L’Œuvre littéraire et sociale d’Israël Zangwill

L’Œuvre littéraire et sociale d’Israël Zangwill
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 347-372).
L’ŒUVRE LITTÉRAIRE ET SOCIALE
D’ISRAËL ZANGWILL

J’ose toucher à la question juive, à cette question qui nous a tant divisés, tant aigris, tant agités depuis quelques années. Je l’aborde sans trouble parce que je ne sens en moi aucune de ces passions qui font trembler ou dévier la plume : rien que la sympathie curieuse pour tout effort honnête et généreux de l’intelligence, pour le labeur artistique et social qui tend vers un état meilleur de l’humanité. Une chose, d’ailleurs, me rassurerait pleinement, si j’étais inquiet : c’est qu’aucun des irritans sujets de discussion qui ont empoisonné notre vie publique et privée ne se rencontrera sur mon chemin. Avec l’homme dont je vais parler, le problème juif se pose sous un jour nouveau, ou, plutôt, c’est un nouveau problème. Ni les amis, ni les ennemis du judaïsme n’y reconnaîtront ce qu’ils ont obstinément défendu ou ardemment attaqué.


I

Le 14 février 1864 naissait à Londres un enfant appelé Israël Zangwill. Le prénom semblait déjà le prédestiner à devenir un symbole vivant, une incarnation de sa race. Le nom indique une origine lointaine, polonaise ou galicienne. J’ignore pourquoi la famille Zangwill était venue s’établir en Angleterre et depuis combien de temps elle y résidait. Par conséquent, je ne puis dire jusqu’à quel point elle avait subi la transformation désignée par le mot d’anglicisation. Ce mot, que je demande au lecteur la permission de faire passer dans notre langue, ne désigne pas cette lente évolution des caractères et des tempéramens qui, sous l’action de causes profondes, substitue des traits nouveaux aux traits héréditaires de la race, évolution à laquelle, — personne ne l’ignore, — le Juif est plus réfractaire qu’aucun autre peuple. L’anglicisation n’est pas un phénomène naturel, mais un acte volontaire et réfléchi, une adaptation, plus apparente que réelle, de l’individu à un nouveau milieu social dont il sent qu’il ne peut s’assimiler les avantages que s’il en accepte aussi les obligations, les préjugés et les contraintes. Au surplus, c’est M. Zangwill lui-même qui nous initiera à tous les détails de ce curieux procédé par lequel un juif devient un Anglais sans cesser d’être un juif et, par analogie, nous en tirerons, peut-être, quelques lumières sur l’état véritable des relations qu’entretient, avec le sémitisme, notre société française.

Ce qui est certain, c’est qu’Israël dut au fait d’être né sur les bords de la Tamise le privilège d’échapper aux épreuves les plus pénibles de l’anglicisation.

On ne peut avoir qu’une âme, et celle d’Israël Zangwill devait être, et tous les jours davantage, une âme juive, mais on peut loger, dans des compartimens étanches du cerveau, deux intelligences de nationalité différente. A Bristol, dans l’école de Redcross Street, et à Londres, dans la Jews’ Free School, l’enfant reçut une double éducation, anglaise et juive. Grâce à des facultés prodigieuses, — le mot n’est pas trop fort ! — qui éveillèrent l’attention de protecteurs influens, il avait, de bonne heure, poussé aussi loin que possible cette double éducation et, à ses momens perdus, emmagasiné dans son cerveau toute la littérature romanesque de son pays d’adoption. Il n’avait que dix ans lorsqu’il composait, sur ses cahiers d’écolier, un roman en deux volumes où il mettait en scène les incidens et les aventures de la vie scolaire. Un de ses anciens camarades croit même se rappeler une œuvre encore plus ancienne, mais le précoce écrivain n’en a aucun souvenir. A seize ans, nous le voyons errer dans les sables de Ramsgate, avec une comédie dans sa poche. Les protecteurs dont j’ai parlé l’ont envoyé là pour respirer la brise de mer et reprendre des forces après un travail excessif. Il espère rencontrer sur la plage le célèbre acteur Toole auquel il veut offrir son manuscrit. Mais Toole ne se montre pas et, à sa place, Israël Zangwill trouve et ramasse une feuille détachée d’un magazine qui ouvre un concours de romans. Là-dessus, sans désemparer, il bâcle une nouvelle, l’envoie et obtient le prix.

A dix-huit ans, lorsqu’il était élève-maître dans la grande institution où il avait terminé ses études, un de ses camarades, un peu plus riche que lui, fit imprimer une œuvre composée en commun. C’étaient des scènes de la vie juive dans l’East End. Sous la forme d’une livraison populaire à un penny, elles eurent grand succès dans le quartier dont elles dépeignaient les mœurs. On cite une petite librairie borgne dans une rue détournée qui en débita quatre cents exemplaires en quelques jours. Cette œuvre juvénile est, probablement, introuvable à cette heure, mais ceux qui voudraient s’en faire une idée n’ont qu’à lire dans The Children of the Ghetto la description du marché juif, — cette description étourdissante de mouvement, de couleur et de bruit ! Elle a été transportée littéralement par l’auteur de l’ébauche enfantine dans les pages du chef-d’œuvre de sa jeunesse.

Quoique Israël Zangwill se fût gardé de mettre son nom sur la couverture, le directeur de l’école eut vent de l’escapade, et le haut comité de patronage s’émut d’un succès qui était un scandale. Les deux complices méditaient une nouvelle publication. Pour économiser les frais d’affichage, le collaborateur du jeune Zangwill allait, collant lui-même des annonces dans les rues habitées par les Israélites. On l’arrêta, le pot de colle à la main, très étonné d’apprendre qu’à Londres (comme à Paris, du reste) nul n’a le droit de poser des affiches sans y être autorisé. Le lendemain, l’orage éclatait sur la tête de l’élève, coupable d’avoir du talent trop tôt. Il s’engagea à n’en plus avoir ou, du moins, à n’en plus montrer sans la permission de ses chefs. Pendant les trois années qui suivirent, il s’absorba dans des études qui le conduisirent à l’obtention de son diplôme de bachelier es arts devant l’Université de Londres, avec les « honneurs » dans trois branches d’étude[1].

C’est à ce moment que l’ambition littéraire revint le tenter. Un écrivain, plus âgé de quelques années, et qui avait déjà débuté dans le journalisme, M. Lewis Cohen, lui proposa d’écrire ensemble un roman à tendances politiques et sociales, dont il fournit la donnée. La proposition fut acceptée, et les deux jeunes gens se mirent à l’œuvre. De cette collaboration sortit un gros volume, The Premier and the Painter. On y voit un vieil homme d’Etat réactionnaire et un peintre en bâtimens qui changent de rôle et de fonctions l’un avec l’autre. Les impressions du ministre en présence et au contact des prolétaires, celles de l’ouvrier transporté au centre de la sphère aristocratique et officielle, les modifications profondes que subissent leurs opinions lorsqu’ils voient de près les hommes et les choses dont ils ont tant parlé sans les connaître, telle est la matière première du livre, et elle donne lieu à une foule de traits ingénieux et piquans. Mais les auteurs visaient plus haut, trop haut peut-être. La fantaisie spirituelle sur laquelle leur livre est bâti est trop légère pour supporter le poids de toute cette sociologie, — d’ailleurs un peu confuse et contradictoire, — dont il est chargé. La critique qui aime ces sortes d’ouvrages, fit assez bon accueil à celui-là, mais le public fit la sourde oreille. Il est revenu de ce dédain, et plusieurs éditions successives ont replacé au niveau des autres volumes de M. Zangwill l’œuvre anonyme de sa première jeunesse.

M. Zangwill avait brûlé ses vaisseaux, rompu avec ses premiers protecteurs, dont la protection, cela va sans dire, n’était pas tout à fait désintéressée, et qui entendaient récolter des services là où ils avaient semé des bienfaits. « Je suis le seigneur ton Dieu, qui t’ai tiré de la terre d’Egypte… » M. Zangwill préférait retourner avec les Egyptiens, plutôt que de s’entendre rappeler trop souvent sa délivrance.

Les années qui suivirent furent des années d’épreuve et, — pourquoi ne pas le dire ? — des années de découragement et de tristesse, durant lesquelles le jeune auteur éditait et rédigeait un petit journal comique intitulé Ariel. Quand j’ai eu le plaisir de causer avec M. Zangwill, il m’a semblé qu’il ne gardait pas un souvenir agréable de son passage à travers le journalisme. Ne serait-ce point parce que les soucis de l’éditeur troublaient l’inspiration de l’écrivain ? Pourtant M. Zangwill possédait quelques-uns des dons les plus brillans du chroniqueur. Un de mes compatriotes qui, depuis, est devenu célèbre pour avoir écrit des sottises, mais qui, avant d’être célèbre, avait donné quelques jolies chroniques, me disait un jour : « Je n’ai jamais tant de talent que quand je ne sais pas un mot de ce que je vais dire. » C’est dans cette disposition que l’éditeur d’Ariel dut s’asseoir à sa table certain matin, — ou certain soir, — où la fantaisie lui prit de dresser le catalogue des énigmes qui défiaient la curiosité des hommes il y a vingt-cinq ans. C’est une cohue, une bousculade de problèmes qui roulent, pêle-mêle, les uns sur les autres, dans un désordre voulu et ironique, énormes ou minuscules, poignans ou grotesques, ceux qui s’évaporent eu un éclat de rire et ceux que les siècles ne résoudront pas. Mais tous les articles recueillis dans le volume intitulé Without Prejudice (un grand nombre ont vu, d’abord, le jour dans la Pall Mall Gazette) sont loin d’être aussi heureux. Écrire sur des riens, fournir, à jours fixes, de la fantaisie, de la gaîté et du paradoxe, ce sont là des tâches qui ne sauraient convenir longtemps à un esprit avide de véritable action intellectuelle et on sent qu’il y avait des jours, — ces jours-là devenaient plus nombreux à mesure que le temps s’écoulait, — où le jeune écrivain était las de son métier. Et pourtant, M. Zangwill n’en avait pas fini avec les années de servitude. Ne fallait-il pas, pour devenir le maître du public, devenir d’abord son favori en lui offrant les produits littéraires dont il est friand ? Or, que demande le public anglais ? De l’humour à la Pickwick. Mysticisme, réalisme, esthétisme, toutes les autres marchandises de notre boutique répondent à des goûts artificiels et adventices qu’on lui impose et qu’il subit par genre, par décence, par mode.

En six ans, M. Zangwill n’était pas certain d’avoir avancé d’un pas dans la faveur de ses contemporains lorsqu’un libraire, dans la boutique duquel il était entré, pour je ne sais quelle affaire insignifiante, lui offrit de collaborer à une série de romans humoristiques en préparation. M. Zangwill accepta cette proposition et apporta au libraire, quelques semaines plus tard, le manuscrit du Bachelors’Club.

Voici, en substance, la donnée de ce livre que Tau leur a fait le plus extravagant qu’il a pu. Douze célibataires ont fondé une association en s’engageant, par serment, à ne jamais prendre femme. Or, nous les voyons succomber les uns après les autres et se marier en dépit de leur serment. Chaque chapitre forme une petite nouvelle qui nous raconte la chute d’un des douze apôtres du célibat. Vous devinez, peut-être, que chacune de ces histoires est une histoire d’amour, mais vous devinez mal, car ce serait trop simple et rien ne doit être simple dans ce livre. L’humour n’est-il pas un perpétuel défi au sens commun ? M. Chesterton, qui s’y connaît, l’a défini à sa manière dans un livre qui a eu trop de succès, The Napoleon of Notting Hill, lorsqu’il nous a montré un roi humouriste, qui est en même temps le roi des humouristes, marchant sur la tête dans Hyde Park, M. Zangwill a prouvé qu’il pouvait marcher sur la tête tout comme un autre et mieux qu’un autre, mais je suis convaincu qu’il préfère l’attitude ordinaire.

Je prends une phrase au hasard dans un des plus ingénieusement absurde de ces récits : « Nous lui demandâmes la permission de rester. — Impossible ! répondit-elle. — Donc, nous restâmes. » Tout l’esprit du Bachelors’Club est dans ce donc étourdissant.

Pas un seul des vieux garçons du Club ne cédera à l’Amour ; mais tous seront poussés, contraints au mariage par quelque raison baroque et saugrenue. L’un, qui est critique dramatique, reçoit deux fauteuils pour les premières et se marie afin d’éviter la fatigue cérébrale que lui donne l’effort de trouver un titulaire au second fauteuil ; un autre, pour échapper au ridicule d’avoir pour oncle un baby âgé de trois ans, épouse la tante de ce baby ; il devient ainsi l’oncle de son oncle et son propre grand-oncle. Un autre épouse sa cuisinière qui lui fait une cuisine exécrable, mais qu’il ne veut ou ne peut renvoyer. Une fois maîtresse de la maison, elle sera obligée de prendre, à son tour, une cuisinière et n’approchera plus de ses fourneaux. Le trésorier du club, qui est un économiste, entêté de statistique et de chiffres, se marie pour démontrer, pratiquement, que le budget d’un homme marié est toujours plus lourd que celui d’un garçon : à quoi il ne réussit point, parce qu’il a, sans le savoir ou en feignant de n’en rien savoir, pris pour femme une riche héritière qui acquitte en secret les notes de la communauté avec ses revenus personnels. Le secrétaire est un poète qui prétend faire ce que personne n’a jamais fait avant lui. Pour réaliser ce beau rêve, il n’imagine rien de mieux que de se marier sans aucun motif. Ainsi va se dissolvant le club des célibataires. Le président resté seul sur la brèche est convaincu de bigamie, ou à peu près ; il n’a fondé le club que pour dérouter les soupçons et s’abriter dans cette forteresse contre les poursuites de ses deux femmes.

Au milieu de ces folies sont jetées des pages, éblouissantes de style et d’ironie, qui cachent beaucoup de bon sens et d’observation vraie sous leur exagération satirique et qui éclairent certains aspects de la vie sociale ou des mœurs littéraires. Ce sont des documens sous une forme caricaturale.

Le succès fut si rapide que l’auteur a peine à se l’expliquer à lui-même. Deux éditions furent enlevées en un jour, et Londres apprit en vingt-quatre heures le nom d’Israël Zangwill qui, depuis six ans, s’épuisait en efforts inutiles et sollicitait son attention sans l’obtenir. L’éditeur eut une de ces idées qui viennent toujours en pareil cas : donner un pendant à ce premier succès. Après le club des vieux garçons, le club des vieilles filles. Généralement, la spéculation ne réussit pas. Cette fois elle fut assez heureuse. Le jeune écrivain se retourna prestement et déploya, dans l’œuvre parallèle, des qualités différentes.

Le premier volume, — en vertu de sa conception première, — excluait la femme. Dans le second elle triomphait ; elle s’étalait avec une irrésistible séduction et une adorable impertinence. Il en est des romanciers comme des peintres : quelques-uns, seulement, par un don de nature, font sentir à l’esprit ou aux yeux la présence d’une jolie femme, le charme, le contact, ’odore di femina. M. Zangwill avait ce don-là et son Club des vieilles filles est, peut-être, avec les Dolly’s Dialogues, le livre qui donnera le mieux la note à ceux qui chercheront un jour ce qu’a été la femme anglaise vers 1890. En effet, toutes ces prétendues « vieilles filles » sont jeunes et jolies. Elles ont renoncé au mariage pour des raisons aussi peu sérieuses que les célibataires du Bachelors’Club. L’une veut s’épargner le souci de gouverner une maison parce qu’elle a vu sa mère mourir à la peine ; l’autre est aimée d’un homme de génie, mais, comme elle a du génie elle-même, elle n’entend pas être éclipsée par son mari ; une troisième a deux amoureux entre lesquels elle ne peut se décider, car toutes les épreuves auxquelles elle les soumet aboutissent à un dead heat ; une quatrième ne prendra pour époux qu’un homme absolument affranchi de toutes les routines, de tous les préjugés sociaux, et cet homme-là, est-il besoin de le dire ? ne se marie pas. Ainsi de suite. On devine que toutes ces résolutions fantaisistes finissent par s’évanouir. Le club n’a été qu’un projet et ne se condense jamais en une réalité. La soirée d’ouverture est remplacée par un bal de noces où toutes les héroïnes figurent au bras d’un époux. Si un roman qui s’achève par un mariage a de grandes chances de plaire aux lectrices anglaises, combien ces chances n’étaient-elles pas multipliées en faveur d’un volume qui, à la dernière page, mariait tout le monde ?


II

Il est probable que la réputation de M. Zangwill n’aurait jamais passé le détroit, et je n’aurais jamais songé à l’étudier ici s’il s’en était tenu là. Mais, dès qu’il eut un nom et un public, il jeta aux orties sa défroque de clown et apparut tel qu’il était. C’est alors qu’on connut l’âme juive, le vrai Zangwill. Ce Zangwill-là gardait son merveilleux instrument, cette langue souple, riche, mordante, dont il s’était si bien approprié toutes les ressources, cet humour anglais dont il avait surpris le secret. Mais les facultés nouvelles qu’il allait montrer venaient d’ailleurs. Cette imagination d’une magnificence orientale, unie à une vision du réalisme le plus intense, l’émotion sous la satire, une mélancolie pénétrante qui se faisait jour à travers l’optimisme de la jeunesse et du talent, rien de tout cela n’était le fruit d’une éducation anglaise.

C’était l’âme même de ces humbles inconnus qui, après avoir longtemps vécu, travaillé et souffert, là-bas, à l’autre bout de l’Europe, étaient venus enfin chercher la paix et la liberté, sinon la fortune, sur les bords de la Tamise. Ils avaient été, toute leur vie, des muets, — inarticulate, comme dit Carlyle, — et, tout à coup ces sensations, ces rêves, ces pitiés, ces colères, ces gaîtés qui étaient en eux, mais dont ils avaient à peine conscience, trouvaient la parole dans leur petit-fils. Ils « reviennent » dans les Children of’ the Ghetto.

La première impression peut se traduire par ces mots : curiosité, surprise, amusement. On a devant soi une foule qui occupe le premier plan, une infinité de petites figures distinctes, comme dans les tableaux de Memlinck. Ces figures se meuvent, parlent, agissent, ensemble ou successivement. Elles nous donnent, à toutes les heures, sous tous ses aspects, joyeux ou navrans, intimes ou publics, diurnes ou nocturnes, l’impression exacte, continue, vivante, du Ghetto londonien.

Le mot de Ghetto est-il justifié ? Au sens littéral, Londres n’a jamais eu de Ghetto, si l’on entend par-là un lazaret, une ville-prison où la race juive était détenue, soit pour la protéger contre les attaques du fanatisme, soit, au contraire, pour la mieux désigner à ses persécuteurs. Mais le Ghetto est une enceinte morale, et aucun rempart de terre ou de pierre ne peut s’élever aussi haut que cette muraille imaginaire qui sépare le monde juif du monde chrétien. Partout où il y a un Juif, n’occupât-il qu’un galetas de quelques pieds carrés dans une maison pleine de chrétiens, ce galetas est un ghetto. C’est surtout en Angleterre que cette ligne de démarcation idéale s’accuse et fait sentir ses effets. Londres n’a jamais eu de Ghetto proprement dit au moyen âge et, au seuil de notre XXe siècle, le ghetto londonien est le seul véritable ghetto qui subsiste en pays civilisé, à l’exception des pays slaves. Les Juifs des États-Unis et de l’Argentine tendent, dit-on, à s’absorber rapidement parmi la population qui les entoure, à abandonner leurs mœurs et leur langue pour s’assimiler les mœurs ambiantes. Au contraire, la vie juive tend à se concentrer, de plus en plus, dans l’East End de Londres. Elle résiste non seulement aux maladroites tentatives de conversion dont on la sollicite, mais à toutes ces infiltrations lentes, à ces contacts de tous les jours qui triomphent, en quelques années, ou, tout au moins, en deux générations, de la nationalité la plus tenace. D’où vient cette persistance ? La réponse ou, plutôt, les diverses réponses qu’on peut faire à cette question se trouvent dans les Children of the Ghetto et dans ses appendices, je veux dire dans les autres livres par lesquels M. Zangwill a complété sa peinture de la vie juive en Angleterre. Ce phénomène s’explique partie par des raisons exotériques et partie par des raisons ésotériques. Une atmosphère de malveillance, sinon d’hostilité, entoure et isole le Juif. L’Anglais des hautes classes voile ce sentiment sous l’hypocrisie du savoir-vivre. Il éclate, dans le monde d’en bas, en récriminations violentes contre la concurrence déloyale que fait le nouveau venu au travail indigène. Mais le Juif s’isole volontairement encore plus qu’il n’est tenu à l’écart par une dédaigneuse et méfiante hospitalité. Bien que des lois toutes récentes aient apporté des restrictions à l’immigration des Juifs nécessiteux, venus de l’Europe orientale, cette immigration, conséquence naturelle des persécutions dont ils sont l’objet dans, le pays que je n’ose appeler leur patrie, continue et va s’accusant de jour en jour. C’est par elle que le Ghetto s’alimente et se perpétue. Dans l’un des récits des Ghetto comedies (le dernier né de ses livres), M. Zangwill a fait raconter au Juif son odyssée depuis la lointaine frontière russe, qu’il a eu tant de peine à franchir, jusqu’à ce grenier de Spitalfieds ou de Highway Ratcliffe où il vient s’échouer, sans ressources, avec sa femme et ses enfans. En route, que de dangers, que de fatigues, que d’épreuves ! Chose triste à dire, c’est par ses coreligionnaires, surtout, qu’il a été exploité et, — chose plus triste encore ! — l’écrivain nous jette un doute dans l’esprit au moment où nous sommes le plus émus : « Peut-être que cet homme ment ? » Tel est le résultat d’une oppression séculaire, elle engendre chez l’opprimé l’esprit de ruse et de tromperie ; elle lui dégrade l’âme encore plus que le corps, si bien qu’il lui faudra un long apprentissage pour se rendre digne de la liberté reconquise.

Donc, les voilà dans ces mansardes nues et démeublées, qui réalisent l’impossible problème d’être sans air et d’être, en même temps, ouvertes à tous les vents. La charité juive vient à leur secours. Cette charité est très réelle, mais, par l’esprit, le ton, la méthode, elle diffère complètement de la charité anglaise. On cherche du travail à ces malheureux, mais la chose n’est pas aisée, car, d’ordinaire, ils n’ont point de métier. Dans leur pays primitif, peut-être tenaient-ils une boutique ou une auberge. Pour exercer une profession semblable en Angleterre, il faut un capital, or leur dernier kopek a disparu avant qu’ils aient mis le pied sur le sol anglais. Que faire ? Mendier ? Le Ghetto a ses schnorrers, et M. Zangwill leur a consacré un volume spécial. Mais beaucoup aimeraient mieux mourir que de tendre la main. Ils sont réduits à vivre de jobs, c’est-à-dire de besognes temporaires et accidentelles qui n’assurent jamais le pain du lendemain. L’homme essaiera de vendre des oranges ou des allumettes, la femme et les filles laveront du linge chez des Juifs aisés ou coudront des boutonnières dans l’atelier d’un sweater qui se posera en philanthrope en leur donnant, pour un travail utile, un salaire dérisoire. Pendant des semaines, des mois, souvent pendant des années, l’existence de la famille est an problème quotidien qui se pose chaque matin et que chaque soir résout tant bien que mal.

Peu à peu une sélection s’opère. Le Juif actif et intelligent se débrouille ; la jolie fille trouve des amis, des protecteurs. Heureuse si elle rencontre sur son chemin un brave garçon qui l’épouse ! Sa beauté peut lui valoir d’autres succès qui la feront sortir du ghetto par une mauvaise porte. Cet aspect de la vie juive, qui aurait fourni bien des pages à l’auteur de la Comédie humaine, ou à l’auteur des Rougon-Macquart, est absent, et pour cause, des Children of the Ghetto. M. Zangwill y a touché dans The convert, l’un des récits qui composent The Ghetto comedies ; il y a touché avec une vigueur de pinceau que nos maîtres réalistes n’auraient pas désavoué, mais avec cette délicatesse et cette grâce qui ne l’abandonne jamais lorsqu’il met une femme en scène.

Dans The Children of the Ghetto, nous assistons à l’acclimatation des pauvres émigrans. Les enfans vont à l’école où ils apprennent à parler l’anglais, mais les adultes restent fidèles, au moins lorsqu’ils causent entre eux, à cette langue qui leur est propre et qui est un lien de plus pour tous les membres de cette race dispersée, ce Yédisch qui est une sorte de patois mélangé de mauvais allemand et d’hébreu corrompu. Ils y ajoutent quelques lambeaux d’anglais incorrect, dont ils ont besoin pour leurs relations d’affaires avec les Gentils. Une phrase qu’on entend souvent dans le ghetto de M. Zangwill est celle-ci : « Nous ne sommes pas en Pologne ! » Mais reviendrait-elle aussi souvent si la vieille patrie n’était pas encore présente à l’esprit de beaucoup d’entre eux, si les idées et les mœurs de là-bas n’adhéraient pas à leur être moral en vertu d’une habitude que le sentiment religieux consacre et fortifie ? En apparence, ils conforment leur existence à cette loi anglaise sous la protection de laquelle ils sont venus vivre, mais, en réalité, c’est la loi mosaïque qui gouverne tous leurs actes et, — pourrait-on dire, — tous leurs gestes. A les entendre, vous croiriez qu’ils viennent de s’échapper non de l’Empire des tsars, mais du royaume des Pharaons ou que ces trois mille ans ont passé sur l’âme juive sans l’entamer, sans l’effleurer. Nous voyons les habitans du ghetto naître, grandir, se marier, se démarier, mourir, sous la tutelle, à la fois paternelle et oppressive, de cette loi religieuse qui, pour eux, est aussi une loi civile, au milieu des observances minutieuses et innombrables qui font un péché de prier avec la tête découverte ou de manger le poisson frit avant qu’il soit refroidi ou, encore, qui identifient l’orthodoxie avec certaine boucle de cheveux pendant sur l’oreille et avec la perruque noire des vieilles femmes.

Le Ghetto a son aristocratie, des classes qui se superposent les unes aux autres, se jalousent et se déprécient, et ne se réunissent que contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre l’infidèle, contre le gentil. Souvent une même maison contiendra toute cette hiérarchie juive. Au rez-de-chaussée, le marchand de poisson, le boucher qui vend de la viande orthodoxe (kacher), le brocanteur ou le prêteur sur gages qui commence, dans son humble boutique, une fortune destinée, peut-être, à régner sur les grands marchés d’Europe et d’Amérique avant la fin du XXe siècle ; au premier, le maître tailleur chez qui vingt métiers ronronnent à la fois et font trembler les vieilles poutres du plancher. Montez l’escalier obscur et mal odorant, et vous verrez la misère grandir d’étage en étage jusqu’à la mansarde où les infirmités clouent sur son grabat quelque vieille paralytique qui achève de vivre, dénuée de tout, évoquant, dans ses vagues geigneries, le pays d’origine et maudissant ce grand Londres dont elle ne connaît rien, dont elle ne voit rien qu’un carré de ciel couleur de poix, entrevu par une lucarne !

Si l’argent crée des inégalités sociales dans le ghetto, il en est d’autres où il n’a point de part. Le Juif fixé depuis quinze, vingt ou vingt-cinq ans en Angleterre, se prend pour un parfait Saxon, sans cesser de se croire un israélite modèle. Et, bien que son nom trahisse souvent la même origine, il écrase, de son John Bullisme fastueux et protecteur, l’humble Polonais débarqué de la veille. Le Juif espagnol et portugais, dont le type physique a toujours de la finesse et de la distinction, est presque introuvable dans le ghetto. Lorsqu’il y paraît, ses façons d’hidalgo contrastent avec la vulgarité ambiante. Le Juif hollandais a peu de considération pour le Polonais et le Russe qui, à leur tour, se moquent de lui. La prononciation de l’hébreu varie tellement entre ces races que, très souvent, ils ne s’entendent pas. Or, ne pas se comprendre, c’est se mépriser, sinon se haïr.

Ces figures qui se pressent devant nous, que nous voyons dans toutes les attitudes, à toutes les phases de la vie religieuse et sociale, à table, derrière un comptoir, tirant l’aiguille, marchandant du poisson, que nous retrouvons à l’école ou à la synagogue, sont infiniment variées et originales ; elles ont toutes le trait caractéristique qui vaut vingt pages de psychologie. Il n’en est pas une auprès de laquelle on n’aimerait à s’arrêter pour l’étudier à loisir. Mais il faut choisir. Je choisirai donc deux caractères, l’un à cause de sa haute valeur artistique, l’autre à cause des réflexions fécondes qu’il suggère, Melchissédech Pinchas, le poète et Schemuel, le rabbin.

Pinchas est-il un homme de génie ou un grotesque ? Nous arrivons à la fin du volume sans être éclaircis sur ce point. Pourquoi ne serait-il pas, à la fois, un homme de génie et un grotesque ? C’est là, je crois, la conclusion que M. Zangwill a voulu suggérer à ses lecteurs et, pour ma part, je l’accepte. Pinchas me représente un des aspects du sémitisme moderne : la vanité intraitable et colossale de l’homme de lettres greffée sur l’obséquiosité, la servilité juive, Olympio, Giboyer et Trissotin fondus ensemble ou émergeant l’un après l’autre d’un flot de rhétorique biblique, additionnée de marxisme. Naïf comme un enfant et, au fond, bon camarade, il parle de tuer les gens avec un acrostiche et, avec cette âpreté que sa race met à poursuivre les petits gains, dispute à un coreligionnaire une infime besogne de presse, comme un chien, dans une basse-cour, dispute un os à un autre chien, tout en se croyant l’égal, sinon le supérieur des premiers écrivains de son temps. Il n’est jamais plus humain, ni plus vrai, ni, — ajouterai-je, — plus tristement comique que dans ces heures de crise où il semble douter de lui-même et qui ne sont pas moins inattendues que ses accès de lyrique optimisme et ses rengorgemens orgueilleux. « Il est las de tout, il ne fera plus rien. À quoi bon vivre ? À quoi bon écrire des chefs-d’œuvre ? » On cherche à le consoler, à lui montrer son avenir sous des couleurs moins sombres. « Oui, dit-il comme un homme qui fuit une concession et cède à la force de la vérité, oui, c’est vrai, toute l’Europe sait mon nom… » Plus tard dans les Ghetto comedies, l’auteur reprendra ce type qui est, évidemment et avec raison, un de ses favoris ; il y ajoutera une ou deux dernières retouches, lorsqu’il le montrera pérorant au milieu des socialistes ou se vantant de refaire Shakspeare, mais je le tiens pour complet dans les Children of the Ghetto. Il s’incruste dans ma mémoire, tel que je l’ai trouvé là, dans son impudence à demi sympathique, des manuscrits débordant de toutes ses poches, appuyant l’index à son nez caractéristique, et mâchonnant un éternel bout de cigare, toujours éteint et toujours rallumé. Je ne pourrais plus l’oublier, même si je cherchais à l’évincer de mon souvenir. Que je le veuille ou non, il a pris sa place parmi les grands hâbleurs, les immortels loqueteux, mémorable compagnie de fantômes littéraires plus réels que des vivans.

Quant au rabbin Schemuel, je le ferai comprendre d’un mot : il incarne la religion des formules, la lettre qui tue. M. Zangwill s’est bien gardé de lui donner les traits d’un fanatique hargneux et intolérant. Loin de là. C’est le plus doux des hommes, le plus dévoué des maris, le plus tendre des pères. Lorsque nous le voyons, à la veille de la Pâque, faire la chasse, à travers la maison, à la moindre croûte, à la plus imperceptible miette de pain qui pourrait y demeurer, nous sourions de son pieux zèle ; mais il se mêle une sorte d’attendrissement à notre amusement, car, dans toutes les religions, le respect des anciens rites a sa beauté et sa vertu morale à laquelle sont sensibles ceux-là mêmes qui appartiennent à un autre culte ou qui n’appartiennent à aucun. Lorsque nous voyons de quel amour délicat et profond il aime sa fille Hannah, nous le soupçonnerions d’incliner à la faiblesse, et nous serions loin d’imaginer que sa foi étroite et inflexible brisera le cœur et empoisonnera la vie de l’enfant. C’est cependant là ce qui arrive sous nos yeux. Le père et la fille assistent ensemble à un dîner de fiançailles dans une famille amie, et voici que le fiancé, au dessert, pour faire une farce, passe au doigt d’Hannah l’anneau destiné à sa future. « Ma fille est mariée, prononce le rabbin, la Thora est formelle. » On se récrie, on rit, on se fâche, rien n’y fait : « Ma fille est mariée ! » Après de longues discussions, on décide d’avoir recours à une procédure en divorce qui rend à Hannah sa liberté. Elle est aimée d’un jeune homme qu’elle a rencontré dans un bal et tous deux se sont engagés l’un à l’autre. Le rabbin accueille avec bonté ce brave garçon et le questionne sur ses convictions religieuses. Le jeune homme répond franchement. Il avoue être un peu hétérodoxe. Mais il ajoute, en riant, pour atténuer l’effet de cette confession : « Et pourtant, je suis cohen. Au Transvaal, en l’absence d’un rabbin, j’ai rempli les fonctions sacerdotales. » « — Vous êtes cohen ! Un cohen ne peut épouser une femme divorcée ! » Suit une belle scène où l’amour et le bon sens unissent leurs forces contre l’invincible et douloureux entêtement du pauvre rabbin : « La Thora est formelle ! » Les deux jeunes gens projettent de fuir en Amérique. Mais, à la dernière minute, le courage manque à la jeune fille. Elle restera là et verra sa jeunesse se flétrir, à jamais séparée de l’homme qu’elle aime, et ce tendre père, bourreau de son enfant, continuera à se complaire dans son aveugle ritualisme, sans rien savoir de cette lente et silencieuse tragédie dont sa maison est le théâtre. Un jour sa fille lui jettera à la face la vérité et il sera écrasé sous la révélation du mal qu’il a fait, lui qui a toujours voulu le bien, à l’être qu’il aime le mieux au monde.


III

Le décor change ; cette foule de miséreux qui remplissait le devant de la scène a disparu. Nous sommes en plein luxe. Des lumières, des cristaux, des fleurs, tout l’appareil de la vie riche qu’on appelle complaisamment la haute vie. Des valets poudrés, en bas de soie et en livrée, tournent discrètement autour de la table où sont assis des hommes en habit noir et des femmes décolletées. Regardez-les bien et, sous leur déguisement fashionable, vous reconnaîtrez les traits distinctifs du Ghetto : traits du visage et traits du caractère. Cependant, il y a de grandes différences entre ces Juifs du West End et ceux que nous venons de quitter. Il est à peine nécessaire de dire qu’ils parlent l’anglais très couramment. C’est à peine si, de loin en loin, une locution inattendue trahit l’origine exotique, ou si un accent un peu lourd, dont il serait malaisé de préciser le lieu d’origine, vient, périodiquement, épaissir certaines syllabes. Leur intérêt, d’accord avec leur vanité, est de se faire prendre pour des Anglais authentiques et de faire oublier qu’ils sont Juifs. L’oublient-ils eux-mêmes ?

L’artiste cosmopolite qui s’est fait applaudir dans toutes les capitales et que les belles chrétiennes, — ou soi-disant telles, — d’Europe et d’Amérique ont enivré de leurs flatteries, s’inquiète peu de la Thora et est parfaitement capable de manger du pain ordinaire le jour de la Pâque, ou du jambon le jour du grand jeûne annuel. Mais le banquier juif réprouve tacitement cet état d’indifférentisme. Il attend encore beaucoup d’avantages de sa solidarité avec ses coreligionnaires et des forces latentes que le Ghetto tient pour lui en réserve. Sur la table des Goldsmith, — c’est ainsi que l’auteur nomme les maîtres de la maison où il nous introduit, — on ne sert que des viandes kacher, c’est-à-dire des viandes orthodoxes, provenant d’animaux tués suivant les prescriptions de la loi et débitées par des boucheries spéciales. Les Goldsmith font ainsi leur salut sans avoir à s’en occuper : l’ironique Zangwill veut qu’une femme de charge, très bonne catholique elle-même, veille pour eux à tous ces détails. Les Goldsmith et leurs amis subventionnent les écoles juives et administrent la synagogue. C’est par-là que le financier de second ou de troisième ordre se glisse dans l’intimité des grands Juifs qui mènent le marché universel. C’est par-là aussi qu’ils tiennent dans leur dépendance les rabbins qui, dans le Ghetto, formaient une sorte de patriciat et ne sont plus ici que des gagistes. Que pensent-ils de la question juive ? Tout simplement qu’il n’y a pas de question juive. Dans les Ghetto comedies, on voit sir Assher Abrahams, qui a occupé un siège au parlement et qui a été fait chevalier par la Reine, prononcer, à table, devant ses hôtes chrétiens, qui en sont profondément édifiés, une longue prière où il demande à Dieu de repeupler Jérusalem et de rebâtir son temple. Pour écouter ces pieuses paroles, il oblige ses enfans à se couvrir la tête avec une serviette, à défaut des Phylacteries sacramentels. Mais il refuse carrément la main de sa fille à un jeune homme qui a voué sa vie au sionisme, c’est-à-dire à la rapatriation des Israélites en Palestine.

Les Goldsmith sont encore plus accommodans avec le christianisme ambiant et il leur échappera de vous souhaiter une Merry Christmas sans y entendre malice ou y attacher d’importance. Ils entretiennent, par décence, des journaux scrupuleusement orthodoxes, mais ils attendent le Messie avec une patience qui est loin d’être épuisée. En somme, il leur paraît que les choses ne vont pas trop mal dans cette société de l’Occident chrétien où, jadis, placés au dernier rang, ils supportaient tout le poids écrasant de la structure sociale et au sommet de laquelle ils sont aujourd’hui confortablement installés.

Pourtant, au milieu de cette prospérité où ils s’épanouissent, il est des âmes inquiètes et délicates que tourmente le génie de la race. Raphaël est une de ces âmes-là. Il croit fermement à un idéal juif et à un avenir glorieux pour sa nation. C’est la religion qui a préservé l’unité du peuple hébreu dans sa dispersion à travers le monde. Il faut donc, pour continuer l’œuvre des siècles et pour la servir, demeurer invinciblement fidèle à cette religion et à ses pratiques. Cet ancien étudiant d’Oxford, nourri de toutes les idées modernes, refuse à sa raison le droit de discuter des rites dont le sens, parfois, lui échappe. Il fonde un journal qui servira de signe de ralliement à tous les orthodoxes, tout en élevant, de plus en plus haut, l’idéalisme religieux qui est, suivant lui, la raison d’être, le sceau de la prédestination juive, et il invite à y collaborer une jeune fille, assise près de lui à la table des Goldsmith, une enfant du Ghetto que nous aurions pu remarquer au cours des premiers chapitrés du livre si notre attention n’avait été attirée ailleurs et si elle ne s’était perdue, en quelque sorte, dans la foule. Fille d’un pauvre juif polonais, honnête et pieux, mais contemplatif et fataliste, médiocrement expert à gagner sa vie et celle de sa famille, elle a suivi les cours de l’école et s’y est distinguée ; si bien qu’on lui a confié, dans cette même école, des fonctions enseignantes. Les Goldsmith l’ont adoptée et se parens des talens extraordinaires qu’elle annonce, qu’elle montre déjà. Elle en a donné une preuve encore ignorée de tous, en écrivant un livre anonyme qui est un tableau et une satire de la vie juive, un livre qui doit ressembler quelque peu à celui de M. Zangwill. Elle a trop souffert de la contrainte morale, de l’oppression du Ghetto pour ne pas aller, d’un bond, jusqu’à l’autre extrême. Le ritualisme juif, la religion littérale a fait d’Esther Ansell une révoltée, presque une nihiliste. Elle a rejeté les rites et les dogmes et elle tend à une rupture suprême avec la race elle-même. Elle est, — M. Zangwill nous l’avouera plus tard, — le symbole du judaïsme qui traverse une crise douloureuse où il est prêt, à se renoncer lui-même. De même que les Goldsmith s’absorbent tout doucement dans la société moderne, Esther et ses pareils iront grossir les rangs de ce groupe, toujours plus nombreux, où l’on ne reconnaît plus ni race, ni secte, et il n’y aura plus de Juifs sur la terre, si ce n’est quelques obstinés marmotteurs de formules dans un coin oublié du Ghetto.

Entre Raphaël et Esther s’engage une lutte étrange : deux âmes qui s’attirent, deux principes qui se repoussent et se combattent. Quelle est l’issue de ce duel émouvant, où l’un avance, quand l’autre recule et où chacun, tour à tour, croit avoir tout gagné ou tout perdu ? Esther renaît à l’enthousiasme héréditaire ; Raphaël, dégoûté des mesquines intrigues qu’il a trouvées à l’ombre et sous l’abri du ritualisme, sépare définitivement les pratiques du haut idéal religieux dont sa race a reçu le dépôt dès les premiers temps du monde et qu’elle est destinée, finalement, à faire prévaloir. Quel est cet idéal ? Raphaël nous l’explique dans une conversation avec un jeune rabbin qui, lui aussi, s’échappe de la prison des dogmes et qui se prépare à aller chercher dans la patrie d’Emerson des auditeurs sans préjugés. Ce chapitre est un des plus remarquables de l’ouvrage et nous livre la pensée intime de M. Zangwill, mais sous une forme si ample et si riche que je ne puis lui donner place dans un article. La meilleure manière de le résumer sera, peut-être, de citer deux noms pour lesquels M. Zangwill professe une révérence particulière et qu’il réconcilie dans une large synthèse, Moïse et Spinoza, l’organisateur et le penseur : l’un qui fait reposer les bases indestructibles de la morale sociale et privée sur la notion d’un Dieu unique et personnel ; l’autre qui enferme l’humain dans le divin et dont l’analyse, bien qu’impitoyable, laisse à l’homme assez d’intelligence pour connaître son devoir et assez de volonté pour l’accomplir. Comme la race juive a donné au monde antique l’exemple du monothéisme, elle apportera au monde moderne l’idéalisme supérieur qui est l’essence de la religion d’Israël, et qui peut seul conduire l’humanité vers ses véritables destinées. Le triomphe du christianisme n’a été que le prélude et l’annonce de la conquête du monde par l’idée juive. Le Messie ne sera pas un homme, mais le peuple juif tout entier. Comme l’a dit Henri Heine, « le peuple du Christ est le Christ des peuples. »

M. Zangwill compléta sa pensée en écrivant trois volumes sur la couverture desquels se lit encore ce nom magique du Ghetto, dont son premier succès avait fait une si puissante attraction : The Ghetto tragedies (1893), The Dreamers of the Ghetto (1898), The Ghetto comedies (1907). J’ai déjà fait de nombreux emprunts à ce dernier livre parce qu’il est le plus récent ouvrage publié par M. Zangwill et que, par conséquent, j’y crois trouver l’expression des idées auxquelles il s’est arrêté. The Dreamers of the Ghetto met en scène, sous des formes très variées de ton et de couleur, des épisodes de l’existence du judaïsme à différentes époques des temps modernes. C’est de l’histoire mise en roman, de l’histoire qui serait neuve, probablement, pour beaucoup de lecteurs français comme elle l’a été pour moi. Quant aux tragédies du Ghetto, elles contiennent un ou deux récits qui placent M. Zangwill au premier rang des conteurs. Lorsque j’essayais, tout à l’heure, d’esquisser devant le lecteur les Children of the Ghetto, le penseur m’a trop fait oublier l’artiste ; j’ai négligé l’émotion dramatique pour m’attacher à la peinture des caractères ou à l’exposition d’une thèse intéressante. Dans l’Incurable, il n’y a plus rien que le drame humain.

Nous sommes dans une salle d’hôpital, à l’heure où les malades reçoivent leur famille et leurs amis. On va, on vient, on cause ; il y a comme une gaîté passagère qui traverse ce lieu de souffrance. Il est, cependant, un lit dont nul ne s’approche, une malade que personne ne vient voir. Quel âge a-t-elle ? Je ne sais, nul ne le sait. Elle doit être jeune encore, bien qu’il n’y ait plus de jeunesse sur ses traits. Elle est condamnée, elle ne peut guérir. Elle a laissé derrière elle, au quartier juif, un mari qui est venu d’abord la voir fréquemment. Peu à peu ses visites se sont espacées, ses manières sont devenues plus froides, plus gênées. Elle devine. Il a fait la connaissance d’une autre femme. Ce cœur, le seul bien qu’elle possédât au monde, n’est plus à elle. Lorsqu’elle est certaine du fait, lorsqu’elle lui a fait avouer la vérité, elle songe à ce qui va se passer, au double péché qui sera infailliblement commis. Un divorce peut empêcher cela, régulariser la situation de son mari et de cette fille. La loi juive lui permet de signer un acte de renonciation qui délie son mari de tout devoir envers elle. Elle signera cet acte. La joie de l’homme, mal dissimulée, le vague remerciement qu’il balbutie, l’air moutonnier de cette belle fille qu’il amène près de la malade, insolente de santé, mais un peu honteuse et pressée de s’enfuir, sont autant de déchiremens. Mais ce n’est rien à côté du néant où elle va tomber vivante, isolée du genre humain, dans ce lit d’où elle ne sortira plus que pour passer dans un cercueil, sans autre diversion à la torture morale que la torture physique. Combien de temps durera son agonie ?… Des semaines ? Des mois ? Des années ? Dieu clément, est-on tenté de s’écrier, accordez-lui la mort en récompense de son sacrifice ! Le jour où j’ai lu l’Incurable, j’ai cru toucher le dernier fond de la douleur humaine.

M. Zangwill était à l’apogée du succès lorsqu’il épousa miss Ayrton, fille d’un professeur bien connu et d’une femme distinguée qui a donné au public plusieurs livres notables. Ce mariage lui ouvrait une sphère nouvelle de la société anglaise et, par conséquent, un nouveau champ d’observations. Pourquoi ne ferait-il pas pour cette société ce qu’il avait fait pour le Ghetto ? L’idée dut se présenter à lui, si elle ne lui fut pas suggérée par ses nouveaux amis. Dans the Mantle of Elijah, où le titre seul est biblique, il traça un tableau satirique du haut monde politique en mêlant les parvenus de la littérature et de l’art aux privilégiés de la naissance. Deux hommes y personnifiaient les deux âges de la démocratie qui a été un rêve généreux avant d’être un métier plus que rémunérateur. M. Zangwill a eu soin de rejeter les événemens assez loin en arrière dans le XIXe siècle pour éviter la malveillante curiosité qui veut toujours voir un roman à clef dans une satire sociale. Le livre a été écrit avec soin et porte, en toutes ses parties, des marques de talent. C’est la vie anglaise, vue, peinte, jugée à distance par un étranger bien informé et pénétrant, qui a lu et relu, de préférence, Thackeray et Disraeli. Mais il n’y faut pas chercher cette intimité étroite avec le sujet, cette émotion profonde qui semblait sourdre, si je puis dire, des pages les plus ironiques des Children of the Ghetto.

M. Zangwill n’avait pas encore quarante ans. Vers quel objet, dans quelle carrière allait, maintenant, évoluer son activité ? Allait-il persister dans la voie nouvelle où il n’avait rencontré qu’un demi-succès ? Allait-il retourner au Ghetto qui lui avait déjà donné, au point de vue littéraire, presque tout ce qu’il pouvait donner ?


IV

« Un matin, me dit M. Zangwill[2], je vis entrer dans mon cabinet un gentleman qui m’était inconnu. C’était le docteur Hertzl. Il me dit ex abrupto :

« — Je m’occupe de constituer une patrie pour les Juifs. Voulez-vous m’aider ?

« J’étais très surpris, continua M. Zangwill. J’avais un autre idéal et je l’avouai au docteur Hertzl. »

On a vu tout à l’heure quel était cet idéal poursuivi ou, du moins, caressé par M. Zangwill : la conquête du monde par l’idée juive, c’est-à-dire par la religion mosaïque, débarrassée des formules étroites aussi bien que des pratiques puériles, et condensée, concentrée dans ces grands principes qui en sont l’essence.

Le docteur écouta M. Zangwill avec un sourire amical.

— Très bien, mais votre idéal est un idéal lointain. Peut-être faudra-t-il des siècles pour s’en approcher. Pendant que vous vous complaisez dans un noble rêve, à l’abri de libres institutions, nos frères, là-bas, souffrent la persécution pour leur foi. C’est là qu’il faut courir. Il faut marcher au cri de ceux qu’on égorge comme le soldat marche au canon… J’ai besoin de vous, venez avec moi.

M. Zangwill se leva et le suivit. Depuis ce moment, il s’est voué sans réserve à l’œuvre du patriote juif. Il a trouvé en lui, pour la continuer et l’élargir, lorsque, à la mort du docteur Hertzl, il est devenu le chef, universellement reconnu, de ce mouvement, il a, dis-je, trouvé en lui des facultés que nous ne soupçonnions pas et que, peut-être, il ne se connaissait pas à lui-même. N’y a-t-il pas, dans notre être intellectuel et moral, des régions inexplorées, des virtualités qui sommeillent et qui, parfois, ne s’éveillent jamais ? Peut-être existe-t-il, dans le monde, un Beethoven expéditionnaire ou un Chopin maçon qui n’approchera jamais d’un piano, un Napoléon qui s’use à écrire des romans-feuilletons. Aussi bien l’évolution de M. Zangwill n’a rien qui me surprenne. C’est un signe des temps où nous vivons que le romancier, après avoir étudié et décrit la société présente, ses infirmités et ses plaies, soit tenté, lorsqu’il voit cette société attaquée de toutes parts au dehors et menacée de ruine au dedans, de la réformer ou de la défendre. Pareille chose est arrivée à Tolstoï ; pareille chose arrive à un contemporain et à un confrère de M. Zangwill, à H. G. Wells dont j’ai raconté ici les débuts et les progrès, et lorsqu’on lit les œuvres de nos propres écrivains, on sent que l’ambition d’agir sur le mouvement social n’est jamais loin de leur pensée.

Lorsque M. Zangwill commença à jouer, dans le monde Israélite, ce rôle nouveau et difficile d’homme d’Etat in partibus, les espérances des Juifs qui souhaitaient la réunion des tribus dispersées, se concentraient sur Jérusalem et sur la Palestine. C’est là ce qu’on appelait le Sionisme, et diverses associations avaient été fondées, avec l’appui, plus platonique que réel, des sommités de la société israélite, en vue d’organiser un courant d’émigration ou, plutôt, de retour vers la Terre-Sainte, parmi les Juifs persécutés de la Russie et de la Pologne. M. Zangwill, qui a visité Jérusalem et qui y a parlé en public, ne semble pas avoir éprouvé, en présence des souvenirs qu’un tel lieu évoque, ce tressaillement intime que beaucoup de touristes y trouvent, probablement parce qu’ils l’y vont chercher. Mais il constata par lui-même toutes les difficultés qui s’opposaient au retour et à la concentration des Juifs en Palestine. La population juive actuelle forme à peine le dixième de la population totale, et les moyens manqueraient pour assurer la subsistance d’un contingent nombreux de Juifs indigens, s’ils étaient brusquement amenés dans un pays qui ne possède ni épargne, ni outillage et qui est presque dénué de ressources naturelles. Il était clair, d’ailleurs, pour M. Zangwill, que le gouvernement turc prendrait ombrage d’une immigration en masse et ne tolérerait qu’une « infiltration. » Or, dès qu’il s’adonna au problème et l’envisagea d’une manière pratique, il jugea que l’immigration en masse avec une certaine dose d’autonomie, — d’autonomie municipale, sinon politique, — était la solution vraie, la seule définitive.

La nouvelle Terre promise ne pouvait donc se rencontrer sur le site de l’ancienne. Un grand nombre de Sionistes, pour qui la tradition religieuse primait l’idée nationale, refusaient de se rendre à ces raisonnemens. De là une scission dans le mouvement et un nouveau groupement des forces. Les Sionistes dissidens fondèrent la Jewish Territorial Organization, qui se déclarait prête à accepter, comme lieu de refuge et comme patrie, toile contrée qui leur promettrait une existence assurée et indépendante. Avec les trois initiales I. T. O., un mot fut fabriqué, Ito, qui servit de racine à plusieurs dérivés, Itoism, Iloist. On désigna du nom d’Itoland cette contrée anonyme où la patrie juive devait se reconstituer. Ici va paraître un moment sur la scène M. Chamberlain. Il s’était intéressé au projet du docteur Hertzl. Il ne lui eût pas déplu d’abriter un État juif à l’ombre de ce drapeau anglais qui protège déjà de vastes communautés françaises ou hollandaises et 300 millions d’Indiens. A son retour du Transvaal, il crut avoir découvert, du pont de son navire, le lieu prédestiné, sur la côte de l’Afrique Orientale. C’est à ce moment, je crois, que la divergence du Sionisme et de l’Itoïsme fut le plus accusée et déchaîna les plus aigres polémiques. L’idée de M. Chamberlain, d’abord accueillie avec enthousiasme, ne résista pas à un examen attentif. Le paradis qu’il désignait aux Juifs était trop loin, et il était évident qu’une race européenne ne pourrait s’y implanter qu’après avoir payé un tribut meurtrier au climat de la zone équatoriale. On renonça donc à l’Afrique orientale et on étudia un plan de colonisation dans la Cyrénaïque. Ce projet amena des conversions dans les rangs des Sionistes. La Cyrénaïque offrait de grands avantages. Elle était séparée seulement de la Russie méridionale par la Méditerranée et de la Palestine par l’Egypte. C’était comme une étape vers Jérusalem. Avec son sol fertile et sa belle étendue côtière, la Cyrénaïque ferait des Juifs, peuple de marchands, un peuple de marins et d’agriculteurs. La vie active, la vie en plein air, au sortir des noires boutiques d’Odessa, relèverait et fortifierait la race. Toutes les pensées des patriotes juifs se tournèrent vers cette classique Pentapole qui a été autrefois l’un des foyers de la civilisation hellénique et qui a donné le jour à une philosophie. L’intelligence sémite allait la réveiller d’un sommeil de plus de vingt siècles. Une commission fut chargée d’aller explorer la contrée, d’en contrôler les ressources à tous les points de vue, et le résultat de cet enquête est consigné dans une sorte de Blue book illustré qui est ouvert, en ce moment, sur ma table. Les conclusions sont favorables, sauf sur un point, qui est de première importance : pas d’eau potable en suffisance pour de grandes agglomérations humaines.

Alors, sans condamner définitivement la Cyrénaïque, on se prit à chercher un autre lieu de refuge. Un nom fut mis en avant : la Mésopotamie. Si la Cyrénaïque avait des traditions grecques, la Mésopotamie pouvait offrir mieux encore : des souvenirs qui se rattachaient à l’ancienne histoire des Juifs. La Mésopotamie est un désert. Soit : on n’en sera que plus à l’aise pour s’y installer. Mais le pays est malsain, sans ponts ni routes ; il faudrait vingt-cinq ou trente millions de livres sterling pour le drainer, pour y assurer les communications et les transports. Qui fournira ce capital ? Et M. Zangwill de répondre : « La haute finance juive les donnera, lorsqu’on l’aura convaincue que c’est un placement à 10 ou 12 pour 100. Refuserait-elle de gagner de l’argent, simplement parce qu’en faisant un gros bénéfice, elle risque de faire un peu de bien à ses humbles coreligionnaires ? » Cette saillie humoristique qui rappelle l’auteur du Bachelors’ Club, ne me convainc pas tout à fait. Les financiers israélites pourraient bien demeurer indifférens à l’affaire proposée autant qu’à l’épigramme. Puis il faut obtenir l’adhésion et le concours du gouvernement turc. En dépit des illusions auxquelles a donné lieu la récente révolution de Constantinople, les Jeunes-Turcs ne se montrent pas plus favorables qu’Abdul Hamid à la colonisation juive sur une grande échelle, comme la comprend M. Zangwill. Au mois de juillet dernier, comme le Congrès Itoïste tenait ses séances à Londres, on y a vu arriver un certain nombre de membres du nouveau parlement Turc qui venaient, avec un caractère semi-officiel, sonder l’opinion anglaise sur différons points de politique internationale. Dans le nombre, il y avait deux Juifs, qui ne représentent pas la Palestine, — le député de Jérusalem est un Turc orthodoxe, — mais qui sont, évidemment, au courant des tendances, des besoins et de l’influence politique dont peuvent disposer leurs coreligionnaires établis dans l’Empire ottoman : on les a interviewés et ils se sont empressés de décourager à la fois les Sionistes et les Itoïstes. Le gouvernement turc verra avec satisfaction des Israélites s’établir sur divers points du territoire, mais ne permettra pas qu’ils s’agglomèrent sur aucun, de façon à former une majorité et à prendre en main l’administration. Loin de s’isoler et de former une race à part, ces nouveaux venus devront s’assimiler la langue, les intérêts, les aspirations de leurs nouveaux compatriotes. En une ou deux générations, ils seront absorbés dans la nationalité turque.

Si ces vues, comme il est probable, sont partagées par la grande majorité des députés ottomans, le Sionisme n’a plus de raison d’être, mais l’Itoïsme demeure. Il ne peut plus être question de la Cyrénaïque, ni de la Mésopotamie, mais le cas était prévu et sur les nombreux plans que le Conseil de l’Ito avait à considérer, il en reste encore beaucoup à étudier et à approfondir. Puis, il y a les deux Amériques vers lesquelles s’est dirigé depuis quelques années le courant de l’émigration juive. New-York est aujourd’hui une ville à moitié juive ; la population israélite s’est aussi concentrée dans l’Ouest autour de Gai veston. Elle est plus nombreuse encore dans l’Argentine, où elle se fond dans la population ambiante plus rapidement que partout ailleurs. Tout en aidant leurs compatriotes persécutés à trouver un asile sur le sol du Nouveau-Monde, les Itoïstes ne cessent pas de chercher une contrée qui leur offre non un abri provisoire, mais un refuge définitif et une véritable patrie.

J’ai dû résumer les principales phases du mouvement sans avoir la prétention d’en écrire l’histoire. C’est la personnalité de M. Zangwill qui fait l’objet de mon étude. Cette personnalité a subi un changement si considérable qu’elle déroute, au premier abord, un observateur désireux de reconnaître, à travers les vicissitudes d’une existence humaine, la continuité de la vie morale et l’identité du sujet. Mais la croyance à cette continuité et à cette identité est trop enracinée chez moi pour céder devant de simples apparences. M. Zangwill a substitué à son vague et lointain idéal un but prochain. Il prononce des discours au lieu d’écrire des récits romanesques. Il a changé de métier : il ne saurait avoir changé de nature et d’âme. A sa peur d’être éloquent, au soin avec lequel il refuse l’essor à sa puissante imagination pour s’attacher aux faits et aux chiffres, je devine que les dons de sa jeunesse sont toujours en lui, mais qu’il n’en veut pas user. Quelquefois, mais rarement, il donne carrière à son ironie. Mais sa prétention justifiée, sa coquetterie, c’est d’être un orateur d’affaires, un pur debater, et d’éviter cette rhétorique, ces gros et grands mots qui fournissent des péroraisons émouvantes à un manufacturier enrichi, lorsqu’il veut entrer au parlement, ou à un jeune scholar d’Oxford nourri dans les débats des parlotes universitaires. Cependant lorsque je lis l’une après l’autre les trois harangues qu’il a prononcées cette année, à Londres et à Leeds (10 mai, 16 juin, juillet 1909), je remarque une progression dans l’ampleur oratoire, comme si la fièvre de ces vastes auditoires en qui frémissent les émotions les plus profondes de l’a me humaine remontait vers l’orateur et enflammait, malgré lui, sa parole.

M. Zangwill a cherché encore le succès sous une autre forme ; j’entends le succès pour sa cause et pour ses idées. Il a abordé le théâtre, poussé d’abord par le désir qui vient si souvent aux conteurs contemporains de transformer leurs romans en pièces de théâtre. Plus récemment il a considéré la scène comme un moyen de propagande et de discussion plus prompt et plus actif que le volume. Il a donc traité la question juive dans des drames ou des comédies : je ne saurais dire lequel, car ces pièces n’ont pas été encore imprimées et n’ont été jouées qu’en Amérique. Chicago et New-York les ont écoutées avec beaucoup d’intérêt et même de faveur. Quand les verrons-nous à Londres ? On ne croit pas le public londonien assez affranchi de préjugés pour entendre ces choses dans la disposition d’esprit nécessaire.

Lorsque s’est tenu à Londres, au mois de juillet, le congrès international de l’Ito, M. Zangwill a déposé les pouvoirs présidentiels qui lui avaient été conférés à la mort du docteur Hertzl. Il ne voulait pas, disait-il, que ses ennemis devinssent les adversaires de l’institution, ni que sa personne fût un obstacle à la réconciliation des partis. Le congrès a répondu en le réélisant par un vote unanime à la présidence, sans aucune limitation de temps ou de pouvoirs. On voit que la Constitution de Tito, ainsi qu’on l’a remarqué à cette occasion, est « toute monarchique. » On peut donc dire de M. Zangwill ce que nous disions de Parnell il y a vingt ans : c’est un roi sans couronne, le roi sans couronne d’un peuple sans terre. Mais cette comparaison est décevante comme toutes les comparaisons. En réalité, M. Zangwill est le premier leader démocratique qu’ait eu la race juive dans les temps modernes. Il est le chef d’un parti inorganique, d’une foule dont je ne puis apprécier ni les forces, ni l’étendue, ni le courage ; pas plus qu’il ne m’est possible de prévoir où aboutira cette nouvelle marche dans le désert. M. Zangwill est-il destiné à mettre fin à la période du parasitisme qui a succédé à celle de la persécution ? Ou n’est-il qu’un précurseur ?

Je lui parlais du beau livre de M. Anatole Leroy-Beaulieu, Israël chez les nations, et je lui demandais s’il n’y avait pas là beaucoup de choses justes et vraies. Il me répondit : « Oui, mais pourquoi dit-il que les Juifs n’ont pas le sentiment de l’honneur ? » Or, M. Zangwill nous a fait voir et toucher, dans plus d’un de ses récits, la douloureuse dégradation morale qui résulte de la servitude et qui a condamné toute une race humaine, merveilleusement douée, au mensonge, à la bassesse et à la peur. La révolte de la fierté raciale chez M. Zangwill contre une accusation… je me trompe, contre une constatation qu’il a faite lui-même, n’est pas seulement la révélation d’un caractère : elle est tout un programme. Relever le moral des Juifs, leur rendre la conscience d’eux-mêmes, la soif de la vie indépendante, le courage et les mâles vertus des races qui puisent leurs forces dans cette terre d’où est sortie toute énergie, telle est la mission qu’il semble s’être donnée et que lui confirme, on vient de le voir, le libre suffrage d’un grand nombre de ses coreligionnaires. Quelqu’un devait remplir cette mission : elle est, si je puis dire, à l’ordre du jour du XXe siècle. En la prenant, — ou en l’acceptant, — a-t-il trop présumé de ses forces ? On verra. S’il réussit à l’accomplir, le monde chrétien lui en devra autant de reconnaissance que la nation juive.


AUGUSTIN FILON.

  1. Les honneurs constituent un degré supérieur et spécial, qui est à peu près équivalent à nos licences.
  2. Cette conversation avait lieu le 18 juin 1909, au quartier général de l’Ito (King’s Chambers, Portugal Street).