L’A B C/Édition Garnier/Entretien 2



DEUXIÈME ENTRETIEN.
SUR L’ÂME[1].

B.

Commençons. Il est bon, avant de s’assurer de ce qui est juste, honnête, convenable entre les âmes humaines, de savoir d’où elles viennent, et où elles vont : on veut connaître à fond les gens à qui on a à faire.

C.

C’est bien dit, quoique cela n’importe guère. Quels que soient l’origine et le destin de Fàme, l’essentiel est qu’elle soit juste ; mais j’aime toujours à traiter cette matière, qui plaisait tant à Cicé- ron. Qu’en pensez-vous, monsieur A? L’âme est-elle immortelle?

A.

Mais, monsieur C, la question est un peu brusque. Il me semble que, pour savoir par soi-même si l’âme est immortelle, il faut d’abord être bien certain qu’elle existe : et c’est de quoi je n’ai aucune connaissance, sinon par la foi, qui tranche toutes les difficultés. Lucrèce disait, il y a dix-huit cents ans :

Ignoralur onim f[Uoe sit nalura aiiimaï;

(LucR., I, 113.)

on ignore la nature de l’âme. Il pouvait dire : On ignore son existence. J’ai lu deux ou trois cents dissertations sur ce grand objet : elles ne m’ont jamais rien appris. Me voilà avec vous comme saint Augustin avec saint Jérôme, Augustin lui dit tout net qu’il ne sait rien de ce qui concerne l’âme. Cicéron, meilleur philosophe qu’Augustin, avait dit souvent la même chose avant lui, et beaucoup plus élégamment. Nos jeunes bacheliers en savent davantage, sans doute; mais moi, je n’en sais rien, et à l’âge de quatre-vingts ans[2] je me trouve aussi avancé que le premier jour.

C.

C’est que vous radotez. N’êtes-vous pas certain que les bêtes ont la vie, que les plantes ont la végétation, que l’air a sa flui328 L'A, B, C.

dite, que les Tents ont leurs cours? Doutez-vous que tous ayez une vieille âme qui dirige votre vieux corps ?

��C'est précisément parce que je ne sais rien de tout ce que vous m'alléguez que j'ignore absolument si j'ai une âme, quand je ne consulte que ma faible raison. Je vois bien que l'air est agité, mais je ne vois point d'être réel dans l'air qu'on appelle cours du voit. Une rose végète, mais il n'y a point un petit indi- vidu secret dans la rose qui soit la végétation : cela serait aussi absurde en philosophie que de dire que l'odeur est dans la rose. On a prononcé pourtant cette absurdité pendant des siècles. La physique ignorante de toute l'antiquité disait : L'odeur part des fleurs pour aller à mon nez, les couleurs partent des objets pour venir à mes yeux ; on faisait une espèce d'existence à part de l'odeur, de la saveur, de la vue, de l'ouïe ; on allait jusqu'à croire que la vie était quelque chose qui faisait l'animal vivant. Le mal- heur de toute l'antiquité fut de transformer ainsi des paroles en êtres réels : on prétendait qu'une idée était un être ; il fallait consulter les idées, les archétypes qui subsistaient je ne sais où. Platon donna cours à ce jargon, qu'on appela p/ii7oso;j/i«e. Aristote réduisit cette chimère en méthode : de là ces entités, ces quid- dités, ces eccéités, et toutes les barbaries de l'école.

Quelques sages s'aperçurent que tous ces êtres imaginaires ne sont que des mots inventés pour soulager notre entende- ment; que la vie de l'animal n'est autre chose que l'animal vivant ; que ses idées sont l'animal pensant, que la végétation d'une plante n'est rien que la plante végétante ; que le mouve- ment d'une boule n'est que la boule changeant de place ; qu'en un mot tout être métaphysique n'est qu'une de nos conceptions. Il a fallu deux mille ans pour que ces sages eussent raison.

G,

Mais s'ils ont raison, si tous ces êtres métaphysiques ne sont que des paroles, votre âme, qui passe pour un être méta- physique , n'est donc rien ? Nous n'avons donc réellement point d'âme ?

A.

Je ne dis pas cela ; je dis que je n'en sais rien du tout par moi-même. Je crois seulement que Dieu nous accorde cinq sens et la pensée, et il se pourrait bien faire que nous fussions dans

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Dieu, comme disent Aratus et saint Paul*, et que nous vissions les choses en Dieu, comme dit Malebranclie-.

C.

A ce compte, j'aurais donc des pensées sans avoir une âme : cela serait fort plaisant,

A.

Pas si plaisant. Ne convenez-vous pas que les animaux ont du sentiment?

B.

Assurément, et c'est renoncer au sens commun que de n'en pas convenir.

A.

Croyez-vous qu'il y ait un petit être inconnu logé chez eux, que vous nommez sensibilité, mémoire, appétit, ou que vous appelez du nom vague et inexplicable âme?

B.

Non, sans doute; aucun de nous n'en croit rien. Les bêtes sentent parce que c'est leur nature, parce que cette nature leur a donné tous les organes du sentiment, parce que l'auteur, le principe de toute la nature l'a déterminé ainsi pour jamais.

A.

Eh bien ! cet éternel principe a tellement arrangé les choses que, quand j'aurai une tête bien constituée, quand mon cervelet ne sera ni trop humide ni trop sec, j'aurai des pensées, et je l'en remercie de tout mon cœur.

C.

Mais comment avez-vous des pensées dans la tête?

A.

Je n'en sais rien, encore une fois. Un philosophe ^ a été persé- cuté pour avoir dit, il y a quarante ans*, dans un temps où l'on n'osait encore penser dans sa patrie : (( La difficulté n'est pas de savoir seulement si la matière peut penser, mais de savoir com- ment un être, quel qu'il soit, peut avoir la pensée. » Je suis de l'avis de ce philosophe, et je vous dirai, en bravant les sots per-

1. Actes des apôtres, xvii, '2S.

2. Voyez, plus loin, l'opuscule intitulé Tout en Dieu. *

3. Voltaire lui-même.

4. Dans la 13" des Lettres philosophiques, voyez tome XXll, pages 121 et suiv.

�� � sécuteurs, que j’ignore absolument tous les premiers principes des choses.

B.

Vous êtes un grand ignorant, et nous aussi.

A.

D’accord.

B.

Pourquoi donc raisonnons-nous? Comment saurons-nous ce qui est j.uste ou injuste, si nous ne savons pas seulement ce que c’est qu’une âme ?

A.

Il y a bien de la différence : nous ne connaissons rien du principe de la pensée, mais nous connaissons très-bien notre in- térêt. Il nous est sensible que notre intérêt est que nous soyons justes envers les autres, et que les autres le soient envers nous, afin que tous puissent être sur ce tas de boue le moins malheu- reux que faire se pourra pendant le peu de temps qui nous est donné par l’Être des êtres pour végéter, sentir et penser.



  1. Voyez l’article Âme, tome XVII, pages 130-169.
  2. Voltaire, né en 1694, avait en 1708 soixante et quatorze ans.