Bonne Presse (p. 1-4).

ABANDONNÉE
Par ÉVA JOUAN


PREMIÈRE PARTIE

INFORTUNES

CHAPITRE PREMIER

LA PETITE BIANCA


La foire de Pâques battait son plein à Lorient, la coquette petite ville si bien assise sur le Scorff et le Blavet. Sur la place d’Alsace-Lorraine les baraques se pressaient, nombreuses, entourées d’une foule joyeuse revêtue des couleurs claires et chatoyantes que le printemps fait éclore.

Boutiques de bonbons et de gâteaux, chevaux de bois et voiturettes emportant dans une course folle, aux sons d’une musique tintamarresque, fillettes et garçonnets ; voitures de diseuses de bonne aventure, baraques de faiseurs de tours, cages d’animaux féroces d’où sortaient parfois, avec une senteur de fauves, des clameurs sinistres… ; autant d’attirances pour le gai public de ces fêtes éphémères.

Tout était rayons, joies et parfums par cette belle journée de lundi de Pâques, et les cœurs semblaient battre gaiement à l’unisson sous l’espoir printanier.

Seule, une petite fille aux longues boucles d’un brun doré, aux grands yeux noirs, doux comme une caresse, ne paraissait pas s’unir à la joie générale.

Adossée, languissante, à une baraque de saltimbanque, dans sa courte jupe blanche pailletée, à la ceinture de soie pourpre, dont le corsage décolleté montrait son cou et ses bras graciles, elle semblait être bien loin de toute cette foule exubérante de gaieté. Son visage, d’une blancheur de cire, ressortait encore plus pâle sous le camélia rouge piqué dans les riches ondes de sa chevelure ; sa bouche mignonne, à peine rosée comme si le sang n’y circulait plus, se courbait sous la pensée amère, et ses petites mains pendaient, lassées, sur sa robe de gaze,

Elle pouvait avoir huit ans.

Pourquoi, à cet âge heureux où nul souci n’assombrit le front pur, pourquoi cette enfant était-elle ainsi blême et triste sur ces tréteaux où retentissent toujours les rires les plus bruyants ? Elle seule aurait pu le dire, si ses lèvres ne s’étaient serrées parfois comme pour ne pas laisser échapper son secret.

Soudain, elle tressaillit douloureusement en entendant une voix au timbre cassé crier :

— Bianca !…

La toile peinte, aux dessins grotesques représentant une troupe de singes et de chiens savants, s’écarta violemment, et un gros homme, au teint rouge, au cou apoplectique, vêtu d’un maillot couleur de chair agrémenté de fanfreluches rouges et bleues et de paillettes, fit irruption sur l’estrade.

— Bianca ! Est-ce ainsi que tu attireras le monde à la représentation ? dit-il en espagnol de cette même intonation enrouée. Prends ton tambourin, paresseuse, et prépare-toi à appuyer mes paroles, je vais commencer.

La fillette, comme galvanisée par l’apparition de cet homme, s’empara du tambourin aux grelots de cuivre, et s’apprêta à en tirer les sons assourdis qui devaient scander les phrases ampoulées du saltimbanque.

— Mesdames ! Messieurs — … c’est pour avoir l’honneur de vous annoncer une grande représentation, la dernière !… — un roulement de tambourin — que je me présente devant vous.

Second roulement, mais tellement affaibli, que le gros homme se tourna vers l’enfant :

— Qu’est-ce à dire, petite chipie ? dit-il d’un air irrité.

— Je suis si lasse, maître !…

Et la voix mourante de la petite Bianca eût attendri un tigre.

Hélas ! rien ne pouvait émotionner Marcello Capulto, le fier Espagnol qui prétendait descendre d’une noble famille andalouse.

— Redresse-toi ! ou gare aux coups !

Et le boniment se continua, et aussi les battements fébriles du tambourin, dont les grelots, faiblement secoués, avaient un bruit de plaintes.

Le noble hidalgo énuméra toutes les attractions contenues dans sa baraque : coqs ardents à la bataille, singes et chiens passant au travers des cerceaux et jouant à ravir la plus intéressante des pantomimes, servis par le clown.

Carlo, le plus désopilant des pitres, et enfin la merveille des merveilles, Bianca, la plus charmante enfant de l’Espagne, exécutant, toujours avec l’aide de Carlo, des tours stupéfiants.

Un énergique roulement du tambour du petit clown vint en aide au faible tambourin de la fillette, et couronna le boniment du senor Marcello Capulto.

Quelques badauds s’étaient arrêtés au bas des tréteaux, et attirés, les uns par la verve du saltimbanque, les autres, plus nombreux, par la pâle et ravissante figure de Bianca, ils entrèrent sous la tente.

Une grande femme brune, aux beaux yeux noirs, où passait une lueur de bonté, était assise au contrôle et recevait l’argent en donnant un billet blanc ou jaune en échange.

Lorsque Bianca passa près d’elle, en se traînant presque, comme une petite victime qui a revêtu la robe de fête pour se rendre au sacrifice, elle l’arrêta d’un geste caressant, puis effleurant son front d’un chaud baiser :

— Tu souffres, ma Bianca ? demanda-t-elle d’une voix tendre.

— Oui, mère !…

Mais il ne fallait pas s’attarder, car Marcello reparut, l’air revêche, et les interpellant :

— Que dis-tu encore à cette paresseuse, Juana ? Tu sais bien que, pour ne pas travailler, elle affecte d’être malade. Allons, Bianca, viens faire manœuvrer les singes.

La femme du saltimbanque poussa un soupir, et deux larmes coulèrent sur les joues exsangues de l’enfant.

— Je croyais que Carlo devait s’en occuper comme toujours ! balbutia la fillette avec crainte.

— Oui, mais aujourd’hui tout le monde te réclame. C’est toi qu’on désire, aussi cesse tes simagrées. Tiens, écoute !

— Bianca !… Bianca !… Bianca !… répétaient des voix impatientes.

Et l’infortunée Bianca dut entrer dans la salle enfumée par les lampes à pétrole.

Un tonnerre d’applaudissements salua sa venue, et Marcello, avec son sourire le plus faux, s’inclina à droite et à gauche, en disant à la triste martyre, qu’il brutalisait un instant avant :

— Commence tes exercices, ma chérie.

Bianca, se raidissant sous la douleur qui l’oppressait et courbant ses frêles épaules, fit exécuter aux affreux singes toutes sortes de tours et de grimaces.

À bout de force, sous l’anémie qui la dévorait depuis de longs mois, elle se glissa vers la sortie, les exercices terminés, sans paraître se soucier des bravos enthousiastes que suscitaient sa joliesse et son air de souffrance.

Elle vint se pelotonner dans les jupes de la femme que le saltimbanque avait appelée Juana, et appuyant sa tête lasse sur ses genoux, elle la regarda de ses grands yeux noirs où se montrait une tristesse infinie, angoissante dans un regard d’enfant.

— Ma pauvre bien-aimée ! dit Juana. Repose-toi.

Puis, prenant un flacon dans le tiroir de la table qui lui servait de bureau, elle le déboucha, et remplit un verre.

— Tiens, bois, reprit-elle ; ce vin doux te fera du bien.

La fillette eut une moue de dégoût.

— Je t’en prie, ma Bianca ! Tu vas avoir besoin de force pour continuer les exercices.

La petite fille prit le verre, but une gorgée du liquide, puis le repoussa.

— Je ne puis !… fit-elle. Je voudrais dormir.

Et ses longues paupières se baissèrent, fatiguées de lutter contre le sommeil.

— Il ne le faut pas, Bianca ! s’écria Juana avec terreur. Le maître va t’appeler !

En effet, Marcello parut sous le rideau, et dit, en essayant de se rendre aimable :

— Il est l’heure, Bianca !

Et l’enfant dut se lever encore pour faire la quête, et exécuter ensuite des tours d’adresse à l’aide du trapèze et des anneaux.

Au dernier exercice, qui consistait à se suspendre au trapèze par les mains et les pieds, le vertige la saisit, ses doigts se détendirent, et elle tomba sur le sable de l’arène avec un grand cri d’affolement et de douleur.

Marcello s’empressa de la relever et de la faire disparaître dans la voiture qui faisait suite à la baraque, puis il revint vers les spectateurs qui attendaient, anxieux.

— Mesdames et Messieurs, dit-il, l’enfant en a été quitte pour la peur. Vous pouvez vous retirer sans crainte, Bianca pourra prendre part à la grande représentation de ce soir.

*

Dès que le cri d’angoisse de Bianca eut retenti dans la salle, Juana s’était précipitée vers la roulotte où Marcello avait déposé la petite blessée. Elle la trouva pâle et inanimée sur son petit lit, son délicat visage teinté de rose par le sang qui s’échappait en mince filet du front fendu.

— Pauvre chérie ! s’exclama l’excellente femme en embrassant la petite main qui pendait inerte sur la couverture.

Avec un mélange d’eau et de vinaigre elle se mit à bassiner doucement le front et les tempes de l’enfant.

Sous ce contact glacé, Bianca ouvrit ses grands yeux sombres, et une flamme y passa à la vue de celle qu’elle nommait sa mère.

— Où souffres-tu, mignonne ?

— Là !

Et la fillette porta la main à son front. Juana lui entoura la tête d’une bande de toile trempée dans de l’arnica.

— N’éprouves-tu pas d’autres douleurs ? Remues-tu bien les membres ?

Et la jeune femme fit mouvoir avec précaution les bras et les jambes de la blessée.

— Non, reprit-elle, rien n’est cassé, heureusement.

Je vais te déshabiller et te coucher, tu as surtout besoin de repos.

— Oui, je voudrais dormir !… balbutia Bianca.

— Dormir, toujours dormir ! murmura la mère. C’est un mauvais signe, cela ! Et dire que Marcello ne veut pas faire appeler le médecin !…

Bientôt l’enfant reposait entre des draps bien blancs.

La chambre de la roulotte était très simple, mais d’une propreté extrême.

Juana rangea les vêtements de la malade et disparut dans la cuisine, afin de lui faire chauffer un peu de lait.

Quelques instants plus tard, elle l’apportait à Bianca, mais le sommeil l’avait arrachée pour quelque temps aux souffrances de la vie.

À ce moment, Marcello entra dans la roulotte.

— Eh bien ? interrogea-t-il.

— L’enfant repose, répondit la jeune femme. Elle n’a rien de cassé, Dieu merci ! Son accident se bornera à cette écorchure du front.

— La couche de sable était épaisse, fit l’homme, la chute en a été amortie.

— Heureusement, dit Juana. La pauvre petite est assez malade sans avoir encore à souffrir d’un membre luxé.

— Allons, tu trouveras toujours le moyen de la plaindre, cette pimbêche ! Elle en abuse ensuite pour faire la mijaurée et ne plus vouloir travailler. Si cela continue, ajouta Marcello, je l’abandonnerai comme elle l’a déjà été.

— L’a-t-elle jamais été ? murmura Juana.

— Que dis-tu ?

Elle se redressa, vaillante, prête à la lutte pour la petite qu’elle aimait comme sienne.

— Je me demande si tu ne l’as pas volée !

Marcello eut un geste de menace.

— Tu es folle ! Ne t’ai-je pas raconté cent fois que j’avais trouvé cette petite drôlesse qui suscite aujourd’hui des querelles entre nous — ah ! si je l’avais prévu ! — au pied d’une croix, et que je te l’avais apportée, à toi qui te plaignais amèrement de n’avoir pas d’enfant.

— Quand on délaisse son petit, c’est qu’on est bien malheureux, Marcello, et les vêtements de Bianca indiquaient l’opulence.

— Il y a des riches qui, pour des motifs souvent honteux, ou une question d’héritage, peuvent faire disparaître un être gênant.

— Lorsque l’on en arrive à cette extrémité, on démarque le linge, et celui de celle que tu as nommée Bianca était brodé d’un M et d’un P. De plus, une…

Mais Juana s’arrêta net et se mordit les lèvres.

— Pourquoi n’as-tu pas fait toutes ces réflexions lorsque je t’ai apporté la petite fille ? Tu l’as acceptée comme un joli joujou, sans paraître te soucier beaucoup où je l’avais prise.

— Parce que je t’aimais à cette époque ; je croyais en toi de toute mon âme et je n’aurais pas voulu te faire l’injure d’un doute.

— Aujourd’hui tu ne crains pas de me la jeter en pleine face, cette injure ! Mais prends garde, Juana, prends garde !…

Et le saltimbanque sortit de la roulotte.

Quand Juana se trouva seule, elle se jeta, accablée, sur un siège, et, soutenant de la main sa tête aux amères pensées, elle songea.

Les ressouvenirs devaient être navrants, car des larmes jaillirent et filtrèrent bientôt à travers ses doigts.

Son père, M. Castro, riche vigneron de la province d’Alicante, l’avait élevée comme une senora. Toute jeune encore, elle avait perdu sa mère, et la tendresse de son père et de ses deux frères, beaucoup plus âgés qu’elle, s’était reportée sur elle.

Malgré le sentiment de tristesse laissée au foyer par la place vide de l’épouse, la famille vécut heureuse, dans une large aisance, jusqu’à la venue de Marcello Capulto.

Il n’avait pas à cette époque l’allure grotesque qu’un embonpoint prodigieux lui donna depuis. C’était un beau jeune homme aux splendides yeux noirs, aux cheveux bouclés aussi brillants que l’aile du corbeau.

Il se fit aimer de Juana et l’épousa, malgré le mécontentement de son père que cet inconnu, qui se disait cependant le cadet d’une grande famille, effrayait pour le bonheur de cette fille unique et tant chérie.

La jeune femme, follement éprise, n’avait pas voulu écouter les sages avis, et elle était partie, radieuse, au bras de l’époux de son choix.

Hélas ! elle n’avait pas été longue à reconnaître son erreur !

Ils vécurent d’abord du produit de la dot magnifique que M. Castro avait donnée à sa fille, puis ce fut la gêne, et la chute dans une baraque de saltimbanques. Car le noble Capulto aurait été incapable de remplir aucun emploi.

Il avait acheté la roulotte et les animaux avec leurs dernières ressources, et depuis il allait, un peu à l’aventure, se plaisant maintenant à ce métier qui écœurait sa femme. Une somme assez forte provenant de l’héritage de M. Castro les aidait à vivre quand les recettes venaient à baisser.

Mais un immense dégoût avait remplacé dans le cœur de Juana l’amour d’autrefois, et amères, oh ! bien amères étaient les larmes de la jeune femme !

Et c’était plutôt sur le sort de la pauvre enfant qu’elle pleurait, car pour elle il n’y avait plus de doute, Marcello l’avait volée.

La malheureuse Juana songeait, avec pitié et remords à la douleur des parents de la ravissante petite créature qui se mourait près d’elle sous la rancœur de cette profession si offensante pour sa fierté.

Quand son mari lui avait apporté la petite fille en lui racontant cette histoire d’abandon, elle avait trouvé une médaille d’or suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Cette médaille portait ces mots gravés sur l’une de ses faces : Mireille, baptisée le 27 juin 18…, et sur l’autre deux mignonnes clochettes semblant sonner à toutes volées, avec, au-dessus, de jolies têtes d’anges.

Par un sentiment incompréhensible à cette époque, puisqu’elle croyait encore en son mari, Juana cacha ce bijou. Et moins que jamais à cette heure elle aurait voulu en divulguer le secret.

Elle se reprochait amèrement, aujourd’hui qu’elle avait pu lire dans l’âme de Marcello, elle se reprochait d’avoir cru à cette fable de l’abandon. Si elle n’avait pas accepté cette enfant comme sienne, si elle avait profité de l’empire exercé sur son mari pour le forcer à lui dire la vérité, elle aurait pu réparer peut-être la faute immense.

Il était trop tard, Marcello ne parlerait pas.

Et c’était pour lui plaire qu’il avait enlevé ce petit être à l’amour des siens : elle se plaignait de n’avoir pas d’enfant après plusieurs années de mariage, et pour combler ce vide de son cœur il avait commis le crime. Aussi se jugeait-elle coupable autant que lui.

Elle éclata en sanglots, et se traînant vers le lit où dormait d’un sommeil fiévreux leur pauvre petite victime, elle s’agenouilla en s’écriant :

— Ô chérie ! toi que nous avons enlevée à une atmosphère de luxe pour te plonger dans la plus atroce des existences, me pardonneras-tu jamais !… Je t’aime autant que t’aurait aimée la plus tendre des mères, mais que puis-je pour toi ? Comment t’arracher à ce milieu dégradant dans lequel tu languis, douce fleur, à qui il fallait pour vivre la joie et les caresses ? Je puis te prodiguer ces dernières, mais le bonheur ne sera jamais ton partage. Ô Dieu ! que j’ai si cruellement offensé, depuis cette fatale union, venez à mon aide, je vous en supplie à mains jointes !…

Et ses doigts frémissants se tendaient vers le ciel.

Ces plaintes d’une voix aimée tirèrent l’enfant de sa torpeur ; elle ouvrit ses beaux yeux languissants.

— Mère !… balbutia-t-elle.

La porte s’ouvrit et Marcello entra.

— Ah ! je vois que notre petite est mieux ! dit-il d’un air aimable. Comme je veux la laisser se remettre complètement, ajouta-t-il, je viens d’engager Zénia, une petite gymnaste de douze ans. Elle ne veut pas rester chez son directeur avec qui elle a eu un différend. Elle ne sera pas aussi gentille que toi, Bianca, mais elle est pleine de santé et de vie, celle-là !

Juana et la petite fille se regardèrent, aussi étonnées l’une que l’autre de ce changement d’humeur du maître toujours redouté, mais elles ne le laissèrent pas voir.

Juana, pour récompenser son mari de ce sentiment d’humanité, lui sourit.

Il en fut tellement ému que ses grosses mains tremblèrent en serrant celles de sa femme.

— Tu verras, Juana, dit-il, nous serons encore heureux.