L’A B C/Édition Garnier/Entretien 9



NEUVIÈME ENTRETIEN.
DES ESPRITS SERFS.

B.

Si vous admettez l’esclavage du corps, vous ne permettez pas du moins l’esclavage des esprits?

A.

Entendons-nous, s’il vous plaît. Je n’admets point l’esclavage du corps parmi les principes de la société. Je dis seulement qu’il vaut mieux, pour un vaincu, être esclave que d’être tué, en cas qu’il aime plus la vie que la liberté.

Je dis que le nègre qui se vend est un fou, et que le père nègre qui vend son négrillon est un barbare, mais que je suis un homme fort sensé d’acheter ce nègre et de le faire travailler à ma sucrerie. Mon intérêt est qu’il se porte bien, afin qu’il travaille. Je serai humain en^ers lui, et je n’exige pas de lui plus de re- connaissance que de mon cheval, à qui je suis obligé de donner de l’avoine si je veux qu’il me serves Je suis avec mon cheval

1. Rêves d’un homme de bien, disait le cardinal Dubois. (B.)

2. Voyez tome XXIII, pages 5i’2, 5C8 et 575.

3. C’est ici une autre question. Puis-je, l’esclavage étant établi dans une société, acheter un esclave, qui sans cela deviendrait l’esclave d’un autre, que je traiterai avec humanité, à qui je rendrai la liberté lorsqu’il m’aura valu ce qu’il m’aura coûté, si alors il est encore en état de vivre de son travail, et à qui je L'A, B, C. 359

à peu près comme Dieu avec l'homme. Si Dieu a fait l'iiomme

pour vivre quelques minutes dans l'écurie de la terre, il fallait

bien qu'il lui procurât de la nourriture : car il serait absurde qu'il

lui eût fait présent de la faim et d'un estomac, et qu'il eût oublié

de le nourrir.

C.

Et si votre esclave vous est inutile?

A.

Je lui donnerai sa liberté, sans contredit, dût-il s'aller faire

moine.

B.

Mais l'esclavage de l'esprit, comment le trouvez-vous ?

A.

Qu'appelez-vous esclavage de l'esprit ?

B.

J'entends cet usage où l'on est de plier l'esprit de nos enfants, comme les femmes caraïbes pétrissent la tête des leurs; d'a})- prendre d'abord à leur bouche à balbutier des sottises dont nous nous moquons nous-mêmes; de leur faire croire ces sottises dès qu'ils peuvent commencer à croire; de prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre une nation idiote, pusillanime et barbare; d'instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d'écrire, de parler, et même de penser, comme Arnolphe veut, dans la comédie, qu'il n'y ait dans sa maison d'écritoire que pour lui S et faire d'Agnès une imbécile, afin de jouir d'elle.

A.

S'il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais do mon île après y avoir mis le feu.

ferai une pension s'il a vieilli à mon service? Je vois un esclave sur le marché, je lui dis: Mon ami, mes compatriotes sont des coquins qui violent le droit naturel sans pudeur et sans remords. On va te vendre 1,500 livres; je les ai; mais je ne puis faire ce sacrifice pour empêcher ces gens-là de commettre un crime de plus. Si tu veux, je t'achèterai, tu travailleras pour moi, et je te nourrirai; si tu tra- vailles mal, tu es un vaurien, je te chasserai, et tu retomberas enti-e les mains dont tu sors; si je suis un brutal ou un tyran, si je te donne des coups de nerf de bœuf, si je te prends ta femme ou ta fille, tu ne me dois plus rien, tu deviens libre ; fie-toi à ma parole, je ne fais point le mal de sang-froid. Veux-tu me suivre ■? Mais cachons ce traité: on ne souffre ici, entre ton espèce et la mienne, que les conventions qui sont des crimes; celles qui seraient justes sont défendues. Ce discours serait celui d'un homme raisonnable, mais celui qu'il aurait acheté ne serait pas son esclave. (K.)

1. École des femmes, acte III, scène ii, septième maxime.

�� � C.

Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit, ni dans ses discours, les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté, et de toutes les douceurs de la vie.

A.

Non, sans doute, et il faut punir le séditieux téméraire; mais, parce que les hommes peuvent abuser de récriture, faut-il leur en interdire l’usage ? J’aimerais autant qu’on tous rendît muet pour vous empêcher de faire de mauvais arguments. On vole dans les rues, faut-il pour cela défendre d’y marcher? On dit des sottises et des injures, faut-il défendre de parler? Chacun peut écrire chez nous ce qu’il pense, à ses risques et à ses périls; c’est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculement, elle vous siffle; si séditieusement, elle vous punit; si sagement et noblement, elle vous aime et vous récompense. La liberté de parler aux hommes avec la plume est établie en Angleterre comme en Pologne; elle l’est dans les Provinces-Unies ; elle l’est enfin dans la Suède, qui nous imite; elle doit l’être dans la Suisse, sans quoi la Suisse n’est pas digne d’être libre. Point de liberté chez les hommes sans celle d’expliquer sa pensée.

C.

Et si vous étiez né dans Rome moderne ?

A.

J’aurais dressé un autel à Cicéron et à Tacite, gens de Rome l’ancienne ; je serais monté sur cet autel, et, le chapeau de Brutus sur la tête et son poignard à la main, j’aurais rappelé le peuple aux droits naturels qu’il a perdus ; j’aurais rétabli le tribunat, comme lit Nicolas Rienzi ^

C.

Et vous auriez fini comme lui.

A.

Peut-être : mais je ne puis vous exprimer l’horreur que m’inspira l’esclavage des Romains dans mon dernier voyage ; je frémissais en voyant des récollets au Capitole-. Quatre de mes compatriotes ont frété un vaisseau pour aller dessiner les inutiles

1. Voyez tome XI, page 354.

2. Voyez tome XXIII, page 85 ; et page 85 du présent volume. L'A, B, C. 361

ruines de Palmyre et de Balbec * ; j'ai été tenté cent fois d'en armer une douzaine à mes frais pour aller changer en ruines les repaires des inquisiteurs dans les pays où l'homme est asservi par ces monstres. Mon héros est l'amiral Blake. Envoyé par Cromwell pour signer un traité avec Jean de Bragance, roi de Portugal, ce prince s'excusa de conclure parce que le grand-inquisiteur ne vou- lait pas souffrir qu'on traitât avec des hérétiques. « Laissez-moi faire, lui dit Blake, il viendra signer le traité sur mon hord. » Le palais de ce moine était sur le Tage, vis-à-vis notre flotte. L'amiral lui lâche une bordée à boulets rouges ; l'inquisiteur vient lui demander pardon, et signe le traité à genoux. L'amiral ne fit en cela que la moitié de ce qu'il devait faire ; il aurait dû défendre à tous les inquisiteurs de tyranniser les âmes et de brûler les corps, comme les Persans, et ensuite les Grecs et les Bomains, défendirent aux Mricains de sacrifier des victimes humaines.

B.

Vous parlez toujours en véritable Anglais.

A.

En homme, et comme tous les hommes parleraient s'ils osaient. Voulez-vous que je vous dise quel est le plus grand défaut du genre humain ?

C.

Vous me ferez plaisir ; j'aime à connaître mon espèce.

A. Ce défaut est d'être sot et poltron.

C. Cependant toutes les nations montrent du courage à la guerre.

A.

Oui, comme les chevaux, qui tremblent au premier son du tambour, et qui avancent fièrement quand ils sont disciphnés par cent coups de tambour et cent coups de fouet.

1. Voyez la note, tome XXI, page 588.

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