Bonne Presse (p. 12-14).

CHAPITRE IV

LA MISSION DU DOCTEUR


C’était vers cette demeure bénie de tous, puisqu’elle était habitée par des âmes d’élite, que se rendait le Dr Conlau, en ce beau dimanche de mai, qui l’avait vu le matin au chevet de Mireille. Il y allait sans une hésitation, sans crainte d’un refus.

Médecin de la famille, il avait intimement connu le commandant de Montscorff, avec qui il sympathisait complètement, malgré la différence d’âge. Depuis la mort de leurs parents, il visitait souvent les deux isolées ; il savait donc quels cœurs généreux, accessibles à toutes les souffrances, étaient les leurs.

Sûr du succès, il pressait l’allure de son vieux cheval, ce fidèle compagnon de ses courses sans trêve à travers la campagne bretonne.

La première personne qu’il rencontra dans l’avenue des Magnolias fut Mlle Irène. Elle le salua par ces mots :

— Quelle bonne œuvre vous amène, mon cher docteur ?

— Vous ne savez pas si bien dire, vraiment ! répondit-il gaiement.

Leurs deux mains se serrèrent cordialement.

— Vous nous restez pour le dîner, n’est-ce pas ?

Le vieillard s’inclina.

— J’accepte, dit-il simplement.

— Nous avancerons le repas d’une heure, afin de ne pas inquiéter Mme Conlau dont je regrette vivement, l’absence. Ce n’est pas une indisposition qui l’a empêchée de vous accompagner aujourd’hui, docteur ?

— Non, une simple fatigue qui lui faisait, préférer un dolce farniente sous la charmille du jardin. Elle m’a chargé de ses meilleures amitiés pour vous et Paule.

Tout en causant, ils étaient entrés dans la salle à manger, où Mlle Irène servait elle-même un rafraîchissement à leur vieil ami, pendant que Guillaume, le jardinier-cocher, s’occupait du cheval.

Paule arriva toute souriante, les mains pleines de fleurs. Cette voix connue l’avait fait accourir du jardin où elle se cueillait une gerbe.

— Seul, docteur ? interrogea-t-elle. Alors je vais lier ces fleurs et ces verdures, et vous voudrez bien les porter à Mme Conlau de ma part.

— Toujours aimable !

— L’est-on jamais trop pour des amis tels que vous !

Elle vint s’asseoir entre sa sœur et le vieillard.

— Quoi de nouveau à Lorient ? fit-elle, curieuse.

— Il ne sera pas question de Lorient aujourd’hui, ma chère enfant, mais de Kerentrech, où une petite abandonnée attend que votre bon cœur veuille bien la recevoir.

Elles ouvrirent toutes deux de grands yeux étonnés.

M. Conlau, en quelques phrases, les mit au courant de l’aventure.

— Nous recevrons cette pauvre fillette, certainement, s’écria Mlle Irène avec chaleur ; et j’espère que l’air pur de la campagne l’aura bientôt guérie de cette anémie.

— Je n’en attendais pas moins de vous ! fit le docteur, tout ému.

— Elle n’a pas voulu parler, cela est étrange ! murmura Paule, rêveuse.

— N’a-t-on pas quelques indices qui pourraient mettre sur la trace de ses parents ? demanda la vieille demoiselle.

— Elle a été laissée au pied de la croix des quatre chemins quelques jours après les fêtes de Pâques qui amènent à Lorient tant de roulottes de saltimbanques. Peut-être est-ce un de ces forains qui a abandonné cette petite fille malade, incapable alors de remplir un rôle.

— Voulez-vous mon avis ? reprit soudain Paule, dont les belles prunelles bleues étincelaient.

Et comme sa sœur et le médecin la regardaient, un peu surpris de sa vivacité émue :

— Cette enfant a été volée par ces saltimbanques, dit-elle, et comme elle ne pouvait plus leur être utile, puisque l’anémie la rongeait, ils l’ont jetée sur la route.

— Tu as bientôt bâti tout un roman, ma petite ! fit Mlle Irène en riant.

— Tout me dit que je ne me trompe pas, acheva la jeune femme avec animation. Cet air de distinction dont vous parlez, docteur, cette médaille d’or au cou, cette crainte de parler, parce qu’elle a peur d’être reprise par ces misérables, qui ont dû la faire cruellement souffrir !…

— Voyons, Paule, ne laisse pas ainsi ton imagination vagabonder, attends de voir Mireille avant de rien affirmer.

M. Conlau souriait du débat des deux sœurs.

— Le joli nom ! fit encore Paule, dont l’abandonnée avait fait la conquête, avant même de lui avoir été présentée. Je suis heureuse que vous ayez pensé à nous, docteur ; je sens que je vais m’attacher à cette petite vers qui tout m’attire : ce mystère, son état maladif, sa joliesse.

— Quelle ardeur, petite amie ! s’écria le vieillard avec un bon rire. Mme Kerlan avait-elle raison en supposant que vous voudriez peut-être lui garder sa fille d’adoption ?

— Pourquoi pas ? Puisqu’elle a deux enfants, elle pourrait bien nous céder celle-là.

La sœur aînée haussa les épaules.

— Crois-tu que, à cinquante ans bientôt, je me chargerais d’adopter une inconnue qui nous causerait peut-être mille soucis ! Non, non, à mon âge, on a besoin du plus grand calme autour de soi.

Paule eut une petite moue et un froncement de sourcils ; ces indices volontaires montraient, bien qu’à l’occasion elle saurait faire ce qui lui plairait.

— Pour le moment, il ne s’agit que de la soigner et de la guérir, dit M. Conlau, conciliant.

— Oui, vous avez raison, docteur ; laissons le romanesque de côté, et songeons à préparer la pièce où cette pauvre délaissée recouvrera la santé, s’il plaît à Dieu. Voyons, quelle chambre lui donnerons-nous ?

— Celle qui communique avec la mienne, répondit vivement la cadette des Montscorff. Je pourrai ainsi veiller sur elle à toute heure.

— Très bien ! dit le vieux médecin. Cette chambre a deux ouvertures, n’est-ce pas ?

— Oui, une fenêtre et une porte-fenêtre s’ouvrant sur un balcon.

— Il faudra enlever toutes les tentures qui pourraient atténuer l’air ; l’anémie se traite surtout par l’air pur et l’eau. Vous avez toujours votre installation pour les douches ?

— Toujours.

— Alors tout est pour le mieux. Demain j’irai prendre l’enfant et sa mère adoptive, qui l’accompagnera, car elle est un peu sauvage, cette petite. Je ne sais comment elle pourra quitter Mme Kerlan, à qui elle s’est attachée très ardemment en ces quelques jours.

— Pauvre petit oiseau battu par la tempête ! fit Paule. Mais nous lui ouaterons si bien son nid qu’elle s’y plaira. Les petits aiment ceux qui les caressent, et j’ai au cœur pour elle une telle provision de tendresse qu’elle sera bien forcée de me la rendre. Je vais faire préparer la chambre bleue, docteur ; à tout à l’heure !

Légère et souriante comme si elle avait recouvré son printemps, elle sortit de la salle.

Mlle Irène avait eu pour sa sœur un regard où se lisait une profonde affection maternelle.

— Je suis heureuse de cette diversion pour notre chère Paule, dit-elle. Elle était faite pour la vie de famille, voyez-vous, mon ami, et je crains toujours que l’ennui ne s’attache à ses pas, dans cette solitude où nous vivons.

— Elle a pourtant trouvé des prétendants dignes d’elle, répondit le vieillard. Pourquoi donc les a-t-elle repoussés ?

— Elle avait toujours au cœur cet amour malheureux, dont nous ne vous avions pas caché le secret. Puis il aurait fallu quitter les Magnolias, et moi, par conséquent, puisque j’y veux mourir, et vous savez, docteur, quelle affection nous unit !

— Oui, chère Mademoiselle, et je comprends fort bien qu’à un bonheur aléatoire, en somme, Paule ait préféré l’existence douce et sereine, qu’elle mène à vos côtés.

— Sereine, certainement, mais un peu trop monotone avec de tels souvenirs de tristesse. Paule n’a pas trente-deux ans, et pour elle, que les plaisirs mondains n’ont ni blasée, ni fatiguée, c’est encore la pleine jeunesse. C’est pourquoi, je le répète, je suis très satisfaite de cet élément nouveau dans notre solitude. Car l’enfant guérira, n’est-ce pas ?

— J’en ai la ferme conviction, sans cela je ne lui occasionnerais pas la fatigue d’un déplacement. Mais si Paule s’attachait à Mireille jusqu’à souffrir lorsqu’il lui faudra la laisser retourner à Kerentrech ?

— À la volonté de Dieu, mon cher docteur. Si cette petite doit être pour elle une source de vie et d’espoir, nous la garderons. Quels sacrifices ne ferais-je pas pour ne pas voir passer dans les grands yeux de ma fille — je l’ai élevée et aimée comme telle, vous le savez — cette désespérance qui parfois me terrifie ! Et vous nous avez dépeint Mme Kerlan comme une femme si pleine de tact et de cœur, qu’elle y consentira, je l’espère. Venez maintenant nous donner votre avis sur la chambre en question.

Ils montèrent au premier étage et entrèrent dans une pièce spacieuse, aux meubles laqués en blanc, avec lesquels les tentures bleues s’harmonisaient idéalement.

Paule, avec un goût exquis, avait drapé les rideaux du lit et des fenêtres de manière à ne pas empêcher l’air de pénétrer jusqu’à la malade.

— Les enlever complètement eût enlaidi la chambre, docteur ! dit-elle gaiement. N’est-ce pas bien ainsi ?

M. Conlau la menaça du doigt.

— Que vous répondre, ma jolie fée ? Vous savez toujours si bien arranger les choses qu’il faut les laisser telles. Ma petite cliente sera admirablement ici, ajouta-t-il rieur, et sa guérison complète ne saurait être longue.

— Alors, ma petite, puisque tout est parfait, va faire admirer le jardin fleuri à notre bon conseiller, pendant que je donne mes derniers ordres pour le dîner.

Et bientôt, au bras de l’aimable vieillard, la jeune femme, aussi fraîche que ses roses, se promenait dans les larges allées finement sablées, en lui demandant encore cent détails sur l’abandonnée, qu’elle attendait avec toute l’impatience d’une recluse qui voit poindre un événement à son horizon uniforme.

M. Conlau, heureux d’avoir si bien réussi dans son ambassade, prodiguait les explications sans se lasser.

La cloche les appela dans la salle à manger, aux splendides meubles en vieux chêne sculpté, aux tentures de belles tapisseries, où un dîner de fin gourmet avait été servi.

La nappe blanche et fleurie était toujours ornée de sa porcelaine transparente et de son argenterie massive. Mlle Irène ne supportait pas la médiocrité ; elle avait gardé de ses nobles ancêtres l’amour du luxe, et le moindre goûter était toujours servi chez elle avec une recherche extrême.

Et pendant tout ce repas, qu’une cordiale gaieté animait, il ne fut encore question que de la petite étrangère, attendue déjà comme un hôte.

Aussi ce fut le cœur léger et l’esprit satisfait que l’excellent docteur se mit en route, après avoir crié aux sympathiques châtelaines un joyeux au revoir.