L’Abbé en belle humeur

L’ABBÉ
en
Belle Humeur



La facilité des maris, et leur trop grande bonté pour leur cheres Epouses, ont de tout tems causé en France, plus qu’ailleurs, des désordres étranges et sans remédes, par des transpositions d’héritiers, qui, de la lie du peuple, d’où ils tirent souvent leurs origines, ont été assez heureux d’entrer dans des familles Nobles, et même des plus Illustres de la Terre, par le seul hazard du caprice et de l’amour déréglé de certaines Dames, qui ne pouvant se contenter de l’unique possession de leurs Epoux, y joignent le ragoût d’un Amant, dont le mérite et la vertu font des opérations si surprenantes, que celle qui fut demeurée stérile avec toute sa beauté et sa jeunesse, sacrifiée a un vieillard cassé, se voit Mére des plus beaux enfans du Monde, qui sont adorés par le bon homme, qui croit fermement en être le Pére, quoi qu’ils ne doivent leur Naissance qu’aux intrigues secrétes de son infidelle Epouse. La réforme du beau sexe sur ce chapitre passeroit pour une témérité sans exemple ; ce n’est pas non plus mon dessein d’en faire l’entreprise : outre que ce seroit tems perdu, je ne suis pas si ennemi du genre humain pour m’opposer de la sorte à ses plaisirs ; qu’elles profitent ces aimables personnes, des beaux talens dont la nature leur a été prodigue, le monde leur en a trop d’obligation, puisque sans leurs industries, les peines et les soins que nos jeunes Abbés se donnent pour les soulager, en suppléant comme ils font aux infirmités de leurs foibles Epoux, tant d’honnêtes gens que nous voyons dans la vie, seroient dans l’oubli éternel, et la France de même que plusieurs parties de l’Europe, ne seroit pas du tiers aussi peuplée que nous la voyons aujourd’hui.

Paris, cette charmante Ville, ne nous donne que trop de matiére sur un si beau sujet ; c’est chez elle que nous allons puiser profondément les preuves de cette vérité, par le recit des Histoires nouvelles qui y viennent d’arriver. Il y a peu d’années qu’Ormon, homme de Robe, et dans une charge des plus distinguées du Barreau, à l’âge de soixante-neuf ans, après avoir passé ses belles années dans le Célibat avec assez de tranquillité, se détermina tout à coup par un changement subit, qui épouvanta ceux qui veilloient comme ses plus proches héritiers à la recolte de sa succession, d’épouser une jeune personne pour lui servir de compagnie le reste de ses jours. Ormon étoit très bien fait, d’une taille médiocre, ni trop grande, ni trop petite, mais parfaitement bien proportionnée ; il avoit un air mâle et majestueux, de l’esprit infiniment, si agréable dans les conversations, et honnête à tout le monde à un tel point, que les compagnies les plus illustres de Paris, se faisoient un vrai plaisir quand elles pouvoient jouïr quelques, momens de sa belle humeur, qui étoit des plus enjoüée. Ses maniéres charmantes, et sur tout son grand cœur pour ses amis, lui attiroient l’estime universelle de tous ceux qui le frequentoient ; et il n’y en eût pas un lors qu’il fit connoître son dessein pour le mariage, qui ne tint à grand honneur de se voir son allié, chacun lui offrant pour Epouses ses Cousines, ses Niéces ou ses Sœurs, et qui ne s’efforçât à quelque prix que ce fut de le faire entrer dans sa famille. Mais il étoit trés-difficile sur le choix qu’il avoit à faire, et fût un tems assez considérable sans pouvoir se déterminer en faveur d’aucune belle, quoi qu’assûrément on lui en fit passer en revûe une infinité de toutes sortes d’âges et de qualités. Son rang, son bien et son propre mérite lui pouvoient donner lieu d’espérer une alliance des plus considérables de la Ville. Cependant il se déclara hautement en faveur d’Aminte ; c’étoit une jeune personne assez disgraciée de la fortune, et par la naissance et par les biens, mais qui, par une beauté si extraordinaire et capable d’enchanter tous les hommes, si elle eût été accompagnée d’une vertu sévére et d’une conduite réglée, étoit capable de faire par sa possession les délices d’un Roi.

Qui choisit prend le pire, dit un ancien proverbe. Mais pour la justification d’Ormon, nous pouvons aussi dire à son avantage qu’il y a une certaine destinée dans les mariages dont nous ne sommes pas les maîtres, et que nous ne pouvons fuir ; cela ne se trouva que trop vrai dans cette occasion, car il préféra aveuglément cette jeune beauté à tout ce qu’il avoit vû, et s’en entêta d’une maniére à vouloir se contenter.

Un vieux Médecin des amis d’Ormon, auquel il avoit confié son dessein comme aux autres pour le mariage, avoit sçû si bien le ménager, qu’adroitement il l’attira chez lui, où bien loin de le porter par de sages conseils à s’ôter de l’esprit une pareille pensée, si dangereuse pour le front d’un homme de son âge, l’y fortifia, et lui applaudit avec tant de flatterie et d’adresse dans cette folle entreprise, et sçût si bien profiter de ses foiblesses, qu’il lui donna pour femme cette jeune enfant, dont la beauté si touchante, joint à un tempérament trop porté à l’amour, en rendoit la garde des plus difficile. Ce Médecin avoit été chargé de la conduite de cette belle par une mére mourante, depuis très peu de tems, mais n’étant point en état lui-même de lui procurer le bien qu’il eut souhaité, il crut trouver en la personne d’Ormon une très agréable défaite de ce pesant fardeau.

Tous ceux qui voyoient Aminte en étoient coëffés au premier quart-d’heure ; ses coups étoient si sensibles qu’ils ne donnoient pas seulement le tems de se reconnoître ; c’étoit une brune d’une blancheur à éblouir, le nez presque aquilain, des yeux extrêmement vifs et bien fendus, la bouche petite et vermeille, avec un teint parsemé de lys et de roses, et une gorge dont la beauté et la blancheur ne pouvoient qu’inspirer de l’amour aux plus insensibles de tous les hommes. Sa taille étoit grande et belle, avec un air sentant sa personne de qualité, quoi qu’elle ne dût le jour qu’au commerce secret de deux personnes d’une condition commune, qui s’étoient parfaitement bien passées des cérémonies du mariage, et étoient mortes depuis peu, sans avoir laissé autre chose qu’un millier d’écus à la belle Aminte, pour tout héritage, et un jeune Singe dont il leur avoit été fait présent, qui faisoit l’unique amusement de cette aimable personne. Elle n’avoit que dix-huit ans et demi, lors qu’elle fut privée en deux mois de tems de sa mére et de celui qui passoit pour être son pére. Le Médecin ami d’Ormon avoit été lié d’intrigue avec cette femme, et c’étoit par reconnoissance des honnêtetés et des faveurs qu’il en avoit reçû durant sa vie, qu’il se chargea du soin de pourvoir cette belle Orpheline, qu’il eût au moins aimée autant qu’un autre sans son grand âge, et d’autres raisons qui lui donnoient à penser, s’il n’en étoit peut-être pas le véritable pére. Il trouva donc plus expédient pour sa santé, son repos et sa conscience de la marier au plûtôt, et Ormon en fit trop galamment la recherche pour être refusé.

Les belles qualités d’Aminte l’avoient frappé au vif ; Elle demeuroit chez le médecin, et passoit pour sa nièce depuis la mort de sa mére ; et quoi qu’il n’y eût que quinze jours qu’elle fut avec lui, elle avoit déjà commencé une intrigue d’amourette avec un nommé Nico, Secretaire d’un Maître des Requêtes, dequoi le Médecin fût extrêmement fâché, et il crût pouvoir rompre ce commerce en la mariant avec le plus de diligence qu’il lui seroit possible ; à quoi il réüssit avec bien de la facilité ; car Ormon étoit si éperdûment amoureux de cette aimable enfant, qu’il mit tout en œuvre pour la posséder, et il s’y prit avec tant d’ardeur, que la voir, l’aimer et l’épouser ne furent qu’une même chose ; enfin jamais mariage ne fut fait à Paris avec tant de précipitation et si peu de bruit. Il crut avoir trouvé en la personne d’Aminte tout ce qu’il s’étoit donné tant de peines à chercher ; et quoique du côté des biens elle n’en eût pas suffisamment pour les fraix des Nôces, sa beauté, son bon air et sa vertu apparente suppléerent à tout, et lui tinrent lieu de la plus haute fortune qu’il pouvoit espérer par un mariage plus avantageux. Il l’obtint donc du Médecin après toutes les cérémonies ordinaires, et en trois jours de tems l’affaire fut consommée, non pas sans peine de la part d’Aminte, qui se trouva sans inclination pour le charmant Epoux ; lui sacrifiant Nico son nouvel Amant, pour lequel elle se sentoit une passion démesurée ; mais l’espérance qu’elle eut de le posséder avec moins de risque et plus de tranquillité la détermina en faveur d’Ormon. Le mariage se fit donc du consentement de Nico, lequel eut de si grandes assurances de fidélité de sa belle Maîtresse, et de la continuation d’un amour éternel, qu’il travailla lui-même à la faire passer entre les bras d’Ormon, pour en jouïr plus à son aise sous la couverture de cet infortuné Epoux.

Ce vieux Mari, charmé de toutes les perfections de sa jeune Epouse, se crût dans sa possession le plus heureux des hommes ; il remercia bien le Médecin de lui avoir procuré un si grand avantage, et lui marqua sa reconnoissance en toutes occasions par des distinctions particuliéres, et de grandes honnêtetés, jusqu’à l’appeler son oncle, et son pére, ce qui pouvoit être vrai sans qu’il en sçût rien, ni qu’il en eût la moindre pensée ; il lui fit même des présens magnifiques, et proportionnés au grand service qu’il venoit de lui rendre en apparence.

La belle fût conduite dans la maison de son Epoux, avec tous les honneurs qu’elle pouvoit attendre d’un homme naturellement galant, et qui l’aimoit à l’adoration ; et elle y fût reçûë par la famille avec toutes les marques d’une joye sincére. Les prémiers jours ne furent employés que dans les Festins et dans les plaisirs ; et jamais Amant, quoique déjà un peu sur l’âge, ne fût plus enjoüé et ne parût plus content qu’Ormon dans le commencement de son nouveau ménage. Il n’en étoit pas de même d’Aminte : tous les plaisirs de son Epoux, ses honnêtetés pour elle et ses caresses n’avoient rien qui la touchoient, en comparaison de ce qu’elle sentoit pour Nico ; Elle se reprochoit en elle-même tout ce que la bienséance l’obligeoit de faire pour un homme qu’elle n’aimoit point au préjudice de son amour ; Elle cherchoit dans sa tête les moyens de le voir sans témoin et de se satisfaire ; mais elle trouvoit toûjours tant d’obstacles dans les desseins qu’elle formoit en sa faveur, qu’ils étoient détruits sur le champ, dans la crainte qu’elle avoit d’exposer sa réputation et de se perdre. Une femme d’esprit ne manque cependant jamais d’industrie dans un cas qui la touche de si près. Voici donc de quoi Aminte s’avisa pour se procurer le bien qu’elle souhaitoit. Il lui vint dans l’esprit, de faire entrer adroitement Nico, sans qu’il parût qu’autre chose que le hazard sans mêlat, à la place du Secretaire de son Epoux, lequel avoit demandé son congé pour ses affaires particuliéres. Ce dessein lui réussit admirablement ; il fût communiqué à son amant, qui l’approuva sans aucune difficulté. Il se présenta à Ormon, il fût reçû, et dans la conduite que l’un et l’autre tinrent en sa présence, ils jouërent si bien leur jeu, que le bon homme en fût la dupe jusqu’au dernier moment de sa vie. Voilà donc Aminte et Nico au comble de leur joye. Il ne s’agissoit plus pour vivre heureux que de prendre de justes mesures pour cacher leur intrigue ; c’est à quoi ils s’étudiérent uniquement, et y réussirent en perfection, sans qu’Ormon eût le moindre ombrage de son nouveau Secrétaire, qui se rendit par ses services si utile à son Maître, que par tout où il trouvoit occasion de parler de lui, il l’élevoit au-dessus de tous les meilleurs serviteurs de France. Cette grande affection servit beaucoup aux artifices de Nico, qui ne passoit pas un jour, sans entrer quelques heures en secret durant l’absence d’Ormon dans le cabinet d’Aminte, où il s’introduisoit par un escalier dérobé, et là il n’est point d’insulte qui ne fût faite à l’honneur du pauvre Mari par les deux Amans, qui ne s’oublioient en rien à profiter des précieux momens que l’amour leur procuroit. Ils ne se voyoient jamais assez ; et bien souvent oubliant qu’un Epoux est un dangereux concurrent, ils s’exposoient à être pris sur le fait, par une indiscrétion dont ils n’étoient pas les maîtres. Ce manége dura quelques années sans aucun trouble, et jamais trois personnes ne furent plus contentes d’elles-mêmes. Souvent, néanmoins, Ormon tomboit dans une réverie profonde, qui n’inquiétoit pas peu sa belle Epouse. La crainte qu’elle avoit que son intrigue secrette avec Nico ne se découvrit, lui faisoit passer de fâcheux momens, et particuliérement lors qu’elle voyoit son Epoux pénétré de cette mélancolie dont il se faisoit une habitude depuis quelque tems. Un jour qu’il étoit encore plus pensif que de coûtume, cette Belle, plus en peine que jamais, voulut à quelque prix que ce fût découvrir le sujet de cette mauvaise humeur. Etant l’un et l’autre enfermés, et assis près du feu dans la chambre d’Aminte, Ormon prenant un écran à la main, et le coude appuyé sur une table, se mit à réver si profondément, qu’il fût plus d’une grosse heure en cette posture, sans proferer une seule parole, ayant les yeux fixés sur cet écran, comme si ç’eut été un chef-d’œuvre de nature, quoi qu’au fond ce ne fût qu’une figure de Scaramouche, qui ne méritoit pas la moindre attention.

La Belle qui vouloit sçavoir les pensées les plus secrétes de son Epoux, ne laissa pas passer cette occasion : elle résolut absolument de se faire instruire par lui-même ; et dans le tems qu’Ormon révoit de toutes ses forces, Aminte disposa ses yeux et son visage pour le dessein qu’elle avoit projetté, et son Epoux comme se réveillant, ayant jetté la vûë sur elle, et la voyant toute en pleurs, fût bien surpris de ce spectacle, auquel il ne s’attendoit assurément pas. Qu’avez-vous, lui dit-il, Madame, tout interdit, en quoi vous a-t-on désobligée ? Est-ce moi qui déplait, d’où vous viennent tant de larmes ? Que vous a-t-on fait ? Ouvrez-moi vôtre cœur, je le veux sçavoir. Ha ! Monsieur, répondit Aminte, en pleurant encore mieux qu’auparavant ; Que me demandez-vous ! prenez la peine, s’il vous plait ; de vous bien regarder dans le miroir, et vous apprendrez par vous-même, ce que vous attendez de moi ? Ormon très étonné, et ne comprenant rien à ces paroles, la pria de se vouloir expliquer autrement. Je veux vous obéir, lui dit-elle, et puisque vous ignorez les chagrins que vous me causez depuis si long-tems, il faut pour ma satisfaction que je me soulage, en vous faisant connoître combien j’en suis touchée. Qu’avez-vous, Monsieur, à vous plaindre de ma conduite, pour me traiter comme vous faites ? Quoi, passer dix heures entiéres dans un silence perpétuel, sans seulement daigner me regarder ? Que vous ai-je fait, de quel crime m’accusez-vous, punissez-moi si je suis coupable, et m’ôtez toute innocente que je suis, plutôt la vie, que de me traiter si indignement. Ormon fut très-satisfait d’entendre sa belle Epouse parler de la sorte ; il attribua ses pleurs et tout ce raisonnement à une extrême passion qu’il crût qu’elle ressentoit pour lui, puisqu’elle l’aimoit avec tant de délicatesse, qu’elle ne vouloit pas lui permettre de penser à autre chose qu’à elle ; et ravi de se voir cheri d’une maniére si tendre, il crût ne devoir pas laisser plus long-tems Aminte dans les inquiétudes dont il la voyoit accablée, et dont il se pouvoit soulager en lui découvrant l’état de son ame. J’avouë Madame, lui dit-il, en se jettant à ses genoux, que je suis le plus criminel des hommes de n’avoir pû vous cacher ma foiblesse, et de vous avoir déplû par cet endroit ; mais je suis si peu maître de moi sur une chose qui me touche de si près, que je ne m’étonne pas comment vous avez découvert ce que j’avois résolu de vous cacher toute la vie. Aminte que ce discours embarrassa beaucoup, ne sachant encore où son Epoux la vouloit mener, le releva précipitamment, et l’obligea, après l’avoir fait asseoir près d’elle, à s’expliquer avec plus de netteté. Je vous aime Madame, lui dit-il, à un point que le Ciel et la Terre peuvent être les témoins, du plus parfait amour dont un homme puisse être jamais capable ; mais en même temps, quoi que je sois convaincu que vous répondez avec beaucoup de bonté à toutes mes ardeurs, cependant une réflexion me tuë, Madame, vous êtes belle, tendre et jeune, vous avez des qualités si éclatantes, qu’un Roi s’estimeroit comme moi heureux de s’en voir le maître : mais, Madame, qu’un homme de soixante et douze années convient peu à une si aimable personne, qui est au plus sur sa vingt-uniéme ! Comment, Monsieur, lui dit Aminte en l’interrompant, ce sont là les causes de toute cette réverie dont je vous vois accablé depuis si long-tems. Hé ! que ne les faisiez-vous ces réflexions avant que de m’épouser ? A quoi avez-vous pensé que de vous attacher à une malheureuse, qui avec tout le mérite que vous lui trouvez, n’en a pas assez pour faire vôtre bonheur. La disproportion d’âge dont vous me parlez, Monsieur, n’est pas ce qui vous doit inquiéter l’esprit ; vous êtes témoin de mes actions ; je ne vois que vous au monde, je ne sors que pour vous accompagner ; si je ne vous vois pas je me meurs de douleur et d’affliction ; vous avez d’autres inquiétudes que vous me cachez, et je suis bien à plaindre de n’être pas digne de vôtre confidence, dans une occasion où je m’apperçois que j’ai tant de part. Ha ! Madame, que le sort m’est cruel, et que je suis l’homme du monde le plus digne de compassion ! Si vous voulez, Monsieur, que j’entre dans vos peines, reprit Aminte, faites moi voir si vous m’en jugez capable, l’état de vôtre ame, et d’où proviennent les troubles que j’y découvre ; peut-être trouverez vous quelque soulagement par la part que j’y prendrai, comme je le dois en qualité d’une Epouse reconnoissante de tous vos bienfaits, et qui vous aime uniquement. Si au contraire je ne mérite pas le dépôt d’un pareil secret, permettez moi du moins de me retirer, et de m’aller enfermer pour pleurer seule vos malheurs et les miens. Elle se leva en disant ces paroles, comme voulant passer dans un cabinet tout proche de sa chambre ; Mais Ormon ne voulant pas la laisser plus longtems en peine, l’arrêta tout court, lui disant : Hé ! Madame, qu’allez-vous faire, ne m’avez vous pas assez entendu ? Faut-il que je vous le repéte ? Vous avez vingt et un ans, et moi soixante et douze, n’est-ce pas tout vous dire ? Hé bien, Monsieur, que prétendez vous me faire comprendre par là ? Madame, puisque vous voulez une explication plus grande et plus claire, il faut donc vous donner cette satisfaction. Vous voyez près de vous un homme pénétré de la plus sensible douleur dont jamais on puisse être capable ; je suis le plus heureux des mortels en possédant la plus charmante personne de l’Univers, et mon bonheur seroit infini, si mes souhaits étoient accomplis. Il manque une chose à nôtre union, que tous mes efforts ne peuvent reparer. Il y a plus de trois années, Madame, que nous sommes ensemble, et nous n’avons encore pû mettre au monde aucun fruit de nos amours. Quelle cruauté, et faut-il que je sois réduit à une extrémité pareille à celle que je prévois ! Tout mon bien, Madame, en mourant sans enfans passe à un Neveu que je n’aime point. Je me vois par vôtre stérilité, ou plutôt à cause de mon grand âge, privé d’un successeur qui recueille tous mes biens, et vous assûre, Madame, une fortune à laquelle j’ai eu le malheur de ne pas prévoir assez par nôtre contrat de Mariage ; et je ne vois que trop que la personne qui mérite le plus d’être heureuse toute sa vie, court risque d’avoir à peine du pain après ma mort. Aminte ravie d’avoir connu par les paroles d’Ormon, que les sujets de son inquiétude provenoient de toute autre chose que ce qu’elle s’étoit imaginée, s’étant un peu remise de tous ses troubles, elle n’oublia rien pour rassurer l’Esprit de son Epoux, en lui disant, qu’il n’étoit pas encore d’un âge à rien désespérer, et que de son côté elle se sentiroit toujours les dispositions nécessaires pour l’accomplissement de ses désirs. Je veux bien croire, lui dit-il en l’interrompant, que ce sont là, Madame, vos véritables sentimens ; mais enfin quoique ce défaut d’héritier soit pour moi une peine infinie, à cause de mes foiblesses et de mes infirmités que vous ne connoissez que trop, et qui me privent, je crois, pour jamais de l’espérance de voir un jour mes souhaits accomplis ; tout cela n’est rien en comparaison d’une pensée dont je suis tourmenté depuis très longtems, qui me cause le dernier des supplices ; car il faut que vous sachiez, Madame, puisque vous m’obligez à vous tout découvrir, aussi ne puis-je vivre plus long-tems dans une si cruelle situation, il faut dis-je vous apprendre que la passion qui régne ordinairement le plus sur les hommes de mon âge, qui se sont laissez surprendre, comme j’ai fait en vous épousant, à des appas si doux et si pleins de charmes ; cette passion, dis-je, Madame, a fait un ravage si surprenant dans mon esprit, que je l’ai, je vous jure, tout troublé. Je suis jaloux, Madame, mais jaloux à un tel point, que la fureur dont souvent je me suis senti agité en vôtre présence, m’a presque porté à égorger à vos yeux l’objet qui est cause de mon ressentiment.

Ormon prononça ces derniéres paroles d’un ton si haut et si terrible, ayant les yeux étincellans et si pleins de rage, que l’action menaçante dont il les avoit proférés, fit frémir d’horreur et d’effroi cette pauvre Epouse, qui crût dans ce moment voir son cher Nico percé de mille coups par son Mari, qui avoit découvert, comme elle se l’imaginoit, le commerce qui étoit entr’eux. Dans cet état le plus triste qui fut jamais pour une personne affligée, elle n’eût pas la force de répondre un seul mot, et peu s’en falut qu’elle n’en donnât plus à connoître à son Epoux, par son silence et le désordre où elle se trouvoit alors, que tout ce qu’il en pouvoit penser. Mais Ormon tout furieux ne s’appercevant pas de l’état où étoit Aminte, qui faisoit des efforts surprenants pour se surmonter ; il mourra de ma main, s’écria-t-il, ou vous préviendrez sa perte en vous privant pour jamais de sa compagnie.

Cette tremblante Epouse ne sachant pas encore précisément le véritable sujet du désespoir de son Mari, se persuada tout d’un coup que le mal n’étoit peut-être pas si grand qu’elle se l’étoit d’abord imaginée, puisqu’elle étoit très-certaine, que ses intrigues secrettes avec Nico n’avoient pû être découvertes par personne du monde, ayant pris toutes les mesures imaginables pour les bien cacher, elle craignit tout de son silence, et le rompant avec précipitation : je ne sçai pas, commença-t-elle à dire à Ormon, d’un air aussi doux que le sien lui avoit paru sévére et épouvantable, qui vous a troublé l’esprit de la sorte, pour attaquer, comme vous faites avec tant de chaleur, la vertu et la fidélité inviolable que je vous ai promise jusqu’au dernier moment de ma vie. Je ne vois personne au monde, et vous êtes jaloux ; comment faut-il que je vive ? Dites-le-moi, je vous en prie ; je vous ay sacrifié sans aucune crainte les plus beaux de mes jours, et vous m’accusez, Monsieur, d’avoir d’indignes engagemens avec un autre homme que vous.

Ils sont indignes, vous l’avez dit, Madame, ces engagemens d’une belle personne comme vous, et j’aimerois mieux vous voir une femme publique et abandonnée au premier venu, que d’être persuadé comme je suis, que vous êtes sensible aux caresses du plus laid Animal qui soit sur la terre. Un Singe, Madame, fait vos ardeurs, et moi sur la fin de ma vie, je me vois exposé à la risée du public, et l’objet de vos mépris, par la préférence que vous faites d’une bête à vôtre Mari.

Vous me jettez, Monsieur, s’écria Aminte, dans la derniére surprise. Quoi ? mon Singe, ce vilain magot, que je caresse par un amusement innocent, comme toutes les autres femmes qui ont reçû comme moi de pareils présens, et qui n’y entendent pas plus de finesse que j’y en trouve, quoi ? vous avez la simplicité, Monsieur, de croire que j’aime cette bête plus que vous ; il y a là dedans une foiblesse qui me passe : un homme aussi pénétrant, aussi éclairé que vous, peut-il ainsi se laisser surprendre, et me rendre si peu de justice.

Oui, Madame, je vous en rends si peu, reprit Ormon, qu’il n’est pas possible que vous m’ôtiez de la tête que vôtre Singe ne vous fasse pas plus de plaisir que moi. Il est toûjours à vos côtés ou sur vos genoux ; il n’est point de caresses dont vous ne l’accabliez durant le jour : les nuits, Madame, il les passe avec vous lors que je n’y suis pas, ce qui arrive très souvent, et je ne me persuade que trop pour mon malheur, qu’il a autant de liberté avec vous que moi, et que rien ne vous réjouît tant que ses badineries et ses jeux. Les Singes, continua-t-il, tiennent beaucoup du naturel des hommes, leurs ressemblances et leurs passions en approchent infiniment. Enfin, que vous dirai-je, Madame, j’ai l’imagination frappée ; je crois absolument que vous l’aimez, et le désordre de ma cervelle est si grand là-dessus, que je crains tout des faveurs que vous pouvez lui accorder. Vous ne seriez pas la premiére Dame qui auroit eu des inclinations si basses pour des animaux ; les Histoires Anciennes et Modernes ne nous font que trop voir de pareils malheurs ; et je vous assure bien, Madame, que je mourrois de désespoir, si je me voyois un Singe pour successeur.

Tout ce discours d’Ormon ayant donné le tems à Aminte de se reconnoître, et voyant qu’heureusement pour elle, ce n’étoit point l’intrigue qu’elle avoit avec Nico qui troubloit le repos de son Epoux, elle n’eût pas beaucoup de peine à le faire revenir de ses erreurs, par le sacrifice qu’elle lui fit de ce vilain animal. Je ne croyois pas, lui dit-elle, qu’un homme d’esprit fût jamais capable d’une extravagance pareille à celle-ci, et dont j’ay un sujet très grand de me plaindre ; mais, non, Monsieur, je tairai cette avanture, il y va trop de vôtre honneur et de ma gloire pour la divulguer, je me contenterai de vous prouver que je n’ai pas des ardeurs si infames que celles dont vous me soupçonnez si injustement ; et pour vous donner, Monsieur, là-dessus toutes sortes de satisfaction, je vais faire jetter cette bête dans la Seine avec une pierre au col de peur qu’elle n’en réchape, et je voudrois vous faire tout autre sacrifice pour vous prouver que je suis honnête femme, et incapable d’aucun crime de cette nature.

Ormon satisfait de l’offre que lui fit son Epouse, en parut fort content ; et elle alloit envoyer effectivement son Singe boire à la Riviére, lors qu’un Laquais entrant dans la chambre, vint avertir que l’Abbé Leonardin venoit leur rendre visite. Après s’être remis un peu l’esprit d’une conversation si extraordinaire, on donna ordre de le faire entrer.

L’Abbé étoit un homme de trente-sept à trente-huit ans, très aimable de sa personne, et sur tout très galant auprès des Dames, dont il étoit souvent favorisé. Il étoit aussi ami particulier d’Ormon et de sa famille ; et depuis son mariage, il s’étoit mis sur le pié de passer quelques après-midi avec son Epouse, qui prenoit un grand plaisir à l’entendre raconter toutes sortes d’Histoires, dont il s’aquittoit en perfection. Il s’étoit acquis une entiére liberté auprès d’elle. Après les prémiers complimens, et ayant consideré avec attention les visages et les contenances d’Ormon et de son Epouse, qui n’étoient pas encore tout-à-fait bien remis de leur dernier entretien ; je vois bien, dit-il, que j’ai mal pris ma bisque dans la visite que j’ai eu intention de vous rendre aujourd’hui, puisque je vous ay si fort troublés à mon arrivée : mais je croyois, dit-il en riant, qu’il n’y avoit point d’heure du berger pour les maris et femmes, et puisque je me suis si lourdement trompé, et que la faute est faite, je vais la reparer et vous laisser quelque temps ensemble : trouvez bon, dit-il en prenant le Singe d’Aminte, que nous allions joüer ensemble dans la salle voisine, où effectivement il entra en le faisant sauter et ganbader, comme il avoit coûtume de faire.

Ormon et Aminte le suivirent, lui disant qu’il se trompoit, que sa venûë leur avoit fait tous les plaisirs du monde, et qu’il avoit tort de leur faire une pareille insulte. L’Abbé eût bien de la peine à les croire, il leur dit cent plaisantes choses, qui servirent beaucoup à dissiper les chagrins que tant de passions différentes venoient d’agiter dans leurs âmes. Le Singe parut s’efforcer à leur donner plus de plaisir que de coûtume, il vouloit absolument faire la barbe à Ormon, qui ne se trouvoit point du tout disposé à le souffrir : au contraire il le rebuta si fort, que le Singe se mettant en colere lui eut donné quelques coups de griffe après lui avoir fait cent grimaces, si Aminte, à qui il obéissoit au moindre signe ne l’en eut empêché.

Je voudrois, dit l’Abbé, pour cent pistoles avoir un pareil animal. Il ne vous en coûtera pas tant, lui dit Aminte, je vous en fais présent du meilleur de mon cœur. L’Abbé surpris de cette honnéteté, qu’il ne savoit à quoi attribuer, fit d’abord quelque refus de le recevoir ; ne voulant pas, disoit-il, la priver de ses plaisirs : mais Aminte l’ayant assuré que s’il continuoit à le refuser, elle en alloit faire présent à un autre, l’Abbé prit le parti de l’accepter, et le donna sur le champ à son Laquais, qui le porta chez lui.

La conversation roula ensuite sur quelque indisposition dont Aminte se plaignit. L’Abbé qui ne cherchoit qu’à lui faire plaisir et à son Mari, leur dit, qu’aparemment il y avoit quelque grossesse en campagne. Je vous jure bien fort que non, lui répondit Ormon, et je voudrois pour la moitié de mon bien que cela fût, mais je n’aurai jamais une pareille satisfaction.

Cela n’est peut-être pas si impossible que vous vous le mettez dans l’esprit, reprit l’Abbé : voulez-vous une fois en la vie me croire, vous vous en trouverez parfaitement bien. Que faut-il faire,

Mr. l’Abbé, dit Aminte, vous qui savez tout, pour contenter Monsieur, car s’il donnoit la moitié de son bien pour avoir un fils, je donnerois ma vie toute entiére pour sa satisfaction. Cela est trop honnête lui répondit son Epoux, ce seroit pour moi acheter trop cher un pareil plaisir ; je ne m’en consolerois jamais, non, non, reprit l’Abbé, voulez-vous, leur dit-il, vous en rapporter à moi, et me laisser conduire mon dessein, si vous n’avez pas un successeur, dit-il, en regardant sérieusement Ormon, je brûlerai tous mes Livres. Mais enfin tout de bon, Mr. l’Abbé, que faut-il faire, je vous en prie, reprit Aminte, plusieurs personnes m’ont dit que le Bain étoit merveilleux : si Monsieur le souhaite, en regardant Ormon, je m’y disposerai volontiers.

Vous ne pouvez, Madame, me faire un plus sensible plaisir, dit Ormon en soupirant, et tout ce que Mr. l’Abbé voudra faire pour nous dans cette occasion, je lui en tiendrai compte, comme du plus grand service qu’il puisse jamais rendre à son meilleur ami. Le Bain est admirable, reprit l’Abbé ; c’est aussi par où il faudra que commence Madame :

Mais d’ailleurs, je sçai une recette infaillible. elle est très-agréable à prendre, et je vous proteste que depuis un an une jeune femme de mes amies, dont le Mari a quatre-vingt-quatre ans, s’en étant servi, et ayant observé les petites ordonnances que je lui avois donné sur ce sujet, elle a été si heureuse que de devenir grosse, et il y a peu de tems qu’elle est accouchée d’un garçon, dont j’ai été le parrain.

Lors que les remédes sont éprouvez, dit Aminte, ils sont encore bien plus certains que d’autres. Hé bien ! dit-elle, Mr. l’Abbé, je vais me disposer au Bain, donnez moi vôtre recette par écrit je la suivrai exactement. L’Abbé s’étant fait fournir une plume, de l’encre et du papier, donna à Aminte le mémoire qu’elle souhaitoit, qu’elle promit d’observer religieusement pour contenter son Epoux ; et comme il avoit ordonné une abstinence de lit entr’eux l’espace de quinze jours, l’Abbé proposa d’emmener le lendemain son ami à la campagne durant que sa chére moitié se disposeroit à le bien recevoir à son retour. Ce qui fut dit, fût fait ; Aminte se mit en état dès le lendemain d’exécuter les ordonnances de l’Abbé ; et son Epoux après l’avoir bien remercié du sacrifice qu’elle venoit de lui faire, en donnant à son ami son Singe qu’elle aimoit si fort, et de sa soumission pour remplir ses désirs, il monta à quatre heures du matin à cheval avec l’Abbé, et partirent pour une petite Terre qui appartenoit à un de leurs amis, qui n’étoit éloignée que d’une lieuë et demi au plus de Paris, où ils comptérent fort de trouver bonne compagnie et de s’y bien réjouïr.

Ils ne furent pas plutôt sortis de la maison que le Secretaire descendant par le petit escalier ordinaire, fût ravi de pouvoir entretenir seul sa belle maîtresse ; il y avoit plus d’un mois qu’il ne l’avoit pû joindre un quart d’heure. Ha ! Madame, s’écria-t’il en entrant, qu’on est malheureux quand on aime aussi tendrement que je fais la personne qui mérite le plus d’être adorée, et qu’on la voit si peu ! Faut-il toûjours qu’un Mari nous obséde, et puis-je être des siécles entiers sans vous approcher. Je ne sçaurois je vous jure vivre dans cette contrainte, si vous n’y mettez ordre, ma belle Maîtresse, vous me ferez mourir d’amour et de douleur.

Aminte repondit le plus obligeamment du monde aux honnêtetés de son Amant ; elle lui dit que son Epoux étant parti pour la Campagne, où il devoit rester quelques jours ; elle esperoit bien qu’ils profiteroient tous deux de cette absence, et particuliérement les nuits qu’elle donneroit toutes entiéres à ses ardeurs, s’il étoit vrai qu’il l’aimât toujours, comme il l’en assuroit.

Cet Amant ne manqua pas à ce discours de redoubler ses protestations, et lui donna dans le même moment des marques les plus sensibles du plus parfait amour qui fut jamais. La belle lui raconta ensuite mot pour mot la plaisante conversation qu’elle avoit euë avec son Mari avant son départ, sans oublier la risible avanture du Singe, et le bizare dessein qu’avoit son Mari de la mettre dans les remédes pour avoir un héritier.

Ils se raillerent de lui de la belle maniére ; cependant Aminte fut obligée de se baigner, comme il avoit été arrêté, et si elle s’échauffoit les nuits avec Nico, les jours elle les passoit à se rafraîchir suivant les ordres de son Mari, qui ignoroit les grandes obligations qu’il avoit à son Secretaire.

Aminte fut parfaitement bien servie par son cher Amant, qui étoit au plus sur sa vingt-huitième année. C’étoit un gaillard très-propre pour une bonne fortune : aussi il ne s’épargna point, et employa toutes ses forces, pour conserver la succession d’Ormon dans la ligne directe, en faisant sentir à cette jeune Epouse la différence qu’il y a d’un vieillard abattu à un jeune homme vigoureux et plein de feu. Elle en sçavoit aussi parfaitement bien faire la différence, et elle n’étoit point du tout novice sur l’article.

Un matin, à la pointe du jour, nôtre Secretaire se retiroit sans bruit dans sa chambre, sans que personne s’apperçût de ce commerce ; mais une aventure à laquelle nos Amans ne s’attendoient pas, pensa bien les déconcerter. Une nuit des plus heureuses qu’ils avoient passées ensemble, Nico appercevant le jour, dit à Aminte : ma belle, il faut que je me retire de peur de vous exposer ; et comme il faisoit ses derniers adieux, il entendit sur la montée un bruit épouvantable mêlé de cris, que cela l’obligea de quitter prise, de se lever et d’aller écouter ce que ce pouvoit être.

C’étoit Henriette, fille de Chambre d’Aminte, jeune et assez jolie qui s’étoit laissé tomber si rudement en allant à quelques nécessités, qu’elle s’étoit fort blessée à la tête, et souffroit des douleurs insuportables. Nico eut bien voulu venir à son secours, il y avoit même des raisons particuliéres, qui lui faisoient prendre plus de part qu’on n’eut crû à ce qui touchoit cette aimable fille ; mais il ne pouvoit aller la soulager, sans lui faire connoître l’endroit où il avoit passé la nuit. Il ne sçavoit comment s’y prendre, ni par où sortir, la grande porte de la chambre d’Aminte étoit fermée par dehors à la clef, il falloit passer absolument par le petit escalier, et comment faire ? Henriette étoit à l’entrée qui gemissoit de tout son cœur. L’Amant et la Maîtresse consulterent long-tems ensemble par où ils s’y prendroient pour se tirer de ce mauvais pas ; mais les cris redoublés d’Henriette ayant éveille le portier, il vint tout en chemise où il entendoit le bruit, et trouvant cette pauvre fille toute étenduë sur le carreau, ayant le visage plein de sang et à demi pâmée, il fut chercher du secours, et courut à la Chambre de Nico, faire un vacarme effroyable pour l’éveiller, croyant qu’il y étoit. Il poussa son zéle pour Henriette si loin, qu’impatient de voir que Nico ne répondoit rien, et voulant avoir de l’eau de la Reine d’Hongrie, dont il sçavoit qu’il avoit provision, à l’aide de quatre ou cinq bons coups de pié qu’il donna à la porte il la jetta dedans. Mais qui fut surpris ? Ce fut nôtre homme, quand il vit qu’il n’y avoit personne dans le nid ; cela ne lui causa pas peu d’embarras, car il sçavoit de science certaine que Nico étoit dans le logis, puis que la porte de la ruë n’étoit point encore ouverte, et qu’il en avoit la clef sous son chevet. Il prit cependant une bouteille d’eau de la Reine d’Hongrie, qu’il trouva sur des Tablettes, et retourna à Henriette qui étoit entiérement évanouïe. Nôtre portier plus embarrassé que jamais, saute à la chambre de la cuisiniére ; il trouve la porte ouverte, et cette fille, qui étoit une jeune picarde, couchée entre les bras du More de Madame, et ils dormoient tous deux d’un si profond sommeil, qu’il ne pût venir à bout de les éveiller ; et comme il se disposoit à leur ôter les draps et la couverture, ou leur jetter une potée d’eau pour les rafraîchir et leur faire revenir les sens, voici qu’on cogne à la porte d’une force étonnante qui fit quitter prise à nôtre portier, le quel ne fit qu’un saut pour aller prendre les clefs, et voir qui étoit si hardi que de heurter de la sorte si matin, et dans un tems où il étoit si fort embarrassé. Il se préparoit à bien jurer, lors qu’ayant ouvert, il reconnut son maître à cheval avec l’Abbé Leonardin, et un valet de Chambre. Ce portier tout émû et extrêmement échauffé de l’exercice qu’il venoit de se donner, voulut presque quereller son Maître, qui ne s’aperçut que trop à sa mine qu’il y avoit quelque chose de nouveau au logis. Qu’as-tu, lui dit-il, maraut, que marmottes-tu entre tes dents ? Mr. lui dit Renard, (c’étoit le nom du portier), je ne vous conseille pas de me quereller ; il y a une heure que vôtre fille de Chambre est morte, et que je me tourmente de toutes façons sans pouvoir lui remettre la vie au corps. Que veux-tu dire, Henriette est morte, où est cette fille ? Vous allez voir beau jeu Mr. reprit le portier, elle est étenduë toute roide sur le grand escalier. Le Valet de Chambre ayant entendu plus clair que le Maître, qui mettoit pied à terre avec l’Abbé, courut, sans se mettre en peine de leurs Chevaux, à l’endroit où étoit Henriette, qu’il trouva entre les bras du Secretaire, qui avoit profité de sa foiblesse pour sortir de sa cage, dans le tems qu’il avoit entendu frapper à la porte avec tant de force.

Nico se donnoit des peines infinies pour faire revenir cette pauvre fille ; mais il étoit si troublé, qu’au lieu de lui jetter de l’eau sur le visage, il en jetta une potée dans le nez du Valet de Chambre, qui croyant faire un bon office, en venoit de tirer un sceau. Ormon et l’Abbé arrivoient à ce spectacle : le portier y revint aussi, qui, voyant Nico fit un hélas ! qui pensa découvrir la méche, mais un signe qu’il lui fit à propos de se taire, détourna tout d’un coup l’orage. On porta Henriette sur son lit, où à force de remédes sa foiblesse se dissipa, on fût querir le Chirurgien pour la panser : ses blessures se trouvérent assez fâcheuses, mais elles n’étoient pas mortelles, en peu de tems et par les bons soins qu’on se donna, elle fût entiérement guérie. Personne ne s’apperçût, heureusement pour Nico, de son désordre, que ce Portier et le Valet de Chambre : le premier se contenta de l’aller débarbouiller, n’osant se plaindre contre Nico, sçachant l’autorité qu’il avoit dans la maison ; mais il promit bien en lui-même qu’il en auroit raison dans son tems et deux pistoles fermérent la bouche pour jamais au Portier sur cette aventure.

Ormon conduisit l’Abbé dans son appartement, ne jugeant pas à propos d’entrer de si bonne heure dans celui de Madame, qui étoit dans des inquiétudes mortelles de sçavoir comment Nico se seroit tiré d’affaire. Ils se jettérent tout habillés sur le lit d’Ormon pour se reposer, en attendant qu’Aminte fut éveillée. Renard ayant aidé au Valet de Chambre à mettre les chevaux à l’Ecurie, lui conta l’avanture du More et de la Cuisiniére, sans toutefois lui parler de Nico. Le Valet de Chambre ouvrant les oreilles, fut bien étourdi de ce discours ; Il aimoit cette jeune Servante, et se disposoit à en faire sa femme ; mais apprenant que c’étoit une malheureuse, il se proposa sur le champ de lui faire le dernier affront. Il alloit entrer dans la chambre de son Maître pour lui conter le fait, et lui en donner la Comédie, lors qu’il entendit heurter deux bons coups à la porte. Renard y courut ; mais sa surprise fût extrême, et le Valet de Chambre ne demeura pas moins étonné que lui, lors qu’ayant ouvert, ils virent entrer le More, le nez tout ensanglanté avec un mouchoir sur son visage. Si les cornes fussent venuës à la tête du Portier, il n’auroit pas été plus surpris : le Valet de Chambre le regardant d’un air de colére : tu m’allois mettre, (lui dit-il), dans de beaux draps pour t’avoir crû avec tant de facilité. Hé bien ! camarade, (en parlant au More), d’où diable viens-tu, et qui t’a ajusté de la sorte ? Ma foi, dit le More, si j’ai été battu, j’en ai repassé quatre qui s’en souviendront long-tems. Il lui conta ensuite, qu’ayant eu querelle avec plusieurs de ses camarades en joüant dans un bon lieu, il les avoit poursuivis toute la nuit, et étoit demeuré vainqueur, qu’il leur avoit gagné dix écus et une belle cravate qu’il tira de sa poche. Le Portier voulut lui dire que cela étoit faux ; mais l’un et l’autre lui firent une si grande huée, en lui disant qu’il extravaguoit, que le pauvre homme ne pût ouvrir la bouche pour proférer une seule parole. Renard au désespoir de passer pour un imposteur, faisoit tous ses efforts pour se faire entendre ; mais plus il parloit plus ils se mocquoient de lui : le More en avoit bien sujet, car le tour qu’il venoit de lui jouër étoit des plus subtils. Le drôle, dans le moment que le Portier étoit entré dans la chambre de la Cuisiniére, avec laquelle il étoit couché, se voyant pris sur le fait, crût ne pouvoir mieux jouër son personnage qu’en faisant l’un et l’autre semblant de dormir. Ils l’avoient entendu monter, et cela leur réüssit si bien, que le More s’étant promptement habillé, dans le tems que Renard couroit ouvrir à son Maître, et ayant vû tout le monde occupé près d’Henriette, trouvant la clef à la serrure de la porte de la ruë, il l’ouvrit et sortit en la fermant avec subtilité, sans que personne pût s’en appercevoir. Durant que cette scene se passoit entre les Domestiques, Ormon qui voyoit l’Abbé peu disposé à dormir, le pria de lui conter une aventure qui lui étoit arrivée à Paris depuis peu de jours, avec une jeune Demoiselle de qualité. Cette affaire a fait trop de bruit, dit l’Abbé, pour vous la cacher, et puisque vous voulez la sçavoir par moi-même, je vous en ferai le récit de tout mon cœur, à la charge que vous me direz aussi quelques-unes de vos bonnes fortunes du tems passé. Ormon promit tout ce qu’on voulut ; et l’Abbé commença l’entretien dans ces termes.

Il y a environ deux mois que j’étois à jouër chez Mr. André, lequel, comme vous sçavez, a rendu sa charge, pressé par ses Créanciers qui le vouloient faire périr, et a trouvé en dépit d’eux le secret de vivre sans aucun fonds ni revenus, en faisant chez lui une Académie, où tous les honnêtes gens sont bien reçûs à toutes sortes de jeux, en laissant quelqu’argent pour les cartes, et s’est fait par cette industrie un profit certain de plus de six mille livres par année, dont il fait bonne chére, et entretient une très-jolie personne qui ne lui est pas fort fidelle ; on la nomme Angelique, elle est très enjoüée ; c’est une brune des plus piquantes, qui sçait parfaitement l’art de plaire, qui aime qu’on lui en conte ; elle n’est même point cruelle, pourvû qu’on fasse une dépence raisonnable auprès d’elle. Chacun la connoît sur ce pied, et lors qu’on en a besoin, il n’y a qu’à s’y prendre par la belle porte, l’on est sûr de sa conquête. Je la connois, dit Ormon, elle a beaucoup d’esprit, et chacun en dit du bien ; mais, vous l’Abbé, que m’en allez vous dire ? J’étois donc, reprit-il, dans cette maison, et j’y joüois une partie d’Ombre avec assez d’attention, lorsque Monsieur le Marquis d’Urpan me vint faire une mauvaise contestation sur un jeu sans difficulté ; Mademoiselle Angelique qui étoit dans la chambre s’étant aprochée, et décidant à son ordinaire des coups, chacun se faisant plaisir de s’en raporter à elle, la balance pancha de mon côté, et elle décida le coup en ma faveur. Il s’agissoit de quatre pistoles, je les pris sur la table, et le Marquis d’Urpan jetta de colére les cartes au feu. La partie fût par là rompuë, et toutes les tables de la chambre étant remplies, ne voyant point d’apparence à en relier une nouvelle, je pris un fauteuil et me mis auprès du feu à côté de la belle Angelique, que je remerciai bien fort de son agréable décision. Elle répondit à mes honnêtetés avec beaucoup de grace, et nôtre conversation roula sur différentes matiéres, qui me firent connoître qu’elle avoit encore beaucoup plus d’esprit que je n’avois pensé. Après plusieurs discours qui me plurent infiniment, Angelique s’appercevant que la bague que j’avois au doigt jettoit un assez beau feu : vous avez là un beau Diamant, me dit-elle, il m’éblouit ; combien vous coûte-t-il, Mr. l’Abbé ? J’en payai, lui répondis-je, douze cent livres à Alvaris, il n’y a que quinze jours, et l’on m’en a voulu donner trente Pistoles de profit. Il est bien beau, reprit elle. Comme je m’apperçus qu’elle étoit charmée de ma bague, et qu’elle la regardoit d’une attention qui lui faisoit plaisir, je m’approchai un peu plus près d’elle, comme pour la lui mieux faire voir, et en même tems me penchant près de son oreille, je lui dis tout bas : Ma belle, il est à vôtre service du plus profond de mon cœur, mais à une condition. La belle me regardant fixement, se mit à rire, et fit semblant de n’avoir pas entendu. Elle me parla sur le champ d’autre chose ; et la conversation ayant changé, il ne me fût pas possible de pouvoir la remettre de la soirée sur le chapitre. Je me retirai donc effectivement très amoureux d’Angelique, et je formai dans le moment le dessein de lui donner cette bague qui lui avoit fait tant de plaisir, si elle vouloit m’accorder ses faveurs. Je n’étois pas encore informé qu’elle n’en étoit pas chiche pour des présens, ni qu’elle fût entretenuë par Mr. André ; et mon ignorance là-dessus fut cause d’une assez bizarre avanture. Je ne fus pas plûtôt rentré au logis, que voulant suivre ma pointe, l’ardeur que je sentis pour cette belle me dicta le Billet dont je vous vais dire les termes, que j’envoyai aussitôt par mon Laquais à Angelique, avec ordre d’attendre réponse, et de la rapporter à quelque heure qu’on la lui donnât.

Billet de l’Abbé Leonardin
à la belle Angelique.

Je ne sçai pas, ma belle Demoiselle, si vous avez fait attention à la proposition que je me suis donné l’honneur de vous faire ; la bague est à vous aux conditions que vous sçavez ; si j’avois quelqu’autre chose plus digne de vous offrir, je vous le sacrifierois aussi volontiers, que ce petit gage de la plus tendre ardeur qui fût jamais. Honorez moi de vôtre réponse, ma belle Demoiselle, et croyez que si vous ne la faites pas telle que je la souhaite, je suis dans le dernier désespoir.

Mon Laquais s’étant rendu au logis de la belle Angelique, elle venoit de sortir en carosse avec deux Dames, et l’on ne sçavoit pas si elle viendroit souper. Suivant mes ordres il l’attendit dans la cour, jusqu’à ce que le portier entendant sonner minuit, le mit dehors pour fermer sa porte. Mon laquais trop affectionné pour mon service ne voulant pas revenir sans réponse, croyant toujours qu’Angelique viendroit coucher, se promenoit à grand pas d’un bout de la ruë à l’autre, lors qu’un jeune homme de vingt-deux ans ou environ, passant par là tout nud, commença à faire de grands cris, disant qu’on l’avoit dépouillé, et appellant les Archers du Guet de toute sa force, qui coururent à sa voix ; ce malheureux leur ayant dit que plusieurs voleurs venoient de le dépouiller, deux de ces Officiers se chargérent de le reconduire chez lui, et les autres se dispersérent dans toutes les ruës voisines, et rencontrant mon laquais à trente pas de la maison d’Angelique, ils crûrent qu’il étoit un de ceux qui avoient maltraité ce pauvre jeune homme, et l’ayant arrêté malgré tout ce qu’il pût dire, ils le conduisirent au Châtelet, où après l’avoir fouillé, n’ayant trouvé dans sa poche que la lettre qu’il avoit ordre de rendre à Angelique, on la déposa au greffe, et lui, on le mit dans un Cachot très-obscur, jusqu’au lendemain à sept heures du soir sans boire ni manger. Le Lieutenant criminel étant venu l’interroger, le pauvre Diable déclara la vérité, et lui ayant dit qu’il m’appartenoit, et le sujet du message dont je l’avois chargé, il le renvoya avec la lettre, qui lui fut renduë sans être décachetée. Vous pouvez juger dans quelle impatience je me trouvai de n’avoir point de nouvelles d’Angelique, et de l’inquiétude où je devois être de ne point revoir mon Valet. Enfin, après l’avoir fait chercher par tout inutilement, je ne pûs m’imaginer autre chose, sinon que Mr. André ayant surpris la lettre que j’écrivois à Angelique, bouillant et furieux comme vous le connoissez, et par des intérêts particuliers dont je commençai à avoir quelque soupçon, avoit fait jetter ce garçon par les fenêtres, et je me disposois à m’en faire éclaircir à quelque prix que ce fût, lorsque mon Valet lui-même, à dix heures du soir, me vint rapporter ma lettre en me contant le malheureux sort qu’elle lui avoit causé ; il étoit pâle et défait comme un mort, et le jeune qu’il venoit de faire l’avoit si fort changé, qu’il n’étoit pas reconnoissable, mais deux pistoles que je lui jettai à la tête lui remirent tout d’un coup les esprits, et je le vis tout disposé à retourner chez Angelique, souhaitant qu’il lui arrivât pour le même prix une pareille avanture que celle de la nuit précédente. Je décachetai mon billet, et après y avoir changé peu de chose, je le renvoyai à Angelique, qu’il trouva prête à se mettre au lit. Elle dit à mon Laquais de revenir le lendemain à dix heures, et qu’elle lui donneroit sa rêponse : ce que m’ayant rapporté, je passai cette nuit avec encore plus d’inquiétude que la précédente, et l’amour faisoit sur moi des effets que je n’avois jamais sentis. Le jour à peine paroissoit, que je fis lever mon Laquais, et l’envoyai chercher ma mort ou ma guérison chez Angelique. Il eut beau me remontrer qu’il étoit de trop bonne heure, mais je le fis partir. Ce coquin qui se doutoit bien qu’Angelique ne seroit pas encore levée, et que c’étoit tems perdu, chercha, en attendant l’heure de l’assignation qu’elle lui avoit donnée, quelques camarades pour boire ensemble. Il trouva justement le Laquais d’un Procureur de la Cour, avec lequel il entra dans un cabaret, à peu près de l’endroit où il avoit été arrêté prisonnier par le Guet. Comme sa playe étoit encore toute fraîche, et qu’il avoit fort sur le cœur le mauvais traitement qu’on lui avoit fait au Châtelet, il raconta ses doleances à son camarade qui fut bien étonné de ce recit, où il avoit autant de part que mon Valet, mais d’une maniére bien differente. Pour entendre cette plaisante histoire, il faut que vous sçachiez, Monsieur, qu’un Procureur de la Cour, des plus fameux du Parlement de Paris, donnoit un éxercice journallier à six grands Clercs qu’il avoit dans son étude, en les faisant travailler depuis cinq heures du matin jusqu’à une heure après minuit, qu’un des Clercs qui revenoit de porter toutes les lettres pour les Agents des Provinces à la grande poste, annonçoit par son retour à toute la troupe qu’il falloit s’aller coucher. C’étoit ordinairement le dernier venu qui avoit cette chagrinante commission ; car quelque tems qu’il fit, il faloit tous les jours reguliérement, sitôt que minuit frapoit, partir pour la grande poste. Un Bas-Normand ayant obtenu une place chez ce Procureur de la Cour dont je veux vous parler, et sa qualité de dernier venu l’obligeant au message ordinaire de nuit à la grande poste, cela le chagrina beaucoup, particuliérement les premiers jours, ayant reçû en chemin quelques potées d’urine qui lui gâtérent un manteau, dont il fit de grandes plaintes, sans pouvoir obtenir quoi que ce fut au monde du Procureur, pour l’indemnité de sa perte. Ces gens de Palais sont durs pour la plûpart, lors qu’il s’agit de tirer cinq sols de leurs bources ; gens habitués au pillage, ne connoissant point d’autre Dieu que leurs intérêts ; Nôtre Bas-Normand chagrin de la dureté de son Procureur, rumina en lui-même une piéce pour s’en vanger qui pourroit le rendre plus raisonnable, et ne plus l’exposer non plus que les autres à sortir si tard. Voici donc quel fut son dessein, qu’il communiqua à ses camarades, et qui fut approuvé tout d’une voix par toute la troupe. Il venoit de recevoir de Constance une somme de cent livres, dont il s’équipa de neuf depuis les pieds jusqu’à la tête ; Il proposa de faire semblant quelque jour, en retournant de la poste, de se faire voler tout son équipage, et de revenir chez le Procureur tout nud, comme il avoit fait en effet ; car c’étoit le même que mon Laquais avoit rencontré, et qui fut cause de sa prison : mais pour bien réüssir dans son dessein, l’on mit le Laquais et la Servante du Procureur de la partie ; (le commerce entre les Clercs et ces gens-là est toûjours ordinaire) et enfin après une mure déliberation entr’eux, il fut arrêté que le soir même le Clerc se feroit voler en apparence, et qu’il jetteroit toutes ses hardes par le soupirail de la cave que la servante auroit soin de lui rendre, et qu’après avoir tiré le plus d’argent qu’il lui seroit possible du Procureur pour cette perte apparente, ils le partageroient tous entr’eux également. Ce qui fut dit fut fait ; et nôtre Bas-Normand ayant joüé son personnage merveilleusement bien, étant sorti pour porter ses lettres à l’heure ordinaire, et ayant jetté tous ses habits jusqu’à sa chemise dans la Cour de la maison du Procureur, il vint heurter accompagné des deux Archers du Guet qui sortoient détachez de la grande bande qui conduisoit mon Laquais au Châtelet, et pour l’escorter le remirent en cet équipage entre les mains des Clercs, qui firent les étonnés, comme s’ils n’avoient rien sçû de cette affaire. Le Procureur et la Procureuse étant survenus au bruit, furent bien plus surpris que les autres, de voir ce pauvre Clerc si maltraité. La Procureuse et la servante firent semblant de s’enfuir à cause de l’état où notre drôle étoit ; mais comme il faloit le secourir, elles le firent entrer dans une salle auprès d’un bon feu, et lui jettérent promptement une Chemise et une robe de Chambre sur le corps. Les Archers du Guet dirent au Procureur, que ce jeune homme venoit d’être dépouillé par six voleurs, dont on venoit d’atraper l’un, et qu’ils alloient roder toute la nuit pour avoir les autres. Après les avoir fait boire et donné la piéce à chacun pour les remercier, le Procureur commença à dire en frapant dans ses mains, il sera pendu le voleur, nous le tenons, sans cela il m’en alloit coûter une belle somme. Enfin étant tous rentrés dans la salle pour entendre de la bouche même du Clerc sa mauvaise avanture, ils le trouvérent sur un matelas étendu devant le feu, qui étoit tombé dans une foiblesse si apparente, que le Procureur craignant tout pour la vie de ce pauvre garçon, après lui avoir fait prendre plusieurs verres de vin, voulut envoyer chercher le Chirurgien pour le faire ventouser. Comme il en raisonnoit avec sa femme, le Clerc qui entendit à demi mot ce que cela vouloit dire, et craignant que la feinte sincope ne fût reconnuë donna sur le champ des signes visibles du retour de ses Esprits, et après avoir joüé son personnage fort au naturel, on le porta dans le lit même du Procureur, qu’il voulut bien lui céder pour cette fois, et ordonna à la servante, au Laquais et aux Clercs de le garder toute la nuit les uns après les autres. Cela fait, il se retira avec sa femme dans une autre Chambre sur le derriére de l’apartement, et ordonna que si son Clerc se trouvoit plus mal, qu’on eût à le réveiller, qu’il vouloit qu’il fût traité comme lui même, qu’il appartenoit à une famille de Basse-Normandie, qui ne lui pardonneroit jamais sa mort. Il fut donc se coucher là-dessus, et nôtre petite troupe étant demeurée seule, ils s’enfermerent au vérouil, et avec le secours de plusieurs bouteilles de vin et de quelques langues de bœuf et de porc, dont ils avoient fait provision, ils passérent le reste de la nuit, qui étoit déjà bien avancée, près du malade prétendu, qui ne bût pas moins qu’eux à la santé du Procureur, avec un aplaudissement universel de la maniére agréable dont il s’y étoit pris pour le jouër. On arrêta qu’il garderoit le lit encore le lendemain ; ses habits furent retirez de la cave par la servante, et portez à la friperie, où ils furent vendus promptement, et l’argent rendu au Clerc pour en acheter d’autres. Leur joie étoit cependant un peu troublée par une circonstance qui les embarrassoit beaucoup ; c’étoient la prise d’un voleur, dont les Archers du Guet venoient de parler : Ils jugérent tous qu’il faloit qu’il y eût quelque méprise, dont il se faloit faire instruire dans la journée, pour ne point faire de fausse démarche ; après cela ils exhortérent leur camarade à bien faire payer ses habits par le Procureur, car c’étoit de là d’où dépendoit tout le nœud de l’affaire.

Le jour venu, le Procureur qui n’avoit dormi non plus qu’un autre de toute la nuit, se leva avec promptitude, et s’étant habillé, sauta chez Pariset un des Greffier criminel du Châtelet, et le plus grand fripon de Paris, pour sçavoir qui étoit l’homme que le Guet avoit arrêté la nuit derniére ; mais Pariset à son ordinaire ne lui répondit rien, disant qu’un Greffier criminel ne parle jamais d’affaire sans argent. Le Procureur lui en promit. Mais ce fut peine perduë, il falut du réel ; et enfin pour trois Loüis qu’il reçut, il s’obligea de montrer au Procureur toutes les charges et informations. Ils furent au Châtelet ensemble ; mais le prisonnier n’ayant été interrogé que sur le soir, et ensuite élargi, Pariset pour l’argent qu’il avoit reçû, écrivit un billet au Procureur, qui lui annonça cette fâcheuse et triste nouvelle.

Si le feu eut pris à la maison du Procureur il n’eut pas été plus intrigué qu’il le fut, quand le Billet de Pariset lui apprit, que ce n’étoit que le Laquais d’un Abbé que le Guet avoit arrêté par méprise, et que les véritables voleurs s’étoient échappez. Il étoit dans une rage de possédé, et jura qu’il périroit plûtôt que de n’en pas tirer vangeance. Les trois Loüis qu’il venoit de donner à Pariset lui tenoient plus au cœur que le reste ; le voleur, disoit-il, comment les a-t-il gagné ? Cet infame, ce scelerat, ce malheureux Pillard, et après avoir déchargé sa colére tantôt sur un Clerc, tantôt sur un autre, en les accablant de travail, pour réparer aux dépens de qui il apartiendroit, la perte qu’il alloit endurer ; il passa dans la Chambre du malade, qu’il trouva un peu mieux, et avec espérance de le voir bientôt sur pied. Il lui conta tout son désastre, et l’argent qu’il venoit encore de lui en coûter ; mais vous, mon cher ami, lui dit-il, outre les peines que vous sentez, je vous plaints de la grosse perte que vous venez de faire ; de grace, dites moi à quoi elle se monte, je verrai à vous en faire rembourcer par quelqu’unes de mes parties, car il n’est pas juste qu’un pauvre Procureur qui travaille pour le bien public, soit ainsi pillé de la sorte. Dans les lettres que vous portiez à la poste, quand le malheur vous est arrivé, il y en avoit dix pour des Marchands de la Rochelle très riches, et qui supporteront volontiers cette perte, Je leur en écrirai ; cependant vous vous servirez des hardes de vos camarades ; je les prierai de vous en préter. Nôtre feint malade qui ne s’attendoit pas à une pareille Harangue, releva bien son Procureur de Sentinelle ; vous n’avez que faire, Monsieur, lui dit-il, de me remettre sur vos parties pour me rembourcer mes pertes ; j’ai été volé travaillant pour vôtre service, je prétend que vous me rendiez tout ce qu’on m’a pris, ou bien je prendrai des mesures dont vous ne serez pas contant. Le Procureur au desespoir, après l’avoir bien prié d’attendre qu’il eût écrit à la Rochelle, et voyant qu’il ne le pouvoit fléchir, se retira en colère, avec menaces de le mettre dehors, s’il parloit de cette affaire dont il n’y avoit point de preuve pour lui, et de le faire passer pour un débauché, qui avoit été dépoüillé dans un mauvais lieu, et qu’il l’écriroit de la sorte à ses parens, qui le croiroient bien plûtôt que lui. Ce détour du Procureur ne laissa pas que d’embarrasser nôtre Bas-Normand ; il saute du lit, et va dans la Chambre de la Procureuse se jetter à ses pieds, et lui demander justice. Cette femme étoit jeune et assez jolie, elle avoit vû des perfections dans son Clerc, lors qu’il arriva tout nud, qui lui avoient frappé l’imagination. Comme son idée en étoit encore toute remplie, ce fut pour elle un plaisir extrême que la visite de ce jeune homme, à quoi elle ne s’attendoit pas ; elle le releva avec toute la bonté possible, et lui promit de parler à son mari de cette affaire, et elle lui dit tout bas que s’il étoit toûjours aussi dur qu’il le paroissoit, et qu’il refusat de le contenter, elle suppléeroit à tout de sa propre bourse, et qu’il seroit très-satisfait d’elle, s’il vouloit lui promettre un secret éternel. Le Bas-Normand qui reconnut qu’il avoit donné dans la vûë de la Procureuse, profita de l’occasion admirablement ; il lui fit tous les sermens qu’elle put souhaiter, dont elle fut très-satisfaite, et il les accompagna de tant d’honnêtetés et de marques de reconnoissance, que la Procureuse ne pouvant plus se contenir, se jetta au col de ce jeune homme et l’embrassant amoureusement, lui permit des choses que la pudeur ne me permet pas ici de raporter. Ce qui est toûjours de certain, c’est qu’elle en fut très contente. Ils prirent ensuite des mesures pour se revoir, et la Procureuse conseilla toûjours à son Clerc de continuer ses démarches pour faire payer son mari.

Ce bouru étant rentré dans son étude, fit le diable incarné contre tous ses Clercs, et après leur avoir fait cent sots contes, dont ils pensérent mourir de rire, il leur dit, que le malheur arrivé à leur camarade étoit une affaire commune dont chacun devoit porter sa part, et qu’ils devoient chercher entr’eux des moyens pour le soulager, puisque la malheureuse avanture eut pû arriver aussi-bien à un d’entr’eux comme à lui. Ce raisonnement qui les piqua au dernier point, voyant toutes leurs espérances perduës de tirer de l’argent de ce pincemaille, les détermina sur le champ à le quitter ; tous cinq s’accordant parfaitement sur cet article jettérent bas leurs robes de Chambre, et s’habillérent à la hâte ; ils firent faire la même chose au Bas-Normand et sortirent tous ensemble de l’étude du Procureur, abandonnant toutes ses affaires ; et furent chez Rousseau à la galére, voir si dans son bon vin ils trouveroient dequoi se consoler du peu de succès de leur entreprise. Le Bas-Normand, à cause de sa bonne fortune particuliére et secrette, eut de la peine à se déterminer à cette sortie ; mais enfin voyant que ses camarades avoient besoin de lui dans leurs délibérations, il les accompagna. Ils étoient tous six enfans de famille et d’esprit, ils commencérent par ordonner à Rousseau tout ce qu’il faloit pour faire bonne chére, et s’étant fait apporter de son meilleur vin de Champagne, ils raisonnérent le verre à la main de l’état présent de leurs affaires. Le Bas-Normand se donna bien de garde d’ouvrir la bouche sur ce qui s’étoit passé entre la Procureuse et lui. Enfin, après plusieurs discours, qui ne finissoient point, par les différentes idées qui venoient à chacun pour faire piéce au Procureur, ils convinrent ensemble que n’étant pas possible qu’il pût se passer d’eux, et particuliérement du Mre. Clerc qui avoit la Clef de toutes les affaires, qu’ils ne sortiroient point de chez Rousseau que le Procureur ne vint lui-même les querir, ne payât toute la dépense, et remboursât le Bas-Normand de cinquante écus, à quoi ils le taxérent sans misericorde. Cela fût arrêté par un serment solemnel de toute la compagnie.

Mes gaillards ne se trompérent pas dans leurs conjectures. Le Procureur déconcerté, ne sçavoit à quelle sauce manger ce poisson ; il ferma son Etude, et après avoir donné cent fois au diable les Clercs et toute sa pratique, il passa dans la chambre de sa femme, où il fit un vacarme effroyable. Elle étoit d’une humeur douce et honnête, et sçavoit parfaitement bien le ramener. Elle s’y prit de la plus aimable maniére du monde ; et enfin le détermina à aller requérir ses Clercs, qu’elle avoit appris par son laquais être dans une débauche effroyable. Cela ne se pût faire qu’au soir ; nos drôles étoient dans la joye jusqu’aux yeux, lors que nôtre brutal étant entré chez Rousseau, ils lui firent tous les honneurs imaginables, lui donnérent un fauteuil, et le firent boire avec eux, quoi qu’il n’en eût guéres d’envie. Après toutes les remontrances écoutées avec toute la patience possible, le Bas-Normand l’interrompit, et lui dit nettement, que tous ses beaux discours n’aboutissoient à rien sans argent, ensuite il lui fit entendre ce qui étoit à faire pour les obliger à revenir chez lui, et enfin après leurs grimaces capables de faire mourir de rire les plus melancoliques, le Procureur promit tout, et l’exécuta : l’écot fut aussi par lui parfaitement bien payé, et ils s’en retournérent très joyeux de compagnie à leur Etude, où ayant compté les cinquante écus au Bas-Normand, le partage en fût fait suivant la convention. La paix se rétablit de toutes maniéres dans la maison, et le Procureur fît un serment effroyable, que jamais aucun de ses Clercs ne porteroit de lettres à la poste après six heures du soir. Cela passe présentement chez lui pour un réglement qui est observé à la lettre et très-religieusement. Le bon de toute cette affaire fût que le laquais de ce Procureur ayant informé le mien de cette avanture, fut bien surpris d’apprendre que c’étoit lui qui avoit été pris pour un autre ; et comme il avoit été trop maltraité pour n’en pas avoir de ressentiment, il dit sans marchander au Laquais du Procureur, que puis qu’il y avoit eu de l’argent partagé, il en vouloit avoir sa part : il fût trouver les Clercs promptement, et voulut qu’on lui donnât dix écus, ou bien qu’il alloit tout dire au Procureur. Ce coquin fit si bien ses affaires, que le Maître-Clerc tout tremblant lui compta cette somme, qu’il reçut, avec promesse de se taire.

Cette petite digression nous a fait venir à l’heure qu’Angelique avoit donnée à mon Valet, lequel étant entré dans sa Chambre, elle lui remit sa réponse, qu’il m’apporta et que je trouvai à peu près de la sorte.

Lettre d’Angelique à Mr. l’Abbé Leonardin.

Vous êtes si genereux, Monsieur l’Abbé, et vos belles maniéres sont si engageantes, qu’il ne faudroit pas être porté comme je la suis, à recevoir vos honnêtetés, pour différer à vous faire une réponse telle que vous la souhaitez. Ce n’est pas ce que vous me promettez, qui me détermine en vôtre faveur : il y a long-tems que mon cœur me parle pour vous, et s’il eut été bienseant à une fille de faire des déclarations à un Abbé, vous eussiez été prévenu. Je vous confirmerai cette vérité à la premiere occasion, faites la naître, au plûtôt, s’il est vrai que vous m’aimez, comme je commence déjà à le croire, et persuadez-vous que vous trouverez en moi, toutes les dispositions d’une personne qui se veut uniquement attacher à vous.


Jugez de ma joye, mon cher ami, à la vûë de cette lettre. Jamais homme ne fut plus chatoüillé que moi, par l’espérance d’une si agréable possession. Je ne cherchai plus que le moment d’en venir aux prises, et quelques peines que je me donnasse, je fus deux jours entiers sans pouvoir trouver l’occasion que je cherchois avec tant d’impatience. Enfin le jour fut pris pour passer une après-midi ensemble ; et cela s’éxécuta passablement bien ; elle me donna rendez-vous dans la cour des Barnabites près le Palais, ou m’étant rendu enfermé dans un Fiacre, j’y attendis la belle, qui ne fut pas long-tems à me venir joindre toute seule, envelopée dans ses coïffures, de peur d’être reconnuë, ayant monté et pris place près de moi, je dis au Cocher de prendre le chemin du Bois de Boulogne, après avoir fermé les glaces de bois dont ces Carosses de commodité sont ornés pour l’ordinaire. Nous commandames le souper en passant à Passi, aux perdreaux, et nous fûmes faire un tour de promenade du côté de St. Cloud, sans mettre pied à terre, parce que la saison ne permettoit pas de prendre l’air.

Après les premiers complimens, et qu’Angelique se fût fort étenduë sur ce qu’elle faisoit pour moi, dans une occasion, où il ne s’agissoit pas moins que de la perdre, je ne crûs pouvoir mieux lui répondre, qu’en commençant par lui mettre au doigt la bague dont il étoit question. Elle fit quelque difficulté d’abord de la recevoir ; mais enfin pressée par mes importunités, elle la prit, m’assûrant bien que ce n’étoit pas cela qui l’avoit renduë sensible pour moi. Si dans le moment elle m’eut demandé tout mon bien, je le lui eusse donné, tant j’étois coiffé de cette créature. Enfin le présent que je lui venois de faire, m’authorisant à quelqu’entreprise, je me mis en devoir de me contenter, et je fus reçû à bras ouverts sans la moindre résistance, ou du moins si peu, que cela ne fit que redoubler mes feux ; la place fut emportée d’assaut après plusieurs attaques, et elle répondit à mes ardeurs avec tant d’amour, qu’un Roi ne se seroit pas estimé plus heureux que je l’étois pour lors, si je n’avois trouvé comme je fis, le chemin un peu trop frayé ; cette belle avoit toute l’expérience du monde pour satisfaire un homme, et j’eusse bien souhaité qu’elle eut été plus ignorante ; j’avois fait la faute, il ne faloit pas m’en chagriner, cela étoit juste, la bague étoit donnée, il n’y avoit plus de reméde. Le parti que je pris fût de me divertir, sans donner à Angelique la moindre pensée du chagrin que cette avanture me causoit dans le fond de l’ame. Car enfin, mon cher ami, je n’en eus pas les gands, et c’étoit entre nous acheter un petit plaisir bien cher, par le présent que je lui avois fait ; mais il n’y faloit plus penser. Nous retournames à Passi souper, et je m’en divertis de mon mieux ; elle y répondit admirablement bien, et l’ayant remise à deux pas de chez elle, nous nous séparames très contens en apparence l’un de l’autre. Elle rentra dans son logis, où après m’avoir prié de lui procurer de nouvelles occasions de nous voir, ce que je lui promis, moi je me fis reconduire chez moi, me mordant les pouces de ma sotise.

Le lendemain matin le Chevalier d’Ericourt m’étant venu demander à déjeuné, je le reçus du mieux qu’il me fût possible ; il passa une partie de la journée avec moi, et ayant sur le cœur l’affaire qui m’étoit arrivée la veille, je crus ne la devoir pas cacher à mon ami. Quelque serment qu’on fasse à une Dame de garder le secret, elles sont là-dessus pour la plûpart les dupes des hommes, qui ne sont jamais plus contens, que lors qu’ils s’entretiennent entr’eux des faveurs qu’ils en ont reçûës, dont elles se vangent aussi de leur côté, par le peu de fidélité qu’elles leur tiennent. Le Chevalier surpris de mon discours, aprenant qu’il m’en avoit coûté si cher pour passer une demi journée avec Angelique, commença à me railler de la belle maniére ; et après m’avoir traité de fou, et dit cent contes là-dessus que je ne supportois point du tout avec plaisir ; on vous a attrapé, mon cher, Angelique vous a plumé, elle en a usé avec les autres à bien meilleur conte, j’ai eu à faire à elle aussi-bien que vous, mais trois pistoles m’ont acquitté, et je l’ai bien contentée. Si je veux encore aujourd’hui la voir, je n’ai qu’à parler, mais je n’ai garde, dit-il en riant, vous l’aurez trop fatiguée hier pour vos douze cent francs.

Qui enrageoit de bon cœur, mon cher Ormon ? Ce fût moi à ce discours ; j’étois au désespoir de ma confidence, mais la parole en étoit lâchée : dans le moment je pris la résolution de me vanger d’Angelique. Le Chevalier l’approuva, et je fus chez elle l’après-midi exprès dans ce dessein. Je me donnai bien de garde de lui faire connoître mon mécontentement, la dissimulation me fût très-utile dans cette rencontre. Je la trouvai en bonne compagnie ; mais elle ne laissa pas de s’approcher de moi, et pénétrée de mes honnêtetés qu’elle avoit reçûës la veille, elle me fit mille civilités dont chacun s’apperçût assez. Lors qu’elle pût me parler en particulier, elle commença de me dire, qu’ayant eu tout le tems d’examiner de près la bague que je lui avois donnée, elle l’avoit trouvée très-belle, mais qu’elle croyoit que le diamant brilleroit bien plus, si au lieu de l’or dont il étoit enchassé, on le mettoit dans l’argent, qu’elle en avoit vû de pareils qui lui plaisoient beaucoup. J’applaudis dans le moment à cette pensée, et lui dis, que si elle le souhaitoit je la menerois chez mon lapidaire, qui entend parfaitement bien à relever ces sortes d’ouvrages. Elle me prit au mot, nous y fûmes, et le Jouaillier lui promit que dans trois jours il lui reporteroit son diamant, si beau qu’elle ne le reconnoîtroit pas. J’eus encore quelques faveurs en chemin faisant ; mais ce furent les derniéres, car voyant où ma folie m’avoit porté pour cette fille, je retournai chez le Jouaillier, dont je disposois à ma volonté. Lui ayant fait le récit de mon avanture, il se trouva tout disposé à me servir. Nous fûmes au Temple ensemble ordonner un diamant de pareille grosseur, et fait sur le modéle du mien. Il m’en coûta quatre pistolles, et étant enchassé avec art, le Jouaillier le remit à Angelique, qui s’y méprit les prémiers jours, mais par malheur pour elle, l’ayant mis à son doigt, il fût vû de tant de monde, qu’il fût reconnu pour faux. Angelique fit la diablesse contre le Jouaillier, et contre moi. Je me contentai de lui faire la réponse suivante.

Lettre de l’Abbé Leonardin
à Angelique.

Si vous aviez été toute Neuve, ma pauvre Angelique, le Diamant que je vous avois donné vous seroit demeuré ; mais comme l’expérience que j’en ai faite ne m’a que trop persuadé de ce qui en est, taisez vous, si vous m’en voulez croire, sur la petite piéce que je vous viens de faire. Le Diamant qui est à la place du mien me coûte quatre Louis d’or : je sçai des gens qui ne vous ont pas si bien servi que moi, qui en ont été quittes à meilleur marché ; ainsi consolez-vous dans vôtre malheur, vous avez toûjours de quoi en gagner autant. Pour moi, dont les revenus sont médiocres, j’ai intérêt de ménager mon fait, et lors que je voudrai me divertir, je ferai en sorte, du moins s’il m’en coûte douze cent livres, d’avoir une fille qui n’ait jamais servi. Je vous avertis en bon ami, que si vous publiez cette avanture, je n’oublierai rien pour la circonstancier d’une maniére qui ne vous sera point du tout agréable. Ainsi le parti est de n’y plus penser, c’est ce que je vous conseille.


Cette lettre ne l’empêcha pas de faire la diablesse, et de se déchainer contre moi, et contre tous les Abbez de Paris ; mais je m’en mocquai, et cette avanture n’a donné qu’à rire dans les meilleures compagnies de la Ville.

Ormon, après avoir bien écoûté l’Abbé, lui dit qu’il ne sçavoit pas comment les autres hommes étoient bâtis ; que pour lui il eut mieux aimé perdre la vie que de maltraiter de la sorte une si aimable enfant.

Comme l’Abbé alloit lui répondre, ils entendirent sonner dans l’appartement de Madame ; cela les fit lever au plus vite ; et après lui avoir fait demander si on ne l’incommoderoit pas, ils passérent tous deux dans sa chambre, où ils la trouvérent encore au lit, dans un embonpoint à inspirer de l’amour à toute la terre.

Aminte avoit eu tout le tems de se faire instruire de tout le carillon qui étoit arrivé à l’occasion d’Henriette ; et sçachant précisement que Nico s’étoit tiré agréablement d’affaire, elle s’étoit endormie peur se reposer de la fatigue de la nuit.

Voici vôtre Médecin que je vous amène, Madame, lui dit Ormon, en approchant près de son lit avec l’Abbé, et il m’a tout promis du bon succès de ses remédes. A l’œuvre on connoit l’ouvrier, dit Aminte en souriant, et il ne tiendra pas à moi, Monsieur, que vos souhaits ne soient accomplis. Au reste nous avons bien de l’obligation à Mr. l’Abbé de ce qu’il fait pour nous, en mon particulier je le prie d’être persuadé que j’en aurai une éternelle reconnoissance ; mais enfin, poursuivant toujours avec son air enjoué qui lui est si naturel, ce qui vient de Messieurs les Abbez est un peu suspect, et il pouroit arriver que bien des gens n’auroient pas comme nous la même confiance en ses ordonnances. Car enfin, Monsieur, que sçavons nous si Mr. l’Abbé n’a pas quelque dessein ; si je le connoissois aussi honnête homme, que je suis persuadée qu’il l’est, croyez-vous que je me mettrois comme je fais à sa discrétion, et que j’avallerois dans mes boüillons, comme il l’ordonne par son mémoire, des poudres que je ne connois pas ? Qui nous assurera qu’il n’a pas un dessein prémedité de se faire aimer de moi, à quoi il n’auroit pas grand peine de reüssir, fait comme il est.

Monsieur, croyez-moi dit-elle en regardant son Epoux, vous avez là un ami qui a l’air d’être un bon compagnon ; examinons un peu ses secrets avant que de nous en servir davantage ; les Abbez sont capables de tout, ne nous en raportons à eux que de bonne sorte. Ormon rioit de tout son cœur du discours de sa femme, et quoi qu’elle dit les choses comme elle les pensoit tout en plaisantant, cela ne l’embarassa pas du tout, il n’y avoit que le Singe qui venoit d’être exilé, qui avoit été capable de lui troubler la cervelle, il ne craignoit plus rien d’ailleurs, et il se fioit si fort à son ami, qu’il ne croyoit pas qu’un Abbé jeune et bien fait fut capable d’en conter à une belle Dame, au préjudice d’un Epoux, dont l’age devoit lui inspirer du respect mais il se trompa bien dans son calcul. L’Abbé Leonardin étoit de ces jeunes gens polis, qui n’ont d’autre occupation que de passer les jours et les nuits à découvrir parmi le beau sexe des sujets pour se dédommager aux dépens des pauvres maris, de la sévére loi, qui leur ordonne un célibat éternel. Il connoissoit Ormon depuis long-temps. Ils s’étoient toujours vus avec beaucoup d’estime de part et d’autre, et encore plus particuliérement qu’auparavant, depuis qu’il avoit épousé Aminte, car l’Abbé la trouvant à son goût, et jugeant par le grand age d’Ormon qu’elle étoit mal servie, avoit tenté bien des fois à se faire aimer, à quoi il eût bien de la peine à réüssir. Le Secretaire étoit un obstacle insurmontable : un Amant chéri et favorisé détruit bien les desseins du Rival ; mais la perséverance d’un Abbé, et l’inconstance ordinaire des belles, manquent rarement de faire l’effet qu’on en espére.

L’Abbé dit cent mille jolies choses sur ses poudres, et sur leurs effets. Aminte fut charmée plus que jamais de son bel esprit, qu’il fit briller dans cette conversation d’une maniére toute agréable, et Ormon voyant que sa femme y prenoit infiniment de plaisir, se souvenant qu’il pouvoit lui être survenu quelques petites affaires de famille, il passa avec la permission de l’Abbé dans son cabinet, où ayant fait appeller son Secretaire, il se fit rendre compte de ce qui s’étoit passé durant son dernier voyage.

La retraite d’Ormon plût bien à nôtre Abbé, elle étoit bien favorable à ses desseins : aussi ne perdit-il pas le moment d’en profiter. Il y a longtems, Madame, lui dit-il, que je cherche une occasion aussi favorable sans l’avoir pû trouver ; mais enfin, me voici seul avec vous sans témoin, je vous aime, Madame, à un point que vous ne pouvez jamais vous l’imaginer, n’y a-t-il point moyen de vous fléchir ? Considerez, lui dit-il, en lui baisant ses belles mains, qu’il tenoit fort serrées dans les siennes, avec quelle tendresse et quel respect je vous adore depuis si long-tems, sans avoir pû obtenir de vous la moindre de vos faveurs. Comment donc, l’Abbé, interrompit-elle en riant toûjours comme auparavant, je vois bien que vous êtes un bon Médecin, et que vous employez le verd et le sec pour la guérison de vos malades ; si vos poudres ne réüssissent d’une façon, vous avez des secrets et des vertus dont la pratique me paroit infaillible. Songez vous bien l’Abbé, commença-t-elle à lui dire d’un ton un peu plus sévére, que mon Epoux n’est pas bien loin d’ici, et que s’il entendoit un pareil discours de son meilleur ami, vous seriez un homme perdu. Je le sçai, Madame, et que m’importe de périr si je suis éternellement malheureux. Ayez pitié, belle Aminte, du plus fidéle Amant qui ait jamais été, et qui vous promet de sacrifier ses jours à vôtre service. C’est beaucoup dire l’Abbé, reprit Aminte, si l’on étoit assez folle de s’y fier, vous feriez bien voir du pays à une femme, et je ne sçai, prévenuë comme je le suis en vôtre faveur, si vous ne me persuaderez point. Mais je vois bien qu’il faut que je vous évite, et que je quitte la partie. Permettez moi, lui dit-elle, de me lever, il est déjà tard ; vous dînerez avec nous, je vous en prie, à la charge que vous serez sage, et que vous ne me parlerez plus comme vous venez de faire. Elle se mit en devoir de prendre une Robe de chambre, et l’Abbé lui ayant mise dans ses bras, soit à dessein ou par hazard, elle lui fit voir une gorge d’une blancheur si surprenante, et d’une beauté si touchante, que l’Abbé ne pouvant se retenir, la baisa cent fois malgré elle, et voyant que sa resistance n’étoit pas bien vive, il eut la temerité de pousser les choses plus loin, et la belle feignant d’être pâmée entre ses bras, il profita de ses foiblesses avec toutes sortes d’avantages. La temerité étoit extrême, car la porte n’étoit pas fermée, et il pouvoit être surpris par son ami, qui malgré l’envie qu’il avoit d’avoir des héritiers, n’eut pû être témoin d’une pareille action sans en venir à de dûres extrémités, n’étant pas possible de se voir deshonoré sans ressentiment. Mais Messieurs les Abbez sont à l’épreuve de tout cela, il ne fût pas son maître dans une si belle occasion, et la hardiesse lui réüssit admirablement bien. Aminte revenuë de sa feinte vapeur, voulut se fâcher de l’insolence de l’Abbé, mais lui qui sçavoit toutes les danses, et qui ne sortoit pas pour ce coup d’aprentissage, sçût si bien faire sa paix, qu’ils alloient d’un bon accord recommencer la partie, s’ils n’eussent entendu l’arrivée d’Ormon, lequel en sage Epoux et suivant la loüable coûtume de Paris, n’entroit jamais dans la chambre de sa femme lors qu’il la sçavoit avec un homme, qu’il ne toussât, crachât, ou apellât quelques domestiques, et fit tant de bruit, que sa venuë fut annoncée, de peur d’être témoin quelquefois de certaines choses auxquelles il n’y a point de remede, et dont il s’embarassoit peu.

Nous dinerons, Madame, quand il vous plaira, dit Ormon en entrant dans la chambre, retenez Mr. l’Abbé, je vous en prie. C’est une affaire faite, lui dit-elle, il me l’a promis. Je vais donc me lever promptement : aussitôt ayant appellé une de ses filles, elle s’habilla au plus vîte, et passa dans la chambre, où l’on vint avertir qu’on avoit servi. On se mit à table ; durant le repas tout l’entretien roula sur l’avanture d’Henriette. L’Abbé étoit de la plus belle humeur du monde, et dit cent folies à son sujet ; il entreprit même Nico, d’une maniére fort agréable, et pensa le déconcerter plus d’une fois, quand il lui demandoit à quoi il avoit pensé, de baptiser de la sorte le Valet de Chambre d’Ormon.

Après le diné, on retourna dans la chambre d’Aminte, où s’étant mise à sa toilette, Ormon pria l’Abbé de vouloir bien lui dire s’il n’avoit point entendu parler d’une avanture de deux Marchands de la ruë S. Denis, qui avoit fait grand bruit à la Foire derniére en Guibrai. L’Abbé lui dit qu’il en sçavoit l’histoire, et que pour les divertir en attendant l’heure de l’Opera, où il esperoit les accompagner, il leur en feroit volontiers le recit. Ils l’assurérent qu’il leur feroit beaucoup de plaisir. Voici par où il commença son discours

Messieurs les Maris défrayent pour l’ordinaire les Compagnies par leurs avantures, et en voici une des plus nouvelles.

La Foire de Guibrai, comme tout le monde en a connoissance, est une des plus fameuses, non seulement de la France, mais aussi de toute l’Europe par l’abord d’une infinité de peuple de toutes Nations. Trois Marchands de Paris des plus fameux, partirent de compagnie pour cette Foire il y a peu de mois. Ils prirent un Carosse de loüage en commun, parce que deux d’entre eux étoient mariés, et les femmes avoient coûtume d’être de la partie, étant très utiles à leur service et à leur Commerce. Ils partirent donc de Paris, avec intention de se bien réjouïr durant le petit voyage, qui est pour l’ordinaire de trois semaines ou un mois au plus, et se promirent bien que chacun contribueroit de toute sa belle humeur pour inventer des plaisirs nouveaux dans tous les lieux où ils passeroient, jurant de ne se point fâcher des pièces qu’ils se feroient les uns aux autres pour se divertir. Cela fut arrêté d’un commun accord, et dès la prémiére soirée, qui étoit à Mante, petite Ville sur la route de Roüen, celui qui étoit garçon ayant eu une Chambre à part, dans la distribution qui s’en étoit faite dans l’Hôtellerie, se détermina de jouër un tour à ses Camarades qui avoient pris les deux meilleurs lits. Il n’y avoit que quatre ou cinq mois qu’ils étoient mariés, et leurs femmes étoient fort jeunes et des plus aimables de Paris, sages, et vertueuses ; ils en faisoient tous leurs délices. et c’étoit une union qui charmoit ceux qui les connoissoient, et particuliérement Armant, qui est le nom de celui qui n’avoit point de femme. Les voyant disposés à se bien délasser dans les bons lits qu’on leur préparoit, il crût ne pouvoir leur faire pis que de les lutiner toute la nuit. S’étant trouvé seul dans leur Chambre durant qu’ils étoient allez faire un tour au jardin en attendant le souper, il disposa si bien les choses, à la faveur d’un petit trou qu’il trouva à la cloison, que son dessein lui réussit parfaitement. Sa compagnie qui ne se méfia point du tout de lui, étant rentrée, on soupa et on se coucha promptement en la présence même d’Armant, qui disoit toujours qu’il étoit bien malheureux de n’avoir point de femme pour lui tenir compagnie. Après avoir un peu plaisanté sur son état de garçon, il leur souhaita le bon soir et passa dans la Chambre, où il dit qu’il alloit embrasser son chevet de tout son cœur en l’honneur de ces deux belles Dames ; mais il songeoit bien à autre chose qu’à s’aller coucher, il attendit seulement à peu près l’heure que nos gens pouvoient être endormis, et s’étant approché de leur porte, il commença par la condamner d’une maniére qu’elle ne put être ouverte, et ensuite il débuta par tirer une corde qu’il avoit passée dans leur Chambre, à laquelle étoit attaché un gros massif guéridon, sur lequel il y avoit plusieurs plats, des pots et des verres, qui tombérent d’une si grande force si-tôt qu’il tira la corde, et firent un tel vacarme, que toute la troupe en fût réveillée et bien surprise. L’un des Maris nommé la Vigne se jetta en bas du lit, croyant qu’il y avoit quelque chat dans la chambre, et fit un ravage effroyable pour le mettre déhors, sans le trouver ni pouvoir ouvrir la porte, il fut contraint de s’aller coucher, ayant bien de la peine à retrouver son lit, il ne fut pas plutôt près de sa femme, qu’Armant ravi du bon succès de la prémiére machine, tira une autre corde qu’il avoit adroitement passée dans les chaises et dans les tables autour de la muraille des deux côtés de la chambre, et leur fit faire un mouvement si rude en tirant des deux mains ensemble, qu’il ébranla tout l’appartement, et mit la maison toute en rumeur. Nos jeunes gens à ce vacarme n’y purent plus tenir, ils se levérent tous quatre remplis de frayeur, à dessein d’appeller du monde, et de passer la nuit auprès du feu, plutôt que d’être persecutés de la sorte, ils appellérent les servantes pour avoir de la lumiére, en attendant ils cherchoient leurs robes de chambre et leurs hardes, pour s’habiller ; mais tout étoit dans une si grande confusion dans la chambre, qu’ils ne pouvoient rien trouver ; Armant entendant venir du monde, tira adroitement toutes les cordes qui étoient doubles, et après avoir débarré leur porte sans bruit, il alla se jetter sur son lit, de maniére que la servante étant entrée dans la chambre où étoit la scéne, et ayant vû le spectacle qui se présenta à ses yeux, de quatre personnes en chemises, qui sans chandelle cherchoient leurs habits de tous côtés, au milieu des débris de meubles sans dessus dessous, elle fit un cri épouvantable, et leur demanda s’ils avoient le diable au corps, de faire un sabat de la sorte, durant que tant d’honnêtes gens qui étoient dans l’hôtellerie dormoient de tout leur cœur ; qu’il n’y avoit qu’un moment qu’elle étoit couchée, qu’elle n’étoit pas de fer, et cent contes qu’Armant écoutoit de sa chambre voisine avec un plaisir extrême. Il s’étoit déshabillé et couché, de peur d’être reconnu l’auteur de cette fourberie, à laquelle il s’étoit exercé avec tant d’adresse, qu’il n’y avoit aucune apparence qu’elle vint de sa part. Dans le tems que la servante juroit de la belle maniére, nos marchands et leurs femmes donnérent la maison au diable, et protestérent tous hautement, qu’ils périroient plutôt que d’y rentrer jamais. Le maître de la maison et sa femme étant montés, crurent que ces Messieurs et ces Dames ayant eu quelque différent au jeu, s’étoient piqués de paroles, et en étoient venus aux mains, comme c’étoient de leurs bonnes pratiques, et qu’ils faisoient chez eux bien de la dépense, quand ils alloient ou revenoient de la Foire de Guibrai, de peur de les perdre ils les traitérent avec assez de douceur et d’honnêtetés ; (ce qui est fort rare dans les hôtelleries, où l’on trouve ordinairement que des bruteaux), et les priérent en se retirant de peur de les incommoder, de se coucher sans bruit, sans vouloir entrer dans leurs différens. La servante étant sortie, et considérant tous, que la nuit seroit aussi longue à passer pour des femmes qui ne sont pas accoûtumées à de pareilles fatigues, ils jugérent à propos de se remettre au lit, où Armant leur donna quartier pour cette fois.

Le jour venu, on se leva en diligence pour se mettre en carosse, après avoir conté à Armant leur fâcheuse avanture, ils lui dirent qu’un esprit étoit revenu dans leur chambre qui les avoit fait enrager toute la nuit ; et qu’il étoit bien heureux d’avoir dormi seul et en repos ; l’autre par complaisance leur dit que cela pouvoit bien être, qu’il n’y avoit pas longtems qu’un Gentilhomme étoit mort dans cette chambre, mais qu’une autrefois ils seroient mieux servis, et qu’on les mettroit dans un endroit où ils dormiroient bien mieux.

Ils montérent en carosse en rognonant entre leurs dents, et promettant bien de ne jamais remettre le pied dans cette hôtellerie ; et s’étant mis en chemin, ils arrivérent de bonne heure à Evreux, où ils arrêtérent pour dîner.

Tout leur entretien durant la matinée n’avoit roulé que sur des avantures de Lutins, dont ils avoient rapporté des contes assez plaisans, pour leur faire trouver le chemin moins ennuyeux ; mais la femme de Du Val, c’étoit le nom de l’autre marchand, ayant reconnu qu’Armant sourioit en lui-même, et avoit bien de la peine à ne pas éclater, lors qu’on parloit de ce qui s’étoit passé la nuit, cette femme, dis-je, plus subtile que les autres, le soupçonna de leur avoir fait ce tour : elle le dit à la compagnie ; Armant s’en deffendit du mieux qu’il pût, mais elle le pressa si vivement, que ne pouvant s’empêcher de rire, il avoüa tout et on lui pardonna pour le coup. Ce n’étoit pas mal commencer ; mais on n’en demeura pas là, il falut avoir la revanche : ils étoient quatre contre un, la partie n’étoit pas égale ; aussi y réüssirent-ils assez bien.

Après le dîner, et comme ils partoient pour Lysieux, qui est une Ville sur la même route, Armant eut occasion d’acheter un assez joli Cheval, qui lui coûta quarante Pistoles, qu’il paya comptant et monta dessus pour l’essayer. Ils furent coucher à la Riviére Thiboville, qui est un petit Village dans le chemin où l’on pêche d’excellentes truites, et là ils résolurent de lui faire quelque piéce, pour se dédommager de ce qui s’étoit passé la nuit derniére ; mais il ne leur fut pas possible, et ils n’y purent parvenir qu’à Guibrai, où ils se firent les uns aux autres d’aussi bons tours dont on ait encore entendu parler. Je vous en raporterai seulement deux qui sont assez bien imaginés, dont il y en a un qui est inimitable.

Depuis Lysieux jusqu’à Guibrai, ils furent encore trois jours en chemin, en se procurant le plus de plaisirs innocens qu’ils purent imaginer et comme les soirées étoient très-longues dans cette saison-là, les hommes prenoient plaisir à les passer en jouant entr’eux au piquet à cul levé, durant que les femmes s’alloient doucement coucher sans rien dire. Après avoir été cinq jours dans ce petit voyage, ils arrivérent enfin le sixième à la Foire de Guibrai à 6 heures du matin ; ils descendirent au Cheval blanc, qui est la meilleure hôtellerie, où on leur donna deux chambres, sçavoir une à deux lits pour les Maris et femmes, et l’autre en particulier pour Armant à l’ordinaire. On n’eut pas mis pied à terre, que chacun songea aux affaires de son petit négoce.

Du Val, qui avoit été le plus maltraité de la troupe dans la nuit qu’ils avoient passée à Mante, méditoit toujours une prompte vengeance, et l’occasion s’en présenta d’elle-même, par une affaire qui survint à Armant, deux heures après qu’il fut arrivé à Guibrai, pour laquelle il étoit nécessaire de monter promptement à Cheval : mais Du Val ayant été instruit du dessein de son camarade ; n’oublia rien pour le contrecarrer, à quoi il lui fut facile de parvenir par le ministere d’un Officier de justice qu’il gagna par l’espérance d’un gros profit.

Dans le tems qu’Armant faisoit graisser ses bottes ; et que son Cheval mangeoit l’avoine, l’Officier en question, entra avec un grand papier à la main, des mieux griffonnés, et après avoir fait quelques perquisitions dans l’Hôtellerie, l’hôte le conduisit à Armant, auquel il donna ce beau papier, qu’il fut fort long-tems sans pouvoir lire ; mais enfin l’ayant un peu déchiffré, il reconnut qu’on l’accusoit d’avoir volé un Cheval dans une Auberge à Evreux, et que l’Officier, qui étoit présent, l’ayant reconnû, à ce qu’il disoit, aux indices qu’on lui en avoit donnés, que c’étoit celui sur lequel Armant prétendoit monter, sur le champ il le saisit et l’arrêta à la requête d’un particulier qui se disoit Marchand de St. Malo, et malgré sa résistance et toutes les bonnes raisons qu’il pût alleguer à la justice, le cheval fut conduit dans une maison étrangére, et donné à la garde d’un homme de la Ville, qui se chargea de sa nourriture, et de le représenter quand on l’ordonneroit, moyennant quarante sols par jour.

Le feu étant monté au visage de nôtre petit homme, qui n’entendoit point de raillerie où il s’agissoit de son intérêt, ne pût pas voir sortir son cheval de l’Hôtellerie avec tranquilité ; le payement qu’il en avoit fait devant ses amis à Evreux, étoit plus que suffisant pour prouver son innocence, et l’injustice qui lui étoit faite, fit qu’il sauta de colére sur l’Officier, et après l’avoir carressé de quelques gourmandes, il le régala de plusieurs coups de bâtons, dont il le mit tout en sang, par une blessure assez profonde qu’il lui fit à la tête ; et cette affaire, qui d’abord n’étoit qu’un jeu, ne devint que trop sérieuse par la suite.

Il est aisé de s’imaginer que nôtre Officier n’oublia rien pour rendre sa cause bonne ; et il disposoit la matiére pour faire un bon procès à Armant, lors que Du Val considérant par toute la manœuvre du Bailly, que la chose alloit être poussée vigoureusement, et plus loin qu’il ne souhaitoit, après avoir tiré quatre pistoles adroitement de son ami, sous pretexte de faire taire tout le monde, il lui fit rendre son cheval, dont l’autre parut très-content en apparence ; mais il soupçonna tout à-fait Du Val de lui avoir fait cette pièce, dont il fut éclairci, par un aveu sincere que lui-même lui en fit.

Les quatre pistoles qu’avoit données Armant, furent destinées pour boire à sa santé, à quoi il consentit volontiers, et fit semblant de trouver tout bon, quoique dans l’âme il méditât une revanche, dont il seroit parlé plus d’un jour, ce qu’il esperoit faire dans peu de tems : et en effet, dès le soir même, la petite troupe s’étant rassemblée à l’Hôtellerie pour souper. Armant leur fit à tous bonne mine, et cacha si bien son jeu, qu’on n’eût garde de le soupçonner de rien. Le vin fût trouvé admirable, il étoit de Champagne, et ils en burent quelques bouteilles plus que de coûtume, n’en ayant point trouvé de pareil dans toute la route qu’ils venoient de taire. Le soupé fini, ils se mirent à jouër au piquet au cul levé entre les hommes à l’ordinaire, et les femmes fatiguées se couchérent sans leur rien dire, les laissant rire, jouër et boire à leur liberté.

Le jeu commença d’abord par les pièces de quinze sols, sans qu’ils se fissent aucun mal durant plus de deux heures ; et les maris étant prêts de quitter pour aller joindre leurs femmes qui dormoient de tout leur cœur, Armant proposa une derniére partie pour le déjeuné du lendemain, à quoi la compagnie consentit avec plaisir. On tira à qui jouëroit ensemble, et le sort tomba sur les deux maris, Armant fût beat, c’étoit justement ce qu’il cherchoit, il les laissa se débattre entr’eux en se promenant dans la chambre, et en passant près des chaises qui étoient aux côtés des lits où les femmes reposoient, il changea très-adroitement leurs habits, en mettant ceux de l’une où devoient être les hardes de l’autre, et s’étant remis à sa place sans que les jouëurs se fussent apperçus de la moindre chose, la partie finie et La Vigne ayant perdu, il les convia à déjeuner pour le lendemain matin. Armant se retira dans sa chambre, et les maris furent coucher dans les lits où ils virent qu’étoient les hardes de leurs femmes, auprès desquelles ils se mirent avec le moins de bruit qu’il leur fût possible.

La Vigne qui ne manquoit jamais de souhaiter le bon soir à la sienne, n’oublia pas son devoir, quoi qu’elle fût beaucoup endormie ; Du Val fit la même chose deux heures après, et ils recommencerent ce petit commerce encore une autre fois, sans s’apercevoir du changement qui étoit arrivé, trouvant seulement l’un et l’autre, comme ils se le dirent dans la suite, un certain plaisir qu’ils n’avoient pas ressentis depuis long-tems. Ils se rendormirent après, dans l’espérance de recommencer sur nouveaux fraix avant que de se lever.

Les femmes étoient si contentes de leurs Epoux qu’elles en étoient toutes charmées, et trouvoient dans les aproches de cette nuit un ragoût qui ne leur étoit point du tout ordinaire : mais le jour venu, et Armant voulant être éclairci du fait, et si sa fourbe avoit réussi, entra tout d’un coup dans leur chambre, en demandant vîte à déjeuner au perdant, qui étoit encore aux prises avec la femme de son camarade, qui de son côté étoit dans un pareil exercice. La Vigne répondit qu’il étoit encore bien matin ; sa voix fût reconnuë aussi-tôt de sa femme et de celle de Du Val : elles firent toutes deux un cri effroyable en sautant en bas du lit, et les maris qui s’apperçûrent de leurs méprises, furent bien étonnés de cette avanture.

Les pauvres femmes se mirent à pleurer ; elles étoient dans le dernier désespoir ; mais leurs Epoux plus sages fermérent la porte, et après avoir conté à Armant toute l’affaire, dont d’abord ils ne le crurent point coupable, ils le conjurérent avec la derniére instance de se taire, et de ne point donner à rire au public à leurs dépens, ce qu’il leur promit avec serment : mais ils ne laisserent pas que de s’appercevoir à ses mines, que cette pièce venoit de son imagination, et sans vouloir approfondir la vérité, ni songer davantage à la vengeance, étant un trop rude jouëur : ils ne lui en voulurent pas même faire aucun reproche, craignant tout de sa mauvaise langue. Ils lui firent au contraire bien des caresses ; et comme il n’y avoit pas moyen de défaire ce qui étoit fait, que le mal étoit sans reméde, ils prirent le parti de n’y plus penser ; personne n’avoit lieu de se plaindre dans cette occasion, puisque toutes choses s’étoient passées entre les maris et les femmes avec un avantage égal.

On essuya les pleurs des Epouses affligées, ensuite ils déjeunérent ensemble, et reprirent leur belle-humeur, comme si de rien n’étoit ; et l’on m’a assûré qu’ils revinrent de Guibrai à Paris les meilleurs amis du monde, et qu’il y a une union très-étroite entre ces deux ménages, que la subtilité d’Armant avoit malicieusement unis de si près sans leur participation. Ce qui se rencontre encore de particulier dans cet événement, c’est que les deux femmes de nos Marchands sont devenuës grosses de ce petit voyage, et il y a espérance que l’incertitude où elles sont des veritables auteurs de cet ouvrage, les unira encore plus que jamais ; elles ont beau faire les reservées et les scrupuleuses, elles n’oublieront de leur vie la bonne nuit qu’elles ont passée à Guibrai, et je ne doute point qu’elles ne mettent tout en usage pour se trouver à pareilles fêtes, et jouïr en liberté de si doux plaisirs, sans attendre que le hazard s’en mêle dorénavant.

L’Abbé ayant cessé de parler, on raisonna quelque tems sur cette plaisante avanture, et l’heure de l’Opera étant venuë, Ormon et son Epouse montérent en carosse avec lui. Il étoit ravi de sa nouvelle conquête, il leur donna ensuite à souper dans son logis avec toute la magnificence du monde, et continuérent à se voir très-souvent de la sorte, se disant tous trois, qu’ils n’avoient jamais passé une aussi agréable journée que la derniére. Ils firent souvent de pareilles parties, et Aminte ayant éxécuté à la lettre les ordonnances de l’Abbé, dont il n’avoit amusé Ormon que pour approcher de plus près de sa charmante Epouse ; ses souhaits furent accomplis par sa grossesse, elle lui donna un fils peu de tems après, qui fait à présent toute la joye et les délices de celui qui croit en être le pére.

FIN.