L’Œuvre historique de Fustel de Coulanges

Revue des Deux Mondes tome 134, 1896
Paul Guiraud

L’œuvre historique de Fustel de Coulanges



L’ŒUVRE HISTORIQUE
DE FUSTEL DE COULANGES

M. Fustel de Coulanges ne cessait de répéter que l’histoire est « la plus difficile des sciences. » Plus il avançait en âge, et plus il se confirmait dans cette idée. Il avait beau multiplier dans ses écrits les marques de son incomparable talent, et se prouver à lui-même, comme aux autres, qu’aucune tâche n’était au-dessus de ses forces ; jamais il n’abordait un nouveau sujet d’étude sans ressentir ce genre d’émotion qui précède les grandes batailles. La poursuite du vrai était pour lui « la lutte d’une intelligence contre un problème. » Ce n’est pas lui qui se fut engagé à la légère dans un pareil combat ; il s’armait, au contraire, de pied en cap avant de descendre dans l’arène, et il doutait toujours de la victoire. « Ceux qui croient tout savoir, disait-il, sont bien heureux. Ils n’ont pas le tourment du chercheur. Les demi-vérités les contentent ; au besoin, les phrases vagues les satisfont… Ils sont sûrs d’eux-mêmes ; ils marchent la tête haute ; ils sont des maîtres et ils sont des juges[1]. » M. Fustel n’avait pas tant de sérénité ni tant de présomption. En histoire, il n’apercevait pas une seule question qui fût aisée à résoudre ; une voix intérieure lui criait constamment : « Va plus avant ! tu n’as pas encore trouvé le vrai. » Dans une note inédite, il se définit ainsi : « Un esprit qui interroge, qui scrute, qui peine et qui souffre. » Ce « grand soigneur de la science, » comme on l’a sottement appelé, n’ambitionnait pas d’autre gloire que celle qui s’attache aux grands érudits. Sa vie n’a été qu’un long effort intellectuel, mêlé de vives jouissances et de poignantes angoisses. Son principal souci était de bien lire les documens. Ce qui lui procurait le plus de joie, c’était la certitude ! d’avoir élucidé quelque problème historique. Rien en revanche ne l’affligeait autant que le succès de l’erreur. On a souvent attribué l’âpreté de ses polémiques à des défauts de caractère, à des préoccupations d’amour-propre ou à la maladie. En réalité, ce fut une pensée plus haute qui les inspira. J’en puis fournir un double témoignage. Peu de temps avant sa mort, il se persuada qu’un de ses collègues de l’Institut avait exprimé dans un ouvrage récent une opinion absolument inexacte sur la société mérovingienne, et il m’annonça l’intention de la réfuter point par point. Je combattis ce dessein dans la mesure où le permettait le respect. Il demeura inébranlable, et me répondit : « C’est pour moi un devoir de conscience. » Dans une autre circonstance, comme un de ses élèves était en train de préparer un travail sur un sujet que lui-même avait antérieurement effleuré. M. Fustel lui dit : « Si vous rencontrez chez moi quelque assertion fausse, ne manquez pas de la relever ; l’essentiel est que la vérité soit établie. »


I

La méthode de M. Fustel de Coulanges nous est bien connue par l’application qu’il en a faite. Il ne lui a pas suffi toutefois de prêcher d’exemple ; il a voulu aussi exposer ses vues sur la matière et joindre la théorie à la pratique. Il avait de graves inquiétudes sur l’avenir de la science historique. Il était persuadé que beaucoup d’historiens suivaient une mauvaise voie et il en éprouvait une grande tristesse. Il estimait qu’à aucune époque « on n’avait traité les textes avec tant de légèreté » ; que les idées préconçues empêchaient de pénétrer au fond des choses ; et que l’esprit critique était étouffé par l’esprit de système. Ce mal qu’il constatait, il s’évertuait à le guérir par tous les moyens, par son enseignement comme par ses livres, par ses conseils comme par ses polémiques. Il s’efforçait de réduire à des formules très précises les règles de la méthode, et, tandis qu’il mettait lui-même tous ses soins à les observer religieusement, il dénonçait avec un acharnement inouï ceux qui les oubliaient. Il n’y avait rien de plus urgent à ses yeux que d’apprendre aux travailleurs les procédés les plus propres à atteindre la vérité, et il s’y employait de son mieux, sans se préoccuper du trouble que cette ardeur militante apportait dans son existence.

La première qualité qu’il demandait à l’historien, c’était la tendance à douter. Il n’entendait pas par-là « cette sorte d’indifférence ou d’indécision malsaine qui fait qu’on restera toujours dans l’incertitude », mais plutôt un doute provisoire, analogue à celui de Descartes. « Rien, écrivait-il, n’est plus contraire à l’esprit scientifique que de croire trop vite aux affirmations, même quand ces affirmations sont en vogue. Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur[2]. » Il classait les historiens en deux catégories : d’une part, « ceux qui pensent que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documens nouveaux il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes » ; de l’autre, « ceux que les plus beaux travaux de l’érudition ne satisfont pas pleinement, qui doutent de la parole du maître, chez qui la conviction n’entre pas aisément, et qui d’instinct croient qu’il y a toujours à chercher. » M. Fustel se rattachait à la seconde de ces écoles. La lecture d’un livre quelconque d’histoire, loin d’entraîner d’emblée son assentiment, éveillait sa défiance. Il était naturellement enclin à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession. Toutes d’après lui étaient sujettes à révision, et il n’était pas d’humeur à en accueillir une seule, les yeux fermés. Dans chaque question, il lui paraissait préférable de « faire d’abord table rase », de ne rien accepter sur la foi d’autrui, et de tenir en suspicion tout ce qu’on avait publié antérieurement.

On ne saurait nier qu’il n’y ait là quelque exagération. Si l’histoire est une science, il faut qu’elle procède comme toutes les sciences, sous peine de n’avancer jamais d’un pas. Or, le mathématicien, le physicien, le naturaliste, se défendent bien de bannir de leur pensée l’œuvre entière de leurs prédécesseurs ; ils la prennent au contraire pour point de départ de leurs recherches, et ils ne vont eux-mêmes plus loin qu’en s’appuyant sur elle. Ce serait folie de la part du chimiste que de rejeter systématiquement toutes les lois énoncées avant lui, et d’attendre pour les admettre qu’il en ait vérifié l’exactitude par ses expériences personnelles. Loin de là : son premier soin est de les admettre toutes, tant qu’il ne les a pas reconnues fausses, et de débuter non par un acte de doute, comme le recommande M. Fustel, mais par un acte de foi. Pourquoi n’en serait-il pas de même en histoire ? Pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans cette science un fonds de vérités définitivement acquises, que chacun enrichirait par ses découvertes, et qui serait placé hors de toute discussion ? Quel dommage notamment, si les futurs historiens de la société mérovingienne, s’inspirant des préceptes de M. Fustel de Coulanges, faisaient à leur tour abstraction de tout ce qu’il a écrit, et affectaient de dédaigner ses travaux ! Quand on publie un livre, c’est toujours avec l’espoir de démontrer la justesse d’une idée nouvelle. Or, à quoi bon nous donner tant de peine, si notre parole devait forcément se perdre dans le vide et se heurter à l’indifférence des gens dont l’adhésion nous est le plus précieuse, — c’est-à-dire de nos compagnons d’étude ?

La doctrine de M. Fustel sur ce point offre donc de graves inconvéniens ; mais elle n’est pas non plus sans présenter quelques avantages. Le vrai se laisse moins facilement saisir en histoire que dans toute autre science : d’abord parce que nous n’avons pas sur toutes les époques une quantité de documens suffisante, et en second lieu parce que les croyances, les sentimens, les passions de l’historien tendent souvent à l’égarer. J’ajoute qu’une vérité historique n’a presque jamais la certitude d’une loi physique : la nature morale de l’homme, surtout de l’homme social, échappe beaucoup plus à nos investigations que la matière, et personne apparemment ne s’aviserait d’attribuer à un excellent ouvrage d’histoire la même valeur dogmatique qu’à un traité de chimie. Ainsi s’explique le scepticisme de M. Fustel à l’égard de ses devanciers. Si dans cet ordre d’études on est plus particulièrement sujet à l’erreur, si, par suite, dans les meilleurs travaux d’érudition le faux se mêle perpétuellement au vrai, il importe de les soumettre à une critique minutieuse et d’examiner par soi-même dans quelle mesure ils ont pour eux l’autorité des documens. Ces travaux ne dispensent pas de recourir aux textes, car c’est par les textes que nous sommes obligés de les contrôler. Mais alors, se disait M. Fustel de Coulanges. pourquoi ne point commencer par interroger les originaux ? Puisqu’on ne peut se passer des sources, ne vaut-il pas mieux s’adresser directement à elles quand on a encore l’esprit libre et qu’on n’a pas eu le temps de se faire une opinion d’emprunt ? Ce n’est pas un bon moyen de comprendre un texte que de le lire à travers l’interprétation d’autrui. « Entre le texte et l’esprit prévenu qui le lit, il s’établit une sorte de conflit inavoué : l’esprit se refuse à saisir ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de ce conflit n’est pas que l’esprit se rende à l’évidence du texte, mais plutôt que le texte cède, plie, s’accommode à l’opinion préconçue par l’esprit. » Un pareil danger n’est pas à craindre lorsqu’on entre en contact avec le document sans intermédiaire, et qu’on ne s’est pas habitué auparavant à le considérer sous un jour spécial. Outre qu’on en reçoit dans ce cas une impression plus vive, il semble que ce texte directement consulté nous procure une vision plus juste de la réalité. Si habile qu’il soit, Augustin Thierry est un peintre moins fidèle des mœurs mérovingiennes que Grégoire de Tours, et le supplice de Jésus apparaît avec plus de vérité dans l’Evangile que dans le récit de Renan.

Au surplus, M. Fustel n’allait pas jusqu’à prohiber l’usage des livres de seconde main. Il avouait lui-même qu’il avait eu des maîtres parmi les érudits des trois derniers siècles, et qu’il devait beaucoup à Guérard, à Pardessus, à Waitz. Il n’avait certes pas dépouillé tout ce qu’on a écrit avant lui sur l’antiquité et sur le haut moyen âge, mais aucun ouvrage sérieux ne lui avait échappé, et il connaissait au moins en gros la plupart des théories exprimées par ses prédécesseurs. On ne saurait évidemment exiger davantage d’un historien, à moins de vouloir le réduire au rôle peu enviable de compilateur. Il n’est pas indispensable, pour être « au courant », de posséder à fond toute la bibliographie de la question que l’on traite. Combien n’y a-t-il pas de volumes dans la littérature historique qui ne méritent que le dédain et l’oubli ! Les seules opinions qui comptent sont celles qui prétendent s’appuyer sur les textes. C’étaient aussi les seules auxquelles M. Fustel accordât son attention, sans jamais aliéner son indépendance d’esprit. Partant de ce double principe, que l’historien le mieux doué a pu se tromper et qu’il n’y a de vrai que ce qui est démontré par les documens, il ne voyait dans les assertions d’autrui qu’une invitation à étudier personnellement le sujet. Souvent il avait déjà résolu le problème à sa manière ; il comparait alors sa solution à celle qu’on en proposait, ou plutôt il les rapprochait toutes les deux des textes, et c’est aux textes que restait le dernier mot. Il est possible assurément que, sur bien des points où il a cru triompher de ses adversaires, ils aient eu raison contre lui : il n’avait pas plus qu’eux le don de l’infaillibilité. Je constate simplement, et c’est ici l’essentiel, que pour lui toute la science historique se réduisait à la saine interprétation des documens, qu’en dehors d’elle il n’apercevait qu’erreurs, fantaisies et hypothèses creuses, que l’opinion d’un moderne, fut-elle d’un homme de génie, était à ses yeux négligeable si elle n’était point conforme aux sources, et qu’un aveu sincère d’ignorance lui semblait préférable à une affirmation en l’air. Il remarquait que le champ de l’histoire était encombré d’une foule de « théories et de synthèses », qui tirent tout leur mérite de la réputation du savant qui les a le premier formulées. Il est des choses qui courent de bouche en bouche, de livre en livre, uniquement parce que MM. Mommsen, Waitz ou Sohm les ont lancées dans la circulation. Chacun les répète par respect pour ces noms célèbres, par routine, par paresse, et à la longue elles acquièrent la valeur d’un axiome. M. Fustel a toujours eu la curiosité d’examiner ce que cachaient ces belles apparences. Il a détruit plusieurs des systèmes à la mode ; il en a ébranlé d’autres, et il exhortait ses élèves à poursuivre énergiquement la même besogne après lui. Il les avertissait que, « pour chercher quelque grande vérité, on avait presque toujours à réfuter préalablement quelque grosse erreur » ; il leur conseillait de ne s’incliner devant aucun dogmatisme, de n’asservir leur pensée à aucun individu, mais plutôt « de voir tout par eux-mêmes et de marcher seuls » hardiment. La science telle qu’il la concevait était une école de dignité morale autant que d’émancipation intellectuelle.

Il ne voulait pas seulement que l’historien secouât le joug de toute autorité extérieure ; il voulait encore qu’il tachât de s’affranchir de lui-même et de se soustraire à l’empire de ses idées les plus intimes. « Je lui demande, disait-il, l’indépendance de soi, la liberté à l’égard de ses propres opinions, une sorte de détachement du présent, et un oubli aussi complet que possible des questions qui s’agitent autour de lui… Il peut avoir au fond du cœur des convictions très arrêtées ; mais il faut que, dans le moment de son travail, il soit comme s’il n’avait ni préférences politiques ni convictions personnelles. » Volontiers il eût écrit avec Fénelon que l’historien ne doit être d’aucun temps ni d’aucun pays ; non qu’il lui défendît d’aimer sa patrie ou de s’intéresser aux événemens du jour : il n’avait pas la prétention d’en faire un être abstrait, confiné dans une tour d’ivoire et étranger à tout sentiment humain ; mais il lui défendait d’obéir, en tant qu’historien, à ses passions de citoyen ou de patriote.

Il est dangereux, d’après lui, de confondre « le patriotisme, qui est une vertu, et l’histoire, qui est une science. » Comme on lui reprochait d’avoir dit que la Gaule avait été aisément conquise par César, il répondait sèchement qu’il l’avait dit parce que c’était la vérité. Alléguer « que les Gaulois ont dû lutter longtemps et s’insurger nécessairement contre la domination romaine », c’est peut-être agir en bon Français ; mais c’est oublier que l’histoire est une science, et non pas un art où chacun s’abandonne à l’inspiration du moment. Il considérait, le chauvinisme des Allemands comme l’origine d’une infinité d’erreurs. « Je ne sais, dit-il, s’il y en a parmi eux qui soient capables de parler avec calme des batailles de Bouvines ou d’Iéna, d’Arminius ou de Couradin. des vertus des Germains de Tacite ou de l’essence germanique de certains radicaux… Ils connaissent les textes, et analysent dans la perfection tous ceux qui n’ont aucun rapport avec l’histoire de leur patrie ; mais ici l’analyse prend un caractère particulier ; leur texte se prête à toutes les idées qu’ils ont d’avance en l’esprit, à tous les sentimens qui bouillonnent dans leur cœur, ils l’interprètent, ils le modifient, ils en l’ont ce que leur sentiment veut qu’il soit. Ils ont toujours, même en érudition, l’humeur guerroyante. Ils entrent dans un document comme dans un pays conquis, et bien vite ils en font une terre d’Empire[3]. » Dans un bel article où perce par endroits quelque aigreur, mais qui contient beaucoup de vrai, il insiste fortement sur ce point[4]. La plupart des Allemands assujettissent leur science à leur patriotisme ; ils ne voient guère dans le passé, que ce qui est « favorable à l’intérêt de leur pays » ; leurs livres sont autant de panégyriques en l’honneur de leur race, et autant de pamphlets contre les ennemis qu’elle a eu à combattre. Le culte de la patrie est la fin suprême de leurs travaux. Ce qu’ils condamnent chez les autres, ils l’admirent chez eux. Ils allèrent les faits, non par calcul, mais de très bonne foi et presque à leur insu. Leur érudition « marche de concert avec les ambitions nationales », et s’évertue à leur créer des titres.

Les « préjugés » politiques et religieux, au sens étymologique du mot, ne sont pas moins funestes à la vérité. Voyez combien nos meilleurs historiens ont cédé à l’esprit de parti. Augustin Thierry est toujours demeuré à l’écart des affaires publiques, et pourtant il avoue que, s’il aborda l’étude de l’histoire vers 1817, ce fut pour y trouver des argumens à l’appui de ses opinions. Plus tard, cette étude lui plut pour elle-même ; mais il ne cessa pas « de subordonner les faits à l’usage qu’il en voulait faire. » Il était tellement hanté par la pensée du présent que la « catastrophe » du 24 février 1848 lui arracha la plume des mains. Par cette révolution, l’histoire de France lui parut « bouleversée autant que l’était la France elle-même[5]. » Le passé n’avait plus de sens à ses yeux, du moment que la royauté ; bourgeoise de Louis-Philippe était par terre. Pour Michelet, on sait comment ses idées sur la vieille France se transformèrent à mesure que s’accentua son hostilité contre la religion catholique et contre la monarchie. Quant à Guizot, ses ouvrages sont surtout des leçons « de politique rétrospective[6]. » Il apprécie les événemens plus qu’il ne les raconte, et il les juge d’après les vues quelque peu étroites d’un doctrinaire de 1830. Il a dans sa tête un certain idéal de gouvernement, celui-là même qu’il essaya de réaliser, et il distribue l’éloge ou le blâme entre les divers régimes dont il parle, suivant qu’ils s’en rapprochent ou qu’ils s’en éloignent.

M. Fustel de Coulanges a constamment lutté contre cette tendance, et il a prouvé par son propre exemple qu’on pouvait éviter ce travers. Il n’avait pas de croyances religieuses ; personne cependant n’a mieux saisi que lui l’esprit des religions antiques, et un écrivain catholique qui lui est peu favorable, M. Kurth, reconnaît qu’il a eu « le sentiment très profond de la place qu’avait l’Eglise dans la vie des hommes de l’époque mérovingienne. » Ses papiers inédits nous révèlent qu’il avait, tout comme un autre, ses préférences politiques ; mais il n’en laissait rien transpirer dans ses livres, et il serait malaisé de deviner, en le lisant, s’il était monarchiste ou républicain, libéral ou autoritaire. On objectera peut-être que ses travaux se sont portés sur des siècles fort lointains, pour lesquels l’impartialité est facile, et que sa sérénité aurait sans doute été moindre s’il les avait conduits jusqu’au XVIIIe siècle et à la Révolution. Je suis persuadé, au contraire, qu’il l’aurait gardée tout entière ; chez lui, en effet, le souci de la vérité primait tout le reste. En plein siège de Paris, il eut assez d’empire sur lui-même pour se rendre compte que cette ambition allemande, dont nous souffrions tant alors, avait des précédons dans notre histoire, et que Louvois avait d’avance excusé Bismarck[7]. Quelques mois après, M. Thiers lui demanda d’écrire le récit de la guerre de 1870. À ce moment, tout le monde répétait en France que la responsabilité de celle guerre retombait tout entière sur Napoléon III et son entourage ; en tout cas, l’intérêt de parti voulait que cette thèse prévalût. M. Fustel se mit immédiatement à l’œuvre, et, quoiqu’il ne fût pas bonapartiste, il se convainquit que la guerre, obstinément souhaitée et préparée par la Prusse depuis 1815, avait pour auteur véritable M. de Bismarck ; du coup, il dut renoncer à la tâche dont M. Thiers l’avait chargé dans une tout autre intention.

Pour être un bon historien, ce n’est pas assez de s’abstraire de ses opinions ; il faut encore entrer dans les sentimens des hommes qu’on dépeint et se faire une âme pareille à la leur. Le précepte n’est point nouveau, puisque Tite-Live s’efforçait déjà de l’observer ; mais nul ne lui a donné autant de rigueur que M. Fustel de Coulanges. Rencontre-t-il dans les documens un trait de mœurs singulier, une pratique bizarre, une institution anormale, il se garde de crier à l’invraisemblance et de se hérisser de scepticisme ; il en conclut uniquement que les idées des anciens sur tous ces points dîneraient des nôtres. Le tirage au sort n’est pour nous qu’un moyen de remettre une décision au hasard : pour les Grecs, c’était une manière de pénétrer la volonté des dieux. Le servage de la glèbe nous paraît aujourd’hui une monstruosité, et cependant plusieurs peuples s’en sont fort bien accommodés. Un Romain de la République croyait être le plus libre des hommes, alors qu’il nous semble asservi à l’Etat ; qu’est-ce que cela prouve, sinon que les Romains envisageaient la liberté autrement que nous ? M. Fustel note soigneusement toutes ces divergences, parfois en les outrant un peu. Il se montre partout très soucieux « de voir les faits comme les contemporains les ont vus, non pas comme l’esprit moderne les imagine » ; et il a un si vif désir de replacer dans leur milieu les hommes et les choses du passé, qu’il en vient par momens à leur attribuer une originalité beaucoup trop grande ; non qu’il oublie ce qu’il y a de permanent dans la nature humaine, mais il est encore plus frappé de tout ce qui nous sépare des anciens que de nos affinités avec eux.

Il engage enfin l’historien à s’interdire toute appréciation subjective, et à expliquer les événemens au lieu de les juger. Quel est en effet le critérium qui nous servirait ici de mesure ? Ce serait évidemment l’ensemble de nos idées actuelles. Mais sommes-nous surs de n’avoir que des idées justes, et n’est-il pas probable que nous sommes dupes, comme nos aïeux, d’une multitude de notions fausses ? Notre raison, à nous Français de 1895, n’est pas un de ces instrumens de précision qui ne trompent jamais : elle est exposée à l’erreur, comme celle des Grecs, des Romains ou des Francs, et il n’est pas certain que ce qu’elle blâme soit toujours blâmable. D’ailleurs, il n’y a rien d’absolu en ces matières : une législation n’est pas bonne ou mauvaise en soi ; elle est bonne si elle est en harmonie avec les mœurs et les intérêts des individus qu’elle est appelée à régir, et elle est mauvaise si elle leur fait violence. Le duel judiciaire est à nos yeux une forme de procédure fort défectueuse ; mais l’essentiel est moins de nous demander s’il offrait des garanties suffisantes à l’équité, que de constater s’il était « d’accord avec les croyances et les habitudes » des populations. Quel rapport y avait-il entre les institutions des peuples et leur état d’esprit, voilà au fond le seul problème que l’historien ait à résoudre.

C’est, je crois, amoindrir un peu trop son rôle que de le réduire à des limites si étroites. Sans doute, il doit dépouiller le plus possible l’homme moderne qui est en lui ; mais s’ensuit-il qu’il doive s’abstenir de tout jugement sur le passé ? N’est-ce pas une obligation pour lui de déterminer le degré de civilisation que chaque génération humaine a atteint ? Et après qu’il a établi que telle coutume répondait au sentiment général de telle société, n’a-t-il pas le droit de rechercher ce qu’elle valait en elle-même ? L’idée de justice n’est pas, quoi qu’on dise, une pure illusion de l’esprit. Si ami que l’on soit du paradoxe, on n’ira pas apparemment contester qu’un peuple qui massacre les prisonniers de guerre ne soit infiniment plus grossier qu’un peuple qui respecte leur vie. Les applaudissemens frénétiques qui saluèrent la révocation de l’édit de Nantes, — un acte qui aujourd’hui soulèverait chez nous une réprobation presque unanime, — donnent à penser que nos ancêtres du XVIIe siècle ne nous valaient pas. Le christianisme, même altéré par les superstitions que le vulgaire y a introduites, laisse bien loin derrière lui le paganisme hellénique. Napoléon était un despote que les scrupules gênaient peu, et pourtant ses pires violences ne sont rien en comparaison de celles que commettaient les empereurs romains ou les princes asiatiques. L’historien ne se contentera pas de faire toutes ces distinctions ; il faudra en outre qu’elles lui apparaissent comme l’indice d’un grand progrès, et, s’il voit par hasard un peuple abolir l’esclavage ou la torture, il n’hésitera pas à proclamer que les idées morales de ce peuple se sont notablement épurées.

Après avoir énuméré les qualités qui rendent un homme apte à découvrir la vérité historique, M. Fustel de Coulanges décrit la méthode qu’il convient d’adopter. Elle consiste simplement à réunir tous les textes que l’on a sur une question, à les étudier à fond, sans en oublier un seul, à n’en tirer que ce qu’ils contiennent, et à ne jamais suppléer à leur silence par de vaines hypothèses. J’ignore comment il procéda pour la Cité antique. Pour l’époque mérovingienne, il n’est pas douteux qu’il lut d’abord tous les documens, « non pas une fois, mais plusieurs fois, non pas par extraits, mais d’une manière continue et d’un bout à l’autre. » Il les connaissait assez, pour pouvoir dire combien il existait de textes sur un sujet et en combien de passages tel mot y était employé. Il recommandait d’assigner à chaque terme le sens précis qu’il a non seulement dans la langue, mais même dans l’auteur et dans l’endroit cités. Il conseillait de ne négliger aucun détail dans la phrase qu’on avait sous les yeux, d’en explorer attentivement tous les recoins, et il était lui-même de ceux à qui rien n’échappe. Enfin, s’il y avait désaccord entre plusieurs témoignages dignes de foi, il recommandait de tout faire pour les concilier avant de se résoudre à en rejeter un seul. Ce sont là des règles que les bons esprits ont toujours suivies ; il est donc inutile de s’y appesantir ; mais je voudrais montrer comment M. Fustel les applique ; on saisira mieux de cette façon quelle était sa manière de travailler.

Il se propose de réfuter l’opinion de ceux qui placent le régime de la communauté des terres dans la vieille Germanie et qui regardent la « marche » indivise du XIIe siècle comme le débris d’une « mark » originelle et primitive. Pour cela, il passe en revue tous les textes où se lit le mot « marca », depuis le Vie siècle jusqu’au XIIe ; il les traduit ; il les commente, il en fixe la signification exacte ; et il aboutit à une théorie qui se résume ainsi : Au VIe et au VIIe siècle, « marca » a le sens de limite et indique la ligne séparative de deux fonds ou de deux royaumes voisins ; au VIIIe et au IXe, le terme conserve encore ce sens-là, mais il commence déjà à s’étendre des bornes de la propriété à la propriété elle-même. Jamais, en tout cas, la « marche » ne nous est signalée dans cette longue période comme une terre commune à tous les habitans d’une contrée ; c’est tout au plus si ce mot fait parfois allusion à une sorte d’indivision partielle qui ne ressemble guère à un système de communauté agraire[8]. Ces analyses se comptent par centaines dans les ouvrages de M. Fustel, et presque toujours elles sont très probantes.

Un modèle du genre, c’est le chapitre où il définit ce qu’était l’alleu. « On a construit sur ce seul mot, dit-il, tout un système. On a supposé d’abord qu’il désignait une catégorie spéciale de terres qui auraient été tirées au sort. De cette hypothèse on a tiré la conclusion logique que les Francs avaient dû, à leur entrée en Gaule, s’emparer d’une partie des terres et qu’ils se les étaient partagées entre eux par la voie du sort. D’où cette conséquence encore qu’il y aurait eu, à partir de cette opération, une catégorie de terres appelées alleux, lesquelles auraient eu comme caractère distinctif d’appartenir à des Francs, de leur appartenir par droit de conquête, d’être par essence réservées à des guerriers et de posséder certains privilèges, tels que l’exemption d’impôt. Ces déductions aventureuses ne sont pas de la science. » Et voici par quoi il les remplace. Il interroge successivement toutes les lois barbares — loi salique, loi des Ripuaires, loi des Thuringiens, loi des Bavarois — puis les formules, puis les chartes, et il établit par-là « que le sens du mot alodis à l’époque mérovingienne fut celui d’hérédité ; qu’un peu plus tard il a signifié la propriété patrimoniale ; que plus tard encore il s’est dit de toute propriété, mais qu’en aucun cas il n’a désigné une classe spéciale de terres. » Il remarque que l’alleu existait pour les Romains comme pour les Francs, pour les femmes comme pour les hommes, que la locution alodis était usitée dans toutes les parties de la Gaule, qu’en revanche elle était inconnue des Wisigoths, des Burgondes, des Lombards et des Saxons ; qu’il n’est pas sûr dès lors « que les différentes branches de la race germanique l’aient emportée de leur commune patrie », que, selon toute apparence, elle « était entrée dès les derniers temps de l’Empire dans la. langue des praticiens de la Gaule, et qu’ensuite Francs et Romains s’en servirent également, par cette raison que l’héritage était chose ? également romaine et germanique[9]. » Une discussion ainsi conduite peut mener à l’erreur si l’auteur manque de perspicacité ; mais il est clair qu’elle donne peu de place à la fantaisie et à l’imagination.

Sortir des textes et revenir constamment aux textes, tel est le principe fondamental de M. Fustel. « Les textes ne sont pas toujours véridiques ; mais l’histoire ne se fait qu’avec les textes, et il ne faut pas leur substituer ses opinions personnelles. Le meilleur historien est celui qui se lient le plus près des textes, qui n’écrit et même ne pense que d’après eux. » Ce n’est pas qu’on doive accepter aveuglément tout ce qu’ils disent. M. Fustel savait mieux que personne combien ils abondent en lacunes et en erreurs, et il les maniait avec une extrême prudence. Nos moyens d’information ne sont souvent que de seconde main. Les ouvrages d’Hérodote, de Denys d’Halicarnasse, de Tite-Live, de Plutarque, de Dion Cassius, n’ont pas la valeur d’une source originale ; ils nous racontent les événemens non pas comme ils se sont passés, mais comme tous ces auteurs les conçoivent, et il se peut que leurs récits soient parfois infidèles. C’est à l’historien de juger jusqu’à quel point ils méritent créance. Les documens authentiques, inscriptions, textes de lois, chartes, diplômes, monumens figurés, ont en général une plus grande autorité et éveillent moins de défiances, bien que la critique ait aussi de fréquentes occasions de s’exercer sur eux. En tout cas, c’est là, c’est dans cette double série de témoignages que gît, sinon la vérité historique, du moins la portion de vérité qui nous est accessible pour l’instant. Si sur une époque nous n’avons point de textes, ou si nous n’en possédons que d’inintelligibles ou d’incomplets, nous n’avons qu’à confesser notre ignorance. Les anciens ne nous apprennent rien de satisfaisant sur les Etrusques ; attendons, pour parler d’eux, qu’on ait réussi à déchiffrer leurs inscriptions. Nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que Tite-Live et Polybe nous disent des Carthaginois ; mais nous n’avons pas le droit de les rectifier eu traçant de ce peuple un portrait factice. Nous avons peu de renseignemens sur les lois, les mœurs, les usages des Gaulois. M. d’Arbois de Jubainville essaie de les reconstituer par l’étude approfondie des documens gallois et irlandais du moyen âge. Malgré la haute estime qu’il avait pour le talent de cet érudit, M. Fustel a toujours désapprouvé son procédé ; il nie que des livres coutumiers, dont le plus ancien n’est pas antérieur au XIVe siècle, et qui de toute manière sont bien postérieurs à l’introduction du christianisme en Irlande, nous révèlent l’état juridique de la Gaule au temps de César.

On peut remédier à l’insuffisance des textes par le rapprochement et la comparaison. La Germanie de Tacite est obscure par excès de sobriété ; n’est-il pas naturel de l’élucider et de la contrôler à l’aide des codes barbares ? De même, s’il y a des indices que telle institution a suivi chez la plupart des peuples une marche déterminée, il paraît légitime d’étendre par voie d’induction la même règle à toutes les autres. M. Fustel de Coulanges ne s’est point privé de cette ressource. La Cité antique tend à démontrer, par un perpétuel parallèle entre les Grecs et les Romains, que des principes identiques ont régi le développement de ces deux sociétés, qu’elles ont eu des croyances, des lois, des gouvernemens analogues, et qu’elles ont traversé les mêmes révolutions. Dans le volume sur la Monarchie franque, à la fin de chaque chapitre, l’auteur a soin d’examiner si les faits qu’il vient de constater dans l’Etat mérovingien se manifestent aussi dans les autres royaumes barbares. Il est loin par conséquent de dédaigner la méthode comparative ; il la croit utile, nécessaire même, pourvu qu’elle soit bien pratiquée. « Il y a des rapprochemens justes, dit-il. On les reconnaît à ces deux conditions : l’une, que des deux textes ou les deux faits qu’on rapproche aient été d’abord analysés isolément et étudiés chacun en soi ; l’autre, qu’on puisse montrer entre les deux un rapport certain, un lien visible, un point de jonction. » Si dans un récit de Grégoire de Tours il était question d’un jugement rendu en vertu de la loi salique, il serait loisible de le commenter au moyen des articles de cette loi ; mais ce qui est téméraire, c’est de commenter exclusivement d’après la loi salique tous les jugemens que raconte Grégoire de Tours. Il est possible que le collectivisme ait été la forme primitive de la propriété foncière chez tous les peuples ; mais avant de risquer une pareille affirmation, il faut étudier les divers peuples l’un après l’autre et découvrir dans leur histoire des traces indéniables de l’indivision du sol. Or il est rare que les érudits prennent tant de précautions. « Ils prétendent deviner les institutions les plus générales de l’humanité à l’aide de quelques cas particuliers qu’ils vont chercher de droite et de gauche, et qu’ils ne se donnent pas la peine d’observer avec exactitude. Et, ce qui est encore plus grave, ils omettent et laissent de côté les faits constans, normaux, bien avérés, ceux qui sont inscrits dans les législations de tous les peuples et qui ont composé leur vie historique. Ce n’est pas là la méthode comparative. »

M. Fustel de Coulanges n’était pas moins sévère pour les systèmes qu’a enfantés la « philosophie de l’histoire. » Alors qu’on est souvent tenté d’en admirer la profondeur, l’originalité et la finesse, lui ne cessait de s’en plaindre et de s’en irriter. Il avait pour eux la même aversion que les positivistes pour les concepts purement métaphysiques. L’influence de la race, l’action du milieu géographique, l’idée du progrès, le fatalisme, l’intervention de la Providence dans les affaires humaines entendue à la façon de Bossuet, tout cela était pour lui sans valeur ou du moins sans grande portée. Dans la rivalité d’Athènes et de Sparte il voyait tout autre chose qu’une lutte entre l’esprit ionien et l’esprit dorien. Les efforts de Taine pour expliquer le caractère anglais par le climat et le mode d’alimentation le faisaient sourire. Il décrit à merveille l’évolution des idées et des sentimens qui animent les sociétés, mais nulle part il ne se demande si leur histoire suppose une amélioration graduelle de l’âme humaine. Son intelligence était libre de toute croyance au surnaturel, et il n’interrogeait jamais que la raison pour rendre compte des événemens. Il n’admettait pas que les destinées d’une nation fussent irrévocablement fixées à l’avance ; il pensait, au contraire, que le sort d’un peuple dépend surtout de lui-même, et il dit en propres termes que « le régime féodal ne se serait pas établi si la majorité des hommes avait voulu qu’il ne s’établît pas. » On ne saurait blâmer une tentative aussi méritoire pour bannir du domaine de l’histoire toute opinion a priori. Il semble pourtant que M. Fustel ait été trop prompt à condamner ces systèmes. S’il en est dans le nombre qui sont des œuvres d’imagination, la plupart se fondent sur une connaissance, incomplète il est vrai, mais enfin réelle, des faits, et il y a quelque injustice à les englober tous dans le même mépris. Même s’ils n’étaient que de simples hypothèses, ils seraient dignes souvent d’attention, car on sait la place que l’hypothèse occupe dans les sciences. Or, chacune de ces théories renferme une part indiscutable de vérité ; chacune d’elles n’est que l’expression plus ou moins outrée d’une loi expérimentale. Ceux qui les formulent en exagèrent presque toujours l’importance, mais il ne s’ensuit pas qu’elles soient absolument sans profit pour nous. L’ethnographie et la géographie ne nous livrent pas à elles seules tout le secret de l’histoire de l’humanité ; mais, si peu que ce soit, elles contribuent pourtant à y jeter quelques lueurs. Le fatalisme nous avertit que notre liberté morale ; a des limites ; il éveille notre esprit sur ce qu’il y a d’inconscient et d’irréfléchi dans nos actes, et il nous invite à mieux marquer la suite et le lien des faits. Il peut être périlleux de se préoccuper incessamment de l’idée de progrès ; mais il ne l’est pas moins de n’y jamais songer, car il est impossible de décider s’il y a eu progrès d’un siècle à l’autre sans une étude sérieuse des deux époques. Ainsi ces systèmes, pour lesquels M. Fustel professait tant de dédain, offrent néanmoins quelque utilité, lorsque au lieu de leur demander la solution définitive des graves problèmes qu’ils agitent, on n’y cherche qu’un ensemble de vues tantôt exactes, tantôt conjecturales, mais généralement très suggestives, sur l’histoire.

La méthode tracée par M. Fustel de Coulanges est en somme un merveilleux instrument de travail. J’en ai signalé les imperfections ; mais j’avoue qu’il n’en est pas de plus rigoureuse. Le malheur est que cette méthode n’est pas à l’usage de tout le monde ; elle est faite pour quelques hommes d’élite ; elle n’est pas faite pour tous les érudits. Il faut, pour la pratiquer, plusieurs conditions qui se trouvent rarement réunies dans une même personne : une intelligence large, vive, et pénétrante, un esprit net, précis et vigoureux, également propre aux patientes recherches de détail et aux conceptions les plus hautes, une puissance extraordinaire d’application, un amour passionné du vrai, un oubli complet de soi, une vie vouée sans réserve à la science. M. Fustel a eu toutes ces qualités ; mais il est peu d’historiens qui partagent ce privilège avec lui. Aussi sa méthode ne peut-elle pas être employée par tous indistinctement. Se figure-t-on, par exemple, le premier venu d’entre nous se campant en face des textes et essayant d’y découvrir la vérité à l’aide de ses seules lumières ? Et pour citer les noms les plus grands, imagine-t-on Michelet se résignant à raconter l’histoire de la Révolution d’une façon tout objective, sans y rien mettre de son cœur ni de ses idées ? Au fond, chacun se crée un peu à lui-même sa méthode. Il en est qui ont une sorte de respect instinctif pour les travaux des savans en renom et qui aiment à répéter ce qu’on a dit avant eux. D’autres, plus originaux ou d’humeur plus indépendante, remontent aux sources et s’y plongent hardiment. Ces divergences sont inévitables et jusqu’à un certain point légitimes, parce qu’elles tiennent à la force même des choses. Mais, si l’on se place dans l’absolu, la méthode préconisée par M. Fustel doit avoir toutes les préférences, et celui-là accomplira l’œuvre la meilleure qui sera le plus capable de s’y conformer.


II

Les premiers écrits de M. Fustel de Coulanges portent sur l’histoire de la Grèce et de Rome. Parmi eux, le plus considérable est la Cité antique, qui parut en 1864. Il en avait déjà donné une courte esquisse en 1858 dans sa thèse latine de doctorat ; mais cette ébauche, malgré l’intérêt qu’elle présentait, n’était rien auprès du grand ouvrage qu’elle annonçait.

La Cité antique est trop comme pour que j’aie besoin d’en faire longuement l’analyse. Je me bornerai à rappeler qu’elle a pour objet de marquer le rapport intime qui existait entre les institutions des anciens et leurs croyances. Remontant à leurs origines les plus lointaines, l’auteur prouve que ces populations « envisageaient la mort non comme une dissolution de l’être, mais comme un simple changement de vie », que pour elles l’âme et le corps étaient à jamais inséparables, que le défunt restait à peu près tel qu’autrefois, qu’il lui fallait un tombeau pour demeure, des alimens pour calmer sa faim, du vin et du lait pour apaiser sa soif, des hommages et des prières pour conjurer sa colère et gagner sa bienveillance. De là le culte minutieux dont on entourait les mânes des ancêtres. C’est cette religion domestique qui a « constitué la famille grecque et romaine, établi le mariage et l’autorité paternelle, fixé les rangs de la parenté, consacré le droit de propriété et le droit d’héritage. »

En même temps qu’ils adoraient leurs aïeux, les hommes divinisaient les forces de la nature, et créaient ainsi une seconde religion qui se juxtaposa à la première, sans la supprimer, mais sans se confondre avec elle. Ce culte nouveau « se prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l’association humaine. » Il était, en effet, accessible à toutes les familles, et il pouvait par suite leur servir de trait d’union. C’est lui qui présida à la naissance des cités, en groupant autour d’une divinité commune des familles que leurs cultes particuliers avaient jusque-là isolées. La cité se modela d’ailleurs sur la famille. Elle eut son foyer, son dieu, son culte. Tout chez elle subit l’empreinte de la religion. Ses rois furent à la fois des prêtres et des magistrats. Ses lois furent « un ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, aussi bien que de dispositions législatives », et passèrent longtemps pour sacrées. La participation au culte officiel fut la, principale prérogative du citoyen, et l’étranger fui regardé comme un ennemi par cela seul qu’il en était exclu. « La religion, qui avait enfanté l’Etat, et l’Etat, qui entretenait la religion, se soutenaient l’un l’autre, et ne faisaient qu’un ; ces deux puissances associées formaient une puissance humaine à laquelle l’âme et le corps étaient asservis. »

A la longue, pourtant, cet édifice si solide fut menacé et détruit. Il arriva, en effet, que la religion perdit de plus en plus son empire sur les esprits et cessa d’inspirer toutes les pensées. D’autre part, les classes qu’elle écartait du corps politique s’insurgèrent contre un régime qui leur ménageait trop peu de garanties et réclamèrent l’égalité. Alors commença une série de révolutions qui modifièrent graduellement les règles du droit privé, l’état des personnes et des terres, les principes du gouvernement, les mœurs publiques, et qui tirent succéder l’oligarchie à la royauté et la démocratie à l’oligarchie. On alla encore plus loin : sous l’action de la philosophie, les idées s’élargirent ; on s’aperçut que « les êtres différens qu’on appelait du nom de Jupiter pouvaient bien n’être qu’un seul et même être », et la fusion des divinités locales prépara insensiblement la fusion des cités. L’esprit municipal, jadis si rigoureux parce qu’il procédait de la religion, fut remplacé, du moins en Grèce, par une sorte de cosmopolitisme qui embrassait jusqu’aux barbares. L’individu tendit, à s’émanciper du joug de l’Etat ; il comprit qu’il y avait « d’autres vertus que les vertus civiques », et son Ame « s’attacha a d’autres objets qu’à, la patrie. » De toutes manières, « on était entraîné à l’unité » ; on se sentait à l’étroit dans l’enceinte de la cité, et l’on aspirait à créer des sociétés plus vastes. Rome profita de cet affaiblissement du patriotisme pour conquérir le bassin de la Méditerranée. Par-là, toutes les cités disparurent une à une, et « la cité romaine, la dernière debout, se transforma elle-même si bien qu’elle devint la réunion d’une douzaine de grands peuples sous un seul maître. » Enfin le christianisme, en séparant la religion du gouvernement, en fondant la liberté intérieure, et en proclamant le dogme de l’unité de Dieu, acheva la ruine des vieilles croyances et des vieilles institutions.

Tel est, en résumé, le système développé dans la Cité antique. Nous avons là une sorte d’Esprit des lois restreint aux sociétés anciennes et conçu d’après une méthode beaucoup plus scientifique. Les vues de M. Fustel ont perdu une partie de leur originalité, parce qu’elles sont entrées pour la plupart dans le courant de l’histoire. Mais, à l’époque où il les exprima, elles étaient très neuves, de l’aveu même des savans qui, comme Guigniaut, étaient les mieux qualifiés pour en juger. S’il y a dans les ouvrages antérieurs quelques indications éparses qu’il a peut-être utilisées, nulle part on ne rencontre une synthèse pareille à la sienne. Celle-ci est sortie tout entière de son cerveau, et pendant vingt-cinq ans elle n’a pas changé d’une ligne. En 1879, il soumit ce volume à une révision attentive. Or, si l’on compare la septième édition, qu’il publia alors, avec la première, on n’y relève que de légères variantes. Un chapitre a été ajouté, les notes ont reçu plus d’extension, plusieurs paragraphes ont été refondus, quelques affirmations atténuées ; mais le fond est resté immuable, et il en eut été de même si M. Fustel avait pu remanier encore son œuvre. comme il en avait le projet vers la fin de sa vie. Dans ses leçons de l’École normale, il a constamment reproduit ce qu’il avait dit dans la Cité antique, et chaque fois que dans ses écrits il a eu l’occasion de revenir sur ces questions, il a abouti à des conclusions identiques. On n’a pour s’en assurer qu’à lire ses Recherches sur le mode de nomination des archontes athéniens, et les deux mémoires posthumes où il parle de la Plèbe romaine et du Droit de propriété chez les Grecs.

Il est permis de se demander si cette confiance inébranlable qu’il avait dans la justesse de ses théories était pleinement fondée. Qu’il ait réussi à montrer la place énorme que la religion occupait dans la vie sociale des anciens, c’est ce qu’il serait puéril de contester ; mais ce qui est plus douteux, c’est la parfaite exactitude du tableau général qu’il nous présente. « Nous avons fait, dit-il, l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. » Il semble que ce soit là une loi beaucoup trop simple et que ces événemens aient été amenés par des causes bien plus complexes.

Prenez la famille primitive des Grecs. D’après M. Fustel, son organisation dérive uniquement du culte des aïeux. Si le père a un pouvoir discrétionnaire sur les siens, c’est parce qu’il est l’intermédiaire entre eux et les ancêtres divinisés : si ce groupe a le droit de posséder une portion du sol, c’est parce qu’il a besoin d’un terrain pour y ensevelir ses morts ; si la propriété est indivise entre tous les membres, c’est parce qu’il importe que tous séjournent auprès du tombeau où ont lieu les cérémonies et qui les abritera à leur tour. Mais alors, comment se fait-il que des peuples où la religion des morts était encore très vivace aient rompu avec le régime de la propriété familiale, et qu’au contraire ce mode de propriété conserve toute sa vigueur dans des sociétés chrétiennes où les morts ne sont plus adorés ? A supposer que le sentiment religieux ait suffi pour engendrer cette institution, ce n’est pas lui qui l’a maintenue si longtemps en Grèce, c’est l’intérêt politique, c’est le désir de conjurer l’appauvrissement de la classe aristocratique. Il se peut même qu’à Sparte, comme chez les Slaves méridionaux, on ait vu là un excellent moyen de consolider la puissance militaire de l’Etat[10].

Après plusieurs siècles de vie patriarcale, les familles se rapprochèrent et la cité naquit. M. Fustel de Coulanges déclare qu’il est superflu de rechercher les raisons qui les réunirent ; il se borne à constater que « le lien de la nouvelle association fut un culte. » J’estime, au contraire, que cette recherche était indispensable ; car, pour connaître la nature de l’Etat antique, le mieux est en somme d’examiner l’objet pour lequel il a été institué. Or il est notoire que les familles se rapprochèrent, non pour prier une divinité commune, mais pour se prémunir contre les maux dont elles souffraient, pour abolir ou restreindre les guerres privées, pour lutter contre leurs voisins, pour acquérir plus de force et plus de sécurité. La religion fut le signe bien plus que la cause de leur fusion, et, pour peu qu’on écarte ces apparences, on s’aperçoit que le vrai principe de cohésion fut ici encore l’intérêt.

Dans les villes grecques et italiennes il y avait des classes distinctes : c’est ainsi qu’à Home il existait une plèbe en dehors du patriciat. M. Fustel veut à tout prix que la barrière infranchissable qui se dressait entre les patriciens et les plébéiens fût d’ordre purement religieux. Les premiers formaient, dit-il, une sorte de caste, seule agréée de la divinité, seule apte à l’honorer, tandis que les seconds étaient une masse confuse de gens impurs, dépourvus de religion, et exclus à la fois du culte public et de la cité. Il va même jusqu’à expliquer l’infériorité de quelques-unes de ces familles par cette considération qu’elles ne surent pas « créer des dieux, arrêter une doctrine, inventer l’hymne et le rythme de la prière. » Cette idée qu’il se fait de la plèbe est difficile à accepter. Si elle était exacte, on s’attendrait à rencontrer un patriciat de plus en plus étroit à mesure qu’on remonterait vers les siècles où la foi était la plus vive. Or c’est justement le phénomène inverse qui eut lieu. Sous les rois, la classe patricienne s’ouvrit à un assez grand nombre de familles étrangères, et elle ne se ferma qu’au début de la république. Pour en pénétrer le motif, il n’est pas nécessaire de recourir à la religion ; on n’a qu’à se rappeler que toute oligarchie tend à se rétrécir lorsqu’elle est livrée à elle-même. La royauté, qui servait de contrepoids au patriciat romain, le contraignit d’abord à s’élargir ; mais quand il n’eut plus besoin de compter avec elle et qu’il fut laissé libre d’obéir à ses instincts, il s’isola et éloigna les intrus. M. Fustel nous dépeint le patriciat et la plèbe comme deux classes qui ne demandaient pas mieux que de se confondre, mais qui en étaient empêchées par la religion. « Les patriciens, écrit-il, défendaient quelque chose de plus fort que l’intérêt, quelque chose qu’ils ne croyaient pas avoir le droit d’abandonner, c’est-à-dire leur religion et l’hérédité de leur caractère sacerdotal. » N’y a-t-il donc jamais eu dans l’histoire des aristocraties aussi ardentes que celle de Rome à veiller sur leurs privilèges, sans que la religion y fût pour rien, et ce souci ne se justifie-t-il pas assez par lui-même ? Qu’importe que dans les discours de Tite-Live les patriciens allèguent à tout propos des argumens religieux ? N’est-il pas probable que, s’ils étaient souvent sincères, souvent aussi ils les invoquaient pour pallier leur égoïsme et le couvrir d’un prétexte honorable ? Quant aux plébéiens, il est bien vrai qu’ils ne se glissèrent jamais dans le patriciat : mais cela vient de ce que le patriciat était une noblesse de naissance ; , qui ne pouvait se communiquer que par le sang, et qu’à côté de lui surgit de bonne heure une noblesse nouvelle, qui fut par excellence la classe dirigeante de l’Etat, et à laquelle tous avaient accès par la gestion des hautes magistratures.

S’il était possible de suivre pas à pas les divers chapitres de la Cité antique, on remarquerait partout le même procédé. Il n’est rien dans l’histoire des institutions de la Grèce et de Rome que M. Fustel de Coulanges ne ramène à l’histoire des idées religieuses ; et, connue il met au service de cette opinion toutes les ressources d’un esprit aussi puissant qu’ingénieux, le lecteur finit par se persuader que la religion a été véritablement le facteur unique de l’évolution politique et sociale des peuples anciens. Il a beau se dire que ce doit être là une interprétation partielle des choses ; malgré lui il est entraîné par cet engrenage de déductions rigoureuses, et il en arrive à penser, comme le voulait M. Fustel, que ces deux sociétés sont absolument inimitables, que « rien dans les temps modernes ne leur ressemble », et que « rien dans l’avenir ne leur ressemblera. » Or c’est ici précisément qu’est l’erreur. Si grandes, en effet, que soient les différences qui nous séparent des Grecs et des Romains, il y a entre eux et nous de frappantes analogies. Un Athénien du IVe ou du Ve siècle est peut-être plus voisin de nous qu’un Français du moyen âge, et j’imagine que César, Pompée, Cicéron, Démosthène, Périclès et même Solon, ne seraient pas trop dépaysés dans l’Europe contemporaine. Nous n’avons pas les mêmes idées religieuses que les anciens ; mais nous avons les mêmes besoins physiques, les mêmes préoccupations matérielles qu’eux, et nos actes publics ou privés sont déterminés, au moins en partie, par les mêmes intérêts que les leurs. M. Fustel s’en rendait compte mieux que personne. L’auteur de l’étude sur Polybe, celui qui a tant insisté sur la prépondérance qu’ont eue dans tous les pays les questions économiques, celui qui a cherché dans la pratique du précaire la clef de l’histoire intérieure de Rome jusqu’à l’Empire[11], n’était pas homme à méconnaître tout ce qu’il entre de considérations de ce genre dans les mobiles humains. Si dans la Cité antique il ne les a point signalées, ce n’est pas par ignorance, c’est en vertu d’un dessein prémédité. Il savait bien qu’il laissait dans l’ombre une multitude de faits qui, pris en eux-mêmes, n’étaient certes pas négligeables ; mais l’objet de son livre, comme d’ailleurs de tous ses premiers travaux, était de prouver une thèse, et il écartait d’emblée les textes qui n’étaient pas utiles à sa démonstration. La théorie qu’il avait en vue acquérait par-là un relief extraordinaire ; mais, n’étant fondée que sur la moitié des faits, elle n’était qu’à moitié vraie ; elle énonçait avec force une vérité, elle n’énonçait pas toute la vérité. M. Fustel ne dit rien de faux sur l’âme gréco-romaine ; mais comme il n’en retrace pas tous les traits, il risque de tromper ceux qui seraient tentés de croire qu’il nous la montre sous tous ses aspects. Les anciens, en un mot, ont eu les sentimens et les idées qu’il leur prête ; mais ils en ont eu aussi beaucoup d’autres dont il ne parle pas, en sorte que ceci n’est pas toute la cité antique, mais plutôt la cité antique envisagée sous un jour particulier.


III

A partir de l’année 1864, M. Fustel de Coulanges commença à élaborer son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France. Il en publia le premier volume en 1875. Le second, consacré aux origines et à l’exposé du régime féodal, devait paraître en 1876. Un troisième était réservé pour l’étude de la royauté limitée par les États-Généraux, et un quatrième pour l’étude de la monarchie absolue. Ainsi M. Fustel espérait atteindre en quatre volumes la date de 1789. Mais il se vit aussitôt obligé de renoncer à son plan. Le tome Ier provoqua un tel émoi parmi les critiques qu’il sentit la nécessité d’établir ses assertions encore plus fortement. On l’avait accusé d’être systématique à l’excès, d’interpréter capricieusement les textes, d’altérer les faits au gré de ses fantaisies ; il voulut convaincre le public qu’il n’avait rien avancé à la légère, qu’il avait consulté tous les documens, et qu’il les avait bien entendus.

De là une double tâche qu’il entreprit. D’une part, il écrivit une série de mémoires sur quelques-uns des problèmes les plus ardus du haut moyen âge, comme le colonat, la propriété des terres en Germanie, la marche, la justice mérovingienne, les titres romains des rois francs, la loi des Chamaves, le titre de migrantibus de la loi Salique, l’immunité, la confection des lois sous les Carolingiens, le capitulaire de Kiersy-sur-Oise. Il définit lui-même en ces termes le caractère de ces monographies : « Je demande qu’on me permette de les donner sous la forme première qu’ont tous mes travaux, c’est-à-dire sous la forme de questions que je m’efforce d’éclaircir… Je mettrai tous les documens sous les yeux du lecteur ; je le ferai passer par mes investigations, mes hésitations, mes doutes. Je le conduirai par la même route que j’ai suivie. Je lui signalerai aussi les opinions adverses et je lui dirai pour quels motifs je ne m’y range pas. Je lui montrerai enfin mon travail, tel qu’il s’est fait, presque jour par jour, et je lui fournirai en même temps les moyens de discuter mon sentiment. » C’était là pour lui à la fois une leçon de méthode et une justification personnelle. En second lieu, il se décida à remanier de fond en comble le volume dont on avait affecté d’être tant scandalisé. Six cents pages lui avaient suffi primitivement pour toute la période comprise entre l’année 60 av. J. -C. et l’année 650 de notre ère ; dans le troisième, il lui en fallut deux mille, distribuées en quatre volumes[12]. Les parties qu’il y développa le plus furent celles qui concernaient la monarchie franque et l’alleu, puisqu’elles montèrent de cent huit pages à onze cents ; mais toutes furent revues avec un soin méticuleux. Si quelques chapitres restèrent intacts, la plupart devinrent méconnaissables, et il en est qui acquirent une étendue triple ou quadruple. D’autres changemens furent encore introduits. De distance en distance, M. Fustel donna la liste des sources que l’on a sur chaque époque, en y joignant une appréciation sommaire de leur valeur historique. On lui avait reproché d’ignorer les ouvrages de seconde main ; il cita les principaux d’entre eux, non pour faire un vain étalage de bibliographie, mais pour réfuter quelque erreur de Guérard, de Pardessus, de Waitz, de Sohm, de Roth, ou pour leur attribuer le mérite de quelque découverte[13]. Il multiplia les notes et y reproduisît une foule de passages tirés des documens, afin que l'on pût vérifier immédiatement et sur place s'il en avait bien saisi le sens. Il adopta enfin un nouveau mode d'exposition. Jusque-là il s'était contenté de décrire les institutions et de raconter les faits en rejetant au bas des pages tout l'appareil d'érudition. Cette fois, il conçut chacun de ses chapitres comme une dissertation « hérissée de textes et pleine de discussions », comme une sorte d'enquête où il s'agissait d'instruire un procès au grand jour, pièces en main. Peu lui importait que son allure en fût ralentie et sa besogne accrue ; l'essentiel pour lui était de trouver la vérité et de désarmer la critique. Ainsi cet homme qu'on prend volontiers pour un doctrinaire insensible aux objections et sûr de son infaillibilité, a offert ce rare exemple d'un historien que tourmentaient de perpétuels scrupules, qui avait toujours peur de tomber en péché d'erreur, qui ne cessait d'enrichir son arsenal de preuves, et qui n'hésitait pas à anéantir son œuvre pour la rebâtir tout entière sur des bases plus solides. Et maintenant, si l'on songe que les années les plus fécondes de sa vie ont coïncidé avec une terrible maladie qui minait son corps et épuisait ses forces ; que ses souffrances ne l'empêchaient pas de travailler huit heures par jour ; que, dans un intervalle assez court, il a publié ou rédigé six volumes et que la mort l'a terrassé presque la plume à la main, on ne pourra se défendre d'admirer tout ce qu'a d'héroïque un pareil dévouement à la science.

M. Fustel de Coulanges s'est arrêté dans son ouvrage à la fin de l'époque carolingienne ; encore faut-il noter que les derniers chapitres ne sont que l'esquisse d'un septième volume qu'il comptait écrire plus tard[14]. Malgré cette lacune, ses vues se dessinent avec une merveilleuse netteté, et il est facile d'en donner un résumé fidèle.

La Gaule succomba promptement sous les coups des Romains, parce qu'elle était en voie de dissolution et que les discordes civiles y paralysaient la défense. Au fond, ce fut là un bienfait pour elle ; car ses vainqueurs lui rendirent le double service de la protéger contre les peuplades germaniques et de l'initier à une civilisation supérieure. Aussi ne songea-t-elle jamais à se révolter contre eux. Le pouvoir impérial fut très fort, sans être oppressif, et ce fut encore un précieux avantage, car il n'y avait pas alors de système plus efficace pour assurer l’équilibre des classes et garantir la paix sociale. Mais au IVe siècle on vit simultanément « une aristocratie puissante se constituer, les classes moyennes tomber dans la pauvreté, et l’autorité publique s’affaiblir. » Il subsista toujours des empereurs, mais ils cessèrent d’être obéis, et la prépondérance passa décidément aux grands propriétaires fonciers. Le malheur est que cette oligarchie, qui avait « la terre, la richesse, l’illustration, l’éducation, et ordinairement la moralité de l’existence », ne sut ni combattre ni commander ; elle n’avait ni l’esprit militaire ni le sens du gouvernement, si bien que, sans le vouloir, elle augmenta les causes d’anarchie et compromit la sécurité de l’Empire.

Or il se trouva qu’à ce moment la Gaule fut menacée plus que jamais par les barbares. Ce n’est pas que les Germains fussent à la longue devenus plus redoutables. Il est manifeste, au contraire, que les trois ou quatre derniers siècles avaient été pour eux une époque de trouble et de désordre qui avait énervé leur vigueur et ruiné leurs institutions. Ils n’avaient d’ailleurs aucune haine contre les Romains, et ne les regardaient pas comme un ennemi national ; ce qui le prouve, c’est leur empressement à accepter d’eux l’humble condition de colons ou de soldats mercenaires, et la constante fidélité qu’ils leur témoignèrent. Mais les révolutions intérieures, en détruisant le régime de l’ancien État germain, abolirent du même coup « tous les goûts et toutes les habitudes de la vie sédentaire », et y firent succéder le régime de la bande guerrière, « c’est-à-dire la vie instable, le dégoût pour la culture du sol des ancêtres, l’absence de mœurs et d’idées fixes. » C’est là ce qui précipita les Germains sur les frontières. L’Empire ne fut pas envahi par de grands peuples organisés, mais par une série de petits groupes, parfois coalisés, dont l’extrême mobilité et le caractère ondoyant déconcertaient la tactique romaine. Plusieurs d’entre eux se contentèrent de traverser la Gaule en la ravageant. Les seuls qui réussirent à s’y établir furent les Wisigoths, les Burgondes et les Francs ; mais il n’est pas vrai qu’ils aient conquis le pays. Si les premiers occupèrent les provinces du Sud-Ouest, les seconds le bassin du Rhône, et les autres le Nord, ce fut en vertu d’un accord conclu avec les Romains. Officiellement, ils furent des soldats de l’Empire, et non pas des envahisseurs. Ils eurent mission de défendre les habitans, non de les violenter, et, s’il leur arriva fréquemment d’enfreindre les clauses du traité, dans bien des cas ils les exécutèrent strictement. Les Gallo-Romains ne furent ni réduits en servitude, ni dépouillés de leurs propriétés, ni traités en inférieurs. Ils durent simplement recevoir au milieu d’eux et entretenir à leurs frais une population militaire d’origine étrangère. Les hôtes barbares, comme on les appelait, « étaient souvent, dangereux, quelquefois utiles, toujours gênans, mais ils n’étaient pas des maîtres. »

L’invasion germanique « n’apporta ni un sang nouveau, ni une nouvelle langue, ni de nouvelles conceptions religieuses, ni un droit particulier, ni des institutions qui vinssent directement de la Germanie. » Le régime politique de la Gaule mérovingienne se rapprochait beaucoup du régime impérial. La royauté n’était pas élective, mais héréditaire. Quand elle n’était pas acquise par la guerre civile, elle se transmettait comme un bien patrimonial, « en vertu de l’ordre naturel de succession. » On pouvait même la léguer « par testament ou par simple déclaration de volonté. » « Seulement deux choses étaient nécessaires : d’abord l’acte de reconnaissance et d’installation, ensuite la prestation du serment de fidélité » par tous les sujets. L’autorité monarchique n’était tempérée ni par l’aristocratie, ni par le peuple. Les grands ne formaient pas une noblesse de naissance et n’avaient aucun pouvoir propre ; ils n’étaient que de hauts fonctionnaires, et ils tiraient toute leur puissance de leurs charges. Le roi avait coutume d’en réunir quelques-uns autour de lui, quand il avait une résolution à prendre ; il vint même un moment, au VIIe siècle, où il s’habitua à convoquer, sinon chaque année, du moins à de fréquens intervalles, tous les dignitaires laïques et ecclésiastiques du royaume. Mais ces assemblées étaient faites pour éclairer le souverain, non pour lui dicter des ordres ; elles étaient un moyen de gouvernement, non un instrument de liberté. Le peuple n’y jouait qu’un rôle très effacé. Il se composait uniquement des hommes que les grands avaient amenés avec eux ; c’était une foule « inférieure et subordonnée », qui n’était qualifiée ni pour représenter la nation, ni pour défendre ses intérêts ; elle ne délibérait et ne votait sur rien. À la fin de la session, le roi paraissait devant. elle ; il lui signifiait ses décisions ; il l’invitait peut-être à les approuver par ses acclamations, et il finissait ordinairement par une harangue où il l’exhortait à l’obéissance et au respect des lois. Dans tout cela, il n’y a rien qui ressemble à un système régulier de libertés publiques.

Héritiers des empereurs, les rois francs s’efforcent de les imiter en toutes choses. Ils sont « les maîtres de la paix, et de la guerre, des impôts, des lois, de la justice ; » ils vont même jusqu’à intervenir arbitrairement dans les affaires privées. Ils font revivre le crime de lèse-majesté. Ils se parent des insignes et des titres romains ; ils adoptent les formes de la phraséologie romaine ; ils exigent qu’on leur parle sur un ton d’extrême humilité. Francs et Gallo-Romains sont également leurs sujets ; ils ne sont pas durs pour les uns et faibles pour les autres ; quand il s’agit de commander, ils ne distinguent pas les races. Le « Palais » était à la fois la cour et le centre du gouvernement. Il y avait là toute une hiérarchie d’employés et de fonctionnaires affectés soit au service personnel du prince, soit à l’administration de l’Etat. Les Romains d’origine y avaient accès comme les Germains. Ce grand corps avait pour chef un « maire, » qui par cela même était une espèce de premier ministre. Il n’y avait pas de provinces en Gaule ; mais il y avait toujours des cités, presque identiques à celles d’autrefois, et, pour les gouverner, des agens royaux, ducs ou comtes, tous nommés par le roi, tous révocables à son gré. Quant aux assemblées locales, elles avaient disparu. Le système fiscal était à peu près tel que l’avaient constitué les empereurs, et les Francs étaient assujettis aux mêmes taxes que les Romains. Pour l’armée, « on laissa tomber l’organisme romain, c’est-à-dire les troupes permanentes et soldées, » et on le remplaça par le grossier expédient de la levée en masse. Toute justice émanait du roi. Le roi avait son tribunal spécial, où il jugeait, entouré de quelques grands dignitaires, une foule de procès civils ou criminels, soit directement, soit en appel. Le comte, dans son plaid, était également assisté de plusieurs notables, qu’il choisissait probablement lui-même. Ceux-ci « n’étaient en droit que ses assesseurs et ses conseillers ; en fait, ils jugeaient avec lui, s’il était présent ; absent, ils jugeaient sans lui, mais en son nom et comme s’il était là. » Somme toute, l’Etat mérovingien est « pour plus des trois quarts, » la continuation et la survivance du Bas-Empire. « L’invasion, qui a éliminé de la Gaule la puissance impériale, n’a pas fondé un régime nouveau. Elle n’a pas introduit une nouvelle façon de gouverner les hommes, de les administrer, de les juger ; » surtout, elle n’a pas superposé une race conquérante à une race vaincue et opprimée. Les seuls changemens qui se soient accomplis, notamment eu matière de justice, sont ceux « que les désordres du temps produisent peu à peu, non de ceux que créerait en un jour une révolution brusque. »

Pourtant, lorsqu’on y regarde de près, on s’aperçoit bien vite que dans cette société s’élaborait lentement un régime tout à fait original. Mais c’est dans l’organisation de la propriété et dans les relations individuelles que commençait à poindre la future féodalité.

Le droit de propriété était, sauf quelques nuances, régi dans le royaume franc par les mêmes règles, que sous l’Empire. Un domaine rural du XIe siècle ressemblait trait pour Irait à une villa gallo-romaine du IVe. « Il avait la même étendue et les mêmes limites ; il portait souvent le même nom, et les hommes qui le cultivaient étaient encore ou des esclaves, ou des affranchis, ou des colons. » Mais l’époque mérovingienne a connu un second mode de possession du sol, qui est le bénéfice. Ce genre de tenure n’a pas été établi par la loi ; il doit sa naissance à des usages purement privés. En principe, le bénéfice, comme le précaire romain, était une concession d’usufruit accordée par un bienfaiteur à un obligé ; mais, dans la réalité, c’était une convention suggérée par l’intérêt, et non pas une faveur dictée par la bienveillance. Il pouvait porter indifféremment sur une terre, un cheval, une somme d’argent. Il était tantôt gratuit, tantôt accompagné du paiement d’une redevance annuelle ou de l’exécution de certaines corvées. Enfin on présume qu’il était généralement consenti à titre viager. À mesure qu’il entra dans les mœurs, le bénéfice contribua à l’extension de la grande propriété ; car il était fréquemment précédé d’un acte par lequel un pauvre cédait à un riche dont il voulait s’assurer l’appui, la terre même qui allait lui être rendue sous cette forme. Il habitua en outre les esprits à séparer de plus en plus la propriété et la jouissance du sol, de telle sorte que désormais, sur une masse toujours croissante d’immeubles, on vit à la fois un propriétaire, un bénéficier et souvent un colon. Il eut surtout pour conséquence de modifier sensiblement la structure de la société en mettant un lien de dépendance entre deux hommes libres, dont l’un, « par cela seul qu’il tenait d’un autre un bienfait, se trouvait attaché à lui par tous les sentimens et par tous les intérêts. » — Les effets du bénéfice furent encore aggravés par le patronat. Cette pratique, déjà usitée chez les Gaulois, les Romains et les Germains, se développa beaucoup sous la domination franque. Elle avait pour objet de placer un individu faible ou ambitieux sous la protection d’un personnage influent, qui s’engageait, en échange de quelques services mal définis, à lui procurer soit des moyens de subsistance, soit un emploi. En vertu de ce contrat, un individu aliénait, pour sa vie entière, une partie notable de sa liberté, et se faisait volontaire-mont le subordonné, le fidèle, ou, comme on disait, le vassal d’autrui,

Ainsi se formait, en dehors des lois et par une série d’actes isolés, tout un ordre d’institutions singulièrement propres à affaiblir le régime monarchique et à consolider l’aristocratie. La féodalité était déjà là en puissance. Pour la combattre, il eût fallu, au centre de l’État, une autorité énergique, sage et équitable. Or les rois mérovingiens montrèrent une rare incapacité. En multipliant les immunités, ils renoncèrent à juger une foule de leurs sujets, à les administrer, à leur faire acquitter l’impôt. Quant à ceux qu’ils gardèrent sous la main, ils ne surent leur inspirer ni respect ni affection ; tant ils remplirent mal leur tâche ! L’aristocratie, en revanche, ne cessa de grandir à leur détriment. Chacun de ses membres réunissait en lui trois élémens de force : il était un haut fonctionnaire, il possédait des domaines étendus, il couvrait de son patronage un vaste ensemble de bénéficiers et de fidèles, et, s’il était évêque, il joignait à tout cela le prestige de la religion. Ce corps compact et indocile se rendit peu à peu indépendant de la royauté ; il réussit même à la mettre en tutelle et à l’annuler complètement, jusqu’au jour où l’on vit sortir de son sein une famille plus riche et peut-être plus intelligente que les autres, la famille d’Héristal, qui supplanta la dynastie mérovingienne. L’avènement des Carolingiens ne fut pas le triomphe de l’esprit germanique sur l’esprit romain, mais plutôt le résultat des progrès de la vassalité.

Charlemagne paraît avoir visé un double but : d’une part, « il essaya de relever l’autorité publique, se fit sacrer, se nomma César et Auguste, voulut régner comme les empereurs ; » d’autre part, il se préoccupa de donner une sanction légale à ces pratiques féodales dont les hommes ne pouvaient plus se passer, et de les adapter aux institutions monarchiques. Il exigea « que toute la hiérarchie des vassaux aboutît à lui, » que les fidèles du roi eussent seuls le droit d’avoir eux-mêmes des fidèles, « que les seigneurs les plus élevés ne fussent que des comtes qui étaient ses fonctionnaires, ou des évêques qui étaient placés sous son patronage. Il espérait que les fidèles du roi continuant à lui obéir toujours et se faisant obéir aussi de leurs propres fidèles, l’obéissance et la discipline se transmettraient, de proche en proche jusqu’aux derniers rangs de la société. » Sa main fut assez forte pour concilier momentanément ces deux systèmes contradictoires ; mais, sous ses successeurs, le système de la fidélité finit par triompher. Le roi, dépossédé peu à peu de tout pouvoir politique, ne conserva quelque empire que parce qu’il était le chef suprême de tous les fidèles. Bientôt même ce privilège lui fut ravi au milieu des guerres civiles du IXe siècle, et alors le régime féodal s’épanouit en toute liberté.

« Soyez sûr, me disait M. Fustel de Coulanges quatre jours avant sa mort, que ce que j’ai écrit dans mon livre est la vérité. » Une affirmation si nette, faite en un pareil moment, par un homme qui avait la pleine possession de ses facultés, mérite apparemment d’être notée ; non qu’il faille nécessairement y adhérer ; mais on avouera, je pense, que ce langage devait être l’expression d’un sentiment très sincère. Cette conviction calme et sereine témoigne que M. Fustel se flattait de n’avoir rien épargné pour atteindre la vérité, et il n’y avait là de sa part ni aveuglement ni outrecuidance. Ce qu’il a dépensé d’efforts et de talent dans ces six volumes est incroyable. Je doute qu’il ait laissé un seul texte, même très secondaire, sans l’examiner à la loupe. On a prétendu qu’il se plaisait à interroger surtout les documens juridiques, et qu’il se souciait trop peu de toucher du doigt la réalité. Il a pourtant professé vingt fois le contraire. « Dans les lois, dit-il, nous voyons les règles abstraites suivant lesquelles la justice était rendue. Dans les récits des écrivains, nous trouvons non plus les règles abstraites, mais les faits concrets et réels ; nous avons des descriptions de procès, de jugemens, de condamnations. Dans les procès-verbaux de jugemens et dans les formules, nous constatons les usages de la procédure et la composition des tribunaux. Ces trois classes de documens se complètent et s’expliquent. Celui qui n’étudie que l’une d’elles, ou qui donne à l’une d’elles une importance disproportionnée se fait une idée fausse de la justice mérovingienne… L’historien n’est maître d’un sujet que lorsqu’il possède sur ce sujet des documens de nature diverse. Il a besoin de documens qui le renseignent sur l’état légal, et d’autres documens qui lui montrent l’état réel, avec toutes les nuances de l’application. » Ce précepte, il le suivait à la lettre, comme l’atteste l’abondance énorme des détails qu’il a puisés dans Grégoire de Tours, dans les hagiographes, les correspondances, et les monumens de la pratique. Peut-être a-t-il parfois dans ses premiers volumes exagéré la portée de certaines fictions juridiques qui n’étaient que des apparences ; mais ce défaut s’atténuait de plus en plus chez lui, et il en subsiste peu de traces dans ses derniers écrits.

M. Fustel a eu encore un autre mérite. Il n’était pas de ces esprits superficiels qui frôlent les problèmes sans les remarquer, et qui s’arrêtent à la surface des questions. Nul n’a eu plus que lui cette subtilité du flair, cette acuité du regard, qui nous mènent d’emblée jusqu’au fond des choses. Ce qui l’attirait de préférence, c’étaient les parties les plus ardues de la science. Il avait horreur des curiosités qui font les délices de tant d’érudits ; il n’avait de goût que pour les recherches qui sont destinées à jeter un peu de lumière sur l’âme humaine, et il est visible que même ses plus petites monographies se reliaient à quelque idée générale. Il disait qu’il aimait mieux creuser que de s’étendre. Il n’a rien publié, en effet, qui ne soit un modèle de pénétration et de sagacité. Pas une difficulté qu’il n’aperçoive, et qu’il n’attaque de front ; pas une qu’il abandonne avant de l’avoir tranchée, ou avant de s’être assuré qu’elle est inextricable.

On veut qu’il ait été incapable de saisir l’infinie complexité des phénomènes historiques, et que, par amour de la clarté, il les ait trop simplifiés. Cette critique est juste pour la Cité antique ; mais elle tombe à faux, si on l’adresse aux Institutions de la France. Etait-il un « simpliste », l’homme qui dans la préface du volume sur l’Allen traçait le programme que voici au futur historien de la société présente ? « Il devra étudier beaucoup d’autres choses que notre propriété rurale. Il devra se rendre compte de ce qu’était chez nous une usine et de la population qui y travaillait. Il s’efforcera de comprendre notre Bourse, nos compagnies financières, notre journalisme et tous ses dessous. Il lui faudra suivre l’histoire de l’argent autant que celle de la terre, celle des machines autant que celle des hommes. L’histoire de la science et de toutes les professions qui s’y rattachent aura pour lui une importance considérable. Nos opinions et nos agitations d’esprit auront pour lui une grande valeur. Pour comprendre nos mouvemens politiques, il n’aura pas à s’occuper seulement de la classe qui possède le sol ; il faudra qu’il envisage les deux classes qui ne possèdent pas, l’une qui est la catégorie des professions dites libérales, l’autre qui est la classe ouvrière, et il cherchera à mesurer l’influence de l’une et de l’autre sur les affaires publiques. » La tâche du médiéviste est beaucoup moins vaste ; elle ne laisse pas pourtant d’être compliquée, et M. Fustel ne songe guère à la restreindre, puisqu’il lui recommande « d’observer attentivement tous les faits, toutes les institutions, toutes les règles de droit public ou privé, toutes les habitudes de la vie domestique. » Or il est hors de doute qu’en ce qui le concerne, il n’a point manqué à ce devoir, et que nul n’a traité le même sujet avec plus d’ampleur, du moins si l’on envisage la troisième édition, et non pas la première qui était un peu trop sommaire. Chacun de ces volumes, pris isolément, est incomplet, et par suite inexact, parce que l’auteur, procédant d’une façon analytique, n’y expose qu’un certain ordre de faits. Mais il suffit de les rapprocher et de les comparer entre eux pour voir qu’ils se complètent et se rectifient mutuellement. S’ils avaient paru tous ensemble, au lieu de paraître à de longs intervalles, ils auraient peut-être produit une meilleure impression et entraîné davantage la conviction.

J’admire l’obstination que l’on met à reléguer M. Fustel de Coulanges dans le camp des romanistes. Il a eu beau repousser cette qualification ; l’opinion des critiques est faite depuis longtemps sur lui, et ils n’en veulent point démordre. En vain répète-t-il que la féodalité ne découle pas d’une source unique, qu’elle n’est venue exclusivement ni de l’ancienne Rome ni de la Germanie, que les romanistes et les germanistes ont également tort. Ces paroles, qui dans toute autre bouche auraient du poids, n’en ont aucun dans la sienne, comme s’il était en proie à une espèce d’hallucination qui lui dissimulerait à lui-même ses propres idées. Il faut à tout prix qu’il soit un disciple, au moins inconscient, de l’abbé Dubos, et, malgré ses résistances, le voilà classé d’office parmi ces esprits étroits et passionnés qui, par haine des Allemands, refusent aux Germains la paternité du régime féodal. M. Fustel avait consulté certainement le livre de Dubos, et il est possible que cette lecture, en éveillant son attention sur des particularités que la plupart des historiens négligeaient, ait eu quelque action sur ses premières recherches. Mais il s’était vite soustrait à son influence, et, en somme, ce n’est pas chez lui qu’il a puisé son système. Pour élucider le problème des origines de la féodalité. il estimait que le plus sage était de prendre une à une toutes les institutions qui la caractérisent, de les suivre à la trace, de siècle en siècle, et de vérifier si elles avaient leurs racines en Gaule ou en Germanie. Or, tandis que ses rivaux étaient presque tous de purs médiévistes, médiocrement instruits des choses de Rome, il était, quant à lui, aussi compétent en matière d’histoire romaine qu’en matière d’histoire du moyen âge. Il se vantait par conséquent d’être plus apte qu’eux à analyser les élémens divers qui s’étaient confondus dans la société mérovingienne, à y discerner ce qui était romain et ce qui était germanique, et à marquer les rapports de filiation qui la rattachaient aux deux sociétés d’où elle était issue. Cet avantage l’a plus d’une fois bien servi. Il n’a pas seulement prouvé qu’une multitude de règles et d’usages secondaires, d’apparence germanique, se retrouvaient déjà dans l’empire ; il a encore prouvé que les deux pratiques fondamentales d’où dérive la féodalité, à savoir le bénéfice et le patronage, ont été de tout temps fort répandues à Rome. Au reste, il se gardait à cet égard de toute exagération. S’il affirme que « l’esclavage, l’affranchissement, le colonat, sont passés, sans aucun changement essentiel, de l’époque romaine à l’époque mérovingienne, » il reconnaît que l’immunité mérovingienne n’a rien de commun avec l’immunité romaine, que l’élévation des rois sur le pavois, le système des épreuves judiciaires, les co-jureurs, sont des traits spéciaux aux Germains, que le compagnonnage germanique, sans être le germe primordial du régime féodal, en a favorisé indirectement l’éclosion. Il accorde même à ses adversaires que, si nous avions des renseignemens plus précis sur la vieille Germanie, nous nous convaincrions peut-être que ce régime est plus germanique que romain ; mais il se hâte d’avertir que, dans l’état actuel des documens, une pareille opinion serait erronée. Il signale des institutions dont la provenance est douteuse, en sorte que chacun, suivant ses tendances personnelles. « est libre de se prononcer avec la même vraisemblance pour l’une ou l’autre solution. » Il en mentionne aussi qui ont été probablement créées de toutes pièces sous les Mérovingiens pour répondre à des besoins nouveaux. Il s’applique surtout à distinguer les lentes métamorphoses qu’ont subies du Ve au IXe siècle les idées, les mœurs, les lois, les coutumes, soit indigènes, soit exotiques, de la Gaule, et il nous livre le fond de sa pensée dans ces phrases si prudentes : « Il se peut que l’invasion germanique ait engendré le régime féodal, les envahisseurs l’ayant, apporté avec eux et imposé par la force à des populations vaincues et asservies. Il se peut encore que les deux événemens, bien qu’ils fussent simultanés, n’aient eu aucune action l’un sur l’autre, et que le régime féodal soit né de causes étrangères à l’invasion, de germes qui existaient avant elle. Il se peut enfin (et c’est là manifestement l’opinion de M. Fustel) que la vérité soit entre ces deux extrêmes, que l’entrée des Germains dans les pays de l’empire n’ait pas été la cause génératrice de cette grande révolution sociale, mais n’y soit pas non plus demeurée étrangère, que les Germains y aient coopéré, qu’ils aient aidé à l’accomplir, qu’ils l’aient rendue inévitable, alors que sans eux les peuples y auraient peut-être échappé, et qu’ils aient imprimé à ce régime quelques traits qu’il n’aurait pas eus sans eux[15]. » Je demande où est dans tout cela le romaniste à outrance, le disciple attardé de Dubos. En réalité, parmi tant d’historiens qui ont étudié ce sujet, nul n’a été plus circonspect que M. Fustel de Coulanges. Il a commis des erreurs, comme tout le monde ; il a obéi quelque peu à l’esprit de système, moins toutefois qu’on ne l’a dit ; il a cédé par endroit au désir de rabaisser l’influence germanique. Mais, si l’on excepte certaines théories hasardées ou radicalement fausses, l’ensemble du tableau paraît être d’une entière exactitude. Ce livre, où tout n’est point de lui, mais où il y a beaucoup de lui, n’est pas seulement une de ces œuvres qui provoquent la réflexion par tout ce qu’elles renferment d’imprévu, d’original, et même d’aventureux ; il donne encore la solution d’une foule de problèmes petits et grands, et il laisse peu de chose à faire aux travailleurs.


IV

M. Fustel ne serait pas le grand esprit qu’il a été, s’il n’avait eu un système de vues bien liées sur le développement de l’humanité. Il n’a point écrit de discours sur l’histoire universelle ; mais il a eu sur l’histoire et sur l’homme social des opinions très nettes et très réfléchies. Il avait beau se confiner dans l’observation du détail ; souvent, il brisait d’un mouvement brusque le cadre étroit où il s’était emprisonné, et, jetant ses regards sur un horizon plus vaste, il ouvrait au lecteur de larges perspectives sur l’avenir comme sur le passé. Il y avait en lui un philosophe, j’entends un homme à idées générales, qui, pour n’être pas toujours en vedette dans ses écrits, y était partout présent et partout visible. Il ne se défendait pas d’ailleurs contre cette propension de son intelligence ; car tout en déclarant que l’histoire « ne consiste pas à disserter avec profondeur, » mais plutôt « à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien, » il avouait qu’ « une certaine philosophie » pouvait s’en dégager, condition « qu’elle s’en dégageât d’elle-même, presque en dehors de la volonté de l’historien. »

L’objet d’étude qu’il assignait à l’historien, c’était l’âme de l’homme, non pas de l’homme isolé, mais de l’homme en société. « L’histoire n’est pas l’accumulation des événemens de toute nature qui se sont produits. Elle est la science des sociétés humaines. » Elle cherche « comment ces sociétés ont été constituées, quelles forces ont maintenu la cohésion et l’unité de chacune d’elles. » Elle décrit « les organes dont elles ont vécu, leur droit, leur économie publique, leurs habitudes d’esprit, leurs habitudes matérielles, toute leur conception de l’existence. » Elle doit aspirer à déterminer ce que les groupes sociaux ont cru, pensé, senti à travers les âges. Elle est la sociologie même.

Il semble par conséquent que la qualité la plus indispensable de l’historien soit la perspicacité du sens psychologique. M. Fustel soutient pourtant qu’il peut aisément s’en passer ; il trouve même qu’il est dangereux de travailler à « démêler les replis cachés du cœur humain » ; car on s’expose par-là à de graves méprises sur les raisons des faits ; on risque surtout d’attribuer une influence excessive aux calculs et aux caprices individuels. Il estime, quant à lui, que l’évolution des sociétés échappe presque totalement à l’action des grands hommes et que ceux-ci ont dans l’histoire un rôle à peu près nul. On est étonné de voir combien peu il s’occupe des personnages qui ont brillé dans le cours des siècles. Dans la Cité antique, il en mentionne à peine quelques-uns, et simplement comme points de repère chronologique. Dans les Institutions, il en signale un plus grand nombre, mais il se tait sur leurs qualités ou sur leurs défauts ; on ferme son livre sans savoir ce qu’étaient Brunehaut, Dagobert, Charlemagne, Charles le Chauve ; il nous les représente comme des êtres abstraits, qui ne se distinguent les uns des autres que par leurs noms, et il est indubitable qu’à ses yeux leur apparition sur la scène du monde est un détail assez secondaire. Je ne m’attarderai pas à combattre une théorie dont l’étroitesse est manifeste. Je noterai simplement que M. Fustel lui-même semble parfois la mettre en oubli. Dans son sixième volume il montre que, si la royauté mérovingienne tomba en décadence, « la faute en fut d’abord à la famille régnante, » que la plupart de ces princes furent cupides, violens et immoraux, qu’ils n’eurent aucun esprit politique, que la possession du pouvoir ne fut pour eux qu’un moyen de satisfaire leurs passions, et que par suite l’autorité publique perdit tout prestige. Il suppose donc implicitement que les choses auraient peut-être tourné autrement, si ces souverains avaient été meilleurs ; ce qui revient à dire que l’histoire d’un peuple s’explique, au moins en partie, par les vertus et les vices de ceux qui le gouvernent. J’accorde volontiers que la Révolution française devait tôt ou tard aboutir à une dictature militaire, mais il n’en résulte pas que la constitution intime de Napoléon n’a été pour rien dans nos destinées.

Pour M. Fustel, le seul agent des phénomènes sociaux, c’est la foule. Il est assez indifférent de connaître les pensées personnelles de César, d’Auguste ou de Richelieu ; il vaut bien mieux comprendre les passions et les idées des hommes de leur temps, non des plus éminens, mais de la multitude anonyme et confuse. Il lui est parfois arrivé d’esquisser des portraits ; sauf de rares exceptions, ce sont toujours des portraits de quelque être collectif, comme le Grec ou le Romain, ou de quelque type, comme le roi franc, mais jamais des portraits individuels. Il excellait à dessiner d’un trait rapide ces sortes de physionomies. Il écrivait, par exemple, « qu’autant le Grec déteste par instinct l’étranger puissant, autant il l’aime par vanité, » que, si les Romains ont été une nation conquérante, c’est moins par amour de la gloire que par amour de l’argent, que les Grecs du moyen âge. « très subtils en matière de controverses théologiques ». étaient plus soucieux « de philosopher que de croire » que « plus une religion est grossière, plus elle a d’empire sur la masse du genre humain », que « le cœur du paysan n’est pas fait de telle manière qu’une loi qui l’attache à son champ lui paraisse d’abord inique et cruelle », qu’il est assez ordinaire que « les mêmes hommes affaiblissent l’autorité sans s’en douter et lui reprochent ensuite d’être trop faible. » Il était surtout très habile à dépeindre l’évolution morale des peuples et la mobilité de leurs opinions, et c’est à cela qu’il apportait tous ses soins, étant persuadé que « le fond de la science historique, c’est l’observation de la continuité des choses et de leurs lentes modifications. »

Il réduisait à rien ou presque rien l’influence de la race, du moins dans l’antiquité et le haut moyen âge. La race, d’après lui, est un produit de l’histoire, et non pas un produit de la nature. Les peuples se ressemblent d’autant plus qu’on remonte davantage vers leurs origines ; c’est le temps qui met entre eux des divergences, et leurs qualités ne sont pas innées, mais acquises. Aucun d’eux n’est foncièrement belliqueux ou pacifique ; « le goût de la paix et celui de la guerre prennent le dessus suivant le tour que le régime politique où l’on vit imprime à l’âme. » S’il en est aujourd’hui qui paraissent avoir des aptitudes spéciales pour tel ou tel mode de gouvernement, pour tel ou tel mode d’activité, ils les tiennent de la longue action des siècles qui pèsent sur eux.

Il ne croyait pas non plus à l’efficacité ni même à la réalité des vastes desseins qu’on prête aux grands politiques. Ceux-ci ne songent guère, en général, à violenter les populations qu’ils gouvernent, et, si par hasard ils en conçoivent l’ambition, ils se condamnent à un échec infaillible. Dans une discussion mémorable qui eut lieu à l’Institut, M. Fustel prononça une parole qui étonna beaucoup. « Ce qui caractérise le véritable homme d’Etat, dit-il, c’est le succès. » Le succès, en effet, est l’indice qu’un homme politique a deviné les besoins réels de ses contemporains, et qu’il leur a accommodé ses plans. S’il eût voulu agir autrement, il n’aurait rencontré qu’hostilité ou indifférence, et son œuvre eût été dès le début frappée de caducité. Un homme d’Etat qui échoue, comme Turgot, est presque toujours victime du désaccord qui existait entre ses propres vues et les vœux de l’opinion publique. On peut poser en règle qu’un événement qui procède exclusivement de la fantaisie d’un individu restera à peu près stérile. Le couronnement de Charlemagne comme empereur « a eu peu de portée sur la marche des institutions du pays, » parce qu’il ne fut ni réclamé ni attendu par les populations. Il est même assez fréquent qu’une réforme produise de tout autres effets que ceux qu’en espérait son auteur. Les Carolingiens imaginèrent de fortifier leur autorité par le sacre ; ils comptaient qu’en se présentant à leurs sujets comme les délégués directs de Dieu ils n’en seraient que mieux obéis. Or il advint que la puissance énorme qu’ils tiraient de là fut pour eux une cause de faiblesse. « Commander au nom de Dieu, vouloir régner par lui et pour lui quand on n’est qu’un homme, c’est s’envelopper d’un réseau d’inextricables difficultés. L’idéal en politique est toujours dangereux. Compliquer la gestion des intérêts humains par des théories surhumaines, c’est rendre le gouvernement presque impossible. » Ce n’est pas par des principes rationnels qu’on mène le monde, c’est par l’intérêt : tel est l’axiome que répète à satiété M. Fustel de Coulanges. Il n’ignorait pas que dans la Cité antique il avait dit précisément le contraire, qu’il y avait soutenu que les sociétés primitives avaient été régies par leurs croyances, « qu’elles ne s’étaient point demandé si les institutions qu’elles se donnaient étaient utiles, que ces institutions s’étaient fondées parce que la religion l’avait ainsi voulu, et que ni l’intérêt ni la convenance n’avaient contribué à les établir. » Mais, ajoutait-il, cette réflexion n’est vraie que des âges les plus lointains de l’humanité, et depuis, des idées différentes ont prévalu. Il y a vingt-cinq siècles que « les intérêts sont devenus la règle de la politique. » Ce sont eux qui élèvent ou qui renversent les régimes successifs des nations. « La violence des usurpations, le génie des grands hommes, la volonté même des peuples, tout cela est pour peu de chose dans ces monumens qui ne se construisent que par l’effort continu des générations et qui ne tombent aussi que d’une chute lente et souvent insensible. Si l’on veut expliquer comment ils se sont édifiés, il faut regarder comment les intérêts se sont groupés et assis. Si l’on veut savoir pourquoi ils sont tombés, il faut chercher comment ces mêmes intérêts se sont transformés ou déplacés. » On aurait tort d’ailleurs de se figurer qu’un peuple ait toujours l’intuition de ses vrais intérêts. Combien n’en a-t-on pas vu courir à leur perte sous l’empire des plus singulières illusions ! Mais, alors même qu’ils se trompent, c’est leur intérêt que tous croient poursuivre.

Une pareille doctrine appellerait évidemment quelques réserves. Il est faux que l’intérêt soit tout en histoire et que les idées pures n’y jouent aucun rôle. Ce couronnement de Charlemagne qui paraît à M. Fustel un événement presque insignifiant, a eu de graves conséquences, puisqu’il a suscité, pour une large part, les grandes ambitions des empereurs allemands, de Charles-Quint, et de Napoléon. Les Romains ont conquis l’univers, non seulement par cupidité, mais encore par orgueil. Je cherche vainement quel était l’intérêt matériel qui arma tant de fois les hommes du moyen âge pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Et aujourd’hui même, n’est-il pas avéré, que si la France s’obstine à faire de la question d’Alsace-Lorraine le pivot de sa politique étrangère, c’est pour une raison bien supérieure à des motifs d’intérêt ? De tout temps, l’intérêt a guidé les sociétés humaines ; mais de tout temps aussi elles ont obéi à des inspirations d’un ordre plus élevé, et ce sont justement ces mobiles que M. Fustel a un peu trop négligés. Il importe toutefois d’ajouter à sa décharge qu’il n’a prétendu parler que des institutions, et qu’en cette matière c’est vraiment aux intérêts qu’appartient la prépondérance. L’action extérieure d’un peuple n’affecte la masse des citoyens que d’une façon intermittente ; souvent même elle se déroule au-dessus d’eux et en dehors de leur participation. Les institutions, au contraire, agissent à chaque minute sur les individus. Chacun a de perpétuelles occasions d’en ressentir les avantages ou les inconvéniens. Quelle que soit notre condition, il n’y a pas de jour où elles ne soient pour nous une gêne ou une protection. Elles se mêlent intimement à toute notre existence. Ce sont des instrumens dont nous sommes obligés constamment de nous servir, et nous exigeons qu’elles s’adaptent le mieux possible à l’usage que nous en voulons faire. Or, qu’attendons-nous d’elles avant tout, si ce n’est la garantie de nos biens et de notre vie ?

Une conception aussi réaliste de l’histoire conduit le plus fréquemment au pessimisme. Tel n’est pas le cas de M. Fustel de Coulanges. Si le spectacle de la dépravation d’une société lui arrache par moment un cri de tristesse, presque toujours c’est vers l’optimisme qu’il incline. Il lui répugne d’imputer aux hommes des sentimens malhonnêtes et des passions viles. Il est convaincu qu’Auguste n’a mis aucune hypocrisie dans l’organisation du pouvoir impérial, que l’adulation n’a été pour rien dans l’apothéose des empereurs et que ce culte est né d’une explosion spontanée de reconnaissance, que les patriciens n’ont jamais formé le projet d’opprimer la plèbe, que les privilégiés sont peu soucieux de défendre leurs privilèges, qu’ils les subissent plutôt qu’ils ne les accaparent, et qu’ils s’empressent d’y renoncer dès qu’ils en ont la liberté. Il doute que la force soit capable de créer ou de maintenir un régime quelconque. Si un gouvernement, même très imparfait, a une certaine durée, cela prouve qu’il est aimé des populations. Si les Gaulois ont changé de mœurs, de religion, de langue, ce n’est pas par contrainte, c’est par goût et par intérêt. Ce parti pris d’indulgence est tel qu’en l’absence de tout renseignement précis sur la lourdeur des impôts vers la fin de l’Empire romain, il conjecture qu’ils devaient « être à la richesse publique de ce temps-là ce que les impôts d’aujourd’hui sont à la nôtre. » Il n’a garde de passer sous silence les épouvantables fléaux qui accablèrent notre pays du IVe au IXe siècle ; il accorde qu’il y eut alors de grandes iniquités et de grandes souffrances ; il dit que le trait distinctif des quatre-vingts années qui suivirent Charlemagne, c’est que chacun tremblait journellement « pour sa moisson, pour son pain, pour sa chaumière, pour sa vie, pour sa femme et ses enfans », que l’âme se trouva alors en proie « à une terreur sans trêve ni merci », et que cette absence complète de sécurité engendra un immense « besoin d’être sauvé » par l’appui des seigneurs féodaux. Malgré tout cependant, il semble qu’il atténue un peu trop la part de la violence dans cette période de cinq siècles et qu’il exagère la régularité du développement de nos primitives institutions.

C’est qu’en effet, pour quelqu’un qui examine les choses de haut et dont la vue s’étend sur un long espace d’années, l’histoire offre l’aspect d’un fleuve tranquille dont les eaux poussées les unes par les autres descendent d’un mouvement irrésistible vers un but qu’elles ignorent, mais d’où elles ne dévient jamais. Quand on est mêlé de près aux événemens, on s’imagine qu’on peut les modifier à son gré. Or il est bien rare que les contemporains soient en mesure même de comprendre la besogne qu’ils exécutent. Ce qui les frappe le plus d’ordinaire, c’est la surface et les apparences des faits ; mais le fond reste en dehors de leur portée. Telle génération a cru travailler à l’établissement de la liberté, et c’est en réalité le despotisme qu’elle a préparé. Ces illusions ne sont point particulières à la foule ; elles sont également partagées par les esprits d’élite. Combien d’hommes d’Etat ont déchaîné, à leur insu, des révolutions dont la seule pensée les eût révoltés ! Pour avoir la pleine intelligence d’une époque, il faut en être éloigné. « Les faits accomplis se présentent à nous avec une plus grande netteté que les faits en voie d’accomplissement ; nous en voyons le commencement et la fin, la cause et les effets, les tenans et les aboutissans ; nous y distinguons l’essentiel de l’accessoire ; nous en saisissons la marche, la direction, et le vrai sens. » On s’aperçoit alors que le jeu des volontés individuelles contribue médiocrement aux transformations politiques et sociales, que « les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu’il leur plaît de l’être, mais suivant que l’ensemble de leurs idées et le fond de leurs opinions exigent qu’ils le soient », que les grandes révolutions « s’opèrent en vertu d’une nécessité naturelle », qu’un étroit rapport de causalité unit le passé au présent ; bref, que le déterminisme est la vérité. Nul n’a été un partisan plus sincère de cette doctrine que M. Fustel de Coulanges ; nul n’a été plus désireux d’éliminer de l’histoire le hasard, le caprice, ou l’accident. Chez lui, les faits se déduisent les uns des autres avec une telle rigueur qu’on en arrive à se persuader qu’ils étaient inévitables. Ce n’était pas là toutefois son sentiment. Il ressort bien de tous ses écrits qu’il n’admettait en histoire l’action d’aucune force supérieure à l’humanité. Il était d’avis, par exemple, que, vu les circonstances, la féodalité devait tôt ou tard apparaître, mais que ces circonstances auraient pu ne pas se produire, et que dès lors la féodalité n’aurait point surgi. Elle était en germe dans la fidélité et dans le patronage, comme l’arbre est eu germe dans le noyau que le cultivateur a semé. Mais un germe ne fructifie que sous l’empire de certaines causes qui toutes sont contingentes.

Peut-être M. Fustel n’est-il pas allé assez loin dans cette voie. On a singulièrement abusé du « nez de Cléopâtre » et du « grain de sable de Cromwell » ; encore faut-il prêter quelque attention à ce genre d’argumens. Je confesse que Brutus n’a pas empêché la fondation de l’empire romain ; mais il a empêché César de le fonder, et il n’était pas indifférent que ce régime fût modelé par César ou par Auguste. Supposez qu’un coup de poignard eût tué Bonaparte le 18 brumaire ; n’y a-t-il pas apparence que notre histoire en eût été changée ? Si Louis XVI avait été plus ferme et plus intelligent, notre révolution aurait eu probablement une autre allure ; or, où était la nécessité que Louis XVI fût exactement ce qu’il a été ? La nature de l’homme, surtout de l’homme de génie, a quelque chose qui se dérobe à l’analyse et qui déconcerte les prévisions. Qu’est-ce que le génie on politique ? Pourquoi s’est-il rencontré un ministre tel que Richelieu pour gouverner la France sous Louis XIII et un roi tel que Frédéric II pour gouverner la Prusse au XVIIIe siècle ? Toutes ces questions demeurent pour le moment très obscures. On essaie bien parfois d’y répondre ; mais jusqu’ici, ces tentatives ont été vaines, et il est clair que la naissance, l’éducation, le milieu ne suffisent pas pour nous donner la clef des talens de Richelieu ou des capacités militaires de Napoléon. Aussi, de guerre lasse, se décide-t-on le plus souvent à nier l’importance historique des individus, même de ceux qui ont une personnalité fortement accusée et qui paraissent avoir été de grands conducteurs de peuples. On prétend que ces hommes viennent et s’en vont toujours à leur heure, qu’ils ne sont que l’incarnation des millions d’âmes qui les entourent et qu’ils se contentent de traduire en actes les aspirations vagues des populations. Mais ces assertions ne sont que des postulats, non des vérités, et, tant qu’elles ne seront pas passées à l’état d’axiomes indiscutables, il faudra reconnaître qu’il y a des choses inexplicables en histoire. C’est là le sort commun de toutes les sciences d’observation. Qu’il s’agisse de la vie, de la matière, des forces physiques, ou de l’âme humaine, nous nous heurtons perpétuellement au mystère. Un voile épais nous cache les causes premières des faits, et l’esprit le plus clairvoyant est impuissant à les découvrir. M. Fustel ne pouvait évidemment se flatter de l’avoir soulevé ; mais cette pensée ne le plongeait ni dans le découragement ni dans le scepticisme. Il était de ceux pour qui la conviction qu’un problème est insoluble équivaut presque à la certitude de l’avoir résolu, et je suppose que son esprit, foncièrement hostile aux spéculations oiseuses, se détournait sans peine d’un objet qu’il jugeait impossible d’éclaircir.


PAUL GUIRAUD.


  1. Inédit. Mme Fustel de Coulanges a bien voulu m’autoriser à prendre communication et à faire usage des papiers inédits de son mari. Je me plais à lui en exprimer toute ma reconnaissance.
  2. Inédit.
  3. Inédit.
  4. Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1872.
  5. Préface des Lettres sur l’Histoire de France. — Préface de l’Essai sur l’Histoire du Tiers-État.
  6. Emile Faguet, Moralistes du XIXe siècle, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1890.
  7. Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1871.
  8. Recherches sur quelques problèmes d’histoire, p. 325 et suiv.
  9. L’Alleu, p. 119 et suiv.
  10. Je me permets de renvoyer pour tout ceci à mon volume sur la Propriété foncière en Grèce. Paris, 1893, Hachette.
  11. Je recommande la lecture de ces belles pages, qui comptent parmi les plus fortes que M. Fustel ait écrites Origines du régime féodal, p. 83 et suiv.
  12. Ajoutez, que les pages de la 1re édition contiennent en moyenne 1 300 lettres, et celles de la 3e, 1 450.
  13. L’éditeur des œuvres posthumes de M. Fustel de Coulanges, M. Jullian, dit qu’il y a dans ses papiers « une importante liasse relative aux écrivains qui ont traité du système féodal ; il se proposait de les passer en revue dans une longue préface ; il n'avait négligé ni les plus obscurs ni les moins savans, et il commençait à Grégoire de Tours pour finir à M. Léopold Delisle. »
  14. M. Fustel a publié, dans la Revue des Deux Mondes (15 mars, 1er août, 1er octobre 1871), des études où il exprimait des vues fort intéressantes sur la féodalité et sur l'ancien régime. Mais je sais qu'il désavouait ces articles comme trop « superficiels ». Il ne faut donc pas y chercher le fond de sa pensée sur cette double période ; nous devons nous résigner à l'ignorer complètement.
  15. Revue des Deux Mondes, 15 mai 1873.