L’Aéroplane fantôme/p3/ch6

Boivin et Cie (p. 392-414).

CHAPITRE VI

LE TEMPLE DES PAH-AH-TUN


Un immense entonnoir rocheux, au fond duquel coule paisiblement une rivière souterraine. Ses pentes, presque verticales, ne se prêtent à l’escalade que par un étroit sentier en lacets, qui va se perdre parmi des végétations se penchant vertigineusement sur l’abîme, tel est le cenote d’Ah-Tun, dont il a été question dans la conversation suprême de Brumsen et de Tril.

La rivière sort d’un tunnel d’ombre, traverse le Cenote et s’engouffre dans un autre tunnel d’ombre.

Elle coule presque noire, et dans l’eau ténébreuse passent des formes étranges, antédiluviennes pourrait-on dire, car les alligators, ces crocodiles américains, qui pullulent dans le cours du rio (rivière) sont les derniers spécimens des Ichtyosaures, les sauriens des âges préhistoriques.

Des bruits dont on ne saurait préciser la nature, s’élèvent dans le gouffre, s’y propagent, s’y éteignent. Viennent-ils des galeries souterraines livrant passage à la rivière ? Descendent-ils de là-haut, où les verdures parent la terre, où le soleil brille, où les oiseaux chantent ?

Sont-ils l’appel de chasse des alligators affamés ? Sont-ils la répercussion de souterraines avalanches ?
d’un coup, avec la raideur d’une solive, brumsen tombe sur le sol.

Les sons, déformés par mille échos, ne sont plus reconnaissables. Ils se confondent en un accord sinistre, grondement lugubre de ce royaume des ténèbres.

Mordant sur le lit du rio, un cube de granit adossé à la paroi du Cenote, dresse à dix mètres au-dessus du niveau liquide, une plate-forme sensiblement horizontale.

Par quel phénomène ce bloc a-t-il échappe à l’érosion qui, au cours des siècles, a assuré la formation de l’abîme ? Ceci fait partie des mystères géologiques auxquels les savants s’évertuent vainement à trouver une explication.

Ce que l’on peut dire, c’est que l’homme s’est servi de ce piédestal créé par la nature.

Le sentier escaladant la pente, part de la plate-forme.

Mais du tunnel où disparaît le fleuve souterrain, sort une rumeur sourde. Elle s’enfle, grossit ; on discerne des voix rudes, des clappements d’avirons sur l’eau. Puis une lueur tremblotante apparaît, se précise ; elle est produite par une lanterne attachée à la proue d’un grand canot.

— Nous sommes arrivés, clame la voix juvénile de Tril. Voyez la marque sur le rocher ; la pointe se dirige vers la surface du sol.

— C’est bien, débarquons, riposte Von Karch, secoué par une fureur chronique depuis qu’Édith lui a été enlevée.

La jeune Anglaise disparue, l’espion a été pris d’épouvante. Sur ses ordres affolés, les rameurs ont « nagé » de toute la puissance de leurs bras.

Dans le couloir souterrain qui amène le rio à la mer, Von Karch a paru se ressaisir.

Le courant est faible, régulier. On le remonte sans trop de peine, stoppant chaque fois qu’une galerie latérale se présente afin de reconnaître le conduit indiqué par le Croc reproduit sur le plan venant de Brumsen.

Parfois, dans les premières heures du voyage, on entend des voix féminines devisant dans le doux idiome Maya, harmonieux et sonore comme la plus exquise musique.

Ceci indique que l’on va passer en vue de lavoirs souterrains, ou d’aiguades fréquentées.

Alors on rame avec prudence. Il ne faut pas attirer l’attention des habitants sur des voyageurs suivant une voie que personne ne suppose pouvoir être empruntée.

En de certains endroits, il est nécessaire de stopper, d’attendre que les bavardes aient repris le chemin de la surface, car sans cela, il serait impossible de se dissimuler.

Cela dure ; dure ; les heures sont longues sous cette voûte de ténèbres, où le miroitement de la lanterne sur l’onde qui glisse noire, huileuse, jette une impression angoissante de plus.

Ce sont des catacombes dont le sol est mobile. Ce sol fuit sous le regard, faisant naître une hallucination de vertige. Il semble que l’eau attire, entraîne ; celui qui voudrait persister à fixer des yeux cette coulée liquide finirait certainement par obéir à l’inexorable attirance.

Enfin, l’on a débouché dans une sorte d’étang souterrain, formé par un écartement des parois. Là, deux crocs en croix, gravés dans le roc, indiquent clairement un lieu de halte.

Si pressé que soit Von Karch, il comprend que ses hommes ont besoin de repos. On campera quelques heures sur la berge étroite qui borde le courant. Des factionnaires veilleront à tour de rôle pour écarter les alligators, lesquels décidément pullulent dans cette étrange et terrifiante rivière.

L’espion s’est assis à l’écart. Il songe. Il ressasse la pensée qui ne le quitte plus depuis Progreso. François de l’Étoile est sur sa trace. Il l’a rejoint. Il lui a enlevé Édith. Que fera-t-il plus tard ?

Et comme l’a prévu l’ingénieur, un raisonnement logique devant fatalement s’imposer à tous les cerveaux capables de raisonner, il se dit qu’il doit prendre soin de l’existence de ses prisonniers. Par eux, en effet, il peut imposer sa volonté à la jeune fille. Et imposer sa volonté à une fiancée, n’est-ce pas avoir barre sur le futur ?

Cela l’ennuie de faire grâce. Il lui eût été si doux de répondre au geste de François par un autre précipitant dans la mort lord Gédéon, ses fils Péterpaul et Jim !

Huit heures de sommeil ont rendu force et courage à tous. On se rembarque. La route est reprise et, vers la fin de la seconde journée, les navigateurs souterrains débouchent dans le Cenote d’Ah-Tun.

Au-dessus de l’ouverture supérieure du Cenote la lune brille au ciel. Le ciel, au lieu de la voûte de pierre sous laquelle on vit depuis quarante-huit heures. C’est une joie délirante pour les bandits.

Les captifs eux-mêmes ont le sentiment de respirer plus facilement.

Ces derniers, sur l’ordre de l’espion, gravissent une échelle de corde, dont les crampons de fer ont été fichés à la crête du massif de granit surplombant de dix mètres la surface des eaux. Ils entendent Von Karch dire d’un ton rude :

— Les prisonniers garderont les couvertures ; ils camperont ici jusqu’à nouvel avis.

Et aux bandits :

— Vous autres, vous vous échelonnerez sur le sentier montant au sommet. À la moindre tentative de rébellion, tuez. Mais aucune brutalité s’ils sont raisonnables, aucune… C’est entendu.

— Oui, répondit Pétunig, comme toujours orateur de la troupe.

Son organe paraît chatouiller agréablement les oreilles de l’espion.

— Ah ! c’est toi, Pétunig. Tu as bien fait de parler ; tu commanderas en mon absence ! Vous entendez tous. Obéir à Pétunig comme à moi-même. Tu es un garçon intelligent, je compte sur ton doigté… Toi, Manuelito, tu m’accompagneras.

Le gamin se redressa, très fier en apparence du choix de son chef, mais profitant de ce que celui-ci était un instant occupé par Pétunig qui le consultait sur la façon de diviser ses hommes, il s’approcha du bord de la plate-forme et parut s’intéresser aux manœuvres de deux hommes, demeurés dans le grand canot. Ces bandits, ayant ramené à eux l’échelle de corde, remontaient à la rame le Cenote, se dirigeant vers le point opposé à celui par lequel l’embarcation avait pénétré dans l’excavation.

— Où vont-ils donc ? fit le pseudo-métis.

— Ils vont amarrer la barque hors de portée des prisonniers, répliqua l’un des assistants.

Ces répliques avaient attiré Margarèthe auprès de Manuelito. Dans la voix du jeune garçon, elle avait discerné comme un appel déguisé.

Sans doute, le guide de l’expédition attendait son mouvement, car entre deux exclamations soulignant les mouvements des conducteurs du canot, il susurra :

— Quand vous serez seuls ici, dites à lord Fairtime de lire ce qu’il a dans sa poche.

— Hein ? fit-elle.

Mais ce monosyllabe fut couvert par une clameur triomphante du gamin :

— Bravo, ça y est ; ils ont trouvé l’amarrage.

Ce qui fit converger tous les regards vers les opérateurs et permit au Mexicain de fantaisie d’adresser à sa compagne ce reproche :

— De la prudence donc.

Sans attendre une réponse, Manuelito rejoignit en deux bonds Herr Von Karch et s’engagea avec lui sur le raidillon montant vers le sol. Les bandits suivirent par groupes, et au fond du Cenote, deux silhouettes se montrèrent s’élevant peu à peu vers le sentier parcouru par leurs camarades. C’étaient les deux coquins qui venaient d’amarrer l’embarcation.

En peu d’instants, le bruit des pas, des conversations, s’éteignit. Les prisonniers restaient seuls au fond du gouffre, éclairés à peine par la lanterne du bateau qu’on leur avait laissée.

Et lord Fairtime ayant fouillé, sur l’avis de Margarèthe, dans les poches de son vêtement, en tira un papier qui, selon son expression, n’aurait pas dû y être, car il ne s’expliquait pas comment il y était venu. Ce papier déplié, exposé aux rayons de la lanterne, il lut :

« Cette nuit, Miss Veuve connaîtra l’emplacement du Cenote de Ah-Tun où vous êtes. Courage. Espoir. « Tril ».

Cependant, Manuelito escaladait le sentier sur les pas de Von Karch. Tous deux atteignirent l’orifice du Cenote, s’ouvrant à la surface du sol, ainsi qu’un cratère de trois à quatre cents mètres de diamètre.

L’Allemand et le pseudo-Américain se trouvaient seuls, les bandits étant demeurés en arrière, échelonnés par petits groupes sur le chemin sinueux.

La lune, peu élevée sur l’horizon, décrivait déjà sa courbe descendante, bien qu’il fût à peine dix heures du soir, et ses rayons obliques donnaient au paysage une apparence mystérieuse, presque féerique.

Les grands arbres, enlacés par les lianes ainsi que par des serpents gigantesques, formaient, au Cenote, une ceinture verdoyante, arrêtant les regards.

Mais sous les rayons lunaires, ils prenaient une vie inattendue. Il semblait que les branches se combattaient comme des bras, que les cimes se balançaient ainsi que des cimiers. C’était la forêt animée, sortie du cerveau de ces artistes de rêve que l’on nomme Gustave Doré ou Robida.

— Eh ! grommela l’Allemand, voilà une forêt vierge en miniature. Comment dénicher là-dedans cet imbécile de Tiral ?

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Cela, je l’ignore. Je n’ai jamais passé la lisière du bois interdit, et le señor Brumsen ne m’a pas renseigné.

— Cherchons.

Entre les bords du Cenote et les premiers arbres s’étendait un espace nu, caillouteux, parsemé de plantes épineuses, cactus, cierges de l’Estacado, et autres.

Ils en firent le tour, sans découvrir la moindre trace de cabane, de hutte, pouvant abriter provisoirement des voyageurs.

— Le diable enfourche ce stupide Tiral, grondait l’espion.

Son jeune compagnon l’interrompit.

— Chut ! Écoute.

Un bruit de pas parvint aux deux explorateurs. Des pas assurés, ne cherchant aucunement à dissimuler leur résonance sur le sol. Les pas de gens qui se croient à l’abri de toute surveillance étrangère. Le son se rapprochait accompagné maintenant de froissements de branches.

— C’est de là-bas que l’on vient, chuchota Manuelito, désignant la direction de l’Est ; les promeneurs sont sous les arbres ; on pourrait se cacher et les reconnaître avant de se montrer.

Tout en parlant, il s’engouffrait dans les buissons, Von Karch le suivit. Entre les branches, ils observèrent le terrain.

L’attente ne fut pas longue ; à vingt mètres de la cachette, deux personnes jaillirent brusquement des fourrés : un homme, une femme.

Les nouveaux venus portaient sur une civière grossière, façonnée de branches recouvertes de leur écorce, une sorte de caisse de la dimension de ces coffrets anciens désignés sous le nom de « caves à liqueurs ». Ils parvinrent sur la bande de terrain, éclairée par la lune. Von Karch s’exclama :

— Eux !

Et il bondit hors des buissons, imité aussitôt par Manuelito.

Un double cri salua leur apparition. Les porteurs laissèrent tomber leur fardeau à terre, le claquement de revolvers armés annonça qu’ils se mettaient en défense.

— Eh ! Monsieur Tiral, s’écria cordialement l’espion, ne reconnaissez-vous pas vos amis ?

— Herr Von Karch ! riposta l’ancien comptable.

Et faisant disparaître son revolver, il accourut, les mains tendues vers l’Allemand, tout en prononçant des paroles de bienvenue :

— Quelle bonne surprise ; je suis heureux de vous voir !

Le traître se laissait serrer les mains.

— Une bonne surprise, cher Monsieur Tiral, fit-il enfin, je doute que vous conserviez cette façon charmante d’envisager ma visite.

— Et pourquoi ne la conserverais-je point ? Je vous dois la résurrection de la raison de ma Liesel. Approche, Liesel ; ne veux-tu pas exprimer, toi aussi, ta reconnaissance à l’homme excellent qui m’a permis de t’adorer, de te donner toutes les bonnes choses qu’il m’a été interdit de te prodiguer durant ton jeune âge.

Liesel s’avança sans enthousiasme. Elle tendit la main à l’espion, mais sur son visage étrange flottait une énigmatique expression de malaise qu’elle s’efforçait de dissimuler. L’Allemand ne parut pas la remarquer. Il reprit :

— Je vous disais, Monsieur Tiral, que ma présence n’est pas aussi heureuse que vous semblez le croire. Je suis venu pour vous mettre en garde contre un ennemi qui a juré votre perte.

— Un ennemi ? Je ne m’en connais pas.

— Vous oubliez un certain François de l’Étoile, qui a frappé votre fille, qui…

Tiral étendit les mains en avant comme pour repousser une vision désagréable.

— Ne parlons plus de lui ; il est mort. À Dieu de le juger.

— Et s’il n’était pas mort, Monsieur Tiral ?

Les auditeurs de l’Allemand sursautèrent. Liesel exhala un long soupir.

— Ce n’est pas sérieux ? balbutia enfin l’ex-comptable.

— Il vit. D’accord avec les Fairtime, cet aventurier a joué la parodie de la mort.

Au mot « aventurier » si audacieusement appliqué, le pied de Tril-Manuelito s’agita avec impatience. Évidemment, le gamin résistait au désir de botter l’insulteur. L’espion ne vit pas cela. Il continuait lentement :

— Il a quitté le tombeau. Il a réalisé le damné appareil imaginé par lui, et avec cet engin, rapide comme l’éclair, il s’est lancé à votre poursuite. Il vous hait. Il veut se venger de vous, de Mlle Liesel, qui l’avez justement accusé.

— Se venger, se venger, balbutiait Tiral. N’est-ce pas lui qui fut coupable envers nous ?

Von Karch dissimula mal un haussement d’épaules.

— Oh ! Monsieur Tiral, vous, un galant homme, vous raisonnez ainsi. Pensez que les coupables, eux, ne peuvent avoir cette tendance à être justes. Pour l’acquérir, ils devraient s’accuser ; et s’accuser est un acte qu’ils ne se soucient pas d’accomplir.

Mais reprenant le ton pénétré, affecté depuis le début de l’entretien :

— Quoi qu’il en soit. Il s’est mis à votre recherche, a découvert votre arrivée dans la presqu’île du Yucatan, et d’un instant à l’autre, de par son appareil diabolique, il peut éventer votre retraite.

Puis, d’un accent dramatiquement affectueux :

— J’ai appris ses projets. Je vous aime en raison du bonheur que mon heureuse étoile m’a permis de vous assurer. Comme vous dites en France, je suis un Monsieur Perrichon, attaché à vous par les services rendus. L’idée que vous succomberiez m’a été insupportable. Déjà plusieurs de vos adversaires sont immobilisés. Les Fairtime, capturés par moi, sont prisonniers au fond du Cenote d’Ah-Tun. J’y ai une embarcation prête au départ par le canal souterrain. Transportez-y ce qui vous conviendra et partons. Que le criminel François trouve le nid vide, les oiseaux envolés. Je vous aime comme un parent, Monsieur Tiral, et votre charmante Liesel est une fille pour moi.


Il bondit hors des buissons.

Les paupières de Manuelito avaient battu. La proposition brusque de l’espion allait-elle dérouter tous les plans de François. Que Tiral acceptât, que l’on partit dans la nuit même, et le jeune garçon, obligé de suivre Von Karch, serait dans l’impossibilité d’aviser ses amis. La piste serait de nouveau interrompue. Il frissonna en entendant l’Allemand continuer :

— Si vous tenez à sauver votre adorable Liesel, nous ne retarderons pas un instant notre fuite. Descendons au fond du Cenote et embarquons.

Mais le gamin devait reconnaître une fois de plus la prodigieuse duplicité de l’espion.

Celui-ci affectait d’oublier l’existence du « trésor » qui motivait la présence de Tiral, et aussi la sienne, dans la province de Yucatan. Il obligeait le comptable à en parler lui-même. Tout cela se révéla à Tril dans la réponse de ce dernier :

— Mais il n’y a pas que nous à embarquer.

— Et qui donc ? s’exclama Von Karch avec un étonnement parfaitement simulé.

— Et quoi, devriez-vous dire ? Eh bien, mais, le trésor.

— Le trésor ; je l’avais oublié. Je ne voyais que votre salut. Ne pouvez-vous le transporter cette nuit ? J’ai des hommes qui vous aideront.

Tiral secoua la tête.

— Non, Liesel et moi en avons amené une part à la surface du sol. Il nous faudrait encore un jour pour achever.

— Ce que vous possédez ne suffit-il pas ?

— Il m’aurait suffi ce matin, Monsieur Von Karch, mais à présent, je veux tout, car nous serons deux à partager.

— Je vous ai déjà dit que jamais…

Tiral coupa la parole à son interlocuteur :

— Monsieur Von Karch, inutile de protester, je veux que vous acceptiez. Vous le devez pour ne pas désoler un ami qui, déjà débiteur de la vie de sa fille chérie, sera riche seulement par reflet de votre généreuse protection.

Un geste insouciant, et l’espion déclara :

— Soit, nous aurons le loisir de discuter plus tard. Pour l’instant, puisque nous restons ici, je solliciterai de vous, si possible, une place à votre table et un toit pour abriter ma tête. Je dis une table, un toit, au figuré, car je pense que vous ne disposez de rien de semblable dans ce bois.

— Vous vous trompez, plaisanta Tiral. Je dispose d’une maison de pierre, et solide allez, car elle tient depuis pas mal de siècles.

— Où prenez-vous cette maison ?

— Sous les racines des arbres qui nous entourent, car c’est un ancien temple des Mayas, édifié il y a dix siècles, à la gloire des divinités Pah-Ah-Tun.

— Ah ! cela doit être curieux, s’exclama Tril, entraîné par un mouvement de curiosité.

Cette réflexion appela l’attention de l’ex-comptable sur le jeune garçon. Son regard interrogateur sembla demander à l’espion qui était ce compagnon inconnu.

— Un dévoué et adroit serviteur, répliqua l’Allemand. Sans lui, nous ne serions jamais parvenus ici. Il devait la vie à Brumsen.

— Ah ! le pauvre garçon si malheureux…

— Il n’est plus malheureux, Monsieur Tiral.

— Vraiment !

— Non, il est mort, assassiné par François de l’Étoile !

Le comptable eut un gémissement. Liesel appuya sur l’Allemand un regard inquisiteur. Celui-ci conclut d’un air attristé :

— Mais occupons-nous de nos personnes. Nous pleurerons les victimes quand nous serons en sûreté. Veuillez nous accorder l’hospitalité de votre temple.

Ce à quoi l’interpellé répondit :

— Daignez me suivre. Mon temple, comme il vous plaît de l’appeler, est à vous, ainsi que votre obligé Tiral.

Les quatre personnages, Tiral marchant le premier, rentrèrent sous bois, longeant un renflement du sol, sur lequel la végétation se pressait plus serrée, comme si la nature, désireuse d’effacer les empreintes de l’homme, lançait à l’assaut des ruines ses bataillons verdoyants.

Le comptable, ayant écarté un rideau de lianes retombantes, un pylône de pierre apparut, figurant une porte rappelant par sa forme celle des ruines égyptiennes.

— La lanterne, Liesel.

— Voici, mon père !

Les deux répliques, à peine perceptibles, frissonnent dans le silence. Une clarté scintille. Tiral vient d’allumer.

— Je marche lentement. Le sol est parsemé de pierrailles tombées de la voûte.

Un à un, les compagnons de Tiral passent sous le pylône et suivent une galerie basse, si étroite que les larges épaules de Von Karch frôlent les murs.

Sur les parois se détachent, grimaçantes sous la clarté dansante du lumignon, des figures bizarres, aux coiffures rappelant des couronnes, des mitres, des bonnets. Ce sont des peintures à demi effacées. Que représentent-elles ? Les prêtres disparus de la religion éteinte des Pah-Ah-Tun pourraient seuls le dire, s’ils sortaient de leurs tombeaux séculaires pour enseigner aux modernes les mystères oubliés.

Enfin, l’on débouche dans une salle assez spacieuse. Ici, les peintures sont plus riches, plus fournies. Des ors, rougis par les temps, rappellent les splendeurs évanouies.

Au centre, sur le sol, où l’on peut reconnaître les restes d’un dallage mosaïque, se dresse un bloc rectangulaire de porphyre vert.

— Ma table, fait l’ex-comptable avec un fugitif sourire. Jadis ce devait être un autel.

Sur la surface polie, des bougies sont fichées.

— Liesel, appelle encore le brave homme.

Et elle, le regardant de ses grands yeux noirs, où se mêle le mystère de deux races, il dit d’un ton caressant :

— Dispose la table, ma jolie. Pendant cela, je vais montrer les résultats de notre travail à notre ami Von Karch.

Liesel incline la tête. Elle suit d’un regard pensif l’Allemand et Manuelito qui, obéissant à un signe de leur hôte, se glissent avec lui par une ouverture béante au mur et passent dans une salle voisine du temple abandonné.

Celle-ci est plus petite que la précédente. Des racines ont crevé la voûte, à l’intérieur de laquelle elles serpentent, ainsi que de monstrueux reptiles. Mais les visiteurs ne s’attardent pas à l’examen des lieux. Tiral, une rougeur aux pommettes, leur désigne des caissettes pareilles à celle que sa fille et lui viennent de transporter, et avec un accent impossible à rendre :

— Le trésor ! prononce-t-il.

Les trois syllabes résonnent sous la voûte. On dirait que des ricanements répondent du fond de l’ombre, que les divinités déchues protestent contre l’invasion des hommes.

Tiral, lui, soulève le couvercle d’une des boîtes, et Von Karch, Tril, jettent un cri d’admiration.

Des diamants scintillent sous leurs yeux, renvoyant en feux aveuglants la lumière de la lanterne, multipliée par d’innombrables facettes.

— Ce sont des diamants taillés !

Von Karch lance cette exclamation surprise. En effet, les pierres ne présentent point l’apparence si aisément reconnaissable des diamants bruts. Et Tiral rayonnant murmure :

— C’est précisément la caractéristique de mon trésor.

Il riait.

— Je ne veux pas vous intriguer. Tous ces bijoux parèrent jadis les jolies filles des tribus Mayas. La région où nous sommes est riche en roches diamantifères. Les Mayas coquettes avaient découvert la beauté des « Pierres de Soleil », comme elles les appelaient.

Mais le luxe entraîne toujours l’avilissement des caractères. Les crimes devinrent fréquents. Auparavant, chez les Mayas, on tuait par jalousie, par haine, par vengeance ; on se mit à tuer pour voler.

Alors les prêtres et les chefs se réunirent pour arrêter les moyens de mettre un terme au mal. Ils décidèrent que les Pierres de Soleil seraient rendues à la terre, car les dieux, dirent-ils, punissaient les hommes de les avoir enlevées aux rochers.

Tous les joyaux de la contrée furent confisqués, réunis dans ce temple. Or, il ne suffisait pas qu’ils fussent ici. Il fallait les enfouir en une cachette que les larrons ne passent jamais découvrir.

Et voilà ce qu’imaginèrent les adversaires d’un luxe criminel.

À deux cents mètres au nord du Grand Cenote, sur les bords duquel nous nous sommes rencontrés tout à l’heure, existe une autre cavité, étroite, abrupte, au fond de laquelle un torrent bondit, écume contre les parois et s’engouffre dans une galerie étroite avec des grondements d’orage.

À cette époque, une sorte de corniche courait le long de ce couloir, aboutissant vingt pas plus loin à une excavation dont le sol surplombent les eaux. Ce fut la cachette choisie. De nuit, les prêtres y portèrent les pierres précieuses. Quand elles y furent entassées, la corniche fut détruite, et toute communication disparut entre le puits et le gîte du trésor. Vous verrez comment j’ai réussi à en rétablir une.

Pris par la fièvre de la richesse, Tiral, tout en narrant la légende, soulevait les couvercles des coffrets rangés auprès du premier.

Chaque fois, c’était un scintillement aveuglent de gemmes.

De cet amoncellement de diamants montait une griserie. Le cerveau des assistants en supputait la valeur approximative, en phrase où les millions se heurtaient comme les grêlons crépitant sur les vitres durant l’orage. Ils sentaient l’emprise de la richesse colossale, fabuleuse.

— Et c’est le hasard qui vous a fait découvrir cela ? prononça Von Karch d’une voix hésitante.

— Non, un chef Maya, détenteur du secret, me le confia. J’avais pu lui sauver la vie. Il m’était reconnaissant. Lui-même m’apprit comment, de loin en loin, les caciques ou chefs parvenaient à s’assurer que le précieux dépôt était toujours intact ; mais persuadé que l’enlèvement d’une seule Pierre de Soleil entraînerait mille calamités pour le pays, il ne permit pas que j’en prisse une parcelle. Je me révoltai, vous le pensez ; la fortune pour ma fillette, c’était trop tentant.

— Et cependant, le chef a réussi à vous éloigner ?

— Oh ! bien simplement. Il déclara à sa tribu que les dieux lui étaient apparus en rêve, lui ordonnant de provoquer une battue dans le bois interdit, où se cachaient des étrangers ; et les guerriers en route, il vint me rejoindre.

« Je ne veux pas, me dit-il, que tu dérobes les Pierres de Soleil ; mais tu m’as conservé la vie et je ne permettrai pas que l’on attente à la tienne. Suis-moi, je te sauverai. Loin d’ici, tu oublieras ce trésor qui ne doit appartenir à personne ; tu te souviendrais seulement qu’Ahuno (c’était son nom) te fut un ami dévoué. » Et il assura ma fuite par la rivière souterraine, m’apprenant ainsi la route du retour et les signes qui la jalonnent. Maintenant, conclut cordialement M. Tiral, croyez-vous que vous auriez bonne grâce à refuser d’être mon associé ?

Peut-être la loyauté de la question troubla-t-elle l’âme gangrenée de l’espion, car il ne répondit pas et se borna à serrer la main de son interlocuteur.

Puis celui-ci, occupé à refermer les caissettes, à assujettir les couvercles, Von Karch rentra dans la première salle, Tril se glissa curieusement à sa suite.

La table était mise sur le cube de porphyre, qui supportait des assiettes grossières, des couverts de fer, sans doute achetés par l’ancien explorateur au cours de son voyage.

Des vases de terre, remplis d’une eau transparente, dressaient leurs poteries brunes au milieu des faïences plus claires.

Mais l’Allemand ne jeta à ces apprêts qu’un regard distrait.

Il considérait Liesel, debout à l’une des extrémités de la masse de pierre, si absorbée par ses pensées qu’elle n’avait pas entendu venir l’hôte de son père.

Dans les yeux de Von Karch, il y avait quelque chose de cauteleux et de phosphorescent. Il examinait la jeune fille comme le chat surveille la souris. Il s’approcha d’elle, lui prit la main.

Elle tressaillit à ce contact, leva les paupières, dardant sur le personnage le regard plein de défi de ses prunelles noires.

Il se pencha vers elle, et murmura paterne et inquiétant :

— Votre mère n’est pas vengée, Liesel.

La phrase atroce signifiant : « Jeune fille, tu n’as pas tué ton père ainsi que tu le voulais autrefois », provoqua un tremblement de la souple silhouette de

Liesel. Elle eut un mouvement vague, lassé, hésitant.
le trésor, prononce-t-il !

— Pourquoi hésitez-vous ? reprit-il.

Alors la jeune fille parut prendre une décision. De nouveau, son regard croisa celui du tentateur, et elle murmura :

— Il est très bon ; je ne me le figurais pas ainsi. Et puis j’ai l’impression qu’il dit la vérité.

— Ah ! ah ! voilà du nouveau.

— Enfin, conclut-elle avec fermeté, je ne suis plus certaine de mon droit de punir.

Le visage de l’espion ne trahit aucun mécontentement. Il parvint même à sourire.

— J’aime mieux cela, ma chère, fit-il gracieusement ; alors nous allons retourner tous trois en pays civilisés.

Muet, si peu attentif d’apparence à ce qui se passait autour de lui que l’Allemand ne remarqua même pas sa présence, le faux Manuelito n’avait rien perdu de cette scène rapide.

L’enfant, grandi dans l’abandon de la rue américaine, témoin des l’âge le plus tendre des drames de la misère, des tentations du crime, venait de lire sur le front du sinistre bandit la condamnation de la jolie créole.

Mais Tiral reparut. On se mit à table. Von Karch manifestait maintenant une admiration ardente pour la merveilleuse découverte de l’ex-comptable.

Il semblait prendre plaisir à exalter le triomphe de ce dernier qui, tombant dans le panneau, déclara qu’au bord du torrent souterrain il restait un dépôt de pierres au moins aussi important que celui qu’il venait de montrer à ses hôtes.

L’Allemand exprima des doutes sur la quantité, sur la pureté des pierres demeurées dans la cachette.

Tiral s’échauffa, et, finalement proposa à son ami, le repas achevé, de venir voir par lui-même.

À l’éclair qui irradia le regard du rusé personnage, Tril devina que la conversation n’avait pas eu d’autre but.

Toutefois, le fourbe se fit prier. Refuser de voir le trésor, le tableau, la statue d’un monsieur très fier de posséder l’un ou l’autre, est simplement exciter son désir d’en faire parade.

En fin de compte, et de repas, Von Karch se déclara à bout d’arguments et consentit à descendre au gîte diamantifère, pour ne pas mécontenter son excellent ami Tiral !

Liesel avait écouté sans se mêler à la conversation.

Mais son regard ne quittait pas Von Karch. Sans doute, elle jugea que ce dernier obéissait simplement à la curiosité, car elle déclara être lasse et ne pas se soucier de retourner au puits des diamants. D’un ton indifférent, Tril questionna :

— Vous accompagnerai-je, Herr Von Karch ?

L’espion secoua la tête.

— Non. Tu descendras au grand Cenote. Tu diras à Pétunig de ne venir me faire son rapport du soir que dans…

L’Allemand consulta Tiral du regard.

— Combien de temps demandera notre exploration, cher M. Tiral ?

— Oh ! la montée, la descente, demandent des précautions. Mettez une heure.

— Parfait, tu entends, Manuelito, que Pétunig vienne au rapport dans une heure.

Une inclination du jeune garçon indiqua que les ordres de Von Karch étaient gravés dans son esprit. Et Tiral ayant tendrement embrassé sa fille, on la laissa seule dans la salle du Temple ou, dans l’autrefois lointain, les générations disparues apportaient aux Pah-Ah-Tun l’harmonie de leurs prières.

Tiral, entraînant à sa suite ses deux compagnons, avait repris la sente parcourue à l’arrivée.

Bientôt, les trois personnages se trouvèrent au bord du Cenote d’Ah-Tun, dont l’entonnoir s’ouvrait énorme, fascinant, semblant la gueule immense d’un apocalyptique monstre de ténèbres.

— Va, ordonna l’espion à Manuelito.

L’adolescent indiqua d’un geste qu’il allait obéir. Un instant, il parut chercher le sentier descendant au fond de la crevasse, et l’ayant trouvé, il s’y engagea, disparaissant presque aussitôt aux yeux des deux hommes qui, de leur côté, poursuivaient leur marche.

Seulement, le gamin, lui, s’arrêta au bout de trois pas. Sa tête seule dépassait le rebord de l’entonnoir et ses yeux vifs, rivèrent leur rayon curieux sur les nocturnes promeneurs, jusqu’au moment où ils s’enfoncèrent de nouveau dans les taillis.

Alors il s’ébroua joyeusement.

— Une heure, j’ai le temps ; prévenons toujours Pétunig.

Ce disant, il portait les yeux vers le fond de la crevasse, que la lune, masquée par les arbres, n’éclairait plus.

Sur la pente, trois lueurs imprécises dénonçaient les emplacements où les divers groupes de gardiens campaient. Beaucoup plus bas, un léger brouillard lumineux indiquait l’endroit occupé par les prisonniers.

— Satanée prison, grommela le jeune garçon. Y pénétrer n’est pas commode : mais en sortir ! Enfin, qui s’abandonne ne saurait triompher. Il s’agit de ne pas s’abandonner !


Prés du deuxième groupe, on l’arrêta encore.

Sur ce, le pseudo-Manuelito se prit à descendre rapidement vers les « feux » des bandits.

— Qui va là ?

La question jaillit de l’ombre. Le gamin l’attendait. Un bivac de veilleurs, ne saurait manquer de factionnaires. Aussi répondit-il sans hésiter :

— Manuelito. Communication du patron à Herr Pétunig.

— Passe alors. Pétunig est plus bas.

Le jeune garçon continua sa route. Il distingua au passage une forme humaine tapie entre deux excroissances du rocher. C’était le factionnaire. Un peu plus loin, il contourna le premier poste. Quatre hommes dormaient, étendus en travers du sentier. En avant, une petite lanterne dont l’abat-jour de papier évidemment façonné par les dormeurs, rabattait la clarté sur le sol, répandait cette lueur douteuse que le gamin avait remarqué d’en haut.

— Oh ! oh ! murmura-t-il avec un rire silencieux. On prend ses précautions pour ne pas révéler sa position aux passants du ciel. M. François avait raison. Seul, je suis assez sincère pour lui faire connaître le gîte.

Près du deuxième groupe, on l’arrêta encore. Il n’y avait là que deux hommes ; mais l’un était Pétunig. Celui-ci écouta les paroles du jeune garçon, le questionna minutieusement sur le chemin à suivre pour gagner l’entrée du temple. Après quoi, curieux et vaguement inquiet :

— Sais-tu ce qu’il me veut, mon brave Manuelito ?

— Tu penses bien qu’il ne me l’a pas dit, repartit l’interpellé rendant tutoiement pour tutoiement. Seulement il aurait à te donner quelques instructions concernant les deux qui sont là-haut, que cela ne m’étonnerait pas.

— Tu dois être dans le vrai ; dans une heure donc…

— Dans cinquante minutes maintenant. Il s’est écoulé dix minutes depuis que j’ai quitté le patron.

— Soit… cinquante minutes. Bonsoir.

Quelques instants après, Manuelito atteignait le sommet, et jaillissait du cenote comme un lutin. Maintenant l’espace dénudé apparaissait sombre : La lune avait disparu. Mais cette situation qui rendait plus difficile la marche du jeune homme, ne parut pas lui déplaire. Il se frotta vigoureusement les mains, monologuant :

— All right ! Il fait noir comme dans un four. Le point rouge se verra aussi nettement que le nez au milieu du visage.

Et se hâtant autant que l’obscurité le lui permettait, il parvint à la « passée » à peine indiquée conduisant à l’entrée du temple.

Mais il ne s’arrêta point en face du pylone. Il se lança sur les flancs de l’éminence recouvrant les constructions du temple des Pah-Ah-Tun.

S’agrippant aux broussailles, aux troncs d’arbres, il atteignit bientôt le sommet. La forêt y avait semé ses végétations comme partout ailleurs. Avisant un arbre au tronc énorme.

— Celui-ci m’a l’air d’un doyen de la forêt, murmura l’Américain, il doit dépasser les autres, ce que je désire. Allons hop !

Le hop ! bruissait encore que déjà Tril s’aidant des lianes, des branchages, se hissait le long du tronc séculaire.

À hauteur des premiers feuillages, l’ascension devenait plus aisée, et bientôt le gamin se trouva à plus de cinquante mètres de terre, accroché à l’une des plus hautes branches, laquelle pointait droit vers le ciel.

Une brise légère voletant au-dessus de la forêt agitait doucement les cimes, imprimant au support du jeune garçon un balancement moelleux.

— Une vraie partie d’escarpolette, fit-il avec un petit rire.

Au-dessus de sa tête, il apercevait le ciel noir, poudré d’étoiles ; au-dessous, la terre plongée dans les ténèbres apparaissait comme un gouffre.

Avec des précautions infinies, il ramena à lui, en évitant de le briser, un des derniers rameaux pointant vers la voûte céleste ; à son extrémité, il attache un objet peu volumineux tiré de sa poche, puis maintenant toujours la branche repliée, il chuchota gaiement :

— Que la lumière soit !

Une clarté s’alluma aussitôt. L’objet fixé au bout du rameau était une petite lampe électrique écarlate, rivée à un minuscule accumulateur.

— Cela ne saurait être aperçu d’en bas, reprit-il, avec ces feuillages touffus. Et d’en haut, c’est tout le contraire. All right ! On saura où nous a conduits la rivière souterraine.

Mais pensif :

— Cela ne suffit pas ! Von Karch m’a l’air de vouloir quitter cet endroit enchanteur, demain dans la nuit.

Des mouvements prestes, que la clarté rubescente soulignait bizarrement, et Tril tient un carnet ; sur une feuille, il écrit quelques lignes, l’arrache, la fixe à l’ampoule électrique, puis cessant de maintenir la branche, laquelle reprend aussitôt sa position naturelle, il pousse un soupir satisfait.

— Maintenant que j’ai appelé au secours, rentrons. Mon cher patron Von Karch s’étonnerait de mon amour pour la promenade nocturne.

Il était à peine à mi-hauteur de l’arbre que les feuillages lui masquaient complètement l’ampoule rouge, fanal destiné à signaler aux passagers de l’aéroplane le repaire des bandits.

Le voici à terre. Il rejoint la sente. Le pylone se dessine à ses yeux. Il va rentrer dans le temple.

À ce moment, un pinceau de lumière jaillit du corridor souterrain, le frappant en plein visage. Il s’arrête, ébloui par la transition soudaine de l’obscurité à ce rayonnement inattendu. Mais une voix féminine prononce :

— J’avais peur, seule dans ce vieux temple abandonné ; j’ai entendu le bruit de vos pas et je suis venue.

C’est Liesel. Sa souple et onduleuse silhouette se dessine dans l’encadrement du pylône. Ses yeux de jais luisent étrangement tandis qu’elle continue :

— Vous venez du cenote ; vous avez porté les ordres de votre maître ? interroge-t-elle.

Dans l’accent de la jeune fille, Tril sent quelque chose de voilé ; les paroles ne sont qu’un écran masquant une pensée inexprimée. Il en a conscience et cela le trouble un peu. Cependant il répond :

— Oui, en effet.

— Et vous vous êtes égaré dans l’obscurité ; vous aviez dépassé la porte.

Ah ça ! Est-ce qu’elle aurait épié le jeune garçon ?

Cette idée impressionne désagréablement celui-ci. Mais il se raidit. Après tout, n’a-t-il pas agi aussi dans l’intérêt de Tiral. Le salut des Fairtime ne serait-il pas aussi celui de l’ancien comptable ! Et il riposte :

— Ce bois aurait besoin de quelques réverbères !

Il se rend compte que sa réponse est stupide, il s’explique ainsi le sourire fugitif qui distend les lèvres de Liesel. Mais elle reprend aussitôt son expression énigmatique.

— Vous désirez sans doute vous reposer ?

— Oui, répond-il avec empressement.

Il sera ravi d’être privé de la présence de la métisse.

— Venez, dit-elle. Je vous indiquerai le réduit, (nous ne disposons pas de chambres dans cette ruine) où il vous sera possible de vous étendre et de goûter un repos bien gagné.

Quelle étrange intonation elle met dans ces quatre derniers mots ! Cela inquiète encore Tril. Il la regarde fixement. Mais elle conserve son air impénétrable. Ses grands yeux noirs n’expriment rien de la pensée veillant en son cerveau.

Dépité, le jeune garçon rentre dans le couloir. Dans son esprit passe le souvenir des yeux de son amie Suzan, chère entre toutes. Ceux-là sont noirs aussi. Et il s’avoue avec un plaisir inexplicable qu’ils ne sont pas du même noir.

Autour de la salle où les voyageurs ont pris leur repas, des niches sont creusées dans les murailles. À quoi servirent-elles autrefois ? Nul ne saurait le dire aujourd’hui.

Liesel et son père leur ont donné une utilisation pratique. Elles servent d’alcôves. La jeune fille en désigne une à son compagnon :

— Vous serez bien là. J’y ai mis une couverture de poil de chèvre et des feuilles sèches. Une couche exceptionnelle pour un coureur de brousse.

— Je vous remercie, Mademoiselle, commence Tril pour dire quelque chose.

— Pourquoi remercier ; le devoir des hôtes est de rendre le séjour aussi peu pénible que possible. Qu’ai-je fait d’autre ?

Puis arrêtant les paroles sur les lèvres de son interlocuteur.

— Nous causerons demain ; dormez ; moi aussi je souhaite le repos.

Sans observation, le jeune garçon prend possession de la niche désignée. Il s’allonge sur le matelas de feuilles sèches qui craquettent sous son poids. Il s’enveloppe de la chaude couverture. Il ferme les yeux. Mais sous ses paupières, imperceptiblement soulevées, filtre un regard perçant.

Liesel a gagné une excavation située de l’autre côté de la salle. Une étoffe clouée à la partie supérieure forme rideau, isolant « la chambre à coucher improvisée » de l’étrange fille.

Elle disparaît derrière ce rempart flottant, et le silence règne, troublé parfois par des murmures inexplicables, plaintes incomprises de la pierre, que poignardent les racines des arbres érigés sur le temple.

Au surplus, des bruits moins troublants succèdent bientôt. On marche dans le couloir accédant au dehors. Von Karch et le vieux comptable entrent. Ce dernier désigne le rideau retombé devant l’anfractuosité où a disparu Liesel, puis le jeune Américain immobile :

— Ils dorment. Faisons-en autant.

— Non, je dois recevoir le rapport de mon fidèle Pétunig ; que cela ne vous lie pas, cher monsieur Tiral, goûtez le repos. Au surplus, en attendant, j’aurais à mettre en ordre quelques notes, donc je vous en prie…

Tiral a sur les épaules la fatigue du jour et la brisure des ans. Il se laisse facilement persuader. Un instant plus tard, lui aussi, s’est assoupi dans un angle, lui aussi a perdu la conscience de vivre.

Tril regarde toujours.

Von Karch s’est installé près du cube de porphyre. Un carnet est ouvert devant lui. À l’aide d’un stylographe, il écrit. Pas bien longues les notes annoncées. En quelques instants il a terminé. Il coupe soigneusement la feuille couverte d’écriture, l’agite afin de la sécher, la plie.

Carnet et stylographe sont réintégrés dans sa poche. Il attend, sans impatience d’ailleurs, car un sourire narquois flotte sur ses lèvres épaisses, élargissant encore sa face grasse.

Il a un mouvement. Il a perçu l’approche de son complice Pétunig. En effet, celui-ci paraît à l’orifice du couloir.

— Faites excuse, grommelle-t-il, on se croirait dans le royaume des taupes.

— Chut !

C’est Von Karch qui lui impose silence et d’un coup d’œil circulaire lui montre les dormeurs :

Il lui tend le papier plié, cette feuille détachée tout à l’heure de son carnet.

— Tu liras ceci quand tu seras seul. Tu te conformeras strictement à mes instructions.

— Je m’y conforme toujours.

— Oui, mais cette fois, elles méritent une attention particulière.

— On la leur donnera, Herr Von Karch, parole de Pétunig. Vous n’ajoutez aucunes explications verbales ?

— Si, mon brave. Seulement je te les développerai dehors.

Et son regard se pose encore sur les dormeurs. Le bandit répond par un ricanement.

— Les oreilles sont comme tous les trous. On perd ce qu’on laisse tomber dedans.

L’espion approuve du geste la triviale locution. Il se lève. Sur la pointe des pieds, il se dirige vers le couloir de sortie, suivi par son complice qui, inquiété vraisemblablement par ces précautions, lance des coups d’œil menaçants sur les niches occupées par ceux dont son maître paraît se défier.

Tous deux se sont enfoncés dans l’étroit boyau.

Tril se demande s’il va s’y glisser derrière eux. La prudence de Von Karch excite sa curiosité. Un secret que l’on cache ainsi doit être utile à connaître. Il se dresse sur son séant et demeure stupéfait.

Le rideau de Liesel vient de s’écarter, et la jeune fille se montre debout, prête à s’élancer au dehors.

Chacun est un instant médusé en voyant les yeux de l’autre fixés sur lui.

Enfin, la créole se décide. D’un geste coquet, elle porte l’index à ses lèvres pour recommander le silence. Tril répond par le même geste. Sans une parole, un accord tacite vient de s’établir entre eux. Et Liesel, comme pleinement rassurée par la promesse muette, disparaît à son tour dans le corridor, laissant l’Américain abasourdi.

Elle revient bientôt. Elle étend les bras à droite et à gauche. Elle n’a pas réussi. Nerveuse, elle se réfugie sous son rideau qui retombe.

On ne surprend pas aisément un bandit comme Von Karch. Cet homme de ruse évente toutes les ruses possibles. Il a songé qu’un homme endormi peut écouter, et il a écrit ses instructions. Dehors, il a conduit Pétunig au bord même du cenote. L’espace découvert qui l’entoure, les sépare du fouillis de la forêt, où un espion pourrait se cacher.

À voix basse, il a confié ses recommandations à son complice.

Liesel, certaine qu’elle n’apprendrait rien, a regagné son réduit. Un chuchotement glisse dans l’air.

Manuelito vient de prononcer à son adresse :

— Je tâcherai de voir Pétunig demain.

Elle écarte le rideau, montre son visage dont l’expression apparaît changée. Elle est reconnaissante à cet inconnu d’avoir assez de confiance pour parler.

— Merci, module-t-elle, merci. Attention, on vient.

Tous semblent anéantis par un sommeil pesant quand Von Karch rentre à son tour. Il choisit un coin à sa convenance. Il a bien rempli sa journée. Il est satisfait et entrevoit la possibilité de la victoire finale.

Le lendemain dans la nuit, il quittera le Ah-Tun avec les diamants, Tiral et Liesel.

Pas de danger que ces derniers reculent le départ. En contant à celui qu’il croit son ami, la façon dont il fut contraint vingt années plus tôt, d’abandonner le « trésor », Tiral a enseigné au fourbe la marche à suivre.

À cette heure même Pétunig, qui s’est renfoncé dans l’ombre du Cenote, est étendu sur le sol, maintenant, sous la clarté falote de sa lanterne, le papier que lui a confié son chef. Il le relit avec attention.

« Demain, partir au jour. Te rendre à Errinac. Expédier dépêche au Fraulein sur rade de Campèche, pour lui ordonner de retourner immédiatement à Progreso. Là, deux canots, portant des marins armés, surveilleront sans relâche la lagune et l’embouchure du fleuve souterrain. Ils amèneront de gré ou de force à bord du navire toute personne qui en sortira ».

— Çà, grommela le bandit, c’est clair comme de l’eau de roche. Si les gens de là-haut pensaient à nous fausser compagnie avec leur magot, on leur dirait : on ne passe pas ; mais après, je ne comprends goutte à la combinaison du patron.

Et il murmura à mi-voix, les yeux fixés sur le papier :

« Puis, vers neuf heures du soir, pas avant, tu te rendras chez le Cacique d’Errinac. Le Cacique, c’est ce qu’en Allemagne nous appelons le bourgmestre. Tu lui diras que, passant en vue du bois interdit de Ah-Tun, tu as aperçu des formes humaines sous les arbres. Aussitôt tout le pays sera en l’air. On organisera une battue, et bon gré, mal gré, nous devrons déguerpir par la rivière souterraine, pour n’être pas massacrés par ces farouches gardiens de la tradition.

« Après quoi, tu te procureras un bon cheval, en le payant, car il est inutile de nous créer des difficultés accessoires, et tu nous rejoindras à Progreso. »

Pétunig se pétrit le front d’une main impatiente.

— Pourquoi tout ce mic-mac ? Quelques pouces d’acier dans les côtes des gens de là-haut, nous feraient leurs héritiers, et nous partirions quand il nous plairait, sans avoir besoin d’ameuter ces diables d’indigènes.

Il eut un mouvement brusque.

— Après tout, quand je me creuserai la cervelle ! Ce n’est pas la première fois que je me perds dans les combinaisons de Herr Von Karch. Le principal est que, moi, je ne risque rien. Donc, au pays des rêves ; j’en serai plus ingambe pour obéir demain.

Sans doute, Morphée déversait à cette minute précise ses plus soporifiques pavots sur la terre, car Pétunig fermant les yeux dans les profondeurs du cenote, Von Karch les fermait également dans le temple souterrain, et s’abandonnait au repos, réservé, disent les moralistes, aux âmes pures, en balbutiant ces phrases indistinctes :

— Les Mayas massacreront les Anglais qu’ils trouveront au fond du cenote ; on ne saurait m’accuser de ce meurtre. Alors, je n’ai plus ces gens à craindre, plus de Margarèthe non plus. Au large, Tiral, Liesel, tomberont à la mer accidentellement, cela arrive tous les jours,… et je reste avec les diamants !