L’œuvre de l’abbé Groulx


Olivar Asselin


L’œuvre de
L’œuvre del’abbé Groulx








Montréal
Bibliothèque de l’Action française
1923



Olivar Asselin
L’œuvre de
l’abbé Groulx

Conférence faite à la salle
Saint-Sulpice, à Montréal
le 15 février 1923 sous les
auspices du Cercle d’Action
française des Étudiants de
l’Université de Montréal

Montréal
Bibliothèque de l’Action française
1923


L’œuvre de l’abbé Groulx




Mesdames, Messieurs,

Quand messieurs les étudiants d’Action française m’ont invité à vous entretenir de l’œuvre de l’abbé Groulx, j’ai posé comme condition de le faire selon mes vues propres et dans le ton qui me conviendrait. Ils ont accepté. Ils ne m’ont pas marqué de lisières. Ils ne m’ont pas demandé de leur soumettre préalablement mon travail, au moins dans ses grandes lignes ; dans l’instant où je vous parle, ni eux ni personne n’en ont vu un mot. Cette confiance m’honore, puisque dans des écrits relativement récents j’avais, sur certains points de doctrine littéraire, critiqué la direction de l’Action française. Ai-je besoin d’ajouter qu’elle les honore encore davantage ? Cette confiance, sans renier quoi que ce soit de mes opinions passées, il ne me reste qu’à m’en montrer digne. C’est à quoi je m’efforcerai. Je serai long (pas forcément ennuyeux) : la matière est vaste, riche, intéressante. Je traiterai mon sujet avec la compétence très limitée d’un homme qui dans la pratique quotidienne de la vie ne fait pas précisément de la littérature ; qui en tout cas n’est un spécialiste ni de la littérature, ni de l’histoire, ni de la politique. Je dirai les choses un peu crûment quand la circonstance me paraîtra l’exiger. Mais j’ose vous assurer que j’apporterai dans l’accomplissement de ma tâche un constant souci de justice et de vérité.

M. l’abbé Lionel Groulx, né à Saint-Michel-de-Vaudreuil il y a quarante-quatre ans, professeur de rhétorique au Collège de Valleyfield avant d’être nommé en 1915 professeur d’histoire à la future Université de Montréal, a déjà à son crédit une œuvre littéraire considérable. Il a publié six volumes d’histoire, une demi-douzaine de tracts sur les questions sociales et nationales, sur la formation et le devoir social de la jeunesse. Il a écrit des contes régionalistes. Il a fait des vers (qui, soit dit entre nous, valent bien les miens). Enfin, il s’est tacitement reconnu la paternité de l’Appel de la race, roman paru il y a quelques mois sous le pseudonyme d’Alonié de Lestres. Comme je soupçonne bon nombre d’entre vous d’avoir été attirés ici par le goût du scandale, nous parlerons d’abord de l’Appel de la race.

L’affabulation de ce roman vous est connue. Aux environs de 1890, un jeune avocat canadien-français, Jules de Lantagnac, né en terre québecquoise d’une ancienne famille noble tombée en roture, se fixe à Ottawa où il épouse, après l’avoir convertie au catholicisme, Maud, fille d’un haut fonctionnaire fédéral, Davis Fletcher. À partir de ce moment sa vie professionnelle et mondaine est anglaise. Il élève à l’anglaise et dans la langue anglaise ses quatre enfants, William, Wolfred, Nellie et Virginia. Une visite qu’il fait en 1915 à sa paroisse natale, Saint-Michel-de-Vaudreuil, après vingt ans d’absence, lui révèle dans la race canadienne-française des vertus morales et intellectuelles insoupçonnées. Ce fonds de richesses morales l’impressionne d’autant plus que la lecture des maîtres de la pensée française, à laquelle l’ont amené depuis quelque temps ses relations d’amitié avec un oblat, le père Fabien, l’a préparé à y voir le résultat d’une séculaire culture française et catholique. Du consentement tacite de sa femme, il introduit à son foyer l’enseignement de sa langue maternelle. Le P. Fabien, qui suit son évolution, le félicite, l’encourage. Jusque-là tout va bien. La question de l’enseignement du français à l’école catholique d’Ontario va poser un problème autrement épineux en sollicitant de Lantagnac une action politique que Maud, soutenue par ses parents, réprouve comme une espèce de manquement à la foi jurée. L’adhésion publique de Lantagnac à la cause de la minorité franco-ontarienne serait pour celle-ci d’un puissant secours. D’autre part, il est à craindre qu’elle ne divise profondément une famille jusque-là très unie malgré la préférence des uns pour le français, des autres pour l’anglais. C’est ce conflit entre le devoir domestique et le devoir social qui fait le nœud du roman. Ses tendances naturelles et les exhortations du sénateur Landry, renforcées des raisonnements du père Fabien, feront accepter à Lantagnac la candidature protestataire dans le comté de Russell, où il est élu. Le ménage résisterait peut-être à ce premier choc, car du côté Fletcher on n’est pas insensible aux honneurs certains et aux avantages probables d’un mandat parlementaire, même obtenu dans de pareilles conditions. Mais, à moins de se déjuger, Lantagnac n’est plus libre de ses mouvements. Dans le débat que vient de soulever aux Communes le vœu de son collègue Ernest Lapointe touchant l’enseignement du français, plus que jamais tiré en sens contraire par ses intérêts domestiques et professionnels et par son devoir de Canadien-Français, en vain tente-t-il d’accorder son cœur et sa conscience sur une solution transactionnelle ; au dernier instant, comme mû par une force invisible, il se lève, et, faisant mentir des prévisions que lui-même contribua à accréditer, prononce en faveur de la liberté scolaire des paroles irrévocables. Maud Fletcher retournée chez son père avec William et Nellie ; la cadette des filles Virginia, partant pour le couvent ; sa place comme avocat de la grande firme forestière Aitkens Brothers prise par le cousin de Maud, William Duffin, tout s’effondre à la fois sous ses pieds. Dans ce cataclysme, il ne lui reste que l’attachement de Wolfred, élève à l’Université de Montréal, lequel, de son propre mouvement, élit de s’appeler désormais de son deuxième prénom : André.

Ce n’est pas la première fois que le devoir domestique aura été, dans la littérature, mis aux prises avec un devoir coexistant : patriotique, social ou religieux. Même s’il était vrai que l’Appel de la race nous propose de mettre, dans certaines circonstances, la patrie ou la religion au-dessus des affections domestiques, M. l’abbé Groulx ne ferait que suivre l’exemple de Corneille au théâtre et de Mgr Benson dans le roman. Et ce sont là, on l’admettra, des noms qui jouissent d’une certaine autorité. Alors, quels reproches fait-on à notre auteur ?

J’en relèverai quelques-uns dans deux articles de MM. René du Roure et Louvigny de Montigny, parus à la Revue moderne, et un article de l’abbé Camille Roy, publié dans le Canada français, de Québec.

D’abord, l’Appel de la race serait une violation de la vie privée. L’histoire de Lantagnac correspondrait point par point à celle d’un homme politique de chair et d’os, que cet étalage de ses affaires domestiques aurait justement exaspéré. M. du Roure, comparant le personnage fictif avec le personnage réel, parle de celui-ci avec des airs entendus, comme s’il l’avait vu élever. M. de Montigny non seulement connaît l’état civil du vrai Lantagnac, mais il nous indique son adresse domiciliaire, le lieu de ses villégiatures, ses attaches mondaines ; pour un peu, il écrirait son nom en toutes lettres. Moi qui connais le personnel politique tout aussi bien que ces messieurs, et peut-être un peu mieux, ces indications ne me semblent pas péremptoires. Flair de concierges, zèle de barbiers-coiffeurs ! Parmi les députés et sénateurs canadiens-français de 1916, on en compterait certainement plusieurs qui avaient épousé des Anglaises. Lantagnac est avocat comme les trois quarts de nos députés — hélas ! Il habite Ottawa ? Puisqu’il faut un chef parlementaire à la minorité française d’Ontario, rien de plus logique que de le chercher de ce côté. Il a de gros clients anglais ? Les avocats canadiens-français les plus en vue d’Ottawa ne gagnent pas leur vie autrement. Il habite rue Wilbrod ? Les principaux Canadiens-Français d’Ottawa ont pour la plupart établi domicile dans ce même quartier. Il fait partie du Rideau Club, du Golf Club ? Comme tout le monde dans la capitale. Pour édifier des conclusions sur d’aussi banales concordances, il faut vraiment aimer le pavé en soi et pour soi. L’abbé Groulx nie avoir jamais visé aucun cas en particulier. Et il nous semblerait injuste de ne pas tenir compte de cette dénégation. Mais si Lantagnac existe vraiment ailleurs que dans les livres, il demandera sans doute au ciel de le délivrer de ses défenseurs. Étrange manière de protéger un homme contre une publicité prétendue blessante, que de s’appliquer à prouver qu’il s’agit de lui et non d’un autre. La leçon qui nous semble ressortir de cet incident, c’est que les critiques de l’abbé Groulx aiment beaucoup moins Lantagnac qu’ils ne haïssent l’abbé Groulx. On s’en doutait. Au reste, nous sommes ici dans un domaine qui ne relève pas du code des lettres : autrement, le Nabab serait à mettre au panier.

La conversion de Lantagnac est invraisemblable ? Voyons un peu… Les renégats de la langue sont généralement de méprisables arrivistes, des faibles d’esprit, des dégénérés, mais ils ne le sont pas tous. En pareille matière, il faut tenir compte de la formation intellectuelle, du milieu, de maints autres facteurs contre lesquels pourra seule réagir une âme naturellement noble secondée par un esprit fortement armé. Tombé à vingt ans dans un milieu d’anglomanie, pris tout entier par la pratique de sa profession, porté, comme tous les praticiens dépourvus de culture générale, à juger les races d’après leur richesse matérielle, avocat de grandes firmes anglaises qui lui font la vie large, Lantagnac nourrit pendant vingt ans l’illusion qu’il s’est anobli en épousant Maud Fletcher. Ne le jugeons pas trop sévèrement : dans les mêmes circonstances, la moitié de la bourgeoisie de la rue Saint-Hubert en ferait autant. Que lady Atchoum-Baker ouvre aux femmes de nos épiciers, de nos entrepreneurs en bâtiments, non pas ses salons, mais le quartier de ses domestiques, et deux sur trois ne voudront plus fréquenter ailleurs ; l’ignorance fait encore chez nous beaucoup de mal. Mais probe, laborieux, de mœurs irréprochables, aimant sa femme et ses enfants, religieux, nullement dépourvu de lecture, Lantagnac est quant au reste une âme supérieure. La supposition de l’abbé Roy qu’il a « oublié le français » est toute gratuite ; ce que l’abbé Groulx entend ici par « réapprendre le français, » c’est, à l’âge de quarante trois ans, lier connaissance avec LePlay, Taine et Fustel de Coulanges. Lantagnac se qualifie de renégat dans son désespoir d’avoir fait fausse route, mais il ne l’est pas au fond du cœur. Qu’au milieu des luttes scolaires qui se livrent sous ses yeux il reprenne contact avec une terre natale où fleurissent la bonhommie, la loyauté, la politesse, les vertus domestiques, la pureté des mœurs, l’amour de la justice, une langue française pleine et savoureuse, et à l’instant il éprouvera le coup de foudre qui a valu à nos paysans l’amitié affectueuse d’étrangers comme Murray, Carleton, Prevost, Elgin et Dufferin. Il ne faudrait pas remonter très loin dans notre histoire contemporaine pour trouver d’illustres exemples de ces subits retournements. Quelques mois avant sa mort, Wilfrid Laurier dit dans une assemblée de Canadiens-Français, un jour de Saint-Jean-Baptiste : « Il nous faudra peut-être lutter très, très longtemps. » Jamais avant ce jour on ne l’avait vu prendre part à une manifestation canadienne-française.

L’abbé Groulx exagère de parti pris les ravages de l’anglomanie. Voyez, dit M. du Roure, il ne veut même pas que Lantagnac appartienne au Golf Club ! — Le trait est spirituel, ou du moins voudrait l’être. Seulement, il porte à faux. Lantagnac renonce au Golf Club parce qu’avec tous les hommes d’idées il a constaté la futilité de vouloir mener de front les luttes d’idées et la vie mondaine. Être du Golf Club, ou de l’University Club, n’est pas forcément un signe d’anglomanie, mais pour quiconque voudra consacrer sa vie à la défense de la liberté d’enseignement — d’enseignement du français — ce sera à coup sûr une sottise. Les races en péril de mort ne se sauvent pas en sollicitant humblement leur entrée dans des cercles qui blackboulent Lavergne et Bourassa — parfaits hommes du monde — pour leurs opinions politiques, mais qui, à l’occasion, jugeront le péculat notoire et la banqueroute frauduleuse compatibles avec la qualité de gentleman.

L’abbé Groulx est partial dans la peinture de ses personnages ; selon qu’ils sont anglais ou français, il nous les rend odieux ou sympathiques. Comparer en particulier Maud et Davis Fletcher, l’avocat Duffin, William et Nellie, avec Lantagnac, Virginia et Wolfred. — C’est à voir. Pas besoin, il nous semble, d’une grande psychologie pour deviner que les enfants de Lantagnac seront avec lui confiants ou fermés, affectueux ou réservés, selon qu’ils prendront parti pour lui ou contre lui. Regretter que dans les circonstances Maud Fletcher ne rétorque pas à son mari tous ses arguments, c’est vouloir ajouter une prolixité de plus à celles de Lantagnac et du P. Fabien, que pourtant l’on condamne ; mais c’est surtout méconnaître de parti pris toute l’expérience que nous avons de la race anglaise. Pour Maud Fletcher, et aussi bien pour toute Anglaise de bonne race placée dans la même situation, l’attitude de Lantagnac ne mérite pas la discussion — tout au plus un soupir de pitié. L’homme bien élevé qui s’est déjà risqué à demander un renseignement en français dans un bureau quelconque des Douanes ou des Finances dira si ce vieil abruti de Fletcher est une figure inconnue à Ottawa. Enfin, si Duffin n’est pas un personnage sympathique, la faute n’en est pas à l’auteur : il fallait bien montrer quel dessèchement ou quelle perversion de l’être moral est généralement chez l’Irlandais la conséquence de l’apostasie. Reprocher à l’abbé Groulx d’avoir peint tous ses Anglais sous des couleurs désobligeantes, c’est fermer les yeux sur le temps et le lieu du roman. Autant blâmer Balzac d’avoir, dans un roman destiné à montrer la lutte du paysan pour la propriété, peint uniquement des paysans sournois, envieux et pillards ; ou Flaubert d’avoir incarné dans la petite bourgeoisie française toute la niaiserie des poncifs pseudo-scientifiques du XIXe siècle. Davis Fletcher, sa fille Maud, Duffin, sont de ce monde que nous connaissons, qui vous traite avec une politesse exquise tant que vous lui faites l’hommage de parler sa langue et de singer ses habitudes de vie, mais en qui le pitecanthropus erectus reparaît malgré toutes les conventions mondaines, dès qu’il croit s’apercevoir que vous prenez votre conception de la vie au sérieux, et que ce n’est pas la sienne.

Les relations de Lantagnac avec le P. Fabien ont scandalisé M. de Montigny, cela va sans dire, et avec lui M. du Roure : le plat personnage en vérité, que celui qui ne peut faire un pas sans consulter son confesseur ! — Il serait trop facile de répondre que Lantagnac et le P. Fabien sont de vieux amis ; que, de la part d’un catholique, consulter son confesseur dans une affaire de conscience n’a rien d’anormal ; enfin qu’on a vu par sainte Catherine de Sienne, sainte Jeanne d’Arc et quelques autres, la merveilleuse pénétration donnée à l’esprit, même dans les choses temporelles, par la pratique de la vie spirituelle. Rappelons-nous, Mesdames et Messieurs, la rencontre de saint Louis avec le bon frère Égide, dans les Fioretti. Après être restés longtemps embrassés, ils se séparent sans rien se dire. Et comme les compagnons de frère Égide s’étonnent de ce silence ; « Pourquoi, dit-il, aurions-nous parlé ? Il a lu en moi et j’ai lu en lui. »

Mais si au moins ce père Fabien prêchait la charité, la paix entre les hommes, entre les époux… Ce qui coule de ses lèvres, au contraire, c’est « l’excitation à la haine, » « l’intolérance enseignée comme un credo. » Il faut voir comme, sur ce chapitre, MM. du Roure et de Montigny arrangent M. l’abbé Groulx. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils sont terribles : force est bien en effet de constater que l’acte de haine auquel le père Fabien incite Lantagnac, c’est de voter avec M. Laurier, idéal de la clairvoyance et de la modération, d’après M. du Roure, en faveur d’un ordre du jour que personne ne prend au tragique parce que tout le monde se rend compte qu’au fond c’est une simple clounerie de politiciens. Je veux seulement dire qu’ils prennent une grosse voix et lancent de gros mots, comme s’il s’agissait d’une très, très grosse affaire.

Mais ce vote, ce simple vote, il entraînera la destruction d’une famille… — Ici l’accusation est plus grave ; d’autant plus qu’elle n’est plus formulée par les seuls MM. du Roure et de Montigny, mais par un homme d’ordinaire assez placide : je veux parler de l’abbé Camille Roy. Ce serait pourtant lui faire trop d’honneur que d’en discuter gravement ; car au fond sa gravité est toute d’apparence : disons le mot, c’est une fantaisie. L’abbé Groulx a commis dans son roman plusieurs fautes de psychologie, et la pire est peut-être de n’avoir pas fait appliquer par Lantagnac au front hystérique de Maud cette salutaire douche d’eau froide :

« Ma petite Maud, tu fais un potin de tous les diables, comme si je voulais te ravir tes enfants, te frapper au cœur. Tu exagères. Quand je t’ai épousé, je parlais l’anglais, mais je n’avais pas oublié le français. Par la promesse que je t’ai faite sur la terrasse Dufferin de renoncer à tout pour toi, aurais-tu compris, par hasard, que je n’aurais rien à dire dans la conduite du ménage ? Ce serait aller un peu fort. Nous habitons un pays mixte, où la connaissance des deux langues est, en même temps qu’une supériorité intellectuelle, un facteur de succès matériel. Il ne s’agit pas d’interdire l’anglais à nos fils, à nos filles : Dieu merci, ils le savent déjà. Je voudrais seulement leur faire apprendre le français, pour les élever d’un cran dans l’échelle des êtres civilisés, c’est entendu, mais aussi pour les mettre mieux en état de gagner leur vie. Toi-même, tu avoues comprendre le français parfaitement, et tu le parlerais depuis longtemps si de toute évidence tu n’avais tenu à me témoigner ton mépris de mes origines. Vas-tu maintenant, par un entêtement irraisonné qui ne tient compte ni de mes sentiments à moi, ni de leur intérêt à eux, priver tes enfants d’une connaissance qui peut ajouter à leur bonheur ? Quant à mon vote dans la question scolaire, je ne vois pas pourquoi je le ferais découler de notre contrat de mariage. Si je te manque d’égards, de tendresse et de loyauté en réclamant pour les petits Canadiens-Français la liberté d’apprendre leur langue à l’école, je me demande où s’arrêtera ta mainmise sur ma liberté de citoyen. Dans nos habitudes conjugales à nous — que j’avais, il est vrai, momentanément oubliées — le mari n’a pas le droit d’être un tyran, mais la femme n’a pas le droit d’être une chipie. Éveillé depuis quelque temps à une vie morale supérieure, je pourrais t’inviter à lire Polyeucte, d’autres ouvrages où l’on voit que le devoir domestique n’est pas toujours la fin de tout dans la société humaine. Cette lecture fatiguerait peut être ton cerveau ; au moins, ma petite Maud, dis-moi que tu n’entends pas être une chipie. »

Je crois bien qu’à ce discours Maud irait pleurer sur le sein parcheminé du vieux Davis Fletcher. Mais je suis à peu près sûr qu’elle reviendrait. J’en suis même tout à fait sûr. Je mettrais d’ailleurs ma main au feu qu’en ce moment elle n’attend qu’une bonne rossée de son seigneur et maître — gentleman accompli, mais détestable psychologue — pour réintégrer le domicile conjugal, contrite, repentante et le cœur débordant d’amour.

Les multiples défauts de forme relevés par ces messieurs ne doivent pas davantage être admis sans discussion. Si les discours de Lantagnac et du P. Fabien peuvent paraître longs et ennuyeux aux admirateurs de Daudet, de Flaubert ou d’Anatole France, il convient de se rappeler que l’Appel de la race est avant tout un roman de propagande — de propagande française — et que, sur ce sujet, le P. Fabien comme Lantagnac parle surtout pour les sourds. L’incorrection trop fréquente de la langue — dont j’aurai plus loin l’occasion de vous entretenir — laisse intacte la beauté d’un grand nombre de pages, pleinement satisfaisantes pour le cœur et l’esprit, dignes de figurer dans une anthologie de la prose française. Le mélange des genres — fiction et histoire — est un procédé dont maint romancier contemporain, dans toutes les littératures, s’est servi avec bonheur pour corser qui son intrigue, qui son récit, qui les deux à la fois ; M. André Thérive en a tiré un merveilleux parti dans le Voyage de M. Renan. La faute de l’abbé Groulx n’est pas d’avoir confondu les genres, mais de l’avoir fait de façon inhabile et maladroite. La lutte pour l’esprit et en quelque sorte l’âme des enfants — car Maud Fletcher est manifestement restée protestante, et c’est beaucoup plus que la formation intellectuelle qui est en jeu — portait en elle tous les éléments d’une grande tragédie humaine. En la subordonnant au débat sur la question scolaire, l’auteur a détruit sans nécessité l’unité du roman, pour le seul avantage de pouvoir égaler Lantagnac au « géant débonnaire » Ernest Lapointe, à M. Jacques Bureau, à M. David Lafortune. L’Appel de la race, c’est la renaissance d’une âme à la vie française et catholique, thème émouvant, d’un intérêt poignant pour tout observateur attentif de notre vie nationale ; mais c’est aussi, à propos de l’école, l’apologie du discours, seule forme d’action que nous ayons su pratiquer jusqu’ici. Le matin de la fameuse délibération, les enfants d’Ottawa, réunis dans les églises, prient « pour que les langues marchent bien. » Depuis cinquante ans, chez nous, les langues ont toujours trop bien marché. Or, si l’un des critiques de l’abbé Groulx, M. de Montigny, regarde comme une erreur l’introduction de la politique dans le roman, pas un ne semble s’être avisé qu’au double point de vue de l’art littéraire et du but patriotique visé par l’auteur la participation de Lantagnac à une pantalonnade de politiciens n’est pas le digne aboutissement d’une grande crise morale.

Ce qui revient à dire que MM. du Roure, de Montigny et Roy voient surtout dans l’Appel de la race les défauts qui n’existent pas et ne voient pas ceux qui crèvent les yeux.

Cette aberration du jugement serait-elle, par hasard, l’effet d’un plan concerté ? Gardons-nous de le croire. Serait-elle, en chacun de ces messieurs, la conséquence inévitable du parti pris ? Mais leur parti pris, si visible soit-il, n’explique pas leur silence sur le point le plus faible de l’œuvre. Cherchons ailleurs.

Professeur de français à l’Université McGill, M. du Roure a perdu dans ce milieu le sens des proportions. L’essentiel à ses yeux n’est pas tant de conserver à trois millions de Canadiens le droit de parler le français, que d’enseigner la langue et la littérature française à une cinquantaine de jeunes gentlemen et de jeunes misses qui aimeront ensuite la France par-dessus nos têtes, avec un beau mépris pour les pea-soups d’Ontario. Dans le particulier, le plus charmant homme du monde. Mais le type parfait du catholique libéral français. Au Palais-Bourbon, il siégerait avec Bonnevay et Marc Sangnier et voterait de temps à autre avec les communistes. Il a si bon cœur ! Son article de la Revue moderne était l’acte d’énergie d’un homme sans volonté. C’est des hommes de cette espèce que Léon Daudet a dit qu’ils jetteraient leurs amis aux cannibales pour prouver leur largeur d’esprit. Avec cela, pas pour un sou de sens critique. À prendre tous les jours son café avec M. Leacock, il s’est convaincu que celui-ci est le plus grand humoriste et le plus grand psychologue contemporain et un des écrivains les plus remarquables de tous les temps. Il a retenu comme la fleur de la sagesse politique quelques apophtegmes de politicien opportuniste, recueillis sur les lèvres de M. Laurier dans une entrevue où celui-ci daigna lui confier sa pensée, après y avoir, comme de raison, fait communier les grands esprits du « Club libéral de la partie Est. » Tout oppressé du poids de ce trésor, il ne s’est pas encore aperçu que sur la fin de sa carrière M. Laurier, renonçant de plus en plus aux balançoires de Bonn Aunntannt, se rangeait dans le même groupe parlementaire que Lantagnac. Notre question nationale le dépasse et l’ahurit. Ce n’est pas sa faute. Regrettons seulement qu’il n’ait pas senti la nécessité — voire la simple convenance — de se tenir à l’écart de débats où il n’entend goutte et dans lesquels rien ni personne ne l’avait mis en cause. Regrettons encore davantage — mais surtout pour lui — que, se faisant l’instrument d’une coterie contre un de ses collègues de l’enseignement supérieur, il se soit introduit dans nos querelles domestiques par un article d’une violence injustifiée, qui est en outre un pitoyable échantillon de judiciaire intellectuelle.

Directeur d’un service de traduction à Ottawa, M. de Montigny vit dans un milieu où, à quelques honorables exceptions près, les gens instruits — ou censés l’être — sont français à la première génération, un peu moins français à la deuxième et pas du tout à la troisième. Même ceux de la première génération sont généralement français à leur manière. Ils pestent contre le Droit. Ils applaudiraient le gouvernement orangiste qui supprimerait par la force l’Association d’éducation. Ils sont pour les écoles françaises, mais de bonnes, de vraies — celles qui n’existent pas. Et quand on leur répond que de bonnes écoles se créent avec de l’argent, et que l’hypocrisie du gouvernement ontarien, depuis vingt ans, ressort précisément de son sournois entêtement à ruiner par la pauvreté l’enseignement qu’il accuse d’incompétence, ils répondent que cela se peut, mais qu’ils sont pour la diplomatie. Ils raisonnent du nationalisme canadien-français à peu près comme ce vieux crétin de Davis Fletcher. Au fond, ce qui leur répugne, c’est de s’avouer parents des anciens « draveurs » de Bytown et de la Gatineau, et leur diplomatie consiste le plus souvent à envoyer leurs enfants aux écoles anglaises « en attendant qu’il y ait de bonnes écoles françaises. »

M. l’abbé Camille Roy a comme critique littéraire le léger défaut de manquer lui aussi de tout sens critique. On pourrait même, sans injustice, dire qu’il n’a pas de bon sens. Il traitera de Mermet, de Michel Bibaud, de M. Hector Bernier, avec le même sérieux qu’il ferait de Racine, de Voltaire ou de Victor Hugo. Il trouve sérieusement aux romans de M. Bernier une étroite ressemblance avec les chefs-d’œuvre de la littérature française. Il tient sérieusement Marcel Faure pour un début digne d’attention. Sérieux, il l’est à la manière de l’oncle Eyssette, du Petit Chose, qui passait sa vie à colorier des grammaires espagnoles. Dans son Encrier posthume, Jules Fournier a prononcé sur cet arbitre des élégances littéraires un jugement auquel je ne saurais mieux faire que de vous renvoyer, car il est, je crois, définitif. M. Roy ne pouvait décemment adopter envers M. Groulx le ton de M. du Roure ou de M. de Montigny. Il en dit cependant assez pour laisser voir quelles petites perfidies peuvent s’agiter dans l’âme des doux. C’est qu’aussi bien on chercherait vainement un trait de parenté entre l’esprit de ces deux abbés. M. Roy ne veut pas admettre que l’enseignement du patriotisme laissait à désirer au Séminaire de Québec, il y a trente-cinq ans. Cela juge un homme. Il est de la génération d’éducateurs québecquois qui naguère encore marquaient les fastes de l’Université Laval aux visites des princes du sang à la ferme de Saint-Joachim. Le pli loyaliste lui est resté dans l’âme avec tout ce que cette déformation implique de vétuste et de poussiéreux. Ce critique n’a rien de vivant. Il a des toiles d’araignée sur les yeux, du coton dans la boîte crânienne, les narines et les oreilles. Il sort à l’instant de chez Toutankhamon.

Il resterait Valdombre. Mais c’est à dessein que je ne parle pas de lui. Ce garçon de génie — car il en a — s’« attrapera » lui-même un jour ou l’autre.

Abordant l’œuvre historique de l’abbé Groulx, essayons d’abord de voir en quoi elle diffère de celle de nos autres historiens et par où elle leur est supérieure.

Je crois qu’on peut dire que tous les historiens antérieurs ont admis en dogme intangible la bienfaisance du régime anglais. Même ceux qui, comme Garneau, entreprirent leur travail en vue de marquer la part de nos ancêtres dans la conquête des libertés constitutionnelles, promènent sur la période française des yeux de libéraux férus d’admiration pour le jury, le parlementarisme et autres grandes institutions britanniques ; seul, ou à peu près, l’héroïsme du colon ou du soldat arrête leur attention. Pourtant, il y avait du bon dans cet état de civilisation, dans ce système de gouvernement. La noblesse seigneuriale, le clergé, l’administration, encadraient une société respectueuse de ses chefs, mais en réalité très démocratique. Ce n’est pas sans raison que Louis XIV en personne intervient pour interdire à Frontenac d’implanter à Québec les cérémonies de la cour : il sent bien que cet apparat ne recevra jamais la faveur de la colonie. À la conquête, presque toutes les hautes charges administratives, y compris celle de gouverneur, sont remplies par des Canadiens ; depuis longtemps le Conseil souverain ne se recrute plus qu’au pays. La modicité des droits seigneuriaux rapproche la condition sociale du seigneur de celle du censitaire ; surtout, ces droits sont fixés par le roi dans le titre de seigneurie, contrairement à ce qui se passe dans les îles britanniques, où la censive française s’est transformée en copyhold ou bail à ferme dont le landlord peut à son gré modifier périodiquement les conditions. Le seigneur est tenu de concéder, et aux conditions stipulées par le roi. Une loi très sage empêche les colons de subdiviser leurs concessions en terres de moins d’un arpent et demi de largeur, ce qui accélère la colonisation des terres nouvelles. L’intendant tient la main ferme à ce que le colon fasse dans les délais prescrits les défrichements obligatoires. Fondée plutôt sur l’équité et le bon sens que sur la lettre stricte, — sauf pour ce qui est des droits de propriété et d’héritage, du régime des biens d’Église, — la justice est débonnaire, expéditive et peu coûteuse. Le roi fait servir des gratifications, des subventions, aux familles nombreuses, aux curés des paroisses nouvelles, aux communautés de femmes. Le commerce est entravé au bénéfice de la métropole ; même en temps de paix, les habitants qui font le voyage de Manhatte ou d’Orange sans la permission de l’intendant sont mis à l’amende et parfois emprisonnés ; mais de l’autre côté de la frontière l’Angleterre essaie d’imposer le même régime. En retour le blé se vend bien, une industrie qui vise à l’exploitation des richesses indigènes s’établit petit à petit dans la colonie. De temps en temps il y a la guerre, et celle de Sept ans entre autres, jointe à la rapacité de Bigot, créera aux colons une situation terrible. Mais la guerre est une contingence extérieure. À tout prendre, la législation et l’administration sont les plus propres à assurer le bien-être matériel de la colonie. La situation morale est, si la chose se peut, encore meilleure. Le clergé se recrute sans peine, étend volontiers son action du domaine religieux au domaine social. Contrairement à une légende qui durera jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, l’instruction primaire est tout aussi répandue qu’en France à la même époque. Les jésuites, les sulpiciens, richement dotés, s’acquittent admirablement de leur rôle d’instituteurs. Chaque côte — entendons chaque paroisse — a son école et compte au moins vingt ou trente personnes sachant lire et écrire. Les jésuites ont à Québec un collège classique où l’enseignement se donne par des maîtres de premier ordre et qui réunit déjà plus de cent élèves. Les sulpiciens se préparent à fonder une maison semblable à Montréal. Les communautés de femmes répondent à toutes les exigences de la charité. Les mœurs, très pures au début, relâchées pendant quelques années par suite du cantonnement des troupes, sont maintenant bonnes. Bref, — et toujours abstraction faite de la triste contingence de la guerre, — si la colonie n’a pas reçu de la métropole toute l’attention nécessaire, si elle ne s’est pas peuplée aussi rapidement qu’elle aurait dû, si la traite des fourrures a causé une dispersion qui à certains moments menace l’existence même d’un groupe si faible en nombre, la Nouvelle-France n’en a pas moins grandi normalement, dans une superbe santé physique et morale, et forme déjà une société politique vigoureuse, qui justifie les plus belles espérances. Cela, M. Groulx le constate, et parfois le démontre. Il nous présente la Naissance d’une race comme un ouvrage de simple vulgarisation, mais « peut-être, dit-il, y trouvera-t-on une disposition nouvelle, une mise en œuvre originale de la matière historique… Nous avons tâché de découvrir, sous l’amoncellement des faits, l’évolution de la jeune race, les états sociaux manifestés par elle… Les moindres révélations des vieilles formes du passé, de la petite histoire des aïeux, nous apportèrent de plus hautes satisfactions que toute autre découverte. » C’est peut-être définir justement le but de l’ouvrage, mais c’est en indiquer de façon trop modeste la compréhension et la portée.

Murray à Québec en 1759, Amherst à Montréal en 1760, reçoivent la capitulation des vaincus. La capitulation de Montréal, qui va régler le statut politique et civil de la colonie, porte à l’article 42 que « les Français et les Canadiens continueront d’être gouvernés suivant la coutume de Paris et les lois et usages établis pour le pays. » Les vaincus ayant greffé sur le même article que les nouveaux sujets britanniques ne pourront être « assujettis à d’autres impôts qu’à ceux qui étaient établis sous la domination française, » Amherst écrit en marge : « Répondu par les articles précédents et en particulier par le dernier. » En marge de l’article 41, qui concerne le service militaire, le général anglais avait sèchement écrit : « Ils deviennent sujets du roy. » À Montréal comme à Québec, le vainqueur assure au vaincu le libre exercice de sa religion. Les troupes françaises se rembarquent, la population, désarmée, astreinte au serment de fidélité, tombe sous l’autorité des gouvernements militaires de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières, ces deux derniers relevant du premier. La justice civile et criminelle est administrée par l’autorité militaire anglaise avec le concours des anciens capitaines de milice canadiens. Ceux-ci ne connaissent rien de la loi, mais ils font de leur mieux. Du côté anglais également, sincère désir de bien faire. Les droits du français sont respectés, les nouveaux maîtres comprenant l’impossibilité de gouverner un peuple dans une langue qu’il n’entend point. Dans l’ordre matériel, la colonie panse ses blessures, se remet au travail ; et cette heureuse diversion aux horreurs de la guerre est probablement pour la masse paysanne le plus fort motif de ralliement au nouveau régime. En matière religieuse, on ne sait trop à quoi s’en tenir. Le traité de 1763 n’a à peu près rien changé au statut civil et religieux des vaincus. En déclarant les colonies exemptes du serment antipapiste, les conseillers-juristes du gouvernement anglais atténuent le danger du dispositif qui, tout en concédant la liberté du culte, la subordonne aux « lois de la Grande-Bretagne. » Mais du fond de son palais le sournois Georges III règle dans tous ses détails la protestantisation de la Nouvelle-France. Depuis la mort de Mgr de Pontbriand, en mai 1760, pas d’évêque à Québec, le gouvernement ne concevant pas comme essentielle à l’exercice du culte l’existence d’évêchés, contraire à la loi du royaume. Le dépeuplement du clergé, la fermeture partielle du collège des Jésuites, la suppression des gratifications royales, font le plus grand tort à l’instruction. Publiquement, Murray fait assaut de prévenances, de libéralités, envers le clergé, les communautés ; privément il élabore des plans pour l’étouffement graduel de l’Église, les envoie porter à Londres par le jésuite apostat Roubaud, aux frais de l’ordre que celui-ci a trahi. Les classes dirigeantes ne se font pas illusion ; en 1764, quand le régime militaire fait place au régime civil, elles voient tout le danger que présente l’incertitude du lendemain, le caprice d’un pouvoir dont nul ne connaît au juste les desseins et dont l’exercice se caractérise par les plus violentes contradictions. Tels sont en résumé les Lendemains de conquête, qui font suite à la Naissance d’une race.

Les dix premières années du régime civil sont peut être à la fois les pires et les meilleures que la colonie vivra de 1760 à 1848. Les juges tirés des prisons anglaises, l’accès des tribunaux interdit jusqu’en 1766 aux avocats canadiens, l’administration de la justice devient une vaste entreprise de brigandage, qui appauvrit les populations et les exaspère. L’instruction primaire continue de dépérir — et d’autant plus vite que la génération de la guerre de Sept ans a été presque partout privée du bénéfice de l’école. Les fonctionnaires, tous anglais, ou à peu près, largement rétribués, apportent souvent dans l’exercice de leurs fonctions un esprit tracassier et persécuteur qui contraste avec le désintéressement et l’équité propres au militaire en matière civile. Du haut en bas de l’administration se fait sentir l’influence des marchands anglais de Montréal et de Québec, élément cupide, brutal, de vue courte et trouble, soutenu à Londres par les lords du commerce, contre Murray d’abord, contre Carleton ensuite. Comme Murray, Carleton, frappé de l’immense supériorité morale et matérielle du colon canadien sur la plèbe grossière, voisine de la brute, qu’est à cette époque la classe inférieure du peuple anglais, est tout de suite séduit par la haute civilisation de ces paysans gentilshommes : cela ne l’empêchera pas lui non plus d’y aller de ses mémoires secrets au gouvernement anglais pour la suppression immédiate ou graduelle des communautés religieuses et la diffusion du protestantisme. L’impossibilité de communiquer avec l’Église de France entravera, pendant plusieurs années encore, le recrutement et la formation des clercs. L’institution du jury est une médiocre compensation à tous ces malheurs. « Pendant dix ans, constate un des devanciers de l’abbé Groulx, les Canadiens se verront administrés contre leur volonté et contre leurs intérêts. » En revanche, la reconnaissance de Mgr Briand assure la vie de l’Église, la fondation du Collège de Montréal remédie dans une certaine mesure, pour l’enseignement secondaire, à la fermeture partielle du collège des Jésuites, et surtout, les prodromes de révolte des colonies voisines inclinent la métropole à une vue plus juste de ses intérêts. 1774 verra le vote de la première constitution canadienne par le parlement anglais. Vingt-cinq ans après la conquête, les droits de la langue et de la religion sont réaffirmés, l’omnipotence du gouverneur se tempère par la création d’un Conseil législatif. Ce Conseil sera, devra être en majorité anglais, et comme l’ancien Conseil souverain il relève du gouverneur — deux conditions qui en feront un nouvel instrument de tyrannie entre les mains d’un fonctionnaire hostile aux habitants. À ce moment, cependant, et après tout ce qu’on vient d’endurer, la moindre concession est accueillie avec gratitude. C’est ce chapitre si émouvant de notre histoire que l’auteur a intitulé Vers l’émancipation.

En même temps qu’elle nous fixe sur l’histoire de ce qu’on est convenu de considérer comme nos droits fondamentaux, les Luttes constitutionnelles de l’abbé Groulx montrent d’une manière frappante le mensonge de cette charte de 1774 que nos ancêtres avaient accueillie avec tant de joie. Les Treize Colonies perdues, on dirait que les gouverneurs viennent au Canada avec la consigne bien expresse d’appliquer la constitution dans l’esprit le plus restrictif. Au fait, le gouvernement métropolitain reste fidèle à sa tactique de reprendre sous main ce qu’il a fait mine d’accorder, et l’on ne comprend bien les événements subséquents qu’à la lumière des instructions du 3 janvier 1775 à Carleton, chef-d’œuvre de duplicité qui dans la pensée de ses auteurs devait amener la prompte annihilation de l’Église canadienne. Notre régime fiscal est en dernière analyse réglé par Londres. La représentation minoritaire accordée aux Canadiens-Français dans le Conseil législatif servira surtout à énerver par les appâts du pouvoir la conscience de quelques chefs. Les Canadiens-Français sont virtuellement exclus des administrations publiques ; en 1832, soixante-douze ans après la conquête et cinquante-huit ans après 1774, sur 1,600 fonctionnaires 45 seulement, la plupart simples commis ou portiers, sont de langue française, et pourtant les Canadiens — c’est ainsi qu’à cette époque on appelle encore les Canadiens Français — sont 600,000 contre 75,000. Le fonctionnarisme forme une oligarchie toute-puissante, qui sous l’œil aveugle ou complaisant des gouverneurs se porte à tous les abus ; en 1823, soixante-trois ans après la conquête et quarante-neuf ans après 1774, le receveur général Caldwell est trouvé en déficit de 96,000 louis, somme fabuleuse pour le temps, égale à deux fois le revenu annuel de la province. La magistrature reste étrangère, souvent hostile ; en 1825, cinquante et un ans après 1774, à Kamouraska, dans un procès où les deux parties sont françaises, le juge Bowen déboute le demandeur parce que l’action n’est pas libellée en anglais ; en 1830, sur 11 juges, 3 Canadiens. Le gouvernement de la colonie, conspirant avec la métropole pour détruire nos écoles, réserve la protection et les subventions officielles à l’Institution royale, anglaise et protestante. Le régime des concessions terriennes continue de s’éloigner des sages principes sur lesquels le roi de France l’avait fondé ; partout, à travers le pays, on taille aux favoris du pouvoir, à même le domaine de la couronne, sans conditions, de véritables principautés qui bouleversent toute l’économie de la colonisation.[1] Quoi d’étonnant que de tels abus aient provoqué la résistance des nouveaux sujets ? Quand la lutte cessera, en 1848, le peuple canadien-français aura successivement fait passer dans les lois ou dans la pratique la suprématie de la Chambre basse en matière financière, la responsabilité du cabinet aux Chambres, la liberté de l’enseignement catholique et français, l’égalité des deux langues dans la législation et l’administration. Ces concessions furent-elles, comme certains le prétendent plus ou moins ouvertement aujourd’hui, l’effet surtout de la générosité britannique ? M. l’abbé Groulx ne le croit pas. Bien plus, ce qui le frappe dans les quatre-vingt-huit années d’histoire qui se sont écoulées depuis 1760, c’est l’effroyable malheur que la conquête a été pour nous. Déjà, en 1774, il se rangeait là-dessus à l’avis du sagace Cugnet ; plus il étudie la période de nos luttes constitutionnelles, plus lui apparaît l’absurdité de la thèse historique qui veut que 1760 ait été pour nous un événement providentiel au sens de bienfaisant. L’étude des trois quarts de siècle qui suivent ne feront que le confirmer dans cette conclusion. Le régime anglais a ruiné presque totalement l’instruction publique. Il a détruit notre meilleur cadre social, la petite noblesse terrienne. Il a faussé et détraqué notre système de colonisation, avili la justice. Partial envers le commerce, il a négligé l’agriculture, qui faute de renouveler et de perfectionner ses méthodes, comme fit celle de France aux environs de 1780, appauvrit la terre, laisse l’habitant mécontent de son sort, prêt pour les grandes émigrations à Montréal et aux États-Unis. Même quand il respecte théoriquement notre langue, il y substitue en pratique dans l’administration judiciaire, la législation, le commerce, l’industrie, un jargon innommable. Que nous donne-t-il en retour ? — Le droit pénal anglais, le parlementarisme. Ce ne sont pas de pareils biens qui compensent pour une race le sabotage séculaire de quelques-unes de ses institutions et de ses traditions vitales. Le moins que l’on puisse dire, c’est que pendant près d’un siècle nous avons dû dépenser nos forces pour conserver une partie de ce que nous avions déjà.

1848 marque aux yeux de M. Groulx une date glorieuse. De ce moment, maîtres chez nous, « un des peuples les plus libres du monde, » il n’en tiendra qu’à nous de nous gouverner selon nos intérêts. Presque aussitôt, cependant, le Haut-Canada s’agite. Sous l’influence de l’immigration, des agitations démagogiques, nos amis anglais regrettent l’heure de concorde — solitaire dans l’histoire du nouveau régime — qui a vu l’élection de Lafontaine par la future ville de Toronto. Quinze ans après il faudra, pour l’amour de la paix, recourir à la fédération. Ce sont les origines et l’histoire de ce nouvel état politique que M. l’abbé Groulx a, le premier des historiens canadiens-français, exposées dans la Confédération canadienne. Contrairement à celle qui précéda 1848, cette époque, envisagée au point de vue catholique et français, est surtout l’histoire de nos abdications et de nos défaites. Au moins, sera-t-il encore permis d’espérer ? D’après M. Groulx, la lettre de la constitution, les dispositions du Canada anglais à notre égard, l’opposition des tendances et des intérêts, ne vouent que trop sûrement, hélas ! à la dislocation ce vaste édifice bâclé précipitamment, avant la pleine maturation d’un sentiment et d’une conscience nationale, et où les gouvernements se sont appliqués, dirait-on, à entretenir et multiplier les causes de discorde. Ce livre paraissait en 1918. En décembre 1922, dans l’Action française, son auteur, faisant un pas de plus, se prononcera nettement pour la constitution d’un État français au Canada.

À l’œuvre historique de l’abbé Groulx se rattachent Nos ancêtres, destinés à faire connaître aux groupes canadiens-français déracinés, comme celui de la Nouvelle-Angleterre, l’aimable physionomie de nos ascendants. Ce livre n’est pas un récit, ne tient compte des faits qu’en tant qu’ils sont nécessaires à l’intelligence des mœurs et des coutumes. Ce serait donc une naïveté que d’y chercher ce que l’auteur n’a pas voulu y mettre.

L’ordre de publication des ouvrages ne correspond pas à celui des périodes envisagées ; les Luttes constitutionnelles ont paru en 1916, la Confédération en 1918, la Naissance d’une race, les Lendemains de conquête et Vers l’émancipation, en 1919, 1920 et 1921 respectivement. En outre, tous les chapitres indifféremment s’ajustent aux cadres d’un cours universitaire. Cette double circonstance devait forcément nuire quelquefois à la proportion des parties, à la parfaite concordance des faits ou des opinions. Aussi bien, l’auteur nous a-t-il prévenus, tout au long de ses travaux, qu’il ne nous donnait là que des ébauches, sujettes à un remaniement prochain et complet.

Telle quelle, l’œuvre s’impose à l’attention de la critique par son étendue, son allure vigoureuse, la nouveauté de ses conclusions.

Dans le domaine des faits, une couple de réserves me paraissent nécessaires.

Quelques écrivains nous ont attribué une part de sang indien. Là-dessus M. Groulx s’emporte, dénonce les « calomniateurs, » repousse avec indignation le « sceau d’infamie. » Ce sont de gros mots ; sont-ils justifiés ? M. Groulx déplore, tout en l’expliquant par l’orgueil des grands voyages, des merveilleuses aventures, la vantardise de nos ancêtres. Prenons garde que la susceptibilité excessive est souvent proche parente de ce travers. De Quatrefages se trompe sur nos origines, et avec lui deux ou trois autres y compris Barrès, mais on ne compte plus les historiens, les sociologues et les voyageurs français qui ont parlé de nous en toute compétence et bienveillance, depuis le P. Chrestien-Leclerc, Lescarbot, Charlevoix, jusqu’à Salone, André Siegfried, Marcel Dubois, Bazin et Louis Hémon, en passant par Tocqueville, Duvergier de Hauranne, Rameau de Saint-Père, Henri Martin, LePlay et Reclus. Et puis, est-ce un si grand crime ou un si grand déshonneur que d’avoir comme Chapleau, Mgr Laflèche et Charles Gill, du sang indien dans les veines ? Ce que Barrès a écrit de nous de la meilleure foi du monde dépasse-t-il en inexactitude l’idée que la plupart des Canadiens-Français se font, encore aujourd’hui, des premiers colons de l’Australie, de la Sibérie ? Une des femmes les plus élégantes que j’aie connues était une Patagonne ; comme elle avait de l’esprit, elle ne m’en voulut nullement d’avoir pu croire que tous les Patagons étaient des sauvages. En pareille matière, la réponse la plus adéquate est encore le sourire. À nourrir trop amoureusement ses griefs d’amour-propre on en arrive, comme M. l’abbé Filiatrault, à traiter M. Louis Arnould de fabuliste parce qu’il a, dans un ouvrage pourtant imprégné de sympathie, constaté l’indéniable oubli de notre peuple pour ses morts.

Pour mieux expliquer la croissance du sentiment autonomiste dans la colonie, la naissance de la race canadienne-française, M. Groulx se croit justifiable de rééditer les yeux fermés les affirmations de ses prédécesseurs sur l’abandon de la colonie par la France. Ici, la récrimination prend le ton et les proportions d’un réquisitoire : « Celui qui fait l’opinion sur le Canada, c’est Voltaire. » — « La Pompadour dirige la politique. » — « Les plans de campagne (de la guerre de Sept ans) sont ébauchés par les ministres, les hommes de guerre, mais complétés et infailliblement révisés par la Pompadour. » — « Le prestige de la métropole descend chaque jour avec les sottes aventures de sa cour et de ses généraux de boudoir. » — Louis XV, en remboursant le papier-monnaie de la manière qu’il le fit, mérita le nom de « royal banqueroutier. » — La France est « imprévoyante » et sa politique « trop étroitement européenne. » — À tout cela joignons l’inintelligence que la France aurait presque toujours montrée des besoins de la colonie.

Le dossier est chargé ; voyons un peu ce qu’il convient d’en penser.

La guerre de Trente ans à peine terminée, qui fut pour elle affaire de vie ou de mort, sont venues successivement pour la France la guerre d’Espagne, la guerre de Hollande, la guerre de la succession d’Espagne, la guerre de la succession d’Autriche, la guerre de Sept ans. M. Groulx le dit lui-même, durant toute cette période (de 1648 à 1755), la métropole n’aura pas eu plus de trente ans de paix à la fois. À supposer — ce qui est douteux — que certaines de ces guerres ne fussent pas commandées par les intérêts supérieurs de la France, il en est d’autres, comme la guerre de Sept ans, que la Prusse et l’Angleterre provoquèrent par des manquements délibérés à la foi jurée. Or, un simple coup d’œil sur l’histoire de l’époque montrera que la France et l’Angleterre n’étaient pas dans des conditions d’égalité pour les guerres coloniales, particulièrement pour celles d’Amérique. En 1759 l’Amérique anglaise compte plus de 2,000,000 d’habitants et le Canada 60,000. À la distance où est la France, il faudrait toutes les forces militaires du royaume pour venir à bout des armées que l’ennemi peut mettre sur pied de ce côté. Cela, on le verra bien lorsque l’Angleterre elle-même essaiera de réduire par la force des armes ses colonies insurgées. Or, n’en déplaise à Montcalm dont la vue est faussée et le jugement court, Dieu sait si la France peut se permettre à ce moment de diviser ses forces. Il y a aussi la disproportion des forces navales. Clemencaux avant la lettre, le Régent et Fleury ont subordonné la politique française aux intérêts anglais ; pendant toute la Régence la marine a périclité. Et l’on peut certes reprocher cette faute au Régent, mais alors qu’on ne parle plus de la prétendue « sottise » d’une politique qui visait à défendre contre la Prusse grandissante la légitime influence de la France, et aussi — les événements l’ont prouvé en 1870 comme en 1914 — la cause de la paix européenne. La conservation des forces militaires françaises en Europe était d’ailleurs la seule tactique qui eût chance de succès. En pareil cas, l’erreur ordinaire des historiens coloniaux — et c’est celle de tous les nôtres — est de n’envisager que leur petit coin du théâtre de la guerre. De tout temps c’est sur le théâtre principal de la guerre que se sont décidées les conditions des traités de paix. En 1918, le sort des Camerouns s’est réglé à Lens et au Chemin des Dames. « En Allemagne, disait Pitt, je conquiers l’Amérique, » et il avait raison. De même le seul terrain sur lequel Louis XV pût espérer conserver l’Amérique, c’était l’Europe. Accablé par le nombre, il succombe. Dans les négociations qui suivront, lui et Choiseul n’en lutteront pas moins jusqu’au bout pour faire annuler la capitulation de Montréal et sauver le Canada. Nous en trouvons l’aveu dans les Lendemains de conquête, page 181. En échange du Canada, qui pourtant n’a guère à leurs yeux qu’une valeur sentimentale, ils offrent le landgraviat de Hesse et le comté de Hanau, territoires européens dont la possession importerait à la grandeur militaire et politique de la France. M. Groulx le reconnaîtra encore, « la diplomatie française, à Québec et à Montréal comme à Paris, avait posé ses conditions et réservé nos droits essentiels. » On nous opposera peut-être le mot de Choiseul après la signature du traité de Paris : « Enfin, nous les avons mis dedans. » Ainsi, dira-t-on, se marquait l’intention préméditée de la métropole de renoncer à sa colonie. Mais outre que le mot de Choiseul peut fort bien, dans les circonstances, s’attribuer à la satisfaction d’avoir tiré le meilleur parti possible d’une situation désespérée, la clairvoyance du ministre éclatera à la lumière des événements subséquents, puisque c’est l’excès même de la puissance coloniale anglaise qui amènera treize ans plus tard la révolte des colonies américaines. Après cela, est-il vrai que la France ait oublié aussitôt cette page de son histoire ? Regrettons d’en trouver l’affirmation, du moins implicite, dans la Naissance d’une race, quand le contraire éclate en vingt pages différentes des Lendemains de Conquête et de Vers l’Émancipation. Pendant trois ans au moins, la France fait tout ce qu’elle peut pour rapatrier les Canadiens, et si ces tentatives restent sans résultat, c’est que la distance, une longue séparation, ont créé chez les colons de la Nouvelle-France un état d’esprit et des intérêts matériels qui ne s’accommoderaient plus du rapatriement. Le roi et ses ministres font l’impossible pour sauver la petite Église de la Nouvelle-France ; Mgr Briand reconnaît que c’est à l’abbé de la Corne, soutenu par les ministres français, qu’il doit d’avoir été reconnu comme évêque de Québec par le gouvernement anglais.[2] Ces bons offices de la France ne sont pas sans porter ombrage à Londres. En 1766, l’ambassadeur de Louis XV, M. de Nivernois, voulant présenter M. de la Corne à la cour de Georges III, se voit rappeler brutalement que l’Angleterre voit ces démarches d’un mauvais œil. Douze ans après la conquête, on refuse à la France la permission de décorer les miliciens canadiens qui ont servi dans la dernière guerre. Enfin, il est aujourd’hui prouvé, archiprouvé, que ce fut Louis XV qui prépara sur le sol américain la revanche du traité de Paris. Avant sa mort, il put voir sa marine relevée, et vérifié par la désaffection des colonies américaines le mot profond de son ministre : « Nous les avons mis dedans. »

La répudiation partielle de la monnaie de papier ne justifie pas davantage, croyons-nous, l’épithète de « royal banqueroutier » appliquée à Louis XV par M. l’abbé Groulx d’après Émile Salone. Loin de moi de vouloir atténuer la misère où était tombée la colonie en 1759 du fait de la guerre. Nous savons cependant combien peu nos ancêtres prisaient la monnaie fiduciaire et quelles précautions ils prenaient depuis longtemps contre la possibilité d’une dépréciation. La collection des documents dite du marquis de Lévis, plusieurs ordonnances des dernières années du régime, portent à croire que le paysan de la Nouvelle-France n’était pas moins près de son bien en 1759 que son cousin de France ne l’a été durant la guerre de 1914. La substitution des cartes à la monnaie d’or avait eu pour conséquence une hausse anormale des prix, qui à son tour avait entraîné l’émission de nouveau papier. Les colons (par opposition à l’intendance) en détenaient à eux seuls pour 41,000,000 de livres, la part moyenne de chaque famille de cinq personnes ressortant dans ce total à quelque 3,500 livres. À une époque où la journée de dix heures vaut NORMALEMENT un écu (50 sous) et toute chose à proportion, où par conséquent le franc a une puissance d’achat cinq fois plus grande qu’aujourd’hui, chaque chef de famille aurait donc, à part ses autres biens, une juste réclamation de 17,500 livres, ou plus de 3,000 dollars, contre le trésor du roi ! Ces chiffres portent à réfléchir. La monnaie de papier fut remboursée dans les deux ans du traité, — délai relativement court, — à concurrence de douze millions. En serrant les chiffres de près, et en se rappelant premièrement que le peuple de France, au dix-huitième siècle, et sous l’empire des mêmes forces majeures, n’était pas plus que nous à l’abri de ces sortes de liquidations, deuxièmement que peu de temps après la conquête tout le papier des colons était passé aux mains des agioteurs anglais, on se demandera si l’épithète de « royal banqueroutier » décernée au roi — au roi qui ne trouvait à l’opération aucun bénéfice personnel — n’est pas une simple outrance de pamphlétaire. Quant à Bigot, son cas tiendra en quelques mots. Son péculat avait duré vingt ans, sous les yeux d’un personnel administratif presque entièrement canadien. Condamné à rembourser, il fut banni à vie et tous ses biens confisqués. De nos jours il serait décoré par Lloyd George ou Bonar Law, fait ministre par M. Meighen ou M. Mackenzie King. On reconnaîtrait tout cela que la gloire de nos lendemains de conquête n’en serait nullement diminuée.

Mais alors, Voltaire, la Pompadour ?…

Mesdames et Messieurs, il y avait en effet au XVIIIe siècle un chenapan qui s’appelait Voltaire. Pendant qu’il écrivait des odes et des livres à la louange du roi pour faire tolérer la publication de ses ouvrages en France — ce qu’il n’obtenait pas toujours, puisqu’il dut par prudence se faire éditer la plupart du temps et passer une partie de sa vie à l’étranger — il écrivait d’autres poèmes, d’autres ouvrages à la louange de Frédéric II, protagoniste du libre-examen, protecteur de l’école encyclopédiste et ennemi de la France. C’est à cette vieille canaille et à quelques autres que l’Allemagne doit la bonne fortune d’avoir eu si longtemps un parti en France contre Louis XV, contre Louis XVI, et contre tous ceux qui, avec ces rois bien français, voyaient au contraire le salut politique du pays dans l’alliance avec l’Autriche, devenue inoffensive, tout au plus bonne, après Marie-Thérèse, pour jouer dans les affaires internationales un rôle de George Dandin. Fermer les yeux sur ce fait historique, c’est perdre aux trois quarts le sens de toute l’histoire moderne depuis Louis XV. Mais ce que Voltaire a dit du Canada est encore son moindre crime : ses « arpents de neige » étaient d’un homme léger, qui n’y était pas allé voir.

Sur la toute-puissance politique de la Pompadour, l’inventif génie de Voltaire a créé une légende — car c’est encore ce gredin aux multiples pseudonymes qui l’a créée, tout en prodiguant les plus basses flatteries à la favorite — une légende, dis-je, autrement dangereuse et pernicieuse pour la France, sinon pour nous-mêmes, et qu’il ne pouvait pas ne pas savoir fausse.

Comme tous ses prédécesseurs au trône de France, exception faite de saint Louis et peut-être d’un ou deux autres ; comme la plupart des chefs d’État français qui sont venus après lui ; comme tous les souverains étrangers ses contemporains ; comme tous les souverains mâles d’Angleterre depuis une demi-douzaine de siècles jusqu’à nos jours, — lesquels ne se comportaient ni mieux ni plus mal que les souverains femelles — Louis XV eut des maîtresses. L’histoire impartiale et véridique enregistre que plusieurs années après son mariage il gardait encore une pureté de mœurs absolue. L’histoire note également que, sauf le scandale de son existence, il fut jusqu’à sa mort un père de famille modèle. Les mœurs du temps à part, le caractère singulier d’une épouse qui n’exprima jamais le désir de revoir ses filles, envoyées dès leur bas âge à Fontevrault, contribua peut-être au dérèglement de sa vie privée. Il y a encore ceci que ses maîtresses, contrairement à celles de M. Briand, ont laissé à la France un patrimoine artistique qui fait aujourd’hui plus que jamais l’admiration de l’étranger. Les faiblesses morales de Louis XV admises, cependant, il reste que Madame de Pompadour n’eut à peu près rien à dire dans la politique extérieure du roi. Ou si elle s’en occupa, ce fut uniquement pour se faire valoir auprès des diplomates et des courtisans. Là-dessus, je ne saurais mieux faire que de vous renvoyer à l’excellente Vie de Louis XV publiée l’année dernière chez Émile-Paul Frères, à Paris, par M. Claude Saint-André.

Luynes, dans ses mémoires, raconte qu’en 1753 la favorite, voyant Louis XV s’éloigner d’elle sous le double empire de la religion et des affections domestiques, fit rapprocher son appartement de celui du roi. L’intègre d’Argenson écrit de son côté qu’à partir de ce jour elle s’initia à la politique « à tort et à travers. » Mais M. Saint-André fait observer à ce propos :

Il faut vite dire qu’elle n’aura d’influence ni en bien ni en mal sur les destinées du royaume. Si elle fut dans les secrets de l’État, c’est qu’elle était la confidente du souverain et l’intermédiaire aimable et facile entre le Roi et quelques-uns de ses ministres. Elle comprenait, du reste, et soutenait les intérêts de Louis XV. Mais il n’y avait point en elle l’étoffe de ses contemporaines au pouvoir : Catherine la Grande et Marie-Thérèse. Encore la mit-on à l’écart de cette diplomatie occulte dont Conti était alors le chef ; et elle le jalousait à cause de son intimité avec le maître.

Cette version s’accorde en tous points avec celle de l’historien de Madame de Pompadour, M. Pierre de Nolhac.

N’acceptons pas non plus trop vite les jugements sommaires et partiaux des historiens révolutionnaires sur la politique étrangère de Louis XV.

Frédéric II, dira M. Jacques Bainville dans son Histoire de deux peuples, conservait la Silésie comme nous conservions toutes nos possessions continentales : la seconde guerre de Sept ans à ce point de vue n’avait eu aucun résultat, ne procurait à la France aucun avantage matériel. C’est de nos jours seulement qu’on a pu se rendre compte qu’en arrêtant, le progrès de Frédéric II en Allemagne, en interdisant aux Hohenzollern de mettre la main sur l’Europe, cette guerre n’avait pas été tout-à-fait stérile…

Nous gardions, dit Flassan, dans les riches Antilles, la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Domingue ; l’île de Cayenne et la Guyane ; dans l’Orient, les îles de France et de Bourbon ; Gorée[3] en Afrique. Tout cela était plus que suffisant pour donner à la France un rang distingué parmi les nations naviguantes, et, en effet, son commerce plus concentré remonta bientôt à un degré de splendeur qui lui fit oublier ses pertes. En résumé, la paix de 1763 était nécessaire et adroite en la considérant par rapport aux malheureuses circonstances où on la fit, puisqu’elle ne privait pas la France de ses ressources essentielles et de ce qui la constituait puissance maritime.

Nous aurons terminé notre rectification quand nous aurons rappelé que ce roi qui avait trouvé la France ruinée lui laissa, avec une marine restaurée et puissante, la Corse et la Lorraine ; que, très laborieux, il s’occupait des affaires de l’État jusqu’au milieu de ses chasses, faisait personnellement toute sa correspondance diplomatique ; qu’il était brave, bienveillant, équitable, doux aux humbles jusqu’à allumer son feu lui-même en hiver pour ne pas déranger ses domestiques ; fin, instruit, ami des arts, respectueux jusqu’au scrupule de la foi jurée.

Boutaric, dans sa Correspondance secrète de Louis XV sur la politique étrangère, dira de son côté :

On apprendra sans étonnement que Louis XV eut des idées politiques arrêtées ; qu’il voulut fermement la liberté de la Pologne, que l’alliance autrichienne fut son ouvrage, qu’il s’occupa sérieusement du gouvernement à l’insu de ses ministres et de ses maîtresses, et qu’il eut un ministère secret… Louis XV a été sévèrement jugé… Les contemporains bien informés s’accordent à reconnaître en lui tout ce qu’il fallait pour faire un honnête homme et un bon roi ; de la finesse dans l’esprit, de la dignité et, qui le croirait ? un sincère amour du bien.

Voilà sur Voltaire, la Pompadour et Louis XV la vérité historique. Elle ne ressemble pas à la légende.

Que si l’on veut faire remonter la cause de la cession à l’indifférence dont la France aurait fait preuve à notre égard tout le long de notre histoire, là encore il y a lieu de scruter les faits. Nous avons vu que de 1608 à 1759 la France, menacée tantôt par l’Espagne, tantôt par la maison d’Autriche, tantôt par la Prusse naissante (déjà dangereuse par son mépris des traités), fut presque constamment en guerre avec les grandes puissances européennes. Ce ne fut là qu’un des nombreux obstacles à la croissance de la colonie. Durant les quelques années qui précèdent la guerre de 1914, chaque année 300,000 Anglais quittent leur pays, contre 10 à 15,000 Français. Les dispositions respectives des deux races ne différaient probablement pas il y a deux siècles, et cela ressort des campagnes qu’il fallait poursuivre, des compagnies qu’il fallait former, pour amener ici quelques douzaines de familles dans le même temps que la Nouvelle-Angleterre en recevait des centaines. Le 17e siècle apporte des troubles religieux à la France comme à l’Angleterre, mais tandis que l’Angleterre peuple ses colonies avec ses dissenters, la France ferme les siennes aux huguenots. Et si M. Groulx croit devoir approuver cette politique des rois de France, au moins qu’il ne s’étonne pas trop de la lenteur de la colonisation française. Les deux nations feront peser sur leurs colonies la même tutelle économique, mais tandis que la Nouvelle-Angleterre peut communiquer toute l’année par la mer avec l’extérieur, en particulier avec les Antilles et l’Amérique espagnole, qui sont relativement à ses portes, pendant sept mois de l’année la Nouvelle-France est enfermée dans sa carapace de glaces. Sur la manière dont se recrutent quelquefois les colons de la Nouvelle-Angleterre, nous avons le témoignage de Bancroft :

L’enlèvement d’êtres humains, dit-il, était devenu chose ordinaire à Bristol, et, on transportait, au-delà de l’Atlantique non seulement les criminels, mais des jeunes gens ou autres, afin de les vendre pour de l’argent… Ce commerce était excessivement lucratif, bien plus lucratif même que la traite des esclaves, et il existait depuis des années.

Au contraire, quand on voudra faire venir au Canada, comme remède temporaire au manque de main-d’œuvre, quelques centaines de contrebandiers et de faux-saulniers, il faudra vaincre une opposition très énergique du Régent. Et si nous nous réjouissons de cette rigueur dans le choix des colons, ne blâmons pas trop la France de ne pas nous avoir envoyé plus de monde.

Les maladies épidémiques prennent sous nos latitudes une plus grande gravité. Les nouveaux venus se font assez vite au climat, mais la première impression est souvent désastreuse : il n’est que de lire à ce sujet les ordonnances sur la désertion des engagés.[4] Enfin, nos ancêtres pratiquent avec une espèce de rage la folie de la dispersion, même quand les gouverneurs et les intendants prennent toute sorte de mesures contre ce danger.

En voilà assez, il me semble, pour expliquer bien des choses. J’irai plus loin. Au risque de vous scandaliser tous, je demanderai pourquoi le Français du XVIIIe siècle aurait vu plus clair dans l’avenir de notre pays que nous ne voyons clair, nous de la province de Québec, dans celui du Canada central et occidental. Les Esquisses du Nord-Ouest de monseigneur Taché ont paru il y a un demi-siècle. Depuis bientôt quarante ans nous sommes reliés par chemin de fer et par télégraphe au Manitoba et aux territoires où se sont formés depuis l’Alberta et la Saskatchewan. Et nous n’avons pas encore pu mettre trois de nos députés d’accord, je ne dirai pas sur la nécessité, mais sur l’opportunité d’une politique quelconque, favorable ou défavorable, positive ou négative, touchant l’envoi de colons dans l’Ouest. Et nous sommes à trois jours de Winnipeg par chemin de fer et à dix minutes par télégraphe, tandis que Voltaire, par le seul moyen des communications du temps, était à plusieurs semaines de Québec. Il y a dans les Illinois, au fond du Kansas, des colonies de langue française issues de notre chair ; celles de Bourbonnais et de Kankakee comptent à elles seules plusieurs milliers d’âmes : combien d’entre nous connaissent leur existence, et quelles marques de sympathie leur avons-nous jamais données ?

Que Louis XV n’ait pas compris toute l’importance économique du Canada, la chose est possible, voire probable. La nouvelle école des économistes condamnait les colonies comme inutiles. Quesnay, qui influençait de très près le roi, disait : « Un grand commerce extérieur n’est pas toujours une preuve de prospérité. Il est même difficile qu’il ne soit pas une preuve de désordre et de misère. » Montesquieu était convaincu que « dans tous les temps ceux qui négocieraient aux Indes y porteraient de l’argent et n’en rapporterait pas. » Et d’Argenson, l’intègre d’Argenson, allait jusqu’à déclarer que « pour une tête d’épingle il donnerait toutes les colonies de la France, » ce qui, malgré une certaine analogie avec les vues exprimées un siècle plus tard par l’école libérale anglaise, était vraiment excessif. Aussi Louis XV ne tenait-il au Canada que par raison stratégique. Mais les hommes politiques anglais de l’époque montrèrent-ils plus de clairvoyance ? L’abbé Groulx note à la page 81 des Lendemains de conquête : « Nous avons peine à comprendre aujourd’hui pareil état d’esprit. Et pourtant la première attitude des vainqueurs n’en a pas moins été un manque de foi en l’avenir de la race anglo-saxonne au Canada. Une brochure publiée à Londres en 1759 combattait l’acquisition de la Nouvelle-France en agitant le péril d’un dépeuplement de l’Angleterre. Ces craintes n’avaient pas cessé au temps de Carleton, qui se montrait encore plus pessimiste. Il croyait si profond et si vigoureux l’enracinement de la race canadienne que, sauf dans les villes de Québec et de Montréal, tout autre élément lui paraissait voué à l’absorption. » Le publiciste William Burke proposait aux diplomates britanniques de garder l’île de la Guadeloupe de préférence au Canada, parce que, disait-il, « en voulant mettre la main sur un vaste territoire nous courrons le risque de perdre celui que nous avons. » Au cours des délibérations de 1774, Wedderburn, Thurlow, prenant à leur compte l’opinion de Carleton, qui avait été aussi celle de Murray, déclare que jamais les Anglais ne pourront faire de colonisation au Canada, sauf pour la traite ; c’est même une des raisons avouées de leur libéralité relative envers la Nouvelle-France. Dans le même débat, un autre collègue de lord North, lord Dartmouth, déclare de son côté, au sujet du rétablissement partiel des frontières de 1763, que le gouvernement britannique a pris ses mesures pour garder le Canada exclusivement français, fermé aux Américains et aux émigrants d’Irlande et de Grande-Bretagne. Le vaillant Chartier de Lotbinière, se présentant à la barre de la Chambre pour y plaider la cause de ses compatriotes, n’étonnera personne, mais au contraire exprimera, semble-t-il, le sentiment unanime de ses auditeurs, en disant que jamais l’anglais ne sera d’usage général en notre pays. Comment Louis XV aurait-il pu pronostiquer plus juste ?

N’essayons donc pas de résumer cent cinquante ans d’histoire économique, politique et militaire par les « quelques arpents de neige » du « vieillard lubrique, » comme l’appelle M. l’abbé Groulx. Tout ce que nous avons de bon, nous le devons à la France ; tout ce qui nous menace vient des sociétés anglo-saxonnes. Ne nous diminuons pas nous-mêmes en ramassant les ragots des Encyclopédistes dans l’égout de Frédéric II pour les jeter à la face d’un roi de France qui eut ses faiblesses, mais à qui l’histoire reconnaît aujourd’hui, tardivement, les qualités d’un grand roi. M. Groulx l’a d’ailleurs compris, puisque les Lendemains de conquête et Vers l’émancipation contiennent en plusieurs endroits la reconnaissance des véritables dispositions de Louis XV à l’égard du Canada. Il remettra les choses au point dans une deuxième édition de la Naissance d’une race. Après cela, qu’il traite la Pompadour de gonzesse et Voltaire de vieillard lubrique, je crois avoir indiqué que la chose m’est parfaitement égale.

Dans sa peinture du Canadien de l’ancien régime, M. Groulx a-t-il usé de couleurs trop complaisantes, laissé dans l’ombre une partie de la vérité ? Après l’idylle pastorale, quasi biblique, des premiers temps de la Nouvelle-France, les documents les plus autorisés nous montrent notre ancêtre chicanier, nomade, vantard, imprévoyant, — il l’est resté, — aimant la « boisson forte, » profiteur de guerre, trafiquant volontiers avec l’ennemi, gallican, dur sur la dîme. Mais il est aimable, obligeant, humain, respectueux de la parole donnée, des lois de la guerre, à tel point que l’Anglais de Manhatte ou d’Orange devra passer par son entremise pour la grande traite avec l’Indien. Catholique intransigeant sur le principe, il est libéral dans la pratique ; il ne brûle pas les femmes pour sorcellerie, comme on le fait à cette époque à Salem, dans ce pays de liberté qui s’appelle le Massachusetts ; il n’envoie pas les gens en prison — comme la chose se voyait encore en 1895 dans le Massachusetts, le Rhode-Island, d’autres états de la Nouvelle-Angleterre, — pour avoir, le dimanche, joué au croquet dans leur cour ou aux cartes dans leur maison, avec leurs femmes et leurs enfants. Il néglige le commerce des esclaves, qui lui est pourtant permis ; s’il lui arrive par hasard d’acquérir un noir ou un panis, il lui rend presque aussitôt la liberté. Le sentiment de l’honneur l’abandonne rarement ; quand, trois quarts de siècle après la conquête, il s’insurgera contre ses maîtres politiques, ce ne sera pas, comme l’Américain en 1775, sous la direction de banqueroutiers et de concussionnaires. Il a du caractère ; il n’est pas la « bouche molle » du père Lalande, la « figure abrutie, bassement vicieuse, niaise, impudente et prétentieuse » de M. Bourassa, le domestique invertébré de M. Lavergne, le type de débraillé et d’à-peu-près analysé par Fournier. Mais surtout — et c’est ce qui émerveille Kalm, lord Elgin, tous les voyageurs qui arrivent ici à travers des pays anglais — c’est un être sociable, un civilisé. Voilà peut-être ce qu’il eût suffi de dire. À notre sens, c’eût été l’essentiel.

Ces réserves faites, n’hésitons pas à proclamer que l’histoire de l’abbé Groulx s’étaie sur une documentation abondante et, à notre sens, inattaquable. Même lorsqu’il ne prétend qu’à vulgariser, il a soin de contrôler par la confrontation des textes tous les faits qui lui paraissent sujets à caution. Parmi les références de sa Naissance d’une race, je relève au hasard, au risque de vous étourdir : les Bulletins des recensements, Faillon, Sulte, Salone, l’abbé Lortie, Rameau, le Jean Talon de M. Chapais, les deux Gosselin, Mgr Tanguay, les Relations des Jésuites, Edmond et Pierre-George Roy, Ferland, l’Émigration percheronne au Canada (de la Sicotière) ; Léon Gérin, les Édits et ordonnances royaux, Pierre Boucher, le Village sous l’ancien régime de Babeau ; Tocqueville, LePlay, le P. Charlevoix, le P. Chrétien-Leclercq, La Hontan (parfois véridique), Dollier de Casson, les Arrêts du Conseil supérieur, les Jugements et Délibérations du Conseil souverain, Bancroft, Edmond de Nevers, Decelles, Marcel Dubois, Parkman ; l’Administration monarchique en France, de Chéruel ; Casgrain, Fustel de Coulanges, l’abbé Couillard-Desprées, La Rochemonteix, Fauteux (pour l’inventaire des livres au moment de la conquête), l’Ancien régime et la Révolution, de Pierre de la Gorce, les mémoires de Mgr de Saint-Valier, les mandements des évêques de Québec, Lescarbot, la Monographie du Perche de DesRiviers, les titres seigneuriaux, la Vie de la mère Marie de l’Incarnation, les Pièces et Documents relatifs à la teneure seigneuriale, le Traité des fiefs de Cugnet, la Correspondance de Colbert, le Voyage au Canada de Bonnefon, les pièces de la collection dite de Lévis, le Voyage de l’ingénieur Franquet, les commissions des gouverneurs et des intendants, la Vie de Marguerite Bourgeois, les Mémoires du Sieur de Catalogne, les Annuaires de l’Institut canadien de Québec, les Lettres de Bolingbroke, la première Collection de Manuscrits publiée par le gouvernement de Québec, les Mémoires de la Société historique de Montréal, les Actes de la Société royale, les Voyages de Kalm. J’en passe, et par douzaines.

La Naissance d’une race est de 1919 et les sept volumes de documents historiques réunis par le savant conservateur des archives québecquoises, M. Pierre-Georges Roy, ont paru en 1921 seulement. Ces derniers documents projettent sur l’état des mœurs publiques et privées, la vie économique et religieuse de la Nouvelle-France et vingt autres sujets, des lumières nouvelles et définitives que M. Groulx sera trop heureux d’utiliser dans une deuxième édition. Dans l’ensemble, ils confirmeront sa conclusion, à savoir que notre pays, plusieurs années avant la conquête, vivait d’une vie matérielle aussi large et d’une vie morale peut-être plus élevée que la métropole.

Pour ses ouvrages sur l’époque plus controversée qui va de 1760 à nos jours, l’abbé Groulx a puisé largement dans les documents déjà connus des historiens et le fonds de plus en plus riche de nos archives nationales.

Il y a bien des manières d’écrire l’histoire. Thucydide, au premier chapitre de sa Guerre du Péloponnèse, se moque des fables d’Hérodote ; les discours de Tite-Live et de son disciple le bon Rollin sont aujourd’hui en défaveur ; au dire de Gaston Boissier et de M. Maurras, Tacite n’aurait été qu’un romantique mécontent, un premier prophète de Guernesey ; M. Albert Thibaudet réhabilite Cléon contre son ennemi personnel Thucydide ; et voici maintenant M. Léon Daudet qui accuse Plutarque d’avoir atrocement calomnié Sylla. M. Groulx n’aura pas davantage contenté tout le monde. Mais ce qu’il faudrait établir, c’est qu’il ait dénaturé ou méconnu les faits. Or, de cela — toujours abstraction faite d’erreurs qui furent celles de tous nos historiens et que M. Groulx, répétons-le, réfute en partie dans ses livres subséquents — nul n’a apporté la moindre preuve. Quoi qu’en aient dit des critiques plus violents que redoutables, en vérité son histoire est bien l’« enquête loyale » dont il parle dans la préface de Vers l’émancipation. — « faite de beaucoup de choix, de beaucoup de divination et d’une absolue probité. » M. Lanctot aura peut-être ému par sa critique des Lendemains de conquête quelques lecteurs de la Revue moderne, mais il est certainement trop malin pour y attacher lui-même une valeur quelconque.

Comme beaucoup d’autres historiens, depuis Thucydide et Tite-Live jusqu’à Pierre de la Gorce, — et il nous en prévient dans Vers l’émancipation, — M. l’abbé Groulx a l’habitude de résumer entre guillemets, sauf à respecter le sens scrupuleusement, les discours ou les textes qui seraient trop longs à citer en entier. Le général Burton, gouverneur du district de Trois-Rivières, avait lancé à l’occasion de certaines victoires anglaises la proclamation suivante :

Le gouverneur a le plaisir et la satisfaction de faire sçavoir aux sujets de Sa Majesté, Canadiens et autres résidans dans la ville et le gouvernement de Trois-Rivières, la réduction de Pondichéry dans les Indes orientales, la prise de l’Isle de St Dominique dans les Isles occidentales, et la victoire remportée en Allemagne par les troupes de Sa Majesté et de ses alliés, commandées par Son Altesse Sérénissime le Prince Ferdinand, dont il a plu à la providence de favoriser les armes le 16 du mois de juillet dernier par la défaite des armées réunies de la France, commandées par Mssrs le Prince de Soubise et le Maréchal duc de Broglie.

Dans les Lendemains de conquête M. l’abbé Groulx fait dire à Burton que

Il a le plaisir et la satisfaction de faire sçavoir aux sujets de Sa Majesté, Canadiens, et autres résidans dans la ville et gouvernement, la réduction de Pondichéry, la prise de Saint-Domingue et la victoire du prince Ferdinand de Prusse sur les armées de la France.

Mesdames et Messieurs, cherchez donc, je vous prie, en quoi ces textes diffèrent. Pompe et lourdeur à part, celui de Burton, aux fins qui nous occupent, est essentiellement identique à celui de l’abbé Groulx. Aux yeux de M. Lanctot, ils n’ont rien de commun.

M. Lanctot n’est pas plus probant quand il veut convaincre M. Groulx d’avoir voulu, par une abréviation de texte, noircir la conduite des soldats anglais à l’égard des familles qui les hébergeaient. Accusation d’autant plus futile ou plus malicieuse que, par un souci de probité qui ne le quitte jamais et qui est bien, pour le lecteur instruit, un des plus grands charmes de cet historien, l’abbé Groulx nous a, cette fois encore, indiqué sa source dans une note infrapaginale. M. Groulx calomnie le régime militaire anglais ? En réalité, sur ce chapitre il atténue le jugement à son sens trop sévère de Garneau. « L’historien doit l’admettre, dit-il, ce sont de francs éloges, des témoignages d’affection et de gratitude, que nos ancêtres ont adressés aux gouverneurs anglais. »

« Citations faussées, » « délits flagrants » d’inexactitude, « documents altérés dans leur nature, » « partialité, » « position plus que compromettante, » « jugement préconçu, » prononce sévèrement M. Lanctot. À la lecture d’un réquisitoire étayé aussi faiblement, c’est peut-être lui beaucoup plus que l’auteur qui sera soupçonné de mauvaise foi.

Au fond, le crime de l’abbé Groulx, pour le consciencieux archiviste qu’est M. Lanctot, c’est peut-être d’avoir résumé en quelques mots, dans ses références infrapaginales, de beaux titres qui dans les catalogues d’archives prennent une demi-page. Mais outre que les indications sont en général fort suffisantes pour le commun des hommes, M. Groulx ne s’est nullement obstiné dans sa faute. Pour prouver à son critique qu’il n’a pas mauvaise tête, qu’il ne demande qu’à contenter le plus de monde possible, dans son livre suivant, Vers l’émancipation, il a donné au complet en appendice la bibliographie de ses notes.

Aussi bien, ce que l’on reproche à l’abbé Groulx, c’est moins ses erreurs de fait que ses conclusions. On lui tient surtout rigueur — quand toutefois on se risque à s’en exprimer publiquement — d’avoir fait de l’histoire nationaliste.

À ce propos il faudrait voir d’abord ce que l’on entend par l’impartialité en histoire. J’en atteste Môssieu Prud’homme, l’impartialité n’est pas la neutralité. Les Boches ont inventé surtout à l’usage des autres la fiche incolore et inodore ; les Langlois et les Seignobos une fois à cheval sur cet ingénieux dada, Mommsen et Treitschke pourront faire à leur aise de l’histoire allemande, de la bonne petite histoire allemande. Si tel auteur, comme Thucydide, tient à rester neutre dans le conflit des factions de son temps, il en a bien le droit ; mais s’ensuit-il que pour l’historien le seul fait de conclure et de juger soit une marque de partialité ? L’abbé Groulx répond :

L’histoire est un acte moral, non affranchi par conséquent des finalités suprêmes. Notre ambition et notre droit sont de l’écrire et de l’enseigner comme doivent le faire un catholique et un Canadien-Français. L’historien doit travailler avec toute sa personnalité ; s’il fait le neutre et l’indiffèrent, dirons-nous avec Bossuet, il abdique sa qualité d’homme.

À cette conception l’on oppose la belle sérénité de M. Chapais. La chose est plaisante. S’il est deux historiens qui s’entendent sur les rapports à ménager entre l’histoire et la morale, ce sont bien M. Chapais et l’abbé Groulx ; l’un et l’autre ils admettent l’intervention de la Providence dans les affaires humaines. Mais les tenants de cette intervention n’assignent pas tous à la Providence la même figure. Pour M. Chapais, elle se présente sous les traits d’un gentleman qui boit de l’ale, mange du rosbif, fait beaucoup de business — a great, a roaring business — et occupe ses loisirs de bon géant à affranchir les peuples, après les avoir taquinés un brin pour éprouver leur bon naturel. Que de nos jours cette providence se néglige, ce n’est pas l’affaire de M. Chapais : puisque autrefois elle nous est venue toute seule et un peu malgré nous, le Bon Dieu — le vrai — ne sera pas en peine de nous en procurer une autre. Quant à l’idée que notre première providence, le meilleur auxiliaire de la sagesse divine dans la conduite de nos affaires, ce fut peut-être nous-mêmes, M. Chapais ne veut même pas s’y arrêter : les peuples n’ont déjà que trop d’incitations à la turbulence, et Candide a besoin de repos. M. Chapais prend la vue contraire ; en quoi est-il plus tendancieux, plus partial que M. Chapais ?

Très attaché lui aussi à sa langue et à sa foi, M. Chapais apporte néanmoins dans la défense de ces pierres d’assise de notre race l’esprit timoré des hommes de sa génération. Fils d’un de ces législateurs tories qui montrèrent une telle naïveté en 1867 dans le règlement de la question scolaire, et à qui l’on devra, en définitive, la rupture de la Confédération, l’unique préoccupation de cet homme consciencieux paraît être de réconcilier ses compatriotes avec un régime doublement sacré pour lui. Il fait peu de cas du droit naturel, magnifie le droit de conquête, presse les textes et les événements pour les faire témoigner de la magnanimité du conquérant. Enseignement peu propre, on l’avouera, à entretenir la vigilance dans l’âme d’une race vaincue.

Veut-on toucher du doigt la différence de tendances des deux historiens ? Rappelons-nous seulement l’interprétation donnée par M. Chapais à l’article 42e de la capitulation de Montréal. Parce qu’Amherst a écrit en marge de cet article, où il est à la fois question des lois et de l’impôt : « Ils deviennent sujets du roy, » cela veut dire de toute évidence, d’après M. Chapais, la suspension de la coutume de Paris. Et ce qui découle de cette interprétation, c’est évidemment qu’en 1760, et jusqu’au traité de Paris, le vainqueur n’était pas tenu de laisser à nos pères le bénéfice des lois françaises. Pourtant Murray, à Québec, déclare établir « conformément à l’article 42e de la capitulation générale de la colonie » ce Conseil supérieur qui non seulement admet les lois françaises, mais adopte la procédure de l’ancien Conseil souverain. Et de son côté Amherst écrit à Burton le 23 septembre, c’est à-dire quelques jours seulement après la capitulation : « Pour ce qui est des vols et du meurtre, il est d’absolue nécessité qu’on les soumette à la loi martiale ; mais quant aux différends qui s’élèvent entre les habitants, je désirerais, ainsi que je l’ai déjà fait observer, qu’ils pussent les régler entre eux et conformément à leurs propres lois. » Dans la déclaration de Murray comme dans les instructions d’Amherst, l’abbé Groulx, d’accord avec Labrie, Edmond Lareau et d’autres historiens, voit une présomption, sinon la preuve, que le général anglais a écarté la seule question des impôts, ou qu’au pis aller il a simplement voulu, dans les deux questions visées, attendre la décision du gouvernement anglais. Pour garder notre calme, disons que l’interprétation de l’abbé Groulx est historique, celle de M. Chapais bureaucratique.

Le mobile des concessions de 1774 est un autre point où s’opposent les jugements de M. Groulx et de M. Chapais. D’après celui-ci, notre première constitution fut le produit sinon spontané, du moins volontaire, de la libéralité de Londres. M. Groulx croit au contraire avec Garneau et l’historien anglais McArthur que « le Quebec Act fut rédigé l’œil fixé non sur Québec, mais sur Boston » ; que les ministres de Georges III considéraient cette législation comme le seul moyen de détourner la nouvelle colonie de l’insurrection imminente. Exposer toutes les pièces du procès serait trop long, mais je puis vous y renvoyer : elles vous convaincront que la thèse fantaisiste et caduque n’est pas celle de l’abbé Groulx. Au reste, s’il est vrai que le passé éclaire le présent, il est non moins vrai que le présent éclaire le passé. Rien de plus constant à travers l’histoire que l’instinct et les caractéristiques des races. De notre temps l’Angleterre règle toute sa politique sur l’intérêt, sans jamais cesser de vanter son désintéressement : y a-t-il lieu de supposer qu’elle agissait différemment en 1774 ? Au vingtième siècle l’Anglais nous insulte et nous brutalise tant qu’il n’en souffre pas lui-même ou qu’il y trouve son compte ; à la moindre menace d’une législation douanière qui sauverait peut-être notre agriculture mais entamerait un peu ses plantureux dividendes, il tourne vers nous son cœur enfermé dans les majestueux bureaux de la Banque de Montréal : n’est-il pas raisonnable d’imaginer qu’il en usait de même il y a un siècle et demi ? L’abbé Groulx n’est pas insensible aux faits. Il ne repousse pas de parti pris ceux qui sont à l’honneur et au mérite de l’Anglais. Il admet en dépit de Garneau l’équité à peu près parfaite de l’administration judiciaire sous le régime militaire. Dans ses Luttes constitutionnelles — le premier en date de ses ouvrages historiques, il est vrai, et à plusieurs égards le plus faible, — il dit que « les motifs d’espérer de nos aïeux, en 1791, leur venaient d’abord des institutions britanniques. » Sa prétendue anglophobie est une légende d’esprits faibles à qui la vigueur des shakehands et la chaleur pénétrante des punchs bus en commun dans les clubs ont troublé l’entendement ; une invention de fonctionnaires officieux par nature et au surplus en quête d’avancement dans des administrations où le loyalisme ne dispense pas toujours de compétence, mais où la compétence sans le loyalisme ne mène jamais à rien. Mais alors que le Français lui apparaît le même dans la vie collective comme dans la vie individuelle, avec un bon sens dont on ne saura jamais trop le louer, il voit dans le civil anglais[5] deux hommes : l’individu, généralement franc, loyal, tolérant, généreux, et l’être collectif, généralement fourbe, hypocrite, égoïste, intolérant, respectueux des conventions dans la seule mesure de ses intérêts. Devant les documents décisifs, il s’incline, peu importe le sens de la décision ; mais en face d’une contradiction, il prend très sagement conseil du présent. C’est là la supériorité de sa méthode historique sur celle de M. Chapais. Les Anglais de M. Chapais sont des gens que nous n’avons jamais vus que dans les livres : ceux de M. Groulx, avec leur double personnalité de Jekyll et Hyde, sont ceux que nous voyons depuis notre enfance.

Sans s’en apercevoir, M. Chapais écrit de l’histoire pour fonctionnaires. Il prépare aux examens d’aptitudes administratives, mais à des examens dont les épreuves seraient préparées par M. Adam Shortt. Avec cela une certaine allure, et par-ci par-là des morceaux de bravoure qui ressemblent fort à de l’éloquence. Mais ce qui coule de sa plume polie et facile, c’est un fleuve de Léthé qui en jetant l’oubli dans les esprits fera des Canadiens-Français une race de ronds-de-cuir loyalistes. Pour son châtiment, il devra consacrer la dernière partie de sa vie à combattre, dans le domaine national et religieux, des abus de pouvoir qu’il nous présente ailleurs comme des choses toutes naturelles, voire d’insignes bienfaits des puissances célestes. L’histoire de l’abbé Groulx est le torrent aux eaux fraîches qui vient de la montagne ; il charrie des herbes, des racines, le bois mort d’une légende historique comme celui de la souveraineté politique de la Pompadour, mais une jeune race peut y boire et s’y baigner en toute confiance, dans la certitude qu’on n’en a pas empoisonné les eaux avec des fonds d’encrier des « pères » de la Confédération.

De l’abbé Groulx écrivain, on se ferait une idée grotesquement erronée par les critiques de MM. du Roure, Roy et de Montigny, et une idée fort imparfaite par les brèves citations que nous avons faites de lui jusqu’ici. Sur ce chapitre encore, nous essaierons de donner son compte à la vérité.

Que M. Groulx y gagnerait, même dans la rédaction de ses études constitutionnelles, à se débarrasser d’un certain nombre d’anglicismes et de barbarismes, je crois qu’il sera le premier à l’admettre. Il y a longtemps, hélas ! que ces horreurs ne choquent plus nos oreilles canadiennes, mais l’ouvrage le mieux écrit et le plus intéressant d’ailleurs risquera fort de rebuter le lecteur cultivé, si à chaque page l’auteur écrit subsides pour budget, appropriations pour crédits ou votes de crédits, conseiller législatif, conseiller exécutif, pour membre de l’un ou l’autre des conseils indiqués, greffier (« clerk ») pour secrétaire, acte pour loi, cléricature pour stage ou études, officiers en loi de la couronne pour conseillers-juristes ou conseillers d’État, le roi en conseil, le gouverneur en conseil pour le roi, le gouverneur en son conseil, clause pour article, proviso pour dispositif, aviseur pour conseiller, légal pour juridique, ordre en conseil pour décret ministériel ou gouvernemental, juge en chef pour président du tribunal ou de la cour, status pour statut juridique ou simplement statut, décade pour période décennale, en agir pour agir ou en user, compétiteur pour concurrent, et ainsi de suite. M. du Roure ne l’a pas remarqué, mais une des façons dont l’abbé Groulx amoindrit le bonhomme Davis Fletcher jusqu’à le rendre ridicule est manifestement involontaire ; elle consiste à faire de ce contrôleur adjoint des comptes publics, c’est-à-dire de cet important fonctionnaire, un simple « sous-vérificateur. » Quand les « patrons » de Lantagnac, les administrateurs de la grande firme Aitkens, le congédient, nous n’en concluons pas qu’il existe entre eux et lui un rapport de maître à serviteur ; mais c’est uniquement parce que nous savons qu’il est avocat et qu’ils sont ses clients. Maud Fletcher se plaint d’avoir tout « laissé » pour son mari, et nous connaissons assez cette expression pour en saisir le sens, mais ce que Maud a voulu dire, c’est quitté. Duffin postule sous main la « position » de Lantagnac, et si l’on ne savait que tout le monde, chez nous, à commencer par nos gentilles maîtresses d’école et nos si intelligentes demoiselles de bureau, emploie ce terme au sens de situation, d’emploi, de charge, de fonction, l’on se paierait la fantaisie de demander à Duffin s’il envie la position de Lantagnac couché, debout ou assis.

L’on ne saurait davantage fermer les yeux sur les négligences d’orthographe ou de composition qui déparent un trop grand nombre de pages. Si M. Groulx voulait bien cesser d’écrire régistre pour registre, enrégistrement pour enregistrement, il fournirait aux poids-plume de la critique un gros prétexte de moins de le classer parmi les « bouches molles » — l’épithète, appliquée à d’autres, est du P. Lalande — qui prononcent aussi Réné et empéreur. Qu’il n’hésite pas à prendre dix minutes sur le temps de ses recherches historiques pour mettre un accent circonflexe à la troisième personne du singulier de l’auxiliaire du conditionnel imparfait et à la troisième personne de l’imparfait du subjonctif : pour la clarté de la phrase, ces détails ont leur importance. Quand M. Camille Roy lui reproche de dire : « Il sent qu’avec l’amour de sa race envolé, un coin de son cœur lui fait mal comme s’il était mort, » force nous est bien de reconnaître que M. Roy n’a pas tort. De même nous nous garderons bien de jeter des fleurs, même de papier, sur des phrases comme celles-ci : « Il faut regarder aux conditions (pour à l’état) des immigrants » ; — « De la cour du commandant de la côte on peut appeler au Conseil militaire de Québec » ; — « De beaux officiers aux luisants coups d’épée » ; — « En dépit de leurs privilèges parcimonieux, les nouvelles institutions politiques avaient-elles au moins de quoi satisfaire les Canadiens, de quoi leur permettre d’ajourner leurs espérances ? » — « Et qu’ont-ils fait (les lords du Commerce) autre chose sinon confirmer les décisions de Murray en matière de lois ? » — « L’histoire de notre pays accuse un vaste hiatus entre l’homme et l’œuvre, entre la petitesse de la puissance qui agit et l’immensité de l’effort exigé. » — Simples négligences, au fond, et je n’en veux pour preuve que les indices d’inadvertance relevés ailleurs. Parce que l’auteur avait à ce moment à l’esprit le très moderne établissement qu’est la brasserie Frontenac, il appelle une fois de ce nom la brasserie établie à Québec sous Talon. Il écrira à la page 75 de Vers l’émancipation : « MM. Fletcher, C. Norton et William de Gray furent priés de définir le statut des catholiques romains dans les nouvelles colonies. Les DEUX juristes s’exécutèrent… » Il fait dire à Murray ou à Carleton qu’il faut empêcher « l’immigration » des Canadiens vers la France : il a voulu écrire émigration. Résultat de la négligence également, certaines coquilles qui affectent jusqu’au sens de la phrase. On connaît par exemple le commandement des Cinque-Ports, créé par Guillaume le Conquérant pour la protection de la côte anglaise ; dans notre auteur le nom est devenu « cinq forts. »

Troisièmement, dans l’Appel de la race — et, je m’empresse de le dire, là seulement, — M. Groulx n’a pas su se garder d’imitations involontaires, j’en suis sûr, mais néanmoins franchement maladroites. Et je ne vise pas ici les pages où s’évoquent malgré nous les scènes parlementaires des Morts qui parlent, de la Vie privée de Michel Tessier, voire de Numa Roumestan. Ces ressemblances naissent forcément de l’essentielle identité du parlementarisme sous toutes les latitudes. Quiconque voudra rendre fidèlement l’atmosphère de duperie verbale et d’émotion factice qui est proprement celle des parlements en arrivera forcément au même effet de solennelle bouffonnerie. À la fin du discours de Lantagnac, quand le lecteur de Rimouski, d’Iberville ou du Faubourg-Québec imagine la députation canadienne-française empoignée aux entrailles par les sentiments les plus profonds des races, le chef de cette députation, sir Wilfrid Laurier, — lui aussi, remarquons-le bien, partisan de l’ordre du jour Lapointe, — quitte son siège et va dire, « flatteur, » à son éloquent collègue : « Mon cher de Lantagnac, vous êtes une puissance. Dieu veuille que je ne vous aie jamais contre moi. » Ici l’auteur ne commet pas une maladresse : à son insu, il touche au grand art. Non ; les pages que j’ai à l’esprit, ce sont celles où le romancier laisse cet illustre cabotin de Barrès parler par sa bouche. À une époque de déliquescence où l’estomac débilité des catholiques français ne pouvait plus retenir le Joseph de Maistre, le Bonald, le Fustel de Coulanges, le Barbey d’Aurevilly, le LePlay, Barrès s’est fait une réputation de génie politique dans un monde de douairières et d’arrivistes ralliés, en lui dispensant au compte-goutte la substantificque moelle de ces grands mâles. Dans les chapelles littéraires, sa réputation s’est édifiée sur un petit vocabulaire amorphe de crétin, inventé pour donner le change sur un des cas d’impuissance littéraire les plus nettement caractérisés de notre époque. « Son moi, » « les virtualités de son moi, » « les réactions subconscientes de son moi » : ces formules et quelques douzaines d’autres pareilles, c’est ce constipé prétentieux et malin qui les a substituées, dans la langue française, à celles qui désignaient autrefois, avec leurs diverses manifestations, la personne, la personnalité, l’individualité, l’être intérieur. La pensée politique de l’abbé Groulx ne souffre pas de la déférence qu’elle montre à Barrès, puisque en l’espèce l’hommage va par-dessus sa tête aux œuvres capitales où l’auteur de Colette Baudoche a alimenté son psittacisme. Il n’en est pas ainsi de son style de romancier. Il fait dire à Lantagnac : « Une ambition fébrile me possède de réannexer à mon âme toutes les puissances qu’elle avait perdues. » Ce charabia n’est pas du mauvais Barrès, c’est du Barrès.

Enfin et pour clore le chapitre des réserves, je dirai en deux mots mon humble avis sur ce qu’on est convenu de regarder comme la principale œuvre régionaliste de l’abbé Groulx. Je m’en suis expliqué ailleurs, ce que je reproche à la meilleure de notre littérature régionaliste, — ne parlons pas de la pire, — ce n’est pas le genre, c’est la manière, et par là j’entends surtout sa superficialité. Les Rapaillages, que je viens de lire en entier pour la première fois, ne m’ont pas fait changer d’avis. La vente d’une vieille jument qu’on aime, la fête d’écoliers donnée au bénéfice de l’école nationale, les vieux parents qui s’attachent aux vieilles choses en dépit de la jeunesse, la croix des chemins, la marche au catéchisme, la coupe du blé, le livre de messe familial, le galopin qui s’égare pour avoir marché sur « l’herbe écartante, » le tricot de grand’mère, le dernier « voyage » de foin : des scènes et des souvenirs comme ceux-là, on ne dira jamais assez combien il en faudrait pour reconstituer dans son essence la vie d’une race. On le verra à la lecture de la Petite Fadette, de François le Champi, de la Mare au Diable, de la Terre qui meurt, rien ne se ressemble plus, de pays à pays, que certains aspects tout extérieurs de la vie paysanne. Pratiqué dans une vue patriotique, ce genre littéraire offre un autre danger auquel M. Groulx n’a pas échappé, qui est de porter aux admirations convenues. D’après M. Groulx, tous les « vieux de l’ancien temps » avaient l’amour du sol. Je voudrais ardemment que cela fût vrai, mais ce n’est pas vrai ; à toutes les époques de son histoire, sauf peut-être durant le demi-siècle qui suivit la conquête, notre race a compté une proportion menaçante de ceux que le P. Silvy appelle si justement les coureurs. D’après M. Groulx, le colon de l’ancien temps à qui on avait concédé sa terre avec le bois de chauffage seulement se serait fait scrupule d’y prendre aussi du bois de service, même ce qu’il en fallait pour enclore un petit goret. Pour la rareté du cas, je voudrais ardemment que cela fût vrai, mais ce n’est pas vrai ; au Canada comme ailleurs, et en dépit de tous les contrats de concession, le paysan ne s’est jamais abstenu longtemps, par scrupule, d’abattre dans sa terre un arbre dont il avait besoin pour enclore ses petits gorets. La « noble vieille femme » qui a dit cela devant l’abbé Groulx avait joué le folklore au Monument National, posé pour le cinéma, conté des histoires devant le « radio » de la Presse. Il y a de très belles pages dans le recueil, ne fût-ce que le Dernier voyage, d’une observation tout à fait juste et d’une émotion poignante. Je ne crois pas que la louange doive aller plus loin. Quant à l’Appel de la race, M. du Roure l’appelle, en même temps qu’un roman à clef et un roman à thèse, un roman régionaliste. Il est à craindre que cette opinion ne lui reste pour compte, comme beaucoup d’autres : des écoles qu’on défend, des familles que le désaccord des intérêts moraux désunit, cela se voit en tous pays.

Sa plus belle littérature régionaliste, l’abbé Groulx l’a produite au fil de la plume, tout naturellement, quand son travail d’historien le mettait en contact avec le tréfonds de l’âme nationale. Mesdames et Messieurs, n’attachez pas une importance excessive aux observations qui précèdent. Elles étaient nécessaires pour donner sa pleine valeur au jugement qui va suivre.

Avec la clairvoyance, la qualité maîtresse de l’œuvre historique de l’abbé Groulx, c’est la vie. Pareil don d’évocation ne s’est rencontré chez aucun de ses devanciers. Il sait voir, et il sait rendre. Chez cet historien de l’action et des mouvements collectifs, les portraits individuels sont rares. Exception faite de celui de Murray, étonnant raccourci de quelques lignes, l’œuvre à vrai dire n’en présente aucun. Cette singularité — car c’en est une en histoire — est frappante surtout dans la Confédération, où la tentation dut être si grande d’habiller un peu, fût-ce des oripeaux de la rhétorique, de falots personnages dont les plus considérables, bâtisseurs de baraquements provisoires pour troupeaux humains désorientés, ont commencé depuis longtemps à s’estomper sous leur foncière insignifiance. Mais qu’au cours de ses recherches il voie poindre à un tournant du Mississipi, dans l’or du couchant, la proue d’un canot français, et soudain, sans effort, sa plume nerveuse, merveilleux instrument de notation, qui vient de nous montrer en phrases pressées, haletantes, les terribles conséquences de la dispersion pour la colonie nouvelle, amplifie son mouvement, s’élève au rythme héroïque, pour fixer en quelques traits l’image de notre aïeul le découvreur, baptisé par un écrivain américain « conquérant sans armée, navigateur sans navire, commerçant sans richesse et savant géographe sans boussole » :

Par toutes les routes fluviales, dit-il, par tous les « chemins qui marchent, » du nord au sud, de l’est à l’ouest, s’en vont les grands canots à la proue vaillante, surmontés de pourpoints de cuir et de larges feutres, porteurs de conquérants. L’on part pour un an, deux ans, trois ans, l’on fuit cinq cents, six cents lieues, et ce n’est qu’un jeu. La gloire est aux intrépides, aux gars plus hardis qui vont plus loin que les autres, découvrent de nouvelles rivières, des nations inconnues. Quelques-uns qui sont allés courir dans le nord polaire, sur les rivières encombrées de glaces, se retrouvent un an plus tard dans des paysages où ondulent les cannes et les cotonniers. Leur « nef »

Bondit sur les flots d’or du grand fleuve inconnu.

Ils vont, les joyeux coureurs de fleuves, avec une auréole au front, une chanson française aux lèvres, et ils mettent à la marge de notre histoire je ne sais quel passionnant merveilleux. Aujourd’hui encore, nul de nous ne peut jeter les yeux sur une vieille carte de la Nouvelle-France sans éprouver un étrange sentiment de nostalgie, comme ferait un fils déchu ou proscrit qui regarderait de loin la vieille splendeur familiale.

Au retour d’une course rapide au lac Champlain et aux pays de l’Ouest, où il a fait, en compagnie de Kalm et de Charlevoix, l’inspection de nos avant-postes, il revoit les censitaires de Robert Giffard poursuivant devant Québec, au pied des premiers contreforts des Laurentides, leur tenace corps-à-corps avec la forêt. Aussitôt sa vision s’élargit ; d’un coup d’œil il embrasse dans toute sa grandeur et avec ses merveilleuses promesses le champ entier du défrichement :

Là s’étalent, entre deux bordures de forêt, le labeur de l’énergie paysanne et la continuité de son effort. Redisons-le une dernière fois : un spectacle se reproduit uniformément d’un bout à l’autre de notre premier régime, et c’est, malgré les obstacles, malgré les échecs en d’autres domaines, l’infatigable, la triomphante marche en avant du défricheur. Combien fausse et incomplète serait aussi bien notre histoire, avec son seul aspect politique et militaire, dépouillée de l’émouvant relief de son fond de pastorale. Depuis au-delà d’un siècle, l’initiative de la côte de Beauport se répète tout le long du fleuve. Les crises financières se succèdent, la guerre passe ; elles arrêtent à peine le colon. Il essuie quelques sueurs plus brûlantes ; il décroche son fusil quelques semaines ; puis il revient, reprend son travail où il l’a laissé, sans relâche, avec une sublime ténacité. Les éclaircies s’ajoutent aux éclaircies, les fermes aux fermes, les clochers aux clochers, et, de ces coups de hache et de ces coups de charrue du petit défricheur, naît la Nouvelle-France.

Dans la douloureuse histoire des vaincus de 1760, un des épisodes les plus poignants sera bien le désarmement des populations.

Ainsi, dit l’historien, ainsi le désarmement ne serait pas celui d’une armée, mais le désarmement d’un peuple. Et alors qui pourrait s’étonner de l’émotion de nos sens ? C’est plus qu’une arme qu’on va leur prendre, c’est un morceau de leur histoire, et quelque grave que le mot paraisse, presque une pièce de leur ordre social. Depuis les temps lointains où le vieux mousquet fixé à la charrue se promenait dans les premiers défrichements, il est resté pour nos ancêtres le compagnon inséparable. Autour du fusil flotte la légende militaire et l’épopée des voyages merveilleux. Le long canon effilé, mâté à l’avant des canots recourbés, reste pour tous ceux de 1760 une vision aussi familière, aussi liée aux mœurs, à la vie commune, que celle des faisceaux d’armes devant le campement ou celle du fusil suspendu à la poutre du plancher de haut. Dans un pays de chasse, de pelleteries, de mœurs féodales, n’était-ce pas une partie intégrante du mobilier et même un peu le gagne-pain ? Comment, sans fusil, apporter au budget de la famille le supplément du gibier ou de la fourrure, et comment aller devant le manoir planter le mai ou faire les salves annuelles des feux de la Saint-Jean ?

Historien d’une civilisation, les unités humaines intéressent peu l’abbé Groulx ; ce qui arrête son attention, c’est la figure anonyme qui incarne un état social, le trait qui éclaire et caractérise un milieu ou une époque. Dans la reconstitution synthétique du passé, il aura égalé le plus beau Michelet — celui de qui on a pu dire, à propos de certains chapitres de son Histoire de France, que ce qu’il n’avait pas su il l’avait deviné. Et pendant que d’autres — historiens ou orateurs — ne purent jamais enlever à leurs bonnes pages ou à leurs péroraisons l’apparence de morceaux de bravoure, chez lui pas une ligne — sauf peut-être dans les Rapaillages — qui ne porte la marque du naturel. Jusqu’à ces négligences de grammaire ou de composition que nous venons de noter ensemble, tout accuse le rythme normal et spontané de la pensée et du sentiment.

Vanterai-je aussi sa clarté et sa concision dans le maniement des faits, son aisance dans l’expression des idées générales ?

J’ai déjà cité longuement. Pour illustrer cette dernière qualité, et en même temps pour permettre à M. Groulx de vous dire lui-même en passant comment il entend le régionalisme intellectuel, nous lirons encore cette page, qui clôt le livre de Nos ancêtres :

Les sociologues ne trouveraient-ils point charme et profit à monographier, comme M. Léon Gérin l’a commencé, en de magistrales études, ce type de société presque cloîtrée, société paternelle et paroissiale, qui ne s’est développée dans le Nouveau-Monde qu’en empruntant à elle-même, à son milieu géographique, à ses hérédités paysannes, françaises et chrétiennes ? Dans ces petites collectivités baptisées, pratiquant les sacrements et la prière en commun, groupées autour de leur église qui a reçu chacun de leurs membres sur les fonts baptismaux, qui a vu devant son autel s’échanger l’anneau des fiançailles, qui garde autour d’elle les tombes des ancêtres, où l’égalité de fortune, de soucis et de labeurs s’incline et s’ordonne sous l’autorité du prêtre qui est celle de la religion et de la morale, les sociologues trouveraient peut-être la démocratie sans phrases, avec les freins qui la conditionnent, avec la discipline qui crée de l’ordre et de l’avenir.

L’état social des vieux Acadiens a tenté les méditations de Raynal, de Rameau et de bien d’autres. Pourquoi notre vieille société de la Nouvelle-France n’aurait-elle point parmi nous ses admirateurs qui deviendraient ses historiens ? Pour découvrir ces richesses du passé, nous n’aurions qu’à faire cesser notre indifférence inexcusable pour les choses de notre pays, qu’à perdre une bonne fois pour toutes notre état d’âme d’émigrés à l’intérieur. Il ne s’agit point, comme on nous le fait dire stupidement, de cesser nos relations avec la France, et de prétendre à une sorte d’indépendance intellectuelle. Mais il s’agit bien, par exemple, de ne pas faire aboutir la culture au déracinement et de ne plus tant mépriser ses compatriotes et la patrie canadienne, par ignorance ou par manie d’exotisme.

Autrefois, j’en suis sûr, quand nos gars perdus dans les pays d’en haut, poussant leur canot toujours de l’avant, vers des régions mystérieuses, se voyaient tentés de renoncer au retour, de se laisser prendre pour jamais par l’attirance des bois, soudain devant leurs yeux, passait, étreignante, la vision de la terre natale. Là-bas, bien loin, plus loin que les « mers douces » et plus loin que la Mattawan et l’Outaouais, sur les rives du fleuve, lentement, dans l’air apaisé, ils entendaient tinter un clocher ; les grandes ailes d’un moulin tournoyaient dans l’air et semblaient leur faire signe, et dans l’échancrure de la forêt se déployait la terre paternelle, calme, sous la descente du soir, avec la silhouette du défricheur travaillant pour deux et pour trois, s’épongeant le front devant l’amas des souches roulées, pendant qu’au pas de la porte de la maison blanchie une femme vieillie par les vides du foyer plus que par les labeurs regardait du côté de la route, par où les enfants étaient partis et par où, sans doute, ils reviendraient. Les gars voyaient passer devant leurs yeux cette scène vivante, douce et prenante bucolique, pendant que, silencieux, l’aviron presque en arrêt, ils poussaient déjà plus mollement leur coquille de bouleau. Tout-à-coup, autour d’eux, la voix des clochers lointains se mettait à vibrer plus fort, plus nostalgique ; là-bas les ailes du moulin tournaient plus vite, leur faisaient des signes plus pressants. Et les canotiers du fleuve Colbert ou des Arkansas, vaincus par cet appel de la terre et du sang, délivrés du sortilège des aventures, tournaient la proue de leur canot, et reprenaient la route du pays.

Voilà bien longtemps que nous sommes, nous aussi, des fils déracinés du Canada, des chercheurs d’aventures intellectuelles dans tous les mondes enchantés. Les temps sont proches, ce nous semble, où pauvres prodigues dispersés, maintenant que nous reviennent plus souvent l’image du passé et le carillon des gloires anciennes, nous allons rentrer, pénitents, dans la maison de nos pères.

Le livre que souhaite l’abbé Groulx, ce n’est pas une œuvre proprement littéraire comme Maria Chapdelaine, c’est l’histoire rigoureusement exacte du défrichement agricole dans le Canada français depuis 1608 jusqu’à nos jours. Nul plus que lui n’a qualité pour l’écrire ; il n’aura qu’à fouiller les faits de son stylet de flamme pour mettre à jour une épopée que Louis Hémon lui-même n’a jamais soupçonnée.

Une étude de l’abbé Groulx serait incomplète sans une mention de ces opuscules : Une croisade d’adolescents, L’Éducation de la volonté en vue du devoir social, Ceux qui viennent, L’Histoire acadienne, Pour l’action française, Si Dollard revenait, Méditation patriotique, où il s’applique à la formation de la jeunesse ; sans aussi un coup d’œil, même distrait, sur l’action directe qu’il a exercée par la parole au Canada, aux États-Unis et en France. Mais il me tarde de résumer, pour finir, ce que je crois être son influence intellectuelle et morale sur notre petit monde canadien-français à l’heure présente.

La rectification que j’ai cru devoir imposer à certaines de ses affirmations, ou plutôt de ses conclusions historiques, serait un hors-d’œuvre, si je ne profitais de l’occasion pour faire voir en quoi et jusqu’où ces légendes viennent neutraliser les effets de sa propre propagande. Il a constaté trop clairement les tristes conséquences intellectuelles de la conquête, trop nettement saisi le lien de cause à effet qui s’établit tout au cours de notre histoire entre le tarissement des sources de vie française et le rétrécissement graduel du domaine de la langue à l’expression de quelques besoins usuels élémentaires, de quelques sentiments primitifs, de quelques idées voisines des poussées de l’instinct animal, — il a trop bien vu et touché du doigt tout cela pour ne pas comprendre l’urgence de remettre toute notre classe dirigeante à l’école française. Il sait également que jamais les circonstances ne furent plus propices à ce rapprochement. Que dis-je, lui que l’observation logique des événements a conduit à l’idée d’un État français sur le Saint-Laurent pendant que des écrivains non moins patriotes, mais inconséquents, se perdaient dans des rêves d’indépendance pancanadienne contraires à tous nos intérêts traditionnels, sa probité d’historien lui interdit d’ignorer de quelles combinaisons naissent les petits États, et quel parti, même politique, pourrait peut-être nous valoir un jour l’amitié de la France. Les peuples vivent longtemps. La Pologne aussi fut longtemps oubliée, son heure est venue. N’a-t-il pas d’ailleurs écrit : « Il ne s’agit point, comme on nous le fait dire stupidement, de cesser nos relations avec la France et de prétendre à une sorte d’indépendance intellectuelle » ? Et ceci encore, qui devrait être inscrit en lettres d’or dans tous les cercles d’étude de notre jeunesse : « Il importe à notre durée que les courants de la pensée française nous apportent cette substance d’art et de morale, ces vertus de la race et de l’esprit qui font l’essence de notre culture. » N’est-ce pas lui qui au dernier chapitre de la Naissance d’une race a signalé ainsi les conséquences inévitables de l’isolement de l’esprit : « Le sentiment patriotique n’est nullement étranger à nos pères, mais leur esprit familial très fort et très envahisseur s’achève volontiers en un esprit de clocher exclusiviste. Le sens et l’expérience de la vie publique leur font défaut entièrement » ? Et pourtant, pendant qu’il nous montre dans l’Appel de la race le vieux Davis Fletcher exaspéré par « les deux passions formidables de l’Anglo-Saxon : l’intérêt matériel et l’orgueil de race, » un autre écrivain canadien-français pourra, sans risquer les œufs gâtés, laisser gicler de quelque vieille blessure d’amour-propre, à la face de la France mère vénérable des missionnaires et des martyrs, cette salissure : « Les deux traits caractéristiques du Français sont l’esprit de lucre et l’orgueil de race. »[6] Et, ajoutant la lourdeur ordinaire du disciple à la francophobie du maître, un quelconque Pascalon, huit ans à peine après la Marne et six après Verdun, peinera et suera toute une semaine, risquera vingt-cinq pleurésies à prouver par son album à découpures que les Français sont des sybarites. Sans l’aigreur qui s’est entretenue dans notre peuple à l’endroit de la France, ces honteux écarts ne seraient pas possibles. M. Groulx ne les a pas provoqués ; lue attentivement, sa Naissance d’une race, vibrant poème à la gloire des richesses morales perdues et partant, de la civilisation française, ne les autorise pas. En réduisant à ses justes proportions dans la refonte de son œuvre historique, la paix prise au règlement de nos affaires par Voltaire et la Pompadour, il fera beaucoup pour en empêcher la répétition. Et comme, dans l’ordre des choses de l’esprit, arracher notre peuple au régime anglo-américain sans lui proposer une alimentation assez substantielle pour l’en déshabituer, ce serait le vouer fatalement aux déceptions, aux abattements, aux dégoûts conseillers d’apostasie et de mort, M. l’abbé Groulx, directeur de l’Action française, verra la nécessité non moins urgente, d’abord de ne pas favoriser, au nom du patriotisme, mais la plupart du temps au détriment de la véritable santé intellectuelle, la diffusion de tous les livres canadiens indistinctement ; deuxièmement, de faire, dans la propagande du livre, une place plus grande aux œuvres capitales de la pensée française, seul tonique possible contre une anémie qui se manifeste à la fois par l’inconsistance du verbe, le vide des discours, la sottise de la critique, le grotesque des monuments, l’extravagante laideur de l’architecture.

Ces salutaires précautions prises, — et lui demander d’y consentir, n’est-ce pas témoigner du cas que nous faisons de ses attitudes ? — ces précautions prises, et alors seulement, M. Groulx pourra attendre tous ses fruits d’un enseignement politique nouveau, d’autant plus inintelligible à des cerveaux bornés ou débiles qu’il procède d’une plus haute raison. La merveilleuse souplesse et la noble ambition de cet esprit nous sont un gage qu’il accueillera avec bienveillance des suggestions inspirées du seul désir de voir bientôt toute la jeunesse canadienne soumise à ses directions.

Dès maintenant, cependant, la critique honnête se doit de reconnaître dans l’œuvre de l’abbé Groulx le plus bel élément de l’actif intellectuel canadien-français.

Il sera pardonné au père Fabien beaucoup de paroles inutiles, pour avoir dit :

Qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n’a pas dû sa déchéance au mélange des sangs, qu’elle a trop facilement accepté, trop souvent recherché ?…

Ne dirait-on pas que ce soit une loi de l’histoire, au sein de toutes les nationalités en lutte pour leur vie, que les classes supérieures trahissent et se tuent à mesure qu’elles se forment…

Nul ne peut porter dans son âme l’idéal de deux races qui s’opposent…

Le mal n’est pas de sortir de son milieu, c’est de s’en évader. C’est d’en sortir non pour une ascension, mais pour une désertion…

On ne compte, on ne vaut ici-bas que si l’on se gouverne, non selon soi-même, mais selon sa race.

Le premier parmi nos historiens, M. Groulx nous aura mis en face de cette vérité attestée par l’histoire de tous les temps, mais que nos businessmen de la politique voudraient parfois nous faire perdre de vue :

La race est de tous les éléments historiques le plus actif, le plus irréductible. Quand on croyait l’avoir noyée, elle surgit, après des siècles, pour revendiquer son droit immortel. Elle transforme sans être transformée ; plus que toutes les influences réunies, sauf l’influence religieuse, elle détermine la vie politique, économique, sociale, intellectuelle, d’une nation.

Le premier il aura eu le bon sens d’opposer à la thèse bien connue des historiens loyalistes ces faits de toute évidence :

La nationalité naissante pouvait manquer de quelques éléments, de quelques forces ; elle ne laissait pas de grandir d’une évolution régulière, selon les poussées de sa vie intérieure, fécondée par les ferments du catholicisme et de la vitalité française. La conquête anglaise survint qui arrêta cette croissance. Une secousse violente agita l’organisme de la jeune race. Quelques sources de vie s’en trouvèrent appauvries, d’autres entièrement taries. Dans la destinée de notre peuple, ce fut une courbe soudaine, une épreuve qui prit les proportions d’une catastrophe.

Le premier il sut peindre l’état d’esprit qui est, chez tous les peuples, une des conséquences de la défaite :

Toujours, dit-il, une dépression morale malsaine, conseillère de démissions, se produit dans la conscience d’un peuple à l’heure où, devant le spectacle de ses dernières forces brisées, il se dit, baissant la tête : Je suis vaincu. Aux ruines matérielles de la guerre s’ajoute pour lui la perte des biens supérieurs. Quand il descend au fond de sa conscience, il n’y trouve plus le même sentiment de fierté, la même confiance en ses forces, en son avenir, au génie de sa race, sentiment et confiance qui faisaient les meilleurs ressorts de sa volonté. Regardez dans leur histoire les générations humaines qui ont suivi ces mornes catastrophes. Toutes en ont subi dans leur âme un si profond ébranlement, qu’elles ont paru inaptes aux grands desseins, écrasées, semble-t-il sous le poids d’une sombre fatalité…

Le premier il a écrit :

Nos historiens n’ont pas perdu l’occasion d’épiloguer sur cette grande catastrophe de notre vie (que fut la conquête). Ils y ont vu un coup de la Providence amputant, au vieux tronc vermoulu, la branche encore saine, séparant notre histoire de celle de la France pour nous préserver des convulsions politiques et sociales de l’époque révolutionnaire. Certes, dans la mesure où l’homme peut scruter les sublimes desseins de la Providence, il paraît difficile d’accorder un autre sens aux événements de 1760. Mais convient-il d’aller plus outre ? Et faut-il donner à la conquête anglaise de la Nouvelle-France figure de bénédiction et de bienfait souverain ? À notre avis les enseignements de l’histoire n’autorisent point cet optimisme. Toujours la soumission à un peuple étranger fut, pour une race adulte, la grande épreuve, l’insigne calamité…

Et encore :

Presque jamais le mal ne s’arrête à un changement d’allégeance politique. Presque toujours il signifie l’introduction violente d’éléments inassimilables dans l’âme du conquis.

Et encore cette page brûlante de vérité, mais que M. du Roure, M. de Montigny et le mol M. Roy, qui ne l’ont certainement pas lue, ne manqueront pas de dénoncer comme un appel aux haines de race :

Notre état d’âme de vaincus, réalité, hélas ! trop désastreuse pour être niée, ne date pas de ces lendemains de conquête. Quel historien nous marquera l’époque précise où le mal a fait son apparition ? On sait de quoi est faite cette maladie morale. Quand, par l’analyse, on tâche d’en saisir les éléments, on découvre, au fond, une blessure de la volonté, une dépression de la fierté de race, une résignation morne à une sorte de fatalité qui aurait constitué à jamais le plus faible dans la sujétion du plus fort. De là la foi spontanée à la supériorité du conquérant, à ses mœurs, à ses institutions ; de là le doute de soi, la méfiance de ses forces, le mépris des siens et du génie ethnique ; de là aussi un goût morbide de la paix sans dignité, l’oubli facile des injures qu’on accepte comme la monnaie de sa condition : un tempérament de valet dans sa propre maison ; au lieu de l’élan superbe vers les restaurations qui effacent la défaite, le désir de la consommer entièrement par l’abdication totale ; pour tout dire, l’arbre inconscient, penché par la tempête, et qui n’a plus que l’obsession stupide de la chute.

L’attitude du clergé à la suite de la conquête, particulièrement en certaines occasions, a inspiré aux historiens canadiens-français et catholiques beaucoup de réticences. Sachons gré à M. l’abbé Groulx, homme d’Église, d’avoir eu, le premier d’entre eux, le courage d’écrire :

Très ferme sur le terrain des principes pour disputer au vainqueur la liberté de l’Église, il apporte, dans ses relations avec le nouveau pouvoir, beaucoup de condescendance. La réserve et surtout la froideur sont des attitudes qu’il se fait une loi d’éviter. Vers ces sentiments le font pencher les bons procédés des gouverneurs, le désir de ne point compromettre des libertés chères, son respect des souverainetés publiques. Peut-être y incline-t-il quelque peu et même beaucoup par son état d’âme de clergé concordataire et de penchants, sinon d’esprit, gallicans.

Le premier il aura noté ce fait d’expérience historique constante, que « toujours les persécutés sont moins frappés des droits qu’on leur ravit ou qu’on leur diminue, que des maux nouveaux dont on les accable. »

Le premier — et avec la défaite économique qui suivit l’arrivée des grands capitaux anglais au pays, c’est là, croyons-nous, la réponse à la question qu’il posait tantôt sur l’origine du défaitisme politique dans le Canada français — le premier il observera que c’est par les seigneurs réduits au parasitisme que nous est venue « la tradition non encore éteinte, qui a fait du loyalisme à la couronne britannique la première condition de la conquête. »

Puisque ainsi le veut la dignité de notre histoire, enseignons l’espérance, mais comme professeurs de fierté…

Autant nous ne voulons pas refuser notre gratitude si elle est due, autant nous ne voulons pas imiter ce paysan virgilien près de Mantoue, qui appelait Auguste un dieu parce qu’Auguste ne lui avait pas volé son champ…

La loi de la conquête ne saurait peser éternellement sur notre race. Une heure vient où, parvenue à l’âge adulte, une nationalité peut aider à l’instinct naturel qui la pousse vers l’indépendance. C’est son droit d’obtenir alors que tombent de bon gré les lisières surannées qui l’emprisonnent…

S’il nous est bien permis d’utiliser tous les bouts de papier où le conquérant a laissé tomber les mots de droit ou de liberté, cependant prenons garde aux illusions et n’allons pas créer la légende de la générosité britannique…

Déracinés par le colonialisme politique et moral, dédoublés par le dualisme d’un pays fédératif, nous avons besoin qu’on nous rende, plus que toute chose, le sentiment de notre personnalité… En cette œuvre initiale et urgente sont engagés les problèmes fondamentaux de notre vie. Allons-nous marcher plus longtemps avec cette conscience désagrégée, flottante, où ne peut s’appuyer aucune fixité du patriotisme ? A-t-elle seulement droit à l’existence, peut-elle se promettre l’avenir, la nationalité qui s’ignore, qui ne sait plus garder pour elle-même son allégeance spirituelle ?…

Dieu permet ici-bas que des races aient à souffrir pour le maintien de leur âme et qu’il y ait même des peuples martyrs… Prenons garde, par manque de foi, de ne pas voir assez ce que vaut au monde l’existence d’un petit peuple soumis au Décalogue, équilibrant justement l’autorité et la liberté, défenseur jaloux des assises sociales, apologétique vivante du catholicisme et de ses hautes vertus. Aux jours de faste bruyant, à l’heure où c’est le triomphe insolent de l’or et de la force, ces peuples minuscules peuvent être dédaignés par les grandes nations hautaines. Mais qu’aux premières heures d’anarchie les puissances matérielles viennent à crouler sous leur propre poids, aussitôt le monde effrayé se retourne vers les petits peuples méprisés, vers ceux-là qui, dans l’ébranlement universel, présentent ce prodige de rester inébranlables : et sur eux se penchent les penseurs étonnés, pour leur emprunter la loi des suprêmes restaurations…

Finissons-en une fois pour toutes avec cette imposture historique d’une Angleterre libérale et maternelle qui nous aurait traités en enfants gâtés de son empire. Le jour où, par notre folle complicité, nous aurions laissé s’accréditer parmi nous cette stupide légende, nous devrions à la loyauté d’aller jeter à bas de leur piédestal les statues de nos plus grands hommes, et ce serait l’effondrement de toute notre histoire.

Qui a dit tout cela, crié tout cela à ses compatriotes hésitants, désemparés ? — L’abbé Groulx.

Le premier, brisant avec les conventions, il n’aura pas craint d’imprimer aux pitoyables bonshommes de 1867 le stigmate de l’imbécillité :

Ce que les auteurs de la constitution n’ont pas vu, dit-il, c’est qu’en fortifiant outre mesure la position de la minorité protestante ils ébranlaient du même coup la position de leurs coreligionnaires et celle de leur province qu’ils voulaient faire si forte. Car il ne faut point se lasser de le dire : c’est là, et pas ailleurs, que se trouvent le vice fondamental de notre constitution et la grande faute des hommes d’État bas-canadiens. En laissant créer une situation de privilège en faveur du plus fort, ils ont admis en principe qu’il y aurait dans ce pays deux poids et deux mesures.

C’est encore lui qui aura jeté ce mot d’ordre à nos chefs politiques :

De grâce, ne disons point que tout est perdu. C’est déjà le commencement du salut que d’être sorti du régime des équivoques et d’apercevoir enfin une grande lumière sur les routes de l’avenir. Nous gardons en réserve encore plus de forces qu’il n’en faut pour réagir, si seulement l’on décide d’exploiter avec intelligence et honnêteté ces vivantes énergies. Nous continuerons de vivre si, au lieu de chercher la paix et la grandeur du pays dans le sacrifice des minorités françaises, les chefs de demain se montrent jaloux des droits de leur race, pénétrés de sa valeur civilisatrice ; s’ils croient opportun de barrer la route au pananglo-saxonisme dans l’Amérique du Nord ; si, convaincus de la gravité de l’heure, ils se montrent aussi fermes que la conscience, aussi grands que le devoir.

Arrivé au terme de notre histoire politique, devant cette grande baraque de la Confédération déjà lézardée et menaçant ruine, va-t-il, comme M. Chapais, levant les bras au ciel dans un désespoir sincère mais plutôt risible, nous adjurer de rester sous le toit et de nous fier à la Providence ? Non, Mesdames et Messieurs. L’étude de l’histoire, qui chez d’autres n’engendre que béatitude ou stupeur, a confirmé cet homme de foi dans la conviction qu’il faut faire violence au ciel. Écoutez sa conclusion :

Vous vous demandez avec anxiété quel sort sera fait à notre race dans ce funeste écroulement. N’accusons point la confédération de tous nos malheurs. À mesure que l’histoire se déroulera, nous verrons, de mieux en mieux, je pense, le rôle nécessaire de cette dernière période dans notre existence nationale. Elle nous a vus maîtres dans notre province et nous a donné le temps de prendre de la vigueur. Une annexion prématurée aux États-Unis eût mis à trop rude épreuve nos forces de résistance. Nos reculs et nos défaites sont moins le résultat des arrangements boiteux de 1867 que des erreurs de notre direction. Quand nous aurions réussi à faire insérer dans le pacte fédéral dix fois plus de garanties, soyons-en persuadés, la majorité n’en aurait pas moins fait tout ce qu’elle a fait. Mais l’histoire serait peut-être différente si nous avions su prévoir et nous défendre, dès le principe, énergiquement, et jusqu’à la restauration du droit.

Aujourd’hui, quelque lamentable que soit la ruine, n’abdiquons aucune de nos espérances ; gardons dans nos mains le manche et la cognée… Après une trop longue période d’indifférence et de léthargie, voici que nous assistons à un incomparable réveil de la race… Laissons là les espérances extravagantes et attachons-nous à la solide réalité. Et la réalité, c’est que nous sommes actuellement dans la Puissance du Canada deux millions de Canadiens français. Nous avons un imprenable pied-à-terre dans la province de Québec ; nous occupons un territoire qui a l’unité géographique, nous avons toutes les richesses du sol, toutes les voies de communication, tous les débouchés vers la mer, toutes les ressources qui assurent la force et l’indépendance d’une nation. Nous pouvons, si nous le voulons, si nous développons toutes les puissances de notre race et de notre sol, devenir assez forts pour prêter une assistance vigoureuse à tous nos frères dispersés.

Si la pensée de l’avenir fait entrer dans nos poitrines des doutes trop angoissants, c’est que nos raisonnements s’échafaudent comme si nous touchions à de l’immuable. Nous ne tenons aucun compte des futurs de l’histoire et de cet infatigable facteur qui s’appelle le temps. Nos pronostics se déroulent comme si ces grandes choses très humaines, qui s’appellent la république américaine et l’empire britannique, avaient les promesses de l’éternité.

L’avenir et la Providence vont travailler pour nous. Joseph de Maistre écrivait, au lendemain de la Révolution française, que Dieu ne fait de si terribles nettoyages que pour mettre à nu les assises de l’avenir. Croyons d’une foi ferme qu’après le bouleversement de la grande guerre il y aura place pour de merveilleuses constructions. Nous faisons seulement cette prière à nos dirigeants et à tous les chefs de notre race, de savoir prévoir, et d’agir. De grâce, qu’ils n’abandonnent plus à l’improvisation et à une action incohérente le développement de notre vie ; que, pour la vanité d’un patriotisme trop largement canadien, ils ne nous sacrifient point au rêve d’une impossible unité ; qu’ils sachent réserver l’avenir ; qu’avant de conclure et de prendre parti sur nos destinées, ils tiennent compte des prémisses de notre histoire, et Dieu ne laissera point périr ce qu’il a conservé par tant de miracles.

Et il n’y a pas deux mois, n’est-ce pas encore lui, l’abbé Groulx, qui terminait ainsi le résumé de l’enquête de l’Action française sur la possibilité de la création d’un État français au Canada :

Souvent, et non sans quelque raison, la jeunesse a fait le reproche, à ses aînés, d’avoir été avares de directions positives. Nous lui apportons un idéal d’ordre qui domine de haut tous les problèmes. Qu’elle l’accueille pour le méditer. Elle est trop loyale pour nous condamner péremptoirement, comme les mandarins de l’insignifiance, sans nous avoir lus. D’autre part, si la raison est avec nous, la jeunesse ne peut passer indifférente à côté d’un débat où se trouve engagée la direction de sa vie. Déjà, d’ailleurs, elle peut s’en apercevoir : l’idéal d’un État français va correspondre de plus en plus parmi nous à une sorte d’impulsion vitale. Quand les incertitudes politiques ne l’imposeraient point, la pensée des chefs y devra venir ; elle y vient déjà par l’insuffisance des doctrines actuelles, par le besoin impérieux d’un principe de salut qui nous fasse sortir du chaos de nos divisions et de nos labeurs dispersés.

Seulement, que la jeunesse s’en souvienne : il y a des heures qui ne sonnent jamais deux fois dans la vie d’une nation. Quant à nous, pas plus qu’elle, nous ne voulons être des idéalistes spéculatifs. Nous ne promettons pas d’agir ; nous avons commencé.

Ces coups de clairon répétés, quel autre de nos historiens les a prodigués, du moins avec pareil éclat et pareille autorité, à une noble race que la défaite politique et économique, résultat, pour une large part, de l’ignorance suffisante ou des calculs crapuleux de ses politiciens, inclinait définitivement à tous les abandons ?

Nous avons connu des orateurs qui parlaient non moins bien. La gloire propre de l’abbé Groulx, ce qui fait de son cours d’histoire, entre l’enseignement impérialiste de McGill et l’enseignement loyaliste de Laval, l’honneur incomparable de l’Université de Montréal, c’est d’avoir assis sur la réalité la plus solidement démontrée les fondements de nos espérances.

Mesdames et Messieurs, j’ai à peine effleuré l’œuvre de M. Groulx. J’ai parlé de lui assez longuement, cependant, pour indiquer à ceux qui ne l’ont pas lu quelle place éminente lui revient dans la famille de nos écrivains. Malgré les faiblesses trop réelles de son roman, malgré des négligences de détail qui ressortent encore davantage dans les œuvres capitales, malgré des concessions à la légende historique sur certains points où je n’ai certes pas manqué d’appuyer, et sans attendre cette refonte qu’il nous annonce de son œuvre, je salue en lui un maître de la recherche historique, un maître du style, un maître de la vie spirituelle, un maître de réflexion et d’énergies patriotiques. Il y eut au moyen âge un pauvre moine gardeur de troupeaux qui abdiqua la papauté par frayeur, après qu’un roi et un empereur l’eurent amené de la montagne à Rome tenant son âne par la bride. Pour sa vileté d’âme, il s’est vu précipité dans l’Enfer du Dante. Les conseillers d’abdication ne manquent pas chez nous. Quand l’enseignement de l’abbé Groulx aura fait son œuvre, qu’il aura purgé nos esprits du poison loyaliste que des honnêtes gens comme M. Chapais s’appliquent consciencieusement à y verser, toute la race — pardon, de Montigny — reprenant, cette fois dans un plus grand dessein, la lutte de 1763, fera spontanément, sans forfanterie, mais avec une détermination invincible, l’effort que la Providence demande aux peuples qui veulent vivre. Dieu aidant, nous ne serons pas de ceux que leur vileté d’âme condamne aux défaites éternelles.

  1. Voir aussi à ce sujet le livre de l’abbé Ivanhoe Caron, La Colonisation de la province de Québec, paru depuis ma conférence. — O. A.
  2. Dans la grande Histoire du peuple acadien qu’il vient de publier chez Bossard, à Paris, M. Émile Lauvrière montre qu’en 1793 la France payait encore des pensions à celles des victimes de l’hypocrite cupidité puritaine qu’elle avait pu rapatrier. Comment aurait-elle pu être pour nous une mère dénaturée ? — O. A.
  3. Le Sénégal. — O. A.
  4. Aujourd’hui encore, sur trois immigrés au Canada, deux s’en vont aux États-Unis. — O. A.
  5. C’est à dessein que je laisse de côté le militaire. — O. A.
  6. Cet écrivain, M. Bourassa, disait au Congrès du parler français, à Québec, en 1912 : « Au lieu de chercher à fermer la porte aux œuvres littéraires françaises afin d’empêcher les œuvres mauvaises de passer, ouvrons-la plutôt toute grande à ce qu’il y a d’admirable, de généreux, d’idéaliste, de fort, de grand, dans cette production éternelle du génie français dont il semble que Dieu ait voulu faire, dans l’ordre intellectuel, la continuation du génie grec, et dans l’ordre moral, le foyer principal de la pensée chrétienne et de tous les apostolats généreux. » 1912, c’était au lendemain des lois cambistes et briandistes. Sont-ce les événements survenus depuis qui ont pu déterminer la volte-face de M. Bourassa ? Personne ne le croira. — O. A.