables. Son frère ne lui pardonnait pas sa conversion. Les relations nombreuses qu’elle avait eues jadis n’étaient point assez intimes pour que ceux qui ne la rencontraient plus dans le monde la cherchassent dans sa retraite volontaire. Les nouveaux convertis que Michel lui amenait la trouvaient froide, distante, incompréhensible et lui reprochaient en eux-mêmes de ne point porter sur son visage cette joie qui convient au chrétien. Elle n’avait plus avec son mari nulle expansion, nulle effusion du cœur. L’intimité des nuits ne les rapprochait plus et, dans le jour, ils se voyaient à peine. Michel, qui opérait ses malades de très bonne heure, assistait à la première messe. Il déjeunait fort tard, hâtivement. Ses consultations duraient tout l’après-midi et, le soir, la fatigue le terrassait vite. La femme qui vivait près de lui et qu’il croyait si bien connaître lui redevenait lentement étrangère. Il ne savait pas qu’elle souffrait, car elle ne se plaignait pas. Son âme, qui, cédant aux forces de l’amour, s’était ouverte tout entière pour lui, se refermait maintenant. Délaissée, Adélaïde offrait à Dieu son cœur désert.

Elle habitait boulevard des Invalides. La chapelle des bénédictines de la rue Monsieur devint pour elle ce qu’était, à Évolayne, l’abbaye : le centre de ses habitudes religieuses. Chaque matin elle y assistait à la messe, y retournait l’après-midi pour les vêpres. Elle se plaçait tout contre la grille et une communication fraternelle s’établissait entre elle et les religieuses qu’elle ne connaissait pas. Elle écoutait avec émotion ces voix immatérielles et ce long frémissement de forêt où passe le vent lorsque ces formes cachées s’agenouillaient, se relevaient toutes ensemble. Ce lieu était beau où l’époux invisible s’offrait à l’adoration d’invisibles épouses. Elle y éprouvait le sentiment d’une présence manifeste, alors que les rues où fourmillaient tant d’êtres emportés par une sorte de ronde mécanique lui donnaient une impression de vide, d’agitation stérile.

Elle oublia sa propre existence pour suivre celle dont l’Année liturgique lui présentait jour après jour les épisodes.

Elle vit naître dans une crèche le Tout-Puissant caché sous l’humilité de l’enfance et de la pauvreté. Elle l’adora avec les bergers et les mages. L’admirable vie se déroula devant cette convertie parmi l’éclat des miracles et la douceur des paraboles. Elle rejoignit au fond des âges, sur les routes de Palestine, Celui dont la parole n’était que vérité, lumière, pardon. Elle se mêla aux malades qui attendaient de lui la guérison. Elle fut semblable à ces apôtres qui, à l’appel de l’Agneau de Dieu, sans bien comprendre encore, quittaient tout pour le suivre. Elle assista à l’apothéose de l’entrée à Jérusalem, parmi ce peuple enthousiaste qui acclamait le fils de David et jetait sous ses pieds des palmes. Mais la même cérémonie qui commémorait la victoire du Christ exaltait aussitôt sa défaite apparente. L’Église le montrait à la fois dans son double triomphe : celui des Rameaux et celui de la Croix, comme pour signifier que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il n’avait voulu régner que par l’abaissement, le supplice, la mort.

La grande semaine tragique commençait. L’Homme-Dieu entrait au plus profond de la douleur humaine, se chargeait de tous les péchés du monde. L’innocent se livrait à la justice irritée. Les offices se multipliaient. Dans toutes les églises, le clergé assemblé pour de longs offices reconstituait, jouait le drame de la Passion. Il empruntait la voix des prophètes pour annoncer et pleurer sans fin la mort du Juste. Et la lamentation du Christ ne cessait plus, son cri, à travers les siècles, ébranlait le monde. Il opposait aux réclamations de ses enfants, à leurs souffrances, sa réclamation pathétique et son éternelle agonie :

Ô vous tous qui passez sur le chemin, considérez et voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur !

Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? Je t’ai planté comme la plus belle de mes vignes et tu n’as eu pour moi qu’une amertume extrême.

Mais combien peu comprenaient le sens réel de ces appels parmi la foule, empressée pourtant et recueillie, qui, passant de sanctuaire en sanctuaire, visitait les tombeaux chargés de fleurs et baisait pieusement la Croix.

Adélaïde fut au calvaire une Madeleine désolée et fidèle. L’abandon parfait du Fils de l’Homme toucha le cœur de cette abandonnée. Elle ne résista pas au reproche du Crucifié. Son amour trompé se jeta passionnément vers l’amour méconnu et, le soir du Vendredi Saint, n’ayant pu communier, elle eut dans l’église dépouillée, devant le tabernacle ouvert, l’impression que la vie lui manquait, ressentit d’une façon presque physique, dans la défaillance de tout son être, la privation de Dieu.

— Christ est ressuscité !

Ce fut par ce cri de délivrance qu’elle salua son mari, lorsqu’elle le retrouva à la sortie de l’église après l’office du Samedi Saint. Le regard de Michel, à la fois grave et heureux, pesa sur elle.

— Et nous aussi, dit-il, nous sommes ressuscités. Il y a peu de temps encore, nous ne portions en nous que des âmes mortes. Le Seigneur a soufflé sur elles, les a retirées de la tombe. Comment pourrions-nous reconnaître dignement l’excès de sa miséricorde ? Le sacrifice de nos deux vies est à peine assez grand.

— Puisse-t-il être accepté ! dit-elle avec ferveur.

La semaine de Pâques fut âpre et pluvieuse, mais sous la bourrasque et le vent, le travail de la sève commençait. Au premier beau jour, les feuilles en bourgeons se déplièrent. Très vite, les fleurs de marronniers s’allumèrent dans la verdure fraîche. Çà et là, quelques lilas débordèrent, lourds, au-dessus des murs des rares jardins. Le printemps éclata de toutes parts. Il eut pour Adélaïde des douceurs déchirantes. Il représentait le dernier appel de la vie auquel elle ne pût s’empêcher de répondre. Elle sortit plus souvent, éprouva le désir d’être belle, prit plaisir à comparer, avant de les choisir, les étoffes fines, soyeuses, aux vives couleurs. Elle retourna parfois le soir au concert, au cinéma. Il se fit un renouveau dans son âme, où les rêves d’amour éclorent une dernière fois en une floraison hâtive qu’éparpilla, bientôt flétrie, le vent desséchant de la solitude. Alors, il n’y eut pas dans Paris assez d’églises pour abriter sa faiblesse. Elle allait de l’une à l’autre, selon les heures qui convenaient à chacune d’entre elles. Là encore l’obsédaient des images de joie, de jeunesse, de tendresses comblées ; elle ne retrouvait qu’avec peine, après plusieurs heures d’oraison, ce recueillement que connaît seul un cœur vide. Aussi s’attardait-elle longtemps entre ces murs sévères qui défendaient sa fragilité. Et, comparant la sécurité qu’elle y goûtait avec le malaise qui la saisissait au dehors, elle croyait ne plus pouvoir supporter que la vie du cloître.

Ce fut elle qui, au début de juin, la première, demanda à son mari :

— Quand partons-nous pour Évolayne ?

Peut-être, sans se l’avouer, espérait-elle un geste de surprise, une réponse incertaine, vague. Mais si Michel ne parlait plus de leur projet, c’était seulement parce qu’il ne doutait point que sa femme ne fût toujours en plein accord avec lui sur ce point.

— Je serai libre en juillet, dit-il simplement. J’ai pris toutes mes dispositions cette année encore pour me faire remplacer pendant trois mois. Il faut que nous puissions demeurer longtemps auprès de l’abbaye et que le père Athanase ait tout le loisir de nous examiner.

Elle baissa la tête, en signe d’acquiescement. Elle se sentait calme, abattue, détachée de tout. Et, lasse du perpétuel effort qu’il lui fallait faire pour vivre au foyer de Michel en étrangère, elle aspirait à n’être plus qu’une religieuse sans nom, sans personnalité distincte, oubliée de tous, cachée en Dieu.

VIII

Si prudent que fût le père Athanase, il ne pouvait plus éconduire les deux pénitents fidèles qui, après un an, revenaient lui exprimer un désir que le temps n’avait pu changer. Le problème de cette double et exceptionnelle vocation devait être maintenant, sinon résolu, du moins examiné et le moine s’y employa, non sans crainte, mais avec toute l’application, la circonspection, l’impartialité que réclamaient les circonstances.

En ce qui concernait Michel, sa conviction fut vite faite. Adélaïde l’inquiéta davantage. Pourtant il la trouvait transformée, plus pondérée qu’autrefois, plus calme. Il ne découvrit en elle aucune trace de cette exaltation qui égare si souvent les âmes féminines. Elle parlait peu, mais nettement et simplement. Elle déclarait que le bonheur du monde ne lui suffisait plus et pourtant s’avouait terrifiée par le sacrifice qui lui était demandé. Cette peur plut au moine qu’eussent effrayé trop d’ardeur et de certitude.

D’ailleurs il se rappelait encore les révoltes de la nouvelle convertie, lorsqu’elle avait craint de voir son mari l’abandonner pour entrer au cloître. D’où venait que, la première, elle s’était déclarée prête à l’y suivre ? Comment au lieu de le retenir l’avait-elle délié de tous ses devoirs envers elle ? Par quel miracle l’exigeante amoureuse, rivale de Dieu, était-elle devenue cette femme immolée qui, volontairement, renonçait à toute joie humaine ?

Sans oser conclure, le père Athanase se sentait ébranlé. Il ne ménagea plus sa pénitente. Sa direction, jusqu’alors complaisante, se fit plus stricte, presque étouffante. Il ne la traita plus en femme du monde, en pauvre être débile à qui l’on ne demande qu’un peu de bonne volonté, mais en religieuse. Il attaqua toutes ses habitudes de mollesse, régla sa vie heure par heure, l’obligea à une obéissance absolue, passive, et, toujours, il la trouva docile. Sa foi semblait ferme, sa piété était exacte, son cœur humble et dépouillé. Le religieux s’étonnait en silence.

Cependant, redoutant de se fier à ses seules lumières, il voulut que ses amis fussent examinés par le père Abbé. Celui-ci les reçut un jour et les interrogea pendant plusieurs heures. Ce fut Michel qui répondit. Adélaïde se borna à approuver ses paroles, certaine qu’en expliquant son âme il expliquait la sienne. Le père Abbé qui savait les vocations masculines beaucoup plus rares que les vocations féminines, penché sur ces deux néophytes s’intéressait surtout à l’homme. L’effacement volontaire de la femme ne lui permit pas de deviner sa personnalité. Il ne vit en elle qu’une créature douce et pieuse, reflet de son mari. Michel était, de toute évidence, déjà fort avancé dans les voies mystiques et entièrement détaché du monde. L’Abbé crut juger l’épouse en jugeant l’époux :

— Deux élus, mon fils, dit-il au père Athanase.

Fortifié par l’opinion de son chef spirituel, celui-ci envoya alors sa pénitente faire une retraite à l’abbaye d’Helmancourt, car l’ordre bénédictin plaisait seul à cette intellectuelle comme à Michel. Adélaïde y fut accueillie avec une sorte de tendresse par une religieuse encore jeune, frêle, petite et pourtant imposante, dont les yeux profonds rayonnaient de bonté. La mère Hermengarde, abbesse du monastère, avait un cœur chaleureux, accessible aux sympathies humaines. Elle aima tout de suite cette convertie dont l’histoire l’avait émue. Elle sut obtenir sa confiance, lui fit raconter sa vie et s’émerveilla devant l’âme qui s’ouvrit à elle. Il lui parut évident qu’une femme, autrefois si heureuse, ne pouvait renoncer à toutes les douceurs de l’amour partagé et permis, sans une grâce toute spéciale de Dieu.

Quand le cas eut été longuement étudié dans les deux abbayes, le père Athanase fut chargé de transmettre à ses amis un avis à la fois favorable et prudent.

— Votre vocation, leur dit-il, semble sincère, mais il sied qu’elle s’affermisse encore avant de présenter votre requête en haut lieu. Vous avez supporté pendant un an l’épreuve de la vie commune sans que votre résolution changeât. Nous pensons qu’il serait bon maintenant de vous imposer une première séparation transitoire dans le monde. Michel pourrait reprendre à Paris ses occupations et vous, madame, vous installer dans une autre ville, choisie par vous. Si cette absence ne vous semble point intolérable, si, dans un an, vos projets sont encore les mêmes, il conviendra de les soumettre à votre évêque et de demander à Rome les autorisations nécessaires à votre entrée simultanée au cloître. Réfléchissez avant de me répondre. Vous me direz dans quelques jours si vous êtes prêts à suivre les conseils qui vous sont donnés ou si vous avez quelque objection à nous présenter.

Michel et Adélaïde sortirent ensemble du parloir où le père les avait reçus après vêpres. Et comme la journée, torride, était encore loin de sa fin, ils entrèrent dans les bois. Sous un couvert de feuilles surchauffées, l’air épais, immobile, paraissait aussi lourd que celui d’un lieu fermé. Ils marchaient l’un près de l’autre à pas très lents. Adélaïde se sentait anéantie, condamnée, perdue. Elle n’osait parler à son mari, certaine qu’ils ne s’accordaient pas dans la même peine et que Michel trouvait sans doute bien longs les délais qui lui semblaient, à elle, si courts. Parvenue au croisement de deux sentiers, elle demanda machinalement :

— À droite, à gauche ?

Il ne répondit pas et, tournant un peu la tête, elle vit qu’il la regardait, non plus avec cette indifférence distraite dont elle avait tant souffert, mais comme aux plus beaux jours de leur amour. Il regardait ses yeux, sa bouche, ses mains, son corps. Il regardait son âme, sa tendresse pour lui. En même temps il considérait aussi tout cet immense trésor de souvenirs accumulés entre eux, tout ce dont elle lui avait fait présent au cours de tant d’heures heureuses et il tendit soudain les mains vers elle avec un cri :

— Ma joie, ma beauté ! Vous perdre !

Elle s’abattit contre lui en sanglotant, et il la serrait si fort qu’elle sentait l’ossature de son visage appuyé au sien, tandis que leurs larmes se mêlaient et que ses bras l’enserraient d’une étreinte étroite, qui semblait éternelle. Elle crut mesurer leur commune faiblesse et, quand il s’écarta, blême, la sueur au front, elle murmura plaintivement :

— C’est trop, Michel, c’est un trop dur sacrifice !

Mais lui restait fort dans son désarroi même, demeurait tendu vers son but :

— Le Christ aussi, dit-il, hésita avant de boire un calice amer.

Il ne pensait pas que l’angoisse, sous laquelle un Dieu défaillit, pût excéder les forces de la créature. Il jugeait par lui sa compagne, alors que le glaive qui l’avait frappé, laissant une plaie profonde mais guérissable, demeurait en elle, touchait les sources mêmes de la vie :

— C’est une chose pire que la mort, gémissait-elle, échouée contre lui.

Il la rassurait, la berçait, en lui caressant les cheveux :

— Soyons fiers, ma chérie, d’avoir été choisis pour ce don total. L’essentiel est de ne point résister à l’exigence de Dieu, si terrible qu’elle nous paraisse, et de bénir notre douleur, certains qu’elle nous était nécessaire. Ne sentez-vous pas déjà combien elle nous épure en nous broyant, combien, cruelle en apparence, elle a de suaves douceurs.

Adélaïde l’avertit dans une plainte :

— Ce n’est pas la même douleur, Michel, pour vous et pour moi !

Il ne la crut qu’à demi. Il la savait en effet plus faible que lui et sa faiblesse lui semblait aujourd’hui une tentation contre laquelle il devait se défendre en la défendant elle-même.

— N’ayons pas trop de pitié l’un pour l’autre, dit-il doucement, le plus dur pour tous deux est d’accepter moi votre peine et vous la mienne.

Mais elle eût été heureuse de le voir souffrir comme elle souffrait alors que, visiblement, il redoutait moins de la perdre que de ne pouvoir la quitter. Elle tenta timidement de l’attendrir encore :

— Cela nous est-il demandé vraiment, Michel, je n’en suis plus si sûre.

Il la regarda avec quelque surprise :

— Et comment cette idée vous serait-elle venue, si Dieu ne vous l’avait inspirée ? À quels motifs humains auriez-vous obéi pour proposer la première un tel sacrifice ?

Elle ne trouva rien à répondre. Elle avait cruellement souffert en s’apercevant qu’elle n’était plus l’unique amour de Michel. Rien ne prouvait cependant qu’elle ne fût pas parvenue à le reconquérir si elle s’y était efforcée. Au lieu de défendre sa propre cause, elle s’était tout de suite avouée vaincue. Comment expliquer ce subit désespoir qui lui avait fait lâcher prise si vite, alors que rien n’était perdu ? Les âmes trop ardentes passent souvent d’un excès d’exigence à un excès de découragement. Elles ne peuvent supporter que la plénitude dans la joie ou dans la douleur, l’abondance ou la misère ; le médiocre leur fait horreur. Aussi, dès que leur bonheur décroît, les voit-on souvent s’acharner à le détruire complètement. Mais Adélaïde, tout en constatant sa propre extravagance, ne la comprenait pas.

— Ne sentez-vous pas, reprit Michel, l’instabilité des choses terrestres. Est-ce que notre amour vous suffisait vraiment ? Étiez-vous si parfaitement heureuse ?

Parfaitement ! Ce terme convenait mal au bonheur humain que menacent mille accidents, la vieillesse, la mort. Elle secoua la tête avec un sourire désolé. Michel lui prit la main.

— Dieu seul, murmura-t-il, pour vous comme pour moi !

Elle ne se laissa point convaincre. En dehors des instants où la passion la dominait, lui rendait tout facile, elle était une femme indécise qu’effrayaient les résolutions définitives. Au moment où il fallait faire un choix si grave, dont dépendait sa vie, les affres de l’incertitude la torturèrent. En quelques heures, elle changeait du tout au tout, se donnait, se reprenait, se jetait vers Dieu ou vers le monde, jusqu’au moment où elle n’était plus qu’une bête exténuée qui saignait sur la terre, incapable d’aucun effort.

Michel, témoin de son angoisse, ne l’aidait pas à en triompher. En toute autre occasion il l’eût conseillée, dirigée, apaisée, assumant la plus grande part de responsabilité. Dans le cas présent, son devoir était de rester neutre. Il pensa tout d’abord qu’elle surmonterait vite sa défaillance, mais en la voyant chaque jour plus désemparée, il commença de souffrir. Elle le décevait amèrement, l’ayant leurré d’un espoir qu’elle ne réaliserait pas.

Possédé de Dieu, il pouvait à peine supporter l’amour qu’il inspirait et qui était sa chaîne. Lorsqu’elle le regardait fixement, les yeux pleins de larmes à la pensée qu’elle le perdrait bientôt, il se détournait d’elle avec impatience, puis, ému par son chagrin, se reprochant sa dureté, il lui revenait, cherchait à la consoler.

Mais l’amitié qui les avait unis semblait morte. Ils ne pouvaient plus s’expliquer leurs sentiments. Adélaïde n’osait point avouer à son mari combien elle l’aimait, ni lui combien il souhaitait la quitter. Et lorsqu’ils s’interrogeaient, dans un effort de confiance, leurs réponses étaient ambiguës, car la vérité les eût trop blessés.

— Michel, disait Adélaïde, est-ce que la vie du monde vous fait horreur ? Ne me trompez pas. Pourriez-vous maintenant la supporter ?

— Je suis prêt à la reprendre demain avec vous, si le cloître a cessé de vous attirer.

— Je n’ai pas dit cela, protestait-elle. Je ne sais pas encore, laissez-moi réfléchir.

Un jour pourtant, elle cria sa détresse et sa peur.

— Après tout, pourquoi tendre si haut ? Ne suffit-il pas de rester dans la voie où Dieu nous a mis ? L’état de mariage, bien qu’imparfait, n’est point coupable. On peut y faire son salut.

— Sans aucun doute, affirma-t-il. Certes il eût été beau de renoncer à tout pour Dieu, de lui offrir un bonheur dont nous n’étions point las. C’est vous qui l’avez dit un jour et je vous ai admirée. Ce sacrifice vous paraît aujourd’hui trop dur ? C’est déjà très beau de l’avoir voulu. Qu’il n’en soit plus question, ma pauvre enfant.

Elle ne pouvait supporter ce ton condescendant, à la fois si tendre et si méprisant. Elle souffrait de trahir l’espoir qu’il avait mis en elle. Elle s’étonnait que leurs deux âmes ne s’accordassent point dans la soif d’un même destin.

La lutte se prolongea sans aboutir. Elle fut, durant plusieurs mois, une créature traquée. Malheureuse auprès de Michel, elle sentait, dès qu’il s’éloignait, le vide de l’absence définitive. La nature lui faisait mal. À l’abbaye, sa prière n’était qu’une agonie et quand, par hasard, un peu de paix lui venait, elle s’en effrayait, redoutait de ne pouvoir se dérober à quelque grâce foudroyante. Durant cette période, elle ne trouva de secours qu’auprès du père Athanase qui fut pour elle un ami ferme et sûr. Il avait prévu la crise où elle se débattait et dont la longueur le surprenait sans l’inquiéter. Le prêtre en ces heures solennelles se gardait d’intervenir entre cette âme et Dieu. Sans exercer la moindre pression sur sa pénitente, il l’assistait cependant d’une manière passive. Presque chaque jour il l’écoutait, sans manifester de lassitude, se plaindre, sangloter, prendre mille résolutions contraires et, bien que ces revirements, ces sursauts, ces larmes de femme lui fussent insupportables, il se montrait patient et doux. Il opposait aux divagations d’Adélaïde un sang-froid souriant qui la rassérénait toujours, réduisait ses angoisses démesurées à des proportions ordinaires. Lorsqu’elle lui disait son amour pour Michel, il affirmait :

— Cet amour est permis et naturel. Vous avez le droit de pleurer votre mari, je ne voudrais pas qu’il en fût autrement.

Et quand elle avouait son épouvante, il disait :

— Quelle est la religieuse ou le prêtre qui n’ait pas connu cette peur ! Allez, le plus brave tremble devant l’exigence de Dieu.

Un jour enfin, paternel et paisible, il résuma la situation :

— Voyons, je comprends mal l’état où je vous vois. Vous vous prétendez attirée vers le cloître, vous nous avez suppliés d’examiner votre vocation. Elle nous a paru sincère, mais elle est trop exceptionnelle pour que nous n’agissions pas avec la plus grande prudence. Nous vous proposons une épreuve nouvelle qui n’engage aucunement l’avenir et doit seulement vous permettre de vous mieux comprendre. En l’acceptant, vous n’accomplissez rien de définitif. À quoi bon trembler et vous tourmenter à l’avance ? Dans un an, si vous avez changé d’avis vous pourrez reprendre, sans aucune difficulté, votre vie ancienne.

Mais Adélaïde sentait qu’après un an de séparation Michel, déjà détaché d’elle, ne lui reviendrait que par devoir, si elle l’exigeait absolument et qu’en consentant à le quitter elle créait entre eux de l’irréparable. C’est pourquoi elle hésitait si fort. Le moine voyant sa perplexité reprit avec indulgence :

— D’ailleurs le conseil que nous vous donnons n’est point un ordre. Vous êtes libre de ne pas le suivre. Je le répète vous êtes libre et nul ne vous contraint. Est-ce Michel que vous craignez ? Je réponds de lui et il rentrera demain avec vous à Paris si vous le souhaitez, sans vous faire le moindre reproche. Les choses sont beaucoup plus simples que vous ne le croyez. Dites seulement « je ne veux pas » et il ne sera plus question de ce qui s’est passé ici.

Elle réfléchit longuement. Elle avait tremblé jusqu’ici de se voir acculée à la vie du cloître et voici que, rejetée vers la vie du monde, elle éprouvait un effroi plus grand encore. Elle savait que son existence, saccagée par une grande tempête mystique, ne reprendrait jamais son ancien équilibre. Elle ne connaîtrait plus qu’un bonheur relatif, médiocre, bien fade auprès de la douleur qui l’avait souvent comblée en la déchirant. Sur qui a subi la tentation de l’héroïsme toutes les tentations humaines demeurent sans force. Qui a gravi les premiers sommets du sacrifice retourne difficilement en arrière. Du haut des cimes elle s’était aventurée, Adélaïde, se penchant sur son passé, le vit décoloré :

— C’est étrange, mon père, je ne désire pas retourner à Paris, y reprendre ma vie ordinaire…

Elle vit le moine sourire et sourit à son tour avec une impression de soulagement. Elle croyait maintenant se comprendre, se sentait ferme et paisible.

Elle voulut faire une nouvelle retraite à Helmancourt où elle passa toute une semaine, partageant l’existence des moniales et suivant la règle de Saint-Benoît. Dans ces murs saturés de prière le recueillement lui fut facile. Son inquiétude se résorba en quelque sorte ainsi qu’une fumée dans l’atmosphère tranquille et salubre de ce couvent où tant d’âmes ferventes l’assistaient secrètement. Sa vie était comme suspendue, sa vie fiévreuse. Plus de luttes, d’alternatives, de combats : un vide ravissant pour son cœur fatigué. Cette clôture autour d’elle la rassurait. L’absence de Michel loin de lui sembler cruelle lui permettait un repos plus profond et l’affection de la mère Hermengarde lui était douce, car elle n’avait jamais eu d’amie femme.

— Ah ! j’étais bien ici, ma mère, dit-elle à l’abbesse, la veille de son départ, j’étais en paix.

— Je pense, dit la religieuse, que vous y reviendrez et pour toujours.

Une fois encore, Adélaïde expliqua ses doutes au sujet de sa vocation. La mère Hermengarde croyait à la grandeur de l’amour humain.

— Il a sa source en Dieu, dit-elle, pourquoi ne conduirait-il pas vers lui ? Vous le savez, mon enfant, c’est au ciel que doivent se reformer et s’accomplir les unions imparfaites qui s’ébauchent seulement dans le monde. Ah ! si nous considérons les choses sur le plan éternel, qu’est-ce que cette vie, si brève ? Qu’est-ce que le sacrifice d’un instant ? Celui qui vous est demandé aujourd’hui vous étonne, car votre bonheur n’était point impie. Qui sait ? Peut-être couriez-vous le risque, hypnotisée par la créature, de la trop préférer au créateur, peut-être aussi avez-vous été choisie pour réparer, par un exemple exceptionnel, le scandale des divorces et des adultères qui, de nos jours, se multiplient sans fin. Quoi qu’il en soit vous n’avez rien à perdre. Allez, donnez votre bonheur puisque, je le répète, il ne s’agit que d’un instant, Séparée de votre mari, vous le sentirez plus près de vous. Dieu ne vous le prend que pour vous le rendre, quand vous aurez appris, aux pieds des autels, ce qu’est le véritable amour.

Ce langage noble et brûlant souleva Adélaïde au-dessus de la terre. Une journée encore, elle pria, toute l’âme dressée dans un effort à la fois héroïque et facile.

Elle quitta Helmancourt après les vêpres, et retourna vers Évolayne. La route qui longeait la colline était bordée par des bois de sapins, arbres sévères, arbres calmes, que la brise n’émeut point, que la lumière pénètre imparfaitement. Sous leurs ombrages, le recueillement du cloître persistait. Adélaïde ne se troubla point en voyant Michel venir à sa rencontre. Il marchait lentement, semblait n’approcher qu’à regret, car il attendait d’elle une réponse décisive qui pouvait combler ou briser sa vie et elle savait qu’il avait peur des mots qu’elle allait prononcer.

— Bonsoir, Michel, mon frère, dit-elle en lui serrant la main.

Surpris du nom qu’elle lui donnait, il lui jeta un bref regard où tremblait l’espérance. Il se taisait, craignant encore de se méprendre. Elle se hâta de le rassurer en ajoutant :

— J’accepte l’épreuve qui nous est imposée, j’accepte dès maintenant tout ce que Dieu voudra nous demander.

Elle savoura sans aucune arrière-pensée égoïste la joie qu’elle venait de lui donner. Car le glaive qu’elle avait dans le cœur à cause de lui, pour toujours, elle en pouvait supporter la morsure pénétrante et suave ; son patient amour pouvait attendre jusqu’à l’éternité. Elle souriait, l’âme aussi paisible, aussi douce que ces bois assombris où ils échangeaient ce soir leur premier adieu :

— Je renonce à vous, Michel, dit-elle simplement.

— Je renonce à vous, répéta-t-il.

Alors elle éprouva une impression de délivrance. Ce bonheur humain pour lequel elle avait si longtemps tremblé, ce bonheur précaire, instable, menacé qu’il lui fallait à tout instant si durement défendre lui échappait enfin, s’effondrait, brisé par les circonstances et par sa propre volonté. Allégée de cette charge, elle n’avait plus rien de fragile entre les mains.